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Isidora

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«Elle ne se doute de rien!» pensa l'autre; et elle reprit son aplomb, d'autant plus qu'Alice ne parut pas faire la moindre attention à son joli peignoir de mousseline blanche.

– Vous ne m'attendiez pas si matin, lui dit madame de T…; mais vous m'aviez dit que vous défendriez votre porte et que vous ne sortiriez pas tant que je ne serais pas venue; je n'ai pas voulu vous condamner à une longue réclusion, et, en attendant voire réveil, je prenais plaisir à faire connaissance avec vos belles fleurs.

– Mes plus belles fleurs sont sans parfum et sans pureté auprès de vous, répondit Isidora, et ne prenez pas ceci pour une métaphore apportée de l'Italie, la terre classique des rébus. Je pense naïvement ce que je vous dis d'une façon ridicule; c'est assez le caractère de l'enthousiasme italien. Il paraît exagéré à force d'être sincère. Ah! Madame, que vous êtes belle au jour, que votre air de bonté me pénètre, et que votre manière d'être avec moi me rend heureuse! Vous ne partagez donc pas l'animosité de votre famille contre moi? Vous n'avez donc pas le sot et féroce orgueil des femmes du grand monde?

– Ne parlons ni de ma famille, ni des femmes du monde: vous ne les connaissez pas encore, et peut-être n'aurez-vous pas tant à vous en plaindre que vous le croyez. Que vous importe, d'ailleurs, l'opinion de ceux qui, de leur côté, vous jugeraient ainsi sans vous connaître? Oubliez un peu tout ce qui se meut eu dehors de votre véritable vie, comme je l'oublie, moi aussi; même quand je suis forcée de le traverser. Pensez un peu à moi, et laissez-moi ne penser qu'à vous. Dites-moi, croyez-vous que vous pourrez m'aimer?

Cette question était faite avec une sorte de sévérité où la franchise impérieuse se mêlait à la cordiale bienveillance. Isidora essaya de se récrier sur la cruauté d'un tel doute; mais le regard ferme et bon d'Alice semblait lui dire: Pas de phrase je mérite mieux de vous. Et Isidora, sentant tout à coup le poids de cette âme supérieure tomber sur la sienne, fut saisie d'un malaise qui ressemblait à la peur.

Cette peur devint de l'épouvante lorsque Alice ajouta, en retenant fortement sa main dans la sienne: «Répondez-moi, répondez-moi donc hardiment, Julie!»

– Julie? s'écria la courtisane hors d'elle-même. Quel nom me donnez-vous là?

– Permettez-moi de vous le donner toujours, reprit Alice avec une grande douceur; un de nos amis communs vous a connue sous ce nom, qui est sans doute le véritable, et qui m'est plus doux à prononcer.

– C'est mon nom de baptême, en effet, dit Isidora avec un triste sourire; mais je n'ai pas voulu le porter après que j'ai eu quitté ma famille et mon humble condition. C'est mon nom d'ouvrière, car vous savez que j'étais une pauvre enfant du peuple.

– C'est votre titre de noblesse à mes yeux.

– Vraiment?

– Vraiment oui! Ne croyez donc pas que les idées ne pénètrent pas jusque dans les têtes coiffées en naissant d'un hochet blasonné. Ne soyez pas plus fière que moi; nommez-moi Alice, et reprenez pour moi votre nom de Julie.

– Ah! il me rappelle tant de choses douces et cruelles! ma jeunesse, mon ignorance, mes illusions, tout ce que j'ai perdu! Oui, donnez-le-moi, ce cher nom, pour que j'oublie tout ce qui s'est passé pendant que je m'appelais Isidora… Car celui-là vous fait mal aussi à prononcer, n'est-ce pas? Et en disant ces derniers mots, Isidora regarda à son tour Alice avec une sincérité impérative.

Alice éleva sa belle main délicate, et la posant sur le front de la courtisane: «Je vous jure, par votre rare intelligence, lui dit-elle, que si votre coeur est aussi bon que votre beauté est puissante, quoi qu'il y ait eu dans votre vie, je ne veux ni le savoir, ni le juger. Que de vous à moi, ce qui peut vous faire souffrir dans le passé soit comme s'il n'avait jamais existé. Si vous êtes grande, généreuse et sincère, Dieu a dû vous absoudre, et aucune de ses créatures n'a le droit de trouver Dieu trop indulgent. Répondez-moi donc, car je ne vous demande pas autre chose. Votre coeur est-il bien vivant? Êtes-vous bien capable d'aimer? Car si cela est, vous valez tout autant devant Dieu que moi qui vous interroge.»

Isidora, entièrement vaincue par l'ascendant de la justice et de la bonté, mit ses deux mains sur son visage et garda le silence. Son enthousiasme d'habitude avait fait place à un attendrissement profond, mais douloureux il lui fallait bien aimer Alice, et elle sentait qu'elle l'aimait plus encore que durant l'accès d'exaltation qu'elle avait éprouvé la veille en recevant les premières ouvertures de son amitié.

Mais le fantôme de Jacques Laurent avait passé entre elles deux, et il y avait eu de la haine mêlée à ce premier élan de son coeur vers une rivale. Maintenant le respect brisait la jalousie. L'orgueil abattu ne trouvait plus d'ivresse dans la reconnaissance. Alice n'était plus là comme une fée qui l'enlevait à la terre, mais comme une soeur de la Charité qui sondait ses plaies. La fière malade ne pouvait repousser cette main généreuse; mais elle avait honte d'avouer qu'elle avait plus besoin de secours et de pardon que de justice.

Alice écarta avec une sorte d'autorité les mains de la courtisane et vit la confusion sur ce front que les outrages réunis de tous les hommes n'eussent pas pu faire rougir.

«Eh bien, lui dit-elle, si vous n'êtes pas sûre de vous-même, attendez pour me répondre. J'aurai du courage et je ne me rebuterai pas.»

– Je ne venais pas pour vous imposer la confiance et l'amitié. Je venais vous les offrir et vous les demander.

– Et moi, je vous donne toute mon âme, lui répondit enfin Isidora en dévorant des larmes brûlantes.

– Ne sentez-vous pas que vous me dominez et que ma foi vous appartient?

– Mais ne voyez-vous pas aussi que je ne suis pas aussi bien avec Dieu et avec moi-même que vous l'espériez? Ne voyez-vous pas que j'ai honte de faire un pareil aveu? Ne soyez pas cruelle, et n'abusez pas de votre ascendant, car je ne sais pas si je pourrai le subir longtemps sans me révolter. Ah! je suis une âme malheureuse, j'ai besoin de pitié à cause de ce que je souffre; mais la pitié m'humilie, et je ne peux pas l'accepter!

– De la pitié! Dieu seul a le droit de l'exercer; mais les hommes! Oh! Vous avez raison de repousser la pitié de ces êtres qui en ont tous besoin pour eux-mêmes. J'en serais bien digne, chère Julie, si je vous offrais la mienne.

– Que m'offres-tu donc, noble femme? suis-je digne de ton affection?

– Oui, Julie, si vous la partagez.

– Eh! ne vois-tu pas que je l'implorerais à genoux s'il le fallait! Oh! belle et bonne créature de Dieu que vous êtes, prenez garde à ce que vous allez faire en m'ouvrant le trésor de votre affection; car si vous vous rétirez de moi quand vous aurez vu le fond de mon coeur, vous aurez frappé le dernier coup, et je serai forcée de vous maudire.

– Pourquoi mêlez-vous toujours quelque chose de sinistre à votre expansion? On vous a donc fait bien du mal? Et cependant un homme vous a rendu justice, un homme vous a aimée.

– De quel homme parlez-vous?

– De mon frère.

– Ah! ne parlons pas de lui, Alice, car c'est là que notre lien, à peine formé, va peut-être se rompre, à moins que ma franchise ne me fasse absoudre!..

– Pas de confession, ma chère Julie. Je sais de vous certaines choses que je comprends sans les approuver. Mais trois années de dévouement et de fidélité les ont expiées.

– Écoutez, écoutez, s'écria Julie en se pliant sur le coussin de velours resté à terre aux pieds d'Alice, dans une attitude à demi familière, à demi prosternée: je ne veux pas que vous me croyiez meilleure que je ne le suis. J'aimerais mieux que vous me crussiez pire, afin d'avoir à conquérir votre estime, que je ne veux ni surprendre ni extorquer. Je veux vous dire toute ma vie.

Et comme Alice fit involontairement un geste d'effroi, elle ajouta avec abattement:

– Non, je ne vous raconterai rien; je ne le pourrais pas non plus; mais je tâcherai de me faire connaître, en parlant au hasard, car mon coeur est plein de trouble, et je ne puis recevoir en silence un bienfait que je crains de ne pas mériter.

– Oh! Madame, on n'est pas belle et pauvre impunément dans notre abominable société de pauvres et de riches, et ce don de Dieu, le plus magique de tous, la beauté de la femme, la femme du peuple doit trembler de le transmettre à sa fille.

– Je me rappelle un dicton populaire que j'entendais répéter autour de moi dans mon enfance: Elle a des yeux à la perdition de son âme, disaient, les commères du voisinage, en me prenant des mains de ma mère pour m'embrasser. Ah! que j'ai bien compris, depuis, cette naïve et sinistre prédiction!

«C'est que la beauté et la misère forment un assemblage si monstrueux! La misère laide, sale, cruelle, le travail implacable, dévorant, les privations obstinées, le froid, la faim, l'isolement, la honte, les haillons, tout cela est si sûrement mortel pour la beauté! Et la beauté est ambitieuse; elle sent qu'elle est une puissance; qu'un règne lui serait dévolu si nous vivions selon les desseins de Dieu; elle sent qu'elle attire et commande l'amour, qu'elle peut élever une mendiante au-dessus d'une reine dans le coeur des hommes; elle souffre et s'indigne du néant et des fers de la pauvreté.

«Elle ne veut pas servir, mais commander; elle veut monter, et non disparaître; elle veut connaître et posséder; mais, hélas! à quel prix la société lui accorde-t-elle ce règne funeste et cette ivresse d'un jour!

«Et moi aussi, j'ai voulu régner, et j'ai trouvé l'esclavage et la honte. Vous pensez peut-être qu'il y a des âmes faites pour le vice, et condamnées d'avance; d'autres âmes faites pour la vertu et incorruptibles. Vous êtes peut-être fataliste comme les gens heureux qui croient à leur étoile. Ah! sachez qu'il n'y a de fatal pour nous en ce monde que le mal qui nous environne, et que nous ne pouvons pas le conjurer. S'il nous était donné de le juger et de le connaître, la peur tiendrait lieu de force aux plus faibles. Mais que sait-on du mal quand on ne le porte pas en soi? Nos bons instincts ne sont-ils pas légitimes, et, par cela même, invincibles? A qui la faute si nous sommes condamnées à périr ou à les étouffer?

 

«Ton ambition t'a perdue, me disait ma pauvre mère en courroux, après mes premières fautes. Cela était vrai; mais quelle était donc cette ambition si coupable? Hélas! je n'en connaissais pas d'autre que celle d'être aimée! Suis-je donc criminelle pour n'avoir pas trouvé l'amour, pour moins encore, pour n'avoir pas su qu'il n'existait pas?

«Et, ne trouvant pas la réalité de l'amour, il a fallu me contenter du semblant. Des hommages et des dons, ce n'est pas l'amour, et pourtant la plupart des femmes qui portent le même nom que moi dans la société n'en demandent pas davantage. Mais le plus grand malheur qui puisse échoir à une femme comme moi, c'est de n'être pas stupide. Une courtisane intelligente, douée d'un esprit sérieux et d'un coeur aimant! mais c'est une monstruosité! Et pourtant je ne suis pas la seule. Quelques unes d'entre nous meurent de douleur, de dégoût et de regrets, au milieu de cette vie de plaisir, d'opulence et de frivolité qu'elles ont acceptée.

«Ce n'est pas la cupidité, ce n'est pas le libertinage, qui les ont conduites à ce que la société considère comme un état de dégradation.

«Il est vrai qu'elles ont commis, comme moi, des fautes, et qu'elles ont caressé aussi de dangereuses, de coupables erreurs. Elles ont accepté leur opulence de mains indignes, et lâchement reçu comme un dédommagement de leur esclavage ou de leur abandon, des richesses qu'elles auraient dû haïr et repousser.

«Il y a beaucoup d'intrigantes, qui, pour s'assurer ces richesses, jouent avec la passion, menacent d'une rupture, feignent la jalousie, poursuivent de leurs transports étudiée un amant qui les quitte, enfin trafiquent de l'amour d'une manière honteuse. A celles-là rien de sacré, rien de vrai. Elles n'aiment jamais; elles quittent un amant par la seule raison qu'un amant plus riche se présente. Ces femmes-là me font horreur, et je me surprends à les mépriser, comme si j'étais irréprochable. Mais quelques-unes d'entre nous valent mieux, sans qu'on s'en aperçoive, sans qu'on leur en sache aucun gré. Elles ne calculent pas, elles ne comptent pas avec la richesse.

«Le hasard seul a voulu que le premier objet de leur passion fût riche, et elles n'ont pas prévu qu'en se laissant combler, elles seraient regardées bientôt comme vendues.

«Puis, dans l'habitude de luxe où elles vivent, avec les besoins factices qu'on leur crée, avec l'entourage de riches admirateurs qui fait leurs relations, leur âme s'amollit, leur constitution s'énerve, le travail et la misère leur deviennent des pensées de terreur. Si elles changent d'amant, c'est un riche qui se présente, c'est un riche qui est accepté.

«Devenues futiles et aveugles, un homme simple et modeste n'est plus un homme à leurs yeux; il n'exerce pas de séduction sur elles; un habit mal fait le rend ridicule, le défaut d'usage, la simplicité des manières le font paraître déplaisant, et nous serions humiliées d'avoir un tel protecteur, et de paraître avec lui en public. Nous devenons plus aristocratiques, plus patriciennes que les duchesses de l'ancienne cour et les reines modernes de la finance.

«Et puis, l'oisiveté est une autre cause de démoralisation, et c'est encore par là que nous en venons à ressembler aux grandes dames. Nous avons pris l'habitude de donner tant d'heures à la toilette, à la promenade, à de frivoles entretiens, nous trônons avec tant de nonchalance sur nos ottomanes ou dans nos avant-scènes, qu'il nous devient bientôt impossible de nous occuper avec suite à rien de sérieux.

«Nos sots plaisirs nous excèdent, mais la solitude nous effraie, et nous ne pouvons plus nous passer de cette vie de représentation stupide, qui est à la fois un fardeau et un besoin pour nous.

«Et puis encore l'orgueil! cette sorte d'orgueil particulier aux êtres qu'on s'est efforcé d'avilir, qui ont donné des armes contre eux, et qui, ne pouvant retrouver le vrai chemin de l'honneur, se font gloire de leur contenance intrépide. Oh! cet orgueil-là, pour être illégitime, n'en est pas moins jaloux, ombrageux et despotique à l'excès. On pourrait le comparer à celui de certains hommes politiques qui se drapent dans leur impopularité.

«Jugez donc de ce que doit souffrir une tête douée d'intelligence et de raison, quand, poussée par la fatalité dans cette voie sans issue, elle arrive à perdre la puissance de se réhabiliter sans en voir perdu le besoin.

«Ah! Madame, vous n'êtes pas, vous, une femme vulgaire, vous avez un grand coeur, une grande intelligence. Il est impossible que vous ne me compreniez pas. Vous ne voudriez pas m'insulter en me mettant sous les yeux les prétendus éléments de mon bonheur, le nom et le titre que je porte, la sécurité de ma fortune, de ma liberté, ma beauté encore florissante; et mon esprit généralement vanté et apprécié par de prétendus amis.

«Mon nom de patricienne et mon titre de comtesse, je les dois à l'amour aveugle et obstiné d'un homme que je ne pouvais pas aimer, et que j'ai souvent trompé, avide et insatiable que j'étais d'un instant d'amour et de bonheur impossibles à trouver!

«Cet homme excellent, mais homme du monde, malgré tout, jaloux sans passion et généreux sans miséricorde, n'eût jamais osé faire de moi sa femme, s'il eût dû survivre à la maladie qui l'a emporté.

«À son lit de mort, il a voulu, par un étrange caprice, me laisser dans le monde un rang auquel je ne songeais pas, et que j'ai eu la faiblesse d'accepter sans comprendre que ce serait là encore une fausse dignité, une puissance illusoire, une comédie de réhabilitation, un masque sur l'infamie de mon nom de fille.

«La famille du comte de S… n'a pas voulu me disputer le legs considérable dont je jouis, et cette crainte du scandale est la marque de dédain la plus incisive qu'elle m'ait donnée. Je sais bien que, dans le temps où nous vivons, je pourrais braver ce dédain, me pousser par l'intrigue dans les salons, y réussir, y tourner la tête d'un lord excentrique ou d'un Français sceptique, faire encore un riche, peut-être un illustre mariage, qui sait! aller à la cour citoyenne comme certaines filles publiques, bien autrement avilies que moi, s'y sont poussées et installées à force d'impudence ou d'habileté. Mais je n'ai pas la ressource d'être vile, et ce genre d'ambition m'est impossible.

«Mon orgueil est trop éclairé pour aller affronter des mépris qui me font souffrir par la seule pensée qu'ils existent au fond des coeurs, quelque part, chez des gens que je ne connais même pas. Je ne pourrais pas, je n'ai jamais pu m'entourer de ces femmes équivoques, qui ont fait justement comme moi, par les mêmes hasards, mais avec d'autres intentions et d'autres moyens. J'abhorre l'intrigue, et j'éprouve une sorte de consolation à écraser ces femmes-là du mépris qu'elles m'inspirent.

«Mais, hélas! pour valoir mieux qu'elles, je n'en suis que plus malheureuse.

«Ne pouvant m'amuser à la possession des bijoux et des voitures, à la conquête des révérences et à l'exhibition d'une couronne de comtesse sur mes cartes de visite, j'ai l'âme remplie d'un idéal que je n'ai jamais pu, et que, moins que jamais, je puis atteindre.

«Le manque d'amour me tue, et le besoin d'être aimée me torture… Et pourtant je ne suis pas sûre de n'avoir pas perdu moi-même, au milieu de tant de souffrances, la puissance d'aimer.

«Ah! la voilà, cette révélation gui vous effraie et à laquelle vous n'osiez pas vous attendre! Je vous ai devinée, Alice, et je sais bien ce qui a disposé votre grand coeur à m'absoudre de toute ma vie. Dans votre vie de réserve et de pudeur, à vous, vous vous êtes dit avec l'humilité d'un ange, que les femmes comme moi avaient une sorte de grandeur incomprise, qu'elles se rachetaient devant Dieu par la puissance de leurs affections, et que, comme à Madeleine, il leur serait beaucoup pardonné, parce qu'elles ont beaucoup aimé. Hélas! vous n'avez pas compris que Dieu serait trop indulgent, s'il permettait aux âmes qui abusent de ses dons de ne pas arriver à la satiété et à l'impuissance.

«Le châtiment est là pour le coeur de la femme, comme pour les sens du débauché.

«Et ce malheur incommensurable n'est pas l'expiation des âmes vulgaires, sachez-le bien. J'ai été frappée, en Italie, de la différence qui existait entre moi et presque toutes ces femmes d'une organisation à la fois riche et grossière.

«Elles avaient bien aussi des alternatives d'illusion et de déception, mais leurs sens sont si actifs, que leur illusion n'est pas tuée par ses nombreuses défaites. J'ai connu à Rome une jeune fille de vingt ans, qui me disait tranquillement, en comptant sur ses doigts:

«J'ai aimé trois fois, et j'ai toujours été trompée; mais, cette fois-ci, je suis bien sûre d'être aimée, et de l'être pour toujours.»

«Huit jours après, elle était trahie; elle fut d'abord folle, puis malade à mourir; puis, quand elle fut guérie, il se trouva qu'elle était passionnément éprise du médecin qui l'avait soignée, et qu'elle disait encore:

«Cette fois-ci, c'est pour toujours.»

«J'ignore la suite de ses aventures; mais je gagerais qu'elle est aujourd'hui à son dixième amour, et qu'elle ne désespère de rien. Pourtant cette fille était honnête, sincère, elle donnait toute son âme, elle se dévouait sans mesure, elle était admirable de confiance, de miséricorde et de folie. C'était une mobile et puissante organisation.

«Nous ne sommes point ainsi, nous autres Françaises, nous autres Parisiennes surtout. Nous n'avons peut-être pas moins de coeur qu'elles; mais nous avons beaucoup plus d'intelligence, et cette intelligence nous empêche d'oublier. Notre fierté est moins audacieuse; elle est plus délicate, elle ne se relève pas aussi aisément d'un affront; elle raisonne; elle voit le nouveau coup qui la menace dans la récente blessure dont elle saigne. Ce n'est pas une force égarée qui cherche aveuglément le remède dans l'oubli du mal et dans de nouveaux biens. C'est une force brisée, qui ne peut se consoler de sa chute, et qui se regrette amèrement elle-même.

«En bien, Alice, voilà longtemps que je parle, et je ne vous ai encore rien dit, rien fait comprendre, peut-être. C'est que je suis une énigme pour moi-même. Malade d'amour, Je n'aime pas. Une fois, dans ma vie, j'ai cru aimer… j'ai longtemps caressé ce rêve comme une réalité dont le souvenir faisait toute ma richesse, et, à présent?.. Eh bien, à présent, hélas! je ne suis pas même sûre de n'avoir pas rêvé. Ah! si je pouvais, si j'osais raconter! Tenez, c'est comme pour aimer: Vorrei e non vorrei

– Eh bien, Julie, répondit Alice en étouffant un profond soupir; car les paroles d'Isidora l'avaient remplie d'effroi et navrée de tristesse: parlez et racontez. Vous en avez trop dit, et j'en ai trop entendu pour en rester là. Oubliez que vous parlez à la soeur de votre mari. Et pourquoi, d'ailleurs, ne serait-elle pas votre confidente? Lui vivant, vous eussiez pu chercher en elle un soutien contre votre propre faiblesse, un refuge dans vos courageux repentirs.

A présent que je ne peux plus lui conserver ou lui rendre les bienfaits de votre affection, je peux, du moins, accomplir son dernier voeu, en remplissant, auprès de vous, le rôle d'une soeur.

– Appelez-moi votre soeur! dites ce mot adorable, ma soeur, s'écria Isidora en embrassant avec énergie les genoux d'Alice. Oh! s'il est possible que vous m'aimiez ainsi, oui, je jure à Dieu que, moi, je pourrai encore aimer et croire!

En cet instant Isidora parlait avec l'élan de la conviction, et tout ce qu'elle avait encore de pur et de bon dans l'âme rayonnait dans son beau regard.

Alice l'embrassa et lui donna le nom de soeur, en appelant sur elle la bénédiction de la grâce divine.

– Et maintenant, dit Julie tout en pleurs, je raconterai le fait le plus caché et le plus important de ma vie, mon seul amour!.. C'est un homme que vous connaissez… qui demeure chez vous… qui vous a sans doute parlé de moi…

– Oui, c'est Jacques Laurent, répondit Alice avec un calme héroïque.

Ce nom, dans la bouche de madame de T… fit frissonner Isidora.

Elle redevint farouche un instant et plongea son regard dans celui d'Alice; mais elle ne put pénétrer dans cette âme invincible, et la courtisane jalouse et soupçonneuse fut trompée par la femme sans expérience et sans ruse. C'est peut-être la plus grande victoire que la pudeur ait jamais remportée.

«Elle ne l'aime pas, je peux tout dire, pensa Isidora, et elle dit tout, en effet.

 

Elle raconta son histoire et celle de Jacques, dans les plus chauds détails. Elle n'omit des événements de la nuit que les soupçons qu'elle avait eus sur sa rivale; elle les oublia plutôt qu'elle ne les voulut celer. Ne les ressentant plus, heureuse d'aimer Alice sans avoir à lutter contre de mauvais sentiments, elle dévoila, avec son éloquence animée, ce triste roman qu'elle voyait enfin se dessiner nettement dans ses souvenirs. Elle confessa même que, sans le vouloir, sans le savoir, entraînée par un prestige de l'imagination, elle avait exagéré à Jacques la passion qu'elle avait conservée pour lui; et, quand elle eut fait cette confession courageuse, elle ajouta:

«C'est là le dernier trait de ce malheureux caractère que je ne peux plus gouverner, le plus évident symptôme de cette maladie incurable à laquelle je succombe.

«Le besoin d'être aimée m'a fait croire à moi-même que j'aimais éperdument, et je l'ai affirmé de bonne foi; j'en ai protesté avec ardeur.

«Il l'a cru, lui: comment ne l'eût-il pas fait, quand je le croyais moi-même?

«Eh bien, j'ai gâté mon roman en voulant le reprendre et le dénouer. Le premier dénouement, brusqué dans la souffrance, l'avait laissé complet dans ma pensée. A présent, il me semble qu'il ne vaut guère mieux que tous les autres, et que le héros ne m'est plus aussi cher.

«Il me semble que j'ai fait une mauvaise action en voulant prendre possession de son âme malgré lui.

«À coup sûr, j'ai manqué à ma fierté habituelle, à mon rôle de femme, en n'ayant pas la patience d'attendre qu'il se renflammât de lui-même.

«Quel doux triomphe c'eût été pour moi de voir peu à peu revenir à mes pieds, en suppliant, cet homme que j'avais si rudement abandonné au plus fort de sa passion, et qui a dû me maudire tant de fois! Et ne croyez pas que ce regret soit un pur orgueil de coquette: oh! non. Je ne demande à inspirer l'amour que pour réussir à y croire ou à le partager.

«J'ai donc empêché cet amour de renaître en voulant le rallumer précipitamment. Là encore ma soif maladive m'a fait renverser la coupe avant de boire, ou, pour employer une comparaison plus vraie, le froid mortel qui me gagne et m'épouvante m'a forcée à me jeter dans le feu, où je me suis brûlée sans me réchauffer.

«Ah! condamnez-moi, noble Alice, et reprochez-moi sans pitié ce désordre et cette fièvre d'abuser, qui, de mon ancienne vie de courtisane, a passé jusque dans mes plus purs sentiments; ou plutôt plaignez moi, car je suis bien cruellement punie! punie par ma raison, que je ne puis ni reprendre ni détruire; par la délicatesse de mon intelligence, qui condamne ses propres égarements; par mon orgueil de femme, qui frémit d'être si souvent compromis par ma vanité de fille.

«J'étais jalouse, cette nuit…jalouse, sans savoir de qui!..

«J'aurais accusé Dieu même de s'être mis contre moi pour m'enlever l'amour de cet homme! et j'ai cru qu'en le rendant infidèle à sa nouvelle amante, je le reprendrais; mais je crains de l'avoir perdu davantage, car c'est bien par là que Dieu devait me châtier. Jacques ne m'aime plus… cela est trop évident. Il me plaint encore; il est capable de me sermonner, de me protéger au besoin, de mettre toute sa science et toute sa vertu à me sauver. Il est si bon et si généreux! Mais qu'ai-je besoin d'un prêtre? c'est un amant que je voulais. J'en retrouve un distrait et sombre… Je ne suis pas aimée.

«Pour la centième et dernière fois de ma vie, je ne suis pas aimée!.. O mon Dieu! et, alors, comment faire pour que j'aime?

«Voilà mon coeur, hélas! chère Alice, ce coeur qui agonise et qui ne peut vous répondre de lui-même.

– Vous croyez que Jacques ne vous aime pas? dit Alice, plongée tout à coup dans une méditation étrange; serait-ce possible?..

Puis elle ajouta, en secouant la tête, comme pour en chasser une idée importune:

«Non, ce n'est pas possible, Julie, Jacques est absorbé par une grande passion, j'en ai la certitude, et, vous seule, pouvez en être l'objet. Il a trop souffert pour que son premier transport ne soit pas douloureux.

«Mais aimez-le, ma pauvre soeur, au nom du ciel, aimez-le, et vous le sauverez, en vous sauvant vous-même.

«Oh! ne laissez pas tomber dans la poussière ce poème, ce roman de votre vie, comme vous l'appelez. Si vous avez jamais rencontré une âme capable de connaître et d'inspirer de l'amour véritable, c'est celle de Jacques; je le connais peut-être plus que vous-même, continua-t-elle avec un calme et mélancolique sourire. Depuis plusieurs mois que je le vois tous les jours, et que je l'entends expliquer à mon fils les éléments du beau et du bon, je me suis assurée que c'était un noble caractère et une noble intelligence. Et puis, ce n'est pas un homme du monde; sa vie est pure: la solitude, la pauvreté l'ont formé au courage et au renoncement.

«Il a sur la religion et la morale des idées plus élevées que celles d'aucun homme que j'aie connu. Ne le craignez pas, acceptez de lui la lumière de la sagesse, et rendez-lui le feu sacré de l'amour.

«Vous pouvez encore être heureuse par lui, et lui par vous, Julie; que votre enthousiasme mutuel ne soit pas une faute et un égarement dans votre double existence. Vous vous êtes plu, maintenant aimez-vous; et si cet amour ne peut devenir éternel et partait, faites-le durer assez, ennoblissez-le assez pour qu'il vous soit salutaire à tous deux et vous dispose à mieux comprendre l'idéal de l'amour.

– Et pourquoi donc, Alice, reprit Isidora avec une sorte d'anxiété, ne garderiez-vous pas ce trésor pour vous-même? Oh! pardonnez moi si mon langage est trop hardi; mais qui doit connaître l'idéal de l'amour, si ce n'est une âme comme la vôtre? qui doit mépriser les différences de rang et de fortune, si ce n'est vous.

– Il ne s'agit pas de moi, Julie, répondit Alice d'un ton de douceur sous lequel perçait une solennelle fierté; si je souffrais, je vous consulterais à mon tour; mais je ne souffre pas de mon repos, et l'heure d'aimer n'est apparemment pas venue pour moi, puisque je vous supplie d'aimer noblement le noble Jacques.

– Vous ne l'aimez pas, je le vois bien, Alice, car il n'est pas d'amour sans exclusivisme et sans un peu de jalousie. Et pourtant, voyez combien je vous préfère à toute la terre! J'ai regret maintenant que vous n'ayez pas envie d'aimer Jacques, tant je serais heureuse de vous faire ce sacrifice.

– Qui ne vous coûterait pas beaucoup, hélas! dans ce moment-ci, dit tristement Alice, puisque vous n'êtes pas sûre de l'aimer!

– Ah! quand même je l'aimerais comme le premier jour où je le vis, comme je me figurais l'aimer hier soir! Mais, si vous ordonnez que je l'aime, Dieu fera ce miracle pour moi. Si mon salut est là, selon vous, je vous promets, je vous jure de ne point le chercher ailleurs.

– Oui, jurez-le-moi, Julie!

– Par quoi jurerai-je? par le nom de ma soeur Alice? Je n'en connais pas qui me soit plus sacré.

– Oui, jurez par mon nom de soeur, répondit madame de T… en se levant pour se retirer et en lui serrant fortement la main. Jurez aussi par le nom de Félix, à la mémoire duquel vous devez d'aimer un homme qui respectera dans votre passé la trace de l'affection de mon frère.

Julie promit, et elles se quittèrent en faisant le projet de se revoir le lendemain. Alice rentra aussi calme en apparence qu'elle était sortie, et elle s'enferma chez elle. Au bout d'une heure, elle sonna sa femme de chambre.

«Laurette, dit-elle à cette jeune Allemande, je me sens très malade. Je suis comme prise de fièvre, et je ne comprends pas bien ce que je vois autour de moi. Ecoute, ma fille, tu m'aimes, et tu sais que je ferais pour toi ce que tu vas faire pour moi-même. Tu es pieuse, jure-moi sur ta Bible protestante que si j'ai le délire, tu n'entendras rien, tu ne retiendras rien. Tu ne rediras à personne, pas même à moi… (et surtout à moi) les paroles qui pourront m'échapper…