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Isidora

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Cela fait une amitié qui m'est plus salutaire que délicieuse. Il ne s'agit point d'adopter une telle orpheline pour s'en faire une société, une distraction, un appui. Agathe prend le contrat au sérieux. Elle semble me dire dans chaque regard:

«Vous avez voulu avoir l'honneur d'être mère, songez que ce n'est pas peu de chose, et qu'une mère doit être l'image de la perfection.»

Moi, je ne sais pas me contraindre, et, si quelque folle passion pouvait encore me traverser le cerveau, je ne jouerais pas la comédie. J'éloignerais Agathe plutôt que de la tromper. Mais est-ce donc la pensée que le moindre égarement de ma part troublerait notre intimité, qui fait que je me sens si bien fortifiée dans mon jardin de vieillesse?

Peut-être! peut-être Agathe m'a-t-elle été envoyée par la bonté divine pour me faire aimer l'ordre, le calme, la dignité, et la convenance. Il est certain que tout cela est personnifié en elle, et que rompre avec ces choses là, ce serait rompre avec Agathe. Il était donc dans ma destinée que les hommes me perdraient et que je ne pourrais être sauvée que par les femmes? Vous avez commencé ma conversion, chère Alice; vous l'avez voulue, vous y avez mis tout votre coeur, toute votre force. Agathe, qui vous ressemble à tant d'égards, l'achève sans se donner la moindre peine, sans se douter même de ce qu'elle fait; car la douce enfant ignore ma via, et ne la comprendrait pas si elle lui était racontée.

Minuit.

Agathe m'a forcée de m'interrompre, mais je veux vous dire bonsoir, à présent qu'elle me quitte. J'ai passé solennellement la soirée auprès d'elle, et je me sens comme exaltée par mes propres pensées.

Quelle nuit magnifique! la terre altérée ouvrait tous ses pores à la rosée, les fleurs la recevaient dans leurs coupes immaculées. Enivrés d'amour, de parfum et de liberté, les rossignols chantaient, et, du fond humide de la vallée, leurs intarissables mélodies montaient comme un hymne vers les étoiles brillantes. Appuyée sur l'épaule d'Agathe, que je dépasse de toute la tête, je marchais d'un pas égal et lent, m'arrêtant quelquefois quand nous atteignions ta limite de la balustrade. La terrasse de cette villa est magnifiquement située; absorbées dans la contemplation du paysage vague et profond, et plus encore de l'infini déroulé sur nos têtes, nous ne songions point à nous parler. Peu à peu ce silence amené naturellement par la rêverie, nous devint impossible à rompre. Du moins, pour ma part, je n'eusse rien trouvé à dire qui ne m'eût semblé oiseux ou coupable au milieu d'une telle nuit, solennelle et mystérieuse comme la beauté parfaite. Agathe respectait-elle ma méditation, ou bien éprouvait-elle le même besoin de recueillement? Agathe aussi est mystérieuse comme la perfection. Son âme sans tache me semblait si naturellement à la hauteur de la beauté des choses extérieures, que j'eusse, craint d'affaiblir, par mes réflexions, le charme qu'elle y trouvait Avait-elle besoin de moi pour admirer la voûte céleste, pour aspirer l'infini, pour se prosterner en esprit devant la main qui sema ces innombrables soleils comme une pluie de diamants dans l'Océan de l'Éther? Et quelles expressions eussent pu rendre ce qu'elle éprouvait sans doute mieux que moi? De quel autre sujet eussé-je pu l'entretenir qui ne fût un outrage à la beauté des cieux, une profanation de ces grandes heures et de ces lieux sublimes?

Quand l'échange de la parole n'est pas nécessaire il est rarement utile. J'en suis venue à croire que tous les discours humains ne sont que vanité, temps perdu, corruption du sentiment et de la pensée. Notre langage est si pauvre que quand il veut s'élever, il s'égare le plus souvent, et que quand il veut trop bien peindre, il dénature. Toujours la parole procède par comparaison, et les poètes sont forcés, pour décrire la nature, d'assimiler les grandes choses aux petites. Par exemple ils font du ciel une coupole; de la lune une lampe; des fleuves sinueux, les anneaux d'un serpent; des grandes lignes de l'horizon et des grandes masses de la végétation, les plis et les couleurs d'un vêtement.

Les poëtes ont peut-être raison: interprètes et confidents de la nature, chargés de l'expliquer au vulgaire, de communiquer aux aveugles un peu de cette vue immense que Dieu leur a donnée, ils se servent de figures pour se faire entendre, à la manière des oracles. Ils mettent les soleils dans le creux de ces mains d'enfants sous la figure d'un rubis ou d'une fleur, parce que le vulgaire ne peut concevoir que ce qu'il peut mesurer. Et tous tant que nous sommes, nous avons pris une telle habitude de ce procédé de comparaison, que nous ne savons pas nous expliquer autrement quand nous voulons parler. Mais quand l'âme poétique est seule, elle ne compare plus: elle voit et elle sent.

L'intelligence n'explique pas au coeur pourquoi et comment l'univers est beau; dans aucune langue humaine le véritable poëte ne saurait rendre la véritable impression qu'il reçoit du spectacle de l'infini.

Qu'il se taise donc et qu'il jouisse, celui qui n'a rien à démêler avec le monde, rien a lui enseigner ou à recevoir de lui: l'amour d'une vaine gloire dicte trop souvent ces prétendus épanchements. Celui qui parle veut produire de l'effet sur celui qui écoute, et s'il ne cherche point à l'éblouir par l'éclat des mots, du moins il travaille à s'emparer de ses émotions, à lui imposer les siennes, à se poser comme un prisme entre lui et la beauté des choses. Alors, sous l'oeil de Dieu, au lieu de deux âmes prosternées, il n'y a plus qu'un cerveau agissant sur un autre cerveau, triste échange de facultés bornées et de misère orgueilleuse!

Mais ce n'est pas cela seulement qui me fermait la bouche auprès d Agathe: quelle parole de ma bouche flétrie si longtemps par la plainte et l'imprécation, ne fût tombée comme une goutte de limon impur dans cette source limpide, où l'image de Dieu se reflète dans toute sa beauté? Entre elle et moi, hélas! il y a un abîme infranchissable: c'est mon passé. Mes doutes, mes vains désirs, mes angoisses furieuses, mes amertumes, mon impiété, ma vaine science de la vie, mes ennuis, tout ce que j'ai souffert! Cette âme vierge de toute souillure et de toute tristesse doit à jamais l'ignorer. Il y a en elle une infinie mansuétude qui l'empêcherait de me retirer son affection. Peut-être même m'aimerait-elle davantage; si elle avait à me plaindre! Peut-être trouverais-je dans sa piété filiale des consolations puissantes. Mais de même que la mère, forcée de traverser un champ de bataille, cache dans son sein la tête de son enfant pour l'empêcher de voir la laideur des cadavres et de respirer l'odeur delà corruption, de même ma tendresse pour Agathe m'empêchera de lever jamais ce voile virginal qui lui cache les misères et les tortures de cette vie déréglée.

Cette ligne invisible tracée entre elle et moi est un lien, bien plus qu'un obstacle. C'est là que se manifeste, à son insu, ma tendresse pour elle; c'est là que gît sa confiance en moi. Je lui sacrifie le plaisir que j'aurais parfois à épancher mes pensées: elle s'appuie sur moi comme sur une force dont elle croit avoir besoin et qui ne réside qu'en elle. Si je me sens triste et agitée, ce qui arrive bien rarement désormais, je l'éloigne de moi quelques instants, pour ne la rappeler que lorsque mon âme a repris son calme et sa joie silencieuse.

Agathe est blanche comme un beau marbre de Carrare au sortir de l'atelier. L'incarnat de la jeunesse ne colorera jamais vivement ce lis éclos dans l'ombre du travail el de la pauvreté; et cependant un léger embonpoint annonce cette santé particulière aux recluses, santé plus paisible que brillante, plus égale que vigoureuse, apte aux privations, impropre à la douleur et à la fatigue. Trois jours de mon ancienne vie briseraient cette plante frêle et suave, qui, dans la paix d'un cloître, résisterait longtemps à la vieillesse et à la mort.

Auprès de cette fleur sans tache, auprès de ce diamant sans défaut, je sens mon âme s'élever et se fortifier. D'autres jeunes filles ont plus de beauté, une intelligence plus vive et plus brillante, un sentiment des arts plus chaud et plus prononcé. Agathe ne ressemble pas à une statue grecque. C'est la vierge italienne dans toute sa douceur, vierge sans extase et sans transport, accueillant le monde extérieur sans l'embrasser, attentive, douce et un peu froide à force de candeur, telle enfin que Raphaël l'eût placée sur l'autel, le regard fixé sur le pécheur, et semblant ne pas comprendre la confession qu'elle écoute.

Il y a, certes, dans toutes les créatures humaines, un fluide magnétique, impénétrable aux organisations épaisses, mais vivement perceptible aux organisations exquises par elles-mêmes, ou à celles qui sont développées par la souffrance. La présence d'Agathe agit sur moi d'une manière magique. L'atmosphère se rafraîchit ou s'attiédit autour d'elle. Quelquefois, quand le spectre du passé m'apparaît, une sueur glacée m'inonde, et je crois entrer dans mon agonie. Mais si Agathe vient s'asseoir près de moi, l'oeil noir et grave et la bouche à demi souriante, elle me communique immédiatement sa force et son bien-être.

Il y a donc en elle quelque chose de mystérieux pour moi, comme je vous le disais; quelque chose que je n'eusse pas su demander, si l'on m'eût offert de choisir une compagne et une fille selon mes prédilections instinctives. Probablement, j'aurais fait la folie de désirer une fille semblable à moi sous plusieurs rapports. J'aurais voulu qu'elle fût ardente et spontanée, qu'elle connût ces agitations de l'attente, ces bouleversements subits, ces enthousiasmes et ces illusions où j'ai trouvé quelques heures d'ivresse au milieu d'un éternel supplice. Et probablement aussi, au lieu de la préserver du malheur par mon expérience, j'eusse augmenté son irascibilité par la mienne et développé sa faculté de souffrir. Mais un caprice du hasard que je ne puis m'empêcher de bénir superstitieusement comme une faveur providentielle, a jeté dans mes bras un être qui ne me comprend pas du tout et que je comprends à peine. Ce contraste nous a sauvées l'une et l'autre. J'eusse voulu être adorée de ma fille, et c'eût été là un souhait égoïste, un voeu contraire à la nature. Agathe m'aime, et c'est tout; et moi, l'âme la plus exigeante et la plus jalouse qui fut jamais, je m'habitue à l'idée qu'il est bon d'être celle des deux qui aime le plus. C'est là un miracle, n'est-ce pas? un miracle que j'eusse en vain demandé à l'amour d'un homme et qu'a su opérer l'amitié d'une enfant.

 

Vous me demandez si j'aime toujours le luxe, et, me cherchant des consolations où vous supposez que j'en puis trouver, vous vous imaginez que j'ai du me créer, dans ma villa italienne, une existence toute d'or et de marbre, toute d'art et de splendeur. Il n'en est rien; tout ce qui me rappelle la courtisane m'est devenu odieux. Je suis dégoûtée, non de la beauté des oeuvres de goût, mais de la possession et de l'usage de ces choses là. J'ai fait cadeau, à divers musées de cette province, des statues et des tableaux que je possédais. Je trouve qu'un chef-d'oeuvre doit être à tous ceux qui peuvent le comprendre et l'apprécier, et que c'est une profanation que de l'enfermer dans la demeure d'un particulier, lorsque ce particulier s'est voué à la retraite, et a fermé sa porte aux amateurs et aux curieux, comme je l'ai fait définitivement. J'ai vendu tous mes diamants, et j'ai fait bâtir presque un village autour de moi, où je loge gratis de pauvres familles. Je ne m'occupe plus de ma parure, et je n'ai même pas osé m'occuper de celle d'Agathe, quoique j'eusse trouvé du plaisir à embellir mon idole; mais la voyant si simple et si étrangère à celle longue et coûteuse préoccupation, j'ai respecté son instinct, et je l'ai subi pour moi-même peu à peu, sans m'en apercevoir. Agathe aime et cultive avec distinction la peinture et la la musique. Son père l'avait destinée à donner des leçons. Mais ce pauvre artiste, imprévoyant et déréglé comme la plupart de ceux de ce pays-ci, l'avait laissée sans clientèle et sans protections. Ses talents, du moins, lui servent à charmer les loisirs que sa nouvelle position lui procure, et je suis sortie, grâce à elle, de ma longue et accablante oisiveté. Je me suis remise au piano pour raccompagner quand elle chante, et nous lisons ensemble tous ces chefs-d'oeuvre que je savais par coeur à force de les entendre, mais sans les avoir jamais véritablement compris. Quand elle dessine, je lui fais la lecture, et quand elle lit, je brode au métier. Moi, broder! je vois d'ici votre surprise! Eh bien, je suis revenue à ces choses-là que j'ai tant méprisées et raillées, et je reconnais qu'elles sont bonnes. Il y a tant de moments où l'âme est affaissée sur elle-même, où le travail de l'esprit nous écrase, où la rêverie nous torture ou nous égare, qu'il est excellent de pouvoir se réfugier dans une occupation manuelle. C'est affaire d'hygiène morale, et je comprends maintenant comment, vous, qui avez une si haute intelligence, vous pouvez remplir un meuble au petit point.

Agathe a les goûts d'une campagnarde, quoiqu'elle ait toujours vécu enfermée dans la mansarde d'une petite ville. Sa plus grande joie d'être riche consiste à voir et à soigner des animaux domestiques. Et ne croyez pas que la pauvrette se soit prise d'admiration et d'affection pour les plus nobles: elle a peu compris la grâce et la noblesse du cheval, l'élégance du chevreuil, la fierté du cygne. Tout cela lui est trop nouveau, trop étranger; à elle qui n'avait jamais nourri que des moineaux sur sa fenêtre, un pigeon blanc est un objet d'admiration. Le mouton fait ses délices, et l'autre jour j'ai cru qu'elle sortirait de son caractère, et ferait des extravagances pour une perdrix qu'on lui a apportée avec ses petits. J'avais un peu envie d'abord de dédaigner des goûts aussi puérils. Et puis, je me suis laissé faire, je me suis sentie faible comme un enfant, comme une mère; je me suis attendrie sur les poules et sur les agneaux, non pas à cause d'eux, je l'avoue, mais à cause de la tendresse qu'Agathe leur porte, et des soins assidus qu'elle leur rend sans se lasser du silence et de la stupidité de ses élèves. Agathe comprend le Dante, Mozart et le Titien. Et pourtant elle comprend sa poule et son chevreau! Il faut bien que le chevreau et la poule en vaillent la peine. Je me dis cela, et je la suis à la bergerie et au poulailler avec une complaisance qui arrive à me faire du bien, à me distraire, à me charmer… sans que véritablement je puisse m'en rendre compte! Je me sens devenir naïve avec un enfant naïf, et je ne saurais dire où est le beau et le bon de cette naïveté, à mon âge. Cela m'arrive: je me transforme, un enfant me gouverne, et j'ai du bonheur à me laisser aller!

Nous avons eu moins de peine à nous mettre à l'unisson, à propos des fleurs. Il me semble que les fleurs nous permettent de devenir puérils envers elles, sang qu'elles cessent d'être sublimes pour nous. Voua savez comme je les ai toujours aimées, ces incomparables emblèmes de l'innocence et de la pureté. Agathe voit le ciel dans une fleur, et quand je la vois au milieu des jasmins et des myrtes, il me semble qu'elle est là dans son élément, et que les fleurs sont seules dignes de mêler leur parfum à son haleine.

Et alors il me vient une pensée déchirante: Quoi! cette enfant, cette Agathe de mon âme, cette fleur plus pure que toutes celles de la terre, cette perle fine, celle beauté virginale, sera infailliblement la proie d'un homme! et de quel homme? L'amant de cent autres femmes, qui ne verra sans doute en elle qu'une femme de plus, trop froide à son gré, et bientôt dédaignée, si elle reste telle qu'elle est aujourd'hui; trop précieuse, si elle se transforme, pour ne pas être jalousement asservie et torturée. – Oh! mon Dieu! je conserve cette candeur sacrée avec une sollicitude passionnée, je veille sur elle, je la couve d'un regard maternel; je la respecte comme une relique, jusqu'à ne pas oser lui parler de moi, jusqu'à ne pas oser penser quand je suis auprès d'elle; et un étranger viendra la flétrir sous ses aveugles caresses! un homme, un de ces êtres dont je sais si bien les vices et l'orgueil, et l'ingratitude, et le mépris, viendra l'arracher de mon sein pour la dominer ou la corrompre!.. Cette idée trouble tout mon présent et rembrunit tout mon avenir!

LETTRE TROISIÈME

ISIDORA A MADAME DE T…

Dimanche, 15 juin 1845.

Je ne me croyais pas destinée à de nouvelles aventures, et pourtant, mes amis, en voici une bien conditionnée que j'ai à vous raconter.

Il y a quinze jours, j'étais allée à Bergame pour quelque affaire, et je revenais seule dans ma voiture, impatiente de revoir Agathe, que j'avais laissée un peu souffrante à la villa, je n'étais plus qu'à cinq ou six lieues de mon gîte, et le soleil brillait encore sur l'horizon. Un cavalier me suivait ou suivait le même chemin que moi: il est certain que, soit qu'il me laissât en arrière en prenant le galop, et se mit au pas lorsque mes postillons le rejoignaient, soit qu'il se laissât dépasser et se hâtât bientôt pour regagner le terrain, pendant assez longtemps je ne le perdis pas de vue. Enfin il me parut clair que c'était à moi qu'il en voulait, car il renonça à toutes ces petites feintes, et se mit à suivre tranquillement l'allure de mes chevaux. Tony était sur le siège de ma voiture, toujours le même Tony, ce fidèle jockey que Jacques connaît bien, et qui est devenu un excellent valet de chambre. Il a conservé sa naïveté d'autrefois et ne se gêne point pour adresser la parole aux passants, quand il est ennuyé du silence et de la solitude. Nous montions au pas une forte côte, et j'étais absorbée dans quelque rêverie, lorsque je m'aperçus que Tony avait lié conversation avec le jeune cavalier, qui paraissait ne pas demander mieux, quoiqu'il appartînt évidemment à une classe beaucoup plus relevée que celle de mon domestique.

J'ai dit le jeune cavalier, et, effectivement, celui-là était dans la première Heur de la jeunesse: dix-huit ans au plus, une taille élancée des plus gracieuses, une figure charmante, un air de distinction incomparable, des cheveux noirs, abondants, fins et bouclés naturellement, un duvet de pêche sur les joues, et des yeux… des yeux qui me rappelèrent tout à coup les vôtres, Alice, tant ils étaient grands et beaux, des yeux de ce gros noir de velours, qui devraient être durs en raison de leur teinte sombre, et qui ne sont qu'imposants, parce que de longues paupières et un regard lent leur donnent un fonds de douceur et de tendresse extrême.

Ce bel enfant me fut tout sympathique à la première vue, car ce fut alors seulement que je songeai à regarder ses traits, sa tournure et la grâce parfaite avec laquelle il gouvernait son cheval, J'écoutai aussi le son de sa voix, qui était doux et plein comme son regard; son accent, qui était pur et frais comme sa bouche. De plus, c'était un accent français, ce qui fait toujours plaisir à des oreilles françaises, fût-ce dans la contrée où résonne le si.

Dans celles-ci, c'est l'u lombard qui résonne; et Tony, qui est très fier de parler couramment un affreux mélange de dialecte et d'italien, s'imaginait que son interlocuteur pouvait s'y tromper. Mais, au bout d'un instant, e jeune homme, voyant bien qu'il avait affaire à un compatriote, se mit tout simplement à lui parler français, et Tony lui répondit bientôt dans la même langue, sans s'en apercevoir.

Leur conversation, que j'entendais par lambeaux, roulait sur les chevaux, les voitures, les chemins et les distances du pays. Certes un jeune homme aussi distingué que ce cavalier ne pouvait pas trouver un grand plaisir à échanger des paroles oiseuses avec un jeune valet assez simple et passablement familier. Pourtant il y mettait une bonne grâce qui me parut cacher d'autres desseins; car, bien qu'il n'osât pas se tenir précisément à ma portière, il se retournait souvent et cherchait à plonger ses regards dans ma voiture, et jusque sous le voile que j'avais baissé pour me préserver de la poussière.

Je m'amusai quelques instants de sa curiosité: puis j'en eus bientôt des remords. «A quoi bon, me dis-je, laisser prendre un torticolis à ce bel adolescent? quand il verra les traits d'une femme qui pourrait fort bien être la mère de son frère aîné, il sera tout honteux et tout mortifié d'avoir pris tant de peine.» Nous touchions au faite de la montée; je résolus de ne pas le condamner à descendre le versant au trot, et, certaine qu'après avoir vu ma figure, il allait décidément renoncer à me servir d'escorte, je laissai tomber, comme par hasard, mon voile sur mes épaules, et fis un petit mouvement vers la portière, comme pour regarder le pays. Mais quelle surprise, dirai-je agréable ou pénible, fut la mienne, lorsque cet enfant, au lieu de reculer comme à l'aspect de la Gorgone, me lança un regard où se peignait naïvement la plus vive admiration? Non, jamais, lorsque j'avais moi-même dix-huit ans, je ne vis un oeil d'homme me dire plus éloquemment: «Vous êtes belle comme le jour.»

Soyons franche, car, aussi bien, vous ne pouvez pas me prendre pour une sainte; le plaisir l'emporta sur le dépit, et ma vertu de matrone ne put tenir contre ce regard de limpide extase et ce demi-sourire où se peignait, au lieu de l'ironie dédaigneuse sur laquelle j'avais malicieusement compté, une effusion de sympathie soudaine et de confiance affectueuse. L'enfant avait faiblement rougi en me voyant le regarder, de mon côté, avec quelque bienveillance maternelle, mais ce léger embarras ne pouvait vaincre le plaisir évident qu'il avait à attacher ses yeux sur les miens. Il retenait la bride de son cheval pour ne pas s'écarter de la portière, et son trouble mêlé de hardiesse, semblait attendre une parole, un geste, un léger signe qui l'autorisât à m'adresser la parole. Enfin, voyant que je commençais à l'examiner avec un peu de sévérité feinte, il se décida à me saluer fort respectueusement.

On salue beaucoup et à tout propos dans ce pays-ci, surtout les dames, lors même qu'on ne les connaît pas. Je rendis légèrement le salut, et me retirai dans le fond de ma voiture, un peu émue, je le confesse: car, au premier moment de la surprise, toute femme sent que le plaisir de plaire est invincible en dépit du serment… qui sait? peut-être à cause du serment qu'ella a fait d'y renoncer; mais cette bouffée de jeunesse et de vanité ne dura point. Je pensai tout de suite à ma fille Agathe, je me dis que je la volais, et que le pur regard d'un si beau jeune homme lui fut revenu de droit, si elle s'était trouvée à mes côtés. Je remis mon voile, je levai la glace et j'arrivai au relais où je devais quitter la poste, sans avoir voulu m'assurer de la suite de l'aventure. Le cavalier me suivait-il encore? je n'en savais vraiment rien.

 

Mon cocher et mes chevaux m'attendaient là pour me conduire jusque chez moi. En payant les postillons, je vis Tony à quelque distance, parlant bas et avec beaucoup de vivacité au jeune cavalier, qui avait mis pied à terre. Tony riait, frappait dans ses mains, et l'autre paraissait chercher à contenir cette pétulance. Je crus même voir qu'il lui donnait de l'argent, et cela me parut fort suspect, d'autant plus que, lorsque je rappelai Tony pour partir, je le vis tenir l'étrier de son nouveau protecteur, et prendre congé de lui en lui faisant des signes d'intelligence. Nous nous remîmes en route pour cette dernière étape, et l'étranger nous suivit à quelque distance.

Je m'avançai sur la banquette de devant, et, frappant sur le bras de Tony, placé sur le siège: «Quel est ce jeune homme à qui vous avez parlé, et d'où le connaissez-vous?» lui demandai-je d'un ton sévère. La tête de Tony dépassant l'impériale, je ne pus voir si sa figure se troublait; mais je l'entendis me répondre avec assez d'assurance: – Je ne les connais point, Madame, mais ça a l'air d'un brave jeune homme; il a des lettres de recommandation pour madame: mais il a dit qu'il ne se permettrait point de les lui remettre sur le chemin. Il vient avec nous, il descendra à l'auberge du village, et il viendra voir ensuite au château si madame veut bien recevoir sa visite.

– C'était donc là ce qu'il te disait?

– Oui, et il me demandait si je pensais que madame serait visible en rentrant, ou seulement demain matin. J'ai dit que je n'en savais rien, mais qu'il pouvait bien essayer, que nous n'avions pas fait une longue route, et que madame ne se couchait pas ordinairement de bonne heure.

– Et c'est pour donner de si utiles renseignements, que vous recevez de l'argent, Tony?

– Oh! non, Madame, je venais d'entrer dans un bureau de tabac pour lui acheter des cigares, et il m'en remettait l'argent.

Ces explications me parurent assez plausibles, et je me tranquillisai tout à fait. Néanmoins, un reste de curiosité me décida à recevoir cette visite aussitôt que je fus rentrée, et après avoir pris seulement le temps d'embrasser Agathe.

Le jeune homme fut introduit, et, dès que j'eus jeté les yeux sur l'adresse de la lettre qu'il me présenta, je lui fis amicalement signe de s'asseoir. Quelles méfiances et quels scrupules eussent pu tenir contre votre écriture, ma chère Alice? Et comment celui qui m'apporte un mot de vous ne serait-il pas reçu à bras ouverts?

Mais quel singulier petit billet que le vôtre, et pourquoi avez-vous semblé favoriser l'espèce de mystère dont il plaît à votre protégé de s'entourer? Qu'est-ce qu'un jeune homme qui va avoir le bonheur de me voir en Italie, et qui tâchera de se recommander de lui-même? Vous désirez que je sois bonne pour lui, et vous ne me dites pas son nom? Il faut qu'il me le déclare lui-même, qu'il m'apprenne qu'il est l'ami de votre fils, un peu votre parent, qu'il ne vous connaît pourtant pas beaucoup, qu'il avait un grand désir de m'être présenté, et qu'il me supplie de ne pas le juger trop défavorablement d'après son embarras et sa gaucherie? J'ai d'abord accepté tout cela sans examen, mais maintenant que j'y songe, et que je vois votre protégé si peu au courant de ce qui vous concerne, je commence à m'inquiéter un peu et à me demander si la personne à laquelle vous avez donné ou envoyé une lettre pour moi (car ceci même n'est pas bien clair) est réellement celle qui me l'a remise. Voyons, m'avez-vous adressé un M. Charles de Verrières, brun, joli, âgé de dix-huit ou dix-neuf ans, parfaitement élevé, quoique un peu bizarre parfois, peu fortuné et encore sans état, à ce qu'il dit; voyageant, au sortir du collège, pour se former l'esprit et le coeur, apparemment? Répondez-moi, ma très-chère, car je suis intriguée.

Pour que vous en jugiez, ou que vous connaissiez un peu mieux ce protégé qui vous connaît si peu, je reprends ma narration.

Gagnée et vaincue par votre recommandation, et apprenant qu'il était venu de Milan exprès pour me voir, j'ai envoyé chercher son cheval et ses effets à l'auberge, j'ai installé chez moi mon jeune hôte, et nous avons passé ensemble dans la salle a manger, où Agathe nous attendait pour souper. Jusque là, nous avions été entre chien et loup; lorsque nous nous retrouvâmes en face, les bougies allumées, je retrouvai l'étrange et profond regard de l'enfant toujours attaché sur moi, avec un mélange de crainte, d'admiration, de curiosité, et parfois aussi de doute et de tristesse. Jamais physionomie d'amoureux, enflammé à la première vue, n'exprima mieux les angoisses et l'entraînement d'une passion soudaine. Pourtant ma raison rejetait et rejettera toujours une si absurde hypothèse. Le premier étonnement était passé, et, avec lui, la sotte satisfaction dont je n'avais pu me défendre. Ce jeune homme m'avait servi de miroir pour me dire que j'étais belle encore; mais quel rapport pouvait s'établir entre son âge et le mien? La présence d'Agathe me communiquait d'ailleurs ce calme souverain qui émane d'elle et qui réagit sur moi. Quand Agathe est là, il n'y a point de folle pensée qui puisse approcher du cercle magique qu'elle trace autour de nous deux. Je me disais donc que ce jeune homme avait quelque grâce importante à me demander, qu'il attendait de moi son bonheur ou son salut; et la pensée qu'il connaissait Agathe, qu'il était épris d'elle, et chastement favorisé en secret, commençait à me venir.

Mais la tranquillité d'Agathe me détrompa bientôt. Elle ne le connaissait pas, elle ne l'avait jamais vu; et lui, cet enfant si impressionnable, si avide d'admirer la beauté, si soudain dans l'expression muette de son penchant secret, il ne regardait point Agathe, il ne la voyait pas. Il ne voyait que moi. Celle luxuriante jeunesse de ma fille, ces yeux purs, cette bouche fraîche, cet air angélique, tout cela ne lui disait rien. Il semblait qu'il n'eût pas le loisir de s'apercevoir de sa présence.

Je ne savais que penser de ce jeune homme: son excessive: politesse, ce raffinement d'égards et de menues attentions pour les femmes, qui, en France, appartient aux patriciens exclusivement, me donnait la certitude qu'il était ce qu'autour de vous, Alice, on appelle bien né: mais, en même temps, il montrait une instruction solide, et complète, une maturité de jugement et une absence de prétentions, qui, vous le savez bien, et vous me permettez bien de vous le dire, sont extrêmement rares chez les enfants de votre caste. L'instruction des classés moyennes est plus précoce, à cet égard, plus spéciale, et j'ai toujours remarqué, entre les bacheliers de la bourgeoisie et ceux de la noblesse, la différence qu'il y a entre une éducation imposée comme nécessaire et celle qui n'est réputée que d'agrément. Notre Charles (ou plutôt votre Charles), avait donc l'esprit d'un roturier et les manières d'un gentilhomme, et cela en fait un personnage original et frappant, à cet âge où les adolescents de l'une ou de l'autre classe portent tous le même cachet, ou de gaucherie sauvage, ou de confiance ridicule. Celui-ci n'a rien de lourd et rien de frivole, rien de pédant et rien d'éventé. Il parle quelquefois comme un homme mûr qui parle bien, et, en le faisant, il ne perd rien de la grâce et de l'ingénuité de son âge. Il est réfléchi à l'habitude, étourdi par éclairs, sérieux d'esprit, gai de caractère, retenu avec bon goût, expansif avec entraînement. Enfin, il faut le dire, Alice, et voilà ce qui me désole, il est charmant, il est accompli, et si j'avais seize ou dix sept ans, j'en serais folle.