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Isidora

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CAHIER A

Pourquoi donc sa vie semble-t-elle s'épuiser comme une coupe que le soleil pompe et dessèche, sans qu'il s'en soit répandu une seule goutte au dehors? Mais silence, ô mon coeur! ce n'est pas pour elle que tu dois souffrir; ton martyre lui est étranger, inutile… Il lui serait indifférent, sans doute… C'est pour une autre que tu dois saigner sans relâche. Oh! qu'il serait doux de souffrir pour sauver ce qu'on aime!

CAHIER I

Souffrir pour sauver ce qu'on n'aime plus… oh! c'est un martyre que les victimes des religions d'autrefois n'ont pas connu, et qu'elles n'auraient pas compris. Leur immolation avait un but, un résultat clair et vivifiant comme le soleil; et moi je souffre dans la nuit lugubre, seul avec moi-même, auprès d'un être qui ne me comprend pas, ou qui peut-être me comprend trop. Pourquoi, mon Dieu, n'avez-vous pas fait notre coeur assez généreux ou assez soumis pour qu'il pût s'attacher avec passion aux objets de notre dévouement? Vous avez fait le coeur de la mère inépuisable et sublime en ce genre; et j'ai cru que je pourrais aimer une femme comme la mère aime son enfant, sans s'inquiéter de donner mille fois plus qu'elle ne reçoit; sans chercher d'autre récompense que le bien qu'il doit retirer de son amour?

L'amour! c'est un mot générique, et qui embrasse tant de sentiments divers! L'amour divin, l'amour maternel, l'amour conjugal, l'amour de soi-même, tout cela n'est point l'amour de l'amant pour sa maîtresse. Hélas! si j'osais encore me croire philosophe, je tâcherais de me définir à moi-même ce sentiment que je porte en moi pour mon supplice et qui n'a jamais été satisfait. O éternelle aspiration, désir de l'âme et de l'esprit, que la volupté ne fait qu'exciter en vain! Tous les hommes sont-ils donc maudits comme moi? sont-ils donc condamnés à posséder une femme qu'ils voudraient voir transformée en une autre femme? Est-ce la femme qu'on ne possède pas, qui, seule, peut revêtir à nos yeux ces attraits qui dévorent l'imagination! Est-ce la jouissance d'un bien réel qui nous rassassie et nous rend ingrats?

CAHIER A

Comme elle est pâle! comme sa démarche est lente et affaissée! Quel mal inconnu ronge donc ainsi cette fleur sans tache? Oh! du moins c'est une noble passion, c'est un chaste souvenir ou un désir céleste; c'est le besoin inassouvi de l'idéal et non le dégoût impie et insolent des joies de la terre. Tu n'as abusé de rien, toi! tu mériterais le bonheur. Quel est donc l'insensé qui ne l'a pas compris, ou l'infâme qui te le refuse? Si je le connaissais, j'irais le chercher au bout du monde, pour l'amener à tes pieds ou pour le tuer!.. Je suis fou!.. Et toi, tu es si calme!

CAHIER I

I. – Non, je ne suis pas de ces êtres stupides et orgueilleux qui se lassent du bonheur. Si j'avais le bonheur, je le savourerais comme jamais homme ne l'a savouré. Je ne me défends pas d'aimer. Je livre mon être et ma vie à quelqu'un qui ne veut pas ou ne peut pas s'en emparer: voilà tout. L'amour est un échange d'abandon et de délices; c'est quelque chose de si surnaturel et de si divin, qu'il faut une réciprocité complète, une fusion intime des deux âmes; c'est une trinité entre Dieu, l'homme et la femme. Que Dieu en soit absent, il ne reste plus que deux mortels aveugles et misérables, qui luttent en vain pour entretenir le feu sacré, et qui l'éteignent en se le disputant, influence divine, ce n'est, pas moi qui t'ai chassée du sanctuaire! c'est elle, c'est son orgueil insatiable; c'est son inquiétude jalouse, qui t'éloignent sans cesse.

CAHIER A

Oh! si tu pouvais me donner un jour, une heure, du calme divin que ton âme renferme, et que reflète ton front pâle, je serais dédommagé de toute ma vie de rêves dévorants et de tourments ignorés.

Le calme! sans doute, tu ne peux ou ne veux pas donner autre chose.

D'où vient que ton amitié ne me l'a pas donné? Il est des pensées terribles dont l'ivresse n'oserait s'élever jusqu'à toi. Mais, si l'on pouvait s'asseoir à tes pieds, plonger, sans frémir, dans ton regard, respirer une heure, sans témoins opportuns et sans crainte de t'offenser, l'air qui t'environne… serait-ce trop demander à Dieu? et n'ai-je pas assez souffert pour qu'il me soit permis de me représenter une si respectueuse et si enivrante volupté?

CAHIER I

Non, l'amour ne peut pas être l'infatigable exercice de l'indulgence et de la compassion. Dieu n'a pas voulu que la plus chère espérance de l'homme vint aboutir à l'abjuration de toute espérance. Philosophes austères moralistes sans pitié, vous mentez si vous prétendez que l'amour n'a que des devoirs à remplir et point de joies pures à exiger. Et vous autres, sceptiques matérialistes qui prétendez que le plaisir est tout, et qu'on peut adorer ce qu'on n'admire pas, vous mentez encore plus. Vous mentez tous, aucun de vous n'aima jamais. Je ne peux pas aimer sans bonheur, et je ne veux pas de plaisirs sans amour. Elle a raison, elle qui devine ma soif et les tourments de mon âme! elle sent, elle sait que je ne l'aime pas comme elle veut être aimée, comme elle ne peut pas aimer elle-même. Ambitieuse effrénée, qui veut qu'on lui donne ce qu'elle n'a plus, et qu'on l'adore comme une divinité quand elle ne croit plus elle-même!.. O malheureuse, malheureuse entre toutes les femmes, pourquoi faut-il que tu sois à jamais punie des erreurs qui t'ont brisée et du mal que tu détestes!

CAHIER A

Et vous, qui n'aimez pas, qui n'avez peut-être jamais aimé, qui semblez vouloir n'aimer jamais, quelle pensée d'ineffable mélancolie peut donc vous tenir lieu de ce qui n'est pas, et vous préserver de ce qui pourrait être? Mais qui donc saura jamais…

Ici le journal de Jacques Laurent paraît avoir été brusquement abandonné; nous en avons vainement cherché la suite. Une lettre d'Isidora, datée de trois mois plus tard, nous explique cette interruption.

LETTRE PREMIÈRE

ISIDORA A MADAME DE T…

«Alice, revenez à Paris, ou rappelez auprès de vous le précepteur de votre fils. Ses vacances ont duré assez longtemps, et Félix ne peut se passer des leçons de son ami. Quant à vous, ma soeur, cette solitude vous tuera. Je ne crois pas à ce que vous m'écrivez de votre santé et de votre tranquillité d'esprit. Moi, je pars, ma belle et chère Alice; je quitte la France, je quitte à jamais Jacques Laurent. Lisez ces papiers que je vous envoie et que je lui ai dérobés à son insu. Sachez donc enfin que c'est vous qu'il aime; efforcez-vous de le guérir ou de le payer de retour. Je sais que son coeur généreux va s'effrayer et s'affliger pour moi de mon sacrifice. Je sais qu'il va me regretter, car s'il n'a pas d'amour pour moi, il me porte du moins une amitié tendre, un intérêt immense. Mais que vous l'aimiez ou non, pourvu qu'il vous voie, pourvu qu'il vive près de vous, je crois qu'il sera bientôt consolé.

Et puis il faut vous avouer que je l'ai rendu cruellement malheureux. Vous vous étiez trompée, noble Alice! nous ne pouvions pas associer des caractères et des existences si opposées. Voilà près d'une année que nous luttons en vain pour accepter ces différences. L'union d'un esprit austère avec une âme bouleversée par les tempêtes était un essai impossible. C'est une femme comme vous que Jacques devait aimer, et moi j'aurais dû le comprendre dès le premier jour où je vous ai vue.

Je vous ferai ma confession entière. Depuis trois mois que j'ai surpris et comme volé le secret de Jacques, j'ai mis tout en oeuvre pour le détacher de vous. Excepté de lui dire du mal de vous, ce qui m'eût été impossible, j'ai tout tenté pour vaincre l'obstacle, pour triompher de la passion que vous lui inspirez, et qui me causait une jalousie effrénée. Cette ambition avait réveillé mon amour, qui commençait à périr de fatigue et de souffrance; je suis redevenue coquette, habile, tour à tour humble et emportée, boudeuse et soumise, ardente et dédaigneuse. Rien ne m'a réussi; votre absence lui avait ôté, je crois, jusqu'au sentiment de la vie. Il n'était plus auprès de moi qu'une victime du dévouement qu'il s'était imposée, et je suis presque certaine que, sans la crainte de vous sembler coupable et d'être blâmé par vous, son courage ne se serait pas soutenu. Mais je suis sûre aussi que, pour conquérir votre estime, il eût fait le sacrifice de sa vie entière, et qu'en souffrant mille tortures, il ne se serait jamais détaché de moi.

«Eh bien, ne soyez pas effrayée de ma résolution, Alice! je la prends enfin avec calme. Hier encore, Jacques, plus pâle qu'un spectre, plus beau qu'un saint, me jurait qu'il ne me quitterait jamais, qu'il ne me manquerait jamais de parole. En voyant tant d'abnégation et de vertu, j'ai été prise tout à coup d'un accès de courage et de désintéressement, et je lui ai dit à jamais adieu dans mon coeur. Je vous écris de ma première station, station sur la route d'Italie, et probablement il ignore encore, à l'heure qu'il est, que j'ai quitté Paris et brisé sa chaîne! Voyez combien je suis guérie! Je désire qu'il l'apprenne avec joie, et la seule tristesse que j'éprouve, c'est la crainte de lui laisser quelque regret.

«Pourquoi donc tardons-nous tant à faire ce qui est juste et bon? Quelle fausse idée nous attachons à l'importance de nos sacrifices et à la difficulté de notre courage! Il y a plus d'un an que je regarde comme une angoisse mortelle le détachement que je porte aujourd'hui dans mon coeur avec une sorte de volupté. Je ne savais pas que la conscience d'un devoir accompli pouvait offrir tant de consolation. Ma naïveté à cet égard doit vous faire sourire. Hélas! c'est apparemment la première fois que je cède à un bon mouvement sans arrière-pensée. Puissé-je tirer de cette première et grande expérience la force d'abjurer dans l'avenir mon aveugle et impérieuse personnalité!

 

«Pourquoi ne m'avez-vous pas aidée, chère Alice, à entrer dans cette voie? Ah! si vous aviez aimé Jacques, avec quel enthousiasme je l'aurais rendu à la liberté!.. Et pourtant, hier encore, je luttais contre vous… mais c'est que vous ne l'aimez pas… Pourtant, que sais-je? votre langueur, votre mélancolie, cachent peut-être le même secret… Pardonnez-moi, je n'en dirai pas davantage, je vous respecte désormais au point de vous craindre. Voyez à quel point vous m'êtes sacrée! La passion de Jacques pour vous était, pour moi, comme un reflet de votre image dans son âme, et, quoique je fusse en possession de son secret, jamais je n'ai osé le lui dire, jamais je n'ai osé vous combattre ouvertement et vous nommer à lui.

«Revoyez-le sans crainte et sans confusion. Il croit que le vieux Saint-Jean a brûlé son journal par mégarde. Il ne se doutera jamais que sa confession est entre vos mains. Ah! c'est la confession d'un ange. Quel noble sentiment, Alice! quelle ferveur mystérieuse, quel pieux respect! n'en serez-vous pas touchée quelque jour? J'aurais donné, moi, dix ans de jeunesse et de beauté pour être aimée ainsi, eussé-je dû ne l'apprendre jamais de sa bouche, et n'en recevoir même jamais un baiser furtif sur le bord de mon vêtement!

«C'en est fait! je n'inspirerai jamais cette flamme sainte que j'ai follement rêvée. Autrefois je m'indignais contre mon sort, j'accusais le coeur de l'homme d'injustice, d'orgueil et de cruauté; mais j'ai bien changé depuis un an! Si quelque jour vous parlez de moi librement avec Jacques, dites-lui de ne pas se reprocher mes souffrances; elles m'ont été salutaires, elles ont porté leurs fruits amers et fortifiants. J'ai reconnu enfin qu'il n'était pas au pouvoir du coeur le plus généreux et le plus sublime de donner toute sa flamme à un être troublé et malade comme moi…J'ai reconnu le sceau de la justice divine et le prix de la vertu… la vertu que j'ai tant haïe et blasphémée dans mes désespoirs! Où seraient donc le bien et le mal ici-bas, si les coeurs coupables pouvaient être récompensés dès cette vie, et s'il n'y avait pas d'inévitables expiations! Ah! cette parole est vraie: Tu seras puni par où tu as péché! Cela est vrai pour toutes les erreurs, pour toutes les folles passions de l'humanité. Ceux qui ont abusé des bienfaits de Dieu ne le trouveront plus et seront condamnés à le chercher sans cesse! La femme sans frein et sans retenue mourra consumée par le rêve d'une passion qu'elle n'inspirera jamais.

«Et pourtant l'Evangile nous montre les ouvriers de la dernière heure du jour récompensés comme ceux de la première…; mais le maître qui paie ainsi, c'est Dieu. Il n'est pas au pouvoir de l'homme de tout donner en échange de peu. Si l'ouvrier tardif et lâche avait le droit d'exiger une part complète, celui qui rétribue serait frustré, et c'est en amour surtout que l'égalité a besoin d'être respectée comme l'amour même; car l'amour est aussi beau que la vertu, ou plutôt la vertu, c'est l'amour. Il impose les plus grands devoirs, et ces devoirs-là, partagés également, sont les plus vives jouissances. Celui qui croit pouvoir mériter seul, présume trop de lui-même; celui qui se croit dispensé de mériter, ne recueille rien.

«C'est en Dieu seul que je me réfugie, ses trésors à lui sont inépuisables. Si le catholicisme n'était pas une fausse doctrine pour les hommes d'aujourd'hui, je sens que je me ferais carmélite ou trappiste à l'heure qu'il est; mais le Dieu des nonnes est encore un homme, une sorte d'égal, un jaloux, un amant; le Dieu qui peut me sauver, c'est celui qui ne punit pas sans retour. Il me semble que j'ai assez expié, et que je mérite d'entrer dans le repos des justes, c'est-à-dire de ne plus connaître les passions.

«Mais vous, Alice, vous avez droit à la coupe de la vie, vous vous en êtes trop abstenue; pourquoi donc craindriez-vous d'y porter vos lèvres pures? il est impossible qu'il y ait une goutte de fiel pour vous… Je n'ose nommer Jacques, et pourtant, ma belle sainte, je ne puis m'empêcher de rêver que quelque jour… un beau soir d'été plutôt, Jacques vous surprendra à la campagne, lisant ce paragraphe écrit de sa main: «Si l'on pouvait s'asseoir à tes pieds!..»

«Quand vous m'écrirez que ce moment est venu, je reviendrai près de vous, j'y reviendrai calme et purifiée; et, à mon tour, Alice, je goûterai ce bonheur d'avoir fait des heureux, que vous vouliez garder pour vous seule!

«ISIDORA.»

La lettre qui suit est de dix ans postérieurs à celle qu'on vient de lire.

LETTRE DEUXIÈME

ISIDORA A MADAME DE T…

Non, je ne suis pas malheureuse. J'ai accompli pour vous, Alice, un sacrifice que je croyais bien grand alors…

Pardonnez-moi si je vous dis aujourd'hui que, dans mes souvenirs, ce grand acte de courage me paraît chaque jour moins sublime, et qu'enfin j'arrive à me trouver assez peu héroïque… Que Jacques me pardonne de parler ainsi! Et vous surtout, ma soeur chérie, pardonnez-moi de ne pas le pleurer… Il n'y a rien d'injurieux pour lui dans le calme avec lequel je puis parler à présent d'un sujet jadis si brûlant, et naguère encore si délicat. Ce n'est pas de Jacques que je suis guérie, c'est de l'amour! Oui, vraiment, j'en suis guérie à jamais, Alice, et, pour m'avoir fait cette grâce, Dieu a été trop bon pour moi, il m'a trop largement récompensée d'un moment de force.

Je vous dis cela ce soir, au bord du plus beau lac de la terre, par un coucher de soleil splendide, sous le ciel de la paisible et riante Lombardie, et je parle ainsi dans la sincérité de mon coeur.

Il me semble, tant je suis tranquille, que je ne puis plus souffrir… Peut-être si le ciel était orageux, l'air âcre, et que le paysage, au lieu de l'églogue des prairies bordant de fleurs des flots placides, m'offrît le drame d'un volcan qui gronde et d'une nature qui menace… peut-être mon âme serait-elle moins sereine, peut-être vous exprimerais-je le vide délicieux de mon âme en des termes plus résignés que triomphants… Je ne sais, je n'ose chanter victoire, dans la crainte de tomber dans le péché d'orgueil et d'en être punie; mais il est certain que, depuis quelques mois, depuis ma dernière lettre, je ressens une joie intérieure qui me semble durable et profonde.

A quoi l'attribuerai-je? Sera-ce simplement à cet inappréciable bienfait du repos dont je ne me souvenais plus d'avoir joui? peut-être! O bonheur des âmes blessées et fatiguées, que tu es humble et modeste! tu te contentes de ne pas souffrir, tu ne demandes rien que l'absence d'un excès de souffrance; tu te replies sur toi-même, comme une pauvre plante qui, après l'orage, n'a besoin que d'un grain de sable et d'une goutte d'eau; bien juste de quoi ne pas mourir et se sentir faiblement vivre… le plus faiblement possible!

Pas de funestes présages, Alice! ne croyez pas me consoler et m'égayer en me disant que je suis encore jeune et que j'aimerai encore! Non, je ne suis plus jeune! si mes traits disent le contraire, ils mentent. C'est dans l'âme que les années marquent leur passage et laissent leur empreinte; c'est notre coeur, c'est notre imagination qui vieillissent promptement ou résistent avec vaillance.

– … Je relis ce que je vous écrivais tout à l'heure, aux dernières clartés d'un soleil mourant; on m'apporte une lampe, je m'éloigne de la fenêtre…

Mes idées prennent un autre cours.

Pourquoi confondais-je le coeur avec l'imagination? Dans la jeunesse, c'est peut-être une seule et même chose; mais, en vieillissant, les éléments de notre être deviennent plus distincts. Les sens s'éteignent d'un côté, le cerveau de l'autre; mais le coeur est-il donc condamné à mourir avec eux? Oh non! grâce à la divine bonté de la Providence, la meilleure partie de nous-même survit à la plus fragile, et il arrive qu'on se trouve heureux de vieillir. 0 mystère sublime! Vraiment la vie est meilleure qu'on ne croit! L'injuste et superbe jeunesse recule avec effroi devant la pensée d'une transformation qui lui semble pire que la mort, mais qui est peut-être l'heure la plus pure et la plus sereine de notre pénible carrière.

Avec quelle terreur j'avais toujours pensé à la vieillesse! Dans la fleur de ma jeunesse, je n'y croyais pas. «Moi, vieillir! me disais-je en me contemplant: devenir grasse, lourde, désagréable à voir! Non, c'est impossible, cela n'arrivera pas. Je mourrai auparavant; ou bien, quand je me sentirai décliner, quand une femme me regardera sans envie, et un homme sans désir, je me tuerai!»

Il n'y a pas longtemps encore qu'en consultant mon miroir, ce conseiller sévère, sur lequel les hommes ont dit et écrit tant de lieux communs satiriques, je m'effrayais d'une ride naissante et de quelques cheveux qui blanchissaient; nais, tout d'un coup, j'en ai pris mon parti, je n'ai même plus songé à m'assurer des ravages du temps, et, le jour où je me suis dit que j'étais vieille, je me suis trouvée jeune pour une vieille. Et puis, je crois que, précisément, toutes ces railleries de l'autre sexe, à propos des beautés qui s'en vont et qui se pleurent, m'ont donné un accès de fierté victorieuse. J'ai compris profondément cette ingratitude des hommes qui, après avoir adulé notre puissance, l'insulte et la raille dès qu'elle nous échappe. Et j'ai trouvé qu'il fallait être bien avilie pour regretter ce vain hommage dont la fumée dure si peu. Enfin, raison ou lassitude, je me sens réconciliée avec la vieille femme.

La vieille femme! Eh bien, oui, c'est une autre femme, un autre moi qui commence, et dont je n'ai pas encore à me plaindre. Celle-là est innocente de mes erreurs passées; elles les ignore parce qu'elle ne les comprend plus, et qu'elle se sent incapable de les imiter. Elle est douce, patiente et juste, autant que l'autre était irritable, exigeante et rude. Elle est redevenue simple et quasi naïve, comme un enfant, depuis qu'elle n'a plus souci de vaincre et de dominer.

Elle répare tout le mal que l'autre a fait, et, par-dessus le marché, elle lui pardonne ce que l'autre, agitée de remords, ne pouvait plus se pardonner à elle-même. La jeune tremblait toujours de retomber dans le mal, elle le sentait sous ses pieds et n'osait faire un pas. La vieille marche en liberté et sans craindre les chutes, car rien ne l'attire plus vers les précipices.

Ne croyez pourtant pas, mes amis, que je vais me composer un rôle, une figure, un costume, un esprit de circonstance. Il y a un genre de coquetterie que je déteste plus que la pire coquetterie des jeunes femmes, c'est celle des vieilles, Je veux parler de ces ex-beautés qui se réfugient dans la grâce, dans l'esprit, dans l'aménité caressante. Je connais ici une marquise de soixante ans dont l'éternel sourire et la banale bienveillance me font l'effet d'une prostitution de l'âme.

Certes c'est là une grande comédienne et qui dissimule bien ses regrets. Elle affecte d'aimer les jeunes gens des deux sexes d'une tendre affection, d'être là maman à tout le monde, de faire tous les frais de gaieté des réunions, d'amener des rencontres, de nouer des mariages, de se rendre indispensable en recevant toutes les confidences, en rendant mille petits services: et, au fond du coeur, cette excellente femme est plus sèche et plus égoïste qu'on ne pense. Elle fait toutes choses en vue d'elle-même et du rôle qu'elle s'est imposé. Elle n'a pas pu rompre avec le succès, et elle poursuit sa carrière de reine des coeurs sous une forme nouvelle. Elle est jalouse de quiconque fait quelque bien, et j'ai failli être brouillée avec elle pour avoir adopté Agathe. Elle voulait l'accaparer, en faire l'ornement de son salon, frapper les esprits par la production au grand jour de cette modeste fille, pour arriver à la marier sottement à quelque vieux patricien, ex-comparse dans son cortège d'adorateurs. Elle eût trouvé moyen de faire grana bruit avec cela, et d'abandonner la pauvrette, comme elle a fait de tant d'autres, quand elles ont eu assez brillé près d'elle, à son profit.

Non, non, jamais je n'imiterai cette marquise, et quand, d'un air doucereusement cruel, elle m'honore de ses avis et me cite son propre exemple pour m'engager à vieillir agréablement, je me détourne pour ne pas respirer son souffle glacé. Oh! je ne prendrai pas votre petit sentier parfumé de roses fanées, ma charmante vieille! Je suis vieille tout de bon, je le sens, je m'en réjouis, J'en triomphe tranquillement au fond de l'âme. Je n'ai pas besoin déjouer votre comédie. Je n'aime plus les hommes, moi! Je n'ai plus besoin de leurs louanges, j'en ai eu assez, et je sais ce qu'elles valent. Je trouve la vieillesse bonne et acceptable, mais elle m'arrive sérieuse et recueillie, non folâtre et remuante. J'ai encore du coeur, et je veux conserver ce bon reste en ne le gaspillant pas dans de feintes amitiés.

 

Pardonnez-moi une métaphore qui me vient. Je me figure la jeunesse comme un admirable paysage des Alpes. Tout y est puissant, grandiose, heurté. À côté d'une verdure étincelante, un bloc de pâles neiges et de glaces aiguës a coulé dans le vallon, et les fleurs qui viennent d'éclore là, meurent au sein de l'été, frappées au coeur par une gelée soudaine et intempestive. Des roches formidables pendent sur de ravissantes oasis et les menacent incessamment. De limpides ruisseaux coulent silencieusement sur la mousse; puis, tout à coup, le torrent furieux qu'ils rencontrent, les emporte avec lui et les précipite avec fracas dans de mystérieux abîmes. La clochette des troupeaux et le chant du pâtre sont interrompus par le tonnerre de la cascade ou celui de l'avalanche: partout le précipice est au bord du sentier fleuri, le vertige et le danger accompagnent tous les pas du voyageur, que les beautés incomparables du site enivrent et entraînent. Une nature si sublime est sans cesse aux prises avec d'effroyables cataclysmes; ici le glacier ouvre ses terribles flancs de saphir et engloutit l'homme qui passe; là les montagnes s'écroulent, comblent le lac et la plaine, et, de tout ce qui souriait ou respirait hier à leurs pieds, il ne reste plus ni trace ni souvenir aujourd'hui… Oui, c'est là l'image de la jeunesse, de ses forces déréglées, de ses bonheurs enivrants, de ses impétueux orages, de ses désespoirs mortels, de ses combats, et de toute cette violente destruction d'elle-même qu'enfante l'excès de sa vie.

Mais la vieillesse! je me la figure comme un vaste et beau jardin bien planté, bien uni, bien noble à l'ancienne mode… un peu froid d'aspect, quoique situé à l'abri des coups de vent. C'est encore assez grand pour qu'on y essaie une longue promenade, mais on aperçoit les limites au bout des belles allées droites, et il n'y a point là de sentiers sinueux pour s'égarer.

On y voit encore des fleurs; mais elles sont cultivées et soignées, car le sol ne les produit point sans les secours de la science et du goût.

Tout y est d'un style simple et sévère, point de statues immodestes, point de groupes lascifs. On ne s'y poursuit plus les uns les autres pour s'étreindre et pour lutter: on s'y rencontre, on s'y salue, on s'y serre la main sans rancune et sans regret. On n'y rougit point, car on a tout expié en passant le seuil de cette noble prison dont on ne doit plus sortir; et l'on s'y promène ou l'on s'y repose, consolé et purifié, jouissant des tièdes bienfaits d'un soleil d'automne. Si, du haut de la terrasse abritée, le regard plonge dans la région terrible et magnifique où s'agite la jeunesse, on se souvient d'y avoir été, et on comprend ce qui se passe là d'admirable et d'insensé; mais malheur à qui veut y redescendre et y courir: car les railleries ou les malédictions l'y attendent! Il n'est permis aux hôtes du jardin que d'étendre les mains vers ceux qui dansent sur les abîmes, pour tâcher de les avertir; et encore, cela ne sert-il pas à grand'chose, car on ne s'entend pas de si loin.

Voilà mon apologue. Passez-m'en la fantaisie, je me sens plus à l'aise depuis que je me suis planté ce jardin.

Mais c'est bien assez philosopher et rêver, Il faut que je vous parle d'Agathe, de cette pauvre orpheline que j'ai adoptée, qui entrait chez moi comme femme de chambre, et dont j'ai fait ma fille, ni plus ni moins.

Je vous ai déjà dit qu'elle était fille d'un pauvre artiste qui l'avait fort bien élevée, mais qui, en mourant, l'avait laissée dans le plus complet abandon, dans la plus profonde misère.

Je n'avais jamais songé à adopter un enfant, je n'avais jamais regretté de n'en point avoir.

Il ne me semblait point que j'eusse le coeur maternel, et peut-être eusse-je manqué de tendresse ou de patience pour soigner un petit enfant; Lorsque cette Agathe est entrée chez moi, j'étais à cent lieues de prévoir que je me prendrais pour elle d'une incroyable affection. Je fus frappée de sa jolie figure, de son air modeste, de son accent distingué, et je me promis d'en faire une heureuse soubrette, libre autant que possible, et traitée avec bienveillance.

Puis, au bout de quelque temps, en courant avec elle, je découvris un trésor de raison, de droiture et de bonté; et bientôt, je la retirai de l'office pour la faire asseoir à mes cotés, non comme une demoiselle de compagnie, mais comme la fille de mon coeur et de mon choix.

Pourtant si vous nous voyiez ensemble, vous seriez surprise, chère Alice, de l'apparente froideur de notre affection; du moins, vous nous trouveriez bien graves, et vous vous demanderiez si nous sommes heureuses l'une par l'autre.

Il faut donc que je vous explique ce qui se passe entre nous.

Dès le principe, j'ai examiné attentivement Agathe, je l'ai même beaucoup interrogée. J'ai retiré de cet examen et de ces interrogatoires, la certitude que c'était là un ange de pureté, et en même temps une âme assez forte: un caractère absolument différent du mien, à la fois plus humble et plus fier, étranger par nature aux passions qui m'ont bouleversée, difficile, impossible peut-être à égarer, prudente et réfléchie, non par sécheresse et calcul personnel, mais par instinct de dignité et par amour du vrai.

La docilité semblait être sa qualité dominante, lorsque je lui commandais en qualité de maîtresse. Mais en l'observant, je vis bientôt que cette docilité n'était qu'une muette adhésion à la règle qu'elle acceptait: l'amour de l'ordre, et surtout une noble fierté qui voulait se soustraire par l'exactitude rigoureuse à l'humiliation du commandement. C'était cela bien plutôt qu'une soumission aveugle et servile pour ma personne. Le silence profond qui protégeait ce caractère grave et recueilli m'empêchait de savoir si les passions généreuses pourraient y fermenter, si la haine de l'injustice et le mépris de la stupidité seraient capables d'en troubler la paix.

A présent encore, quoique j'aie lu aussi avant dans son coeur qu'elle-même, quoique je sache bien qu'elle adore la bonté, j'ignore si elle peut haïr la méchanceté Peut-être qu'il y a là trop de force pour que l'indignation s'y soulève, pour que le dédain y pénètre. Étonnement et pitié, voilà, ce me semble, toute l'altération que cette sérénité pourrait subir.

Agathe a vécu dans le travail et la retraite, sans rien savoir, sans rien deviner du monde, sans rien désirer de lui, sans songer qu'elle pût jamais sortir de l'obscurité qu'elle aime, non-seulement par habitude, mais par instinct. Elle ne connaît pas l'amour, elle en pressent encore si peu les approches, que je me demande avec terreur si elle est capable d'aimer, et si elle n'est pas trop parfaite pour ne pas rester insensible.

Et pourtant, je ne puis concevoir la jeunesse d'une femme sans amour, et je suis épouvantée du mystère de son avenir. Aimera-t-elle, d'amitié seulement, un compagnon de toute la vie, un mari? Élèvera-t-elle des enfants, sans passion, sans faiblesse, avec la rigide pensée d'en faire des êtres sages et honnêtes? Quelle rectitude admirable et effrayante! Sera-t-elle heureuse sans souffrir? est-ce possible!

Et pourtant, qu'ai-je retiré, moi, de mes angoisses et de mes tourments?

Quand j'avais seize ans, l'âge d'Agathe, je n'avais déjà plus de sommeil, ma beauté me brûlait le front, de vagues désirs d'un bonheur inconnu me dévoraient le sein. Rien dans cette enfant ne me rappelle mon passé. Je l'admire, je m'étonne, et je n'ose pas juger.

Quand j'ai changé la condition d'Agathe si soudainement, si complètement, elle a été fort peu surprise, nullement étourdie ou enivrée, et j'ai aimé cette noble fierté qui acceptait tout naturellement sa place. L'expression de sa reconnaissance a été vraie, mais toujours digne. Elle me promettait de mériter ma tendresse, mais elle n'a pas plié le genou, elle n'a pas courbé la tête, et c'est bien. En voyant ce noble maintien, moi, j'ai été saisie d'un respect étrange, et une seule crainte m'a tourmentée, c'est de n'être pas digne d'être la bienfaitrice et la providence d'Agathe. Son air imposant ma fait comprendre la grandeur du rôle que je m'imposais, et, depuis ce moment, je m'observe avec elle, comme si je craignais de manquer au devoir que j'ai contracté.