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Horace

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«Mais pourquoi froncez-vous le sourcil? pourquoi Eugénie hausse-t-elle les épaules d'un air chagrin, et inquiet? Je suis un honnête homme; et comme Marthe est une femme fière et juste, comme elle ne voudra plus me revoir certainement qu'en présence de son mari; comme, si son mari y consent, ce sera pour moi un engagement tacite de respecter sa confiance et son honneur, vous l'avez guère à craindre, ce me semble, que je trouble la sérénité de ce ménage. Oh! ne vous inquiétez pas, je vous en prie; je n'ai pas le moindre désir de lui enlever sa femme, quoiqu'il m'ait enlevé ma maîtresse. Il s'est admirablement conduit envers elle et envers mon fils… puisque c'est mon fils! Marthe ne m'a pas dit un mot de l'enfant, ni moi non plus, comme vous pouvez croire… Mais enfin, il est bien, certain qu'un lien sacré, indissoluble, m'unit à elle, et que si jamais je fais fortune, je n'oublierai pas que j'ai un héritier. Je saurai donc récompenser indirectement Arsène des soins qu'il lui aura donnés; et puisque c'est leur volonté de me retirer mes droits de père, je n'exercerai ma paternité que d'une façon mystérieuse, et pour ainsi dire providentielle. Vous voyez, mes bons amis, que je n'ai l'intention d'être ni si lâche ni si pervers que vous le pensiez ce matin; que, loin d'être l'ennemi et le calomniateur de Marthe, je reste son admirateur, son serviteur et son ami. Je ne pense pas qu'Arsène puisse le trouver mauvais: en s'attachant à la femme qui m'avait appartenu, il a bien dû prévoir que je ne pouvais pas être mort pour elle, ni elle pour moi. C'est un homme sage et froid, qui ne la tyrannisera pas, puisqu'il me connaît. Quant à moi, je me sens relevé, consolé, et comme ressuscité par les événements de cette journée. J'ai été absurde et maussade ce matin. Oubliez cela, et regardez-moi désormais comme l'ancien Horace que vous avez aimé, estimé, et que le monde n'a pu ni avilir ni corrompre. Laissez-moi vous dire que j'aime Marthe plus que jamais, que je l'aimerai toute ma vie; car je vous réponds qu'elle n'aura plus jamais à trembler ni à souffrir de mon amour, de même que vous n'aurez plus jamais rien à réprimer ni à condamner dans ma conduite envers elle.»

Tandis qu'Horace, au milieu de mille vanteries, de mille projets et de mille espérances, qui se contredisaient les unes les autres, nous faisait les plus hardies promesses de vertu et de raison, Marthe, rentrée chez elle avec son mari, lui racontait avec la plus grande franchise l'entrevue qu'elle avait eue avec lui. Arsène éprouva un grand effroi et un grand déchirement de coeur à cette nouvelle; mais il n'en fit rien paraître, et il approuva d'avance tout ce que sa femme pouvait projeter.

«Es-tu donc d'avis, lui dit-elle, que je le revoie encore, et que je lui témoigne de l'amitié?

– Je n'ai pas d'avis là-dessus, Marthe, répondit-il, tu ne lui dois rien; cependant, si tu te décides à le voir, tu es forcée de le traiter doucement et amicalement. D'abord tu n'aurais peut-être pas la force d'être sévère et froide avec lui, et si tu l'avais, à quoi servirait de le manifester, à moins qu'il ne t'y contraignit par de nouvelles prétentions? Tu me dis qu'il n'en a pas, qu'il n'en peut plus avoir, qu'il te demande seulement le pardon du passé et un peu de pitié généreuse pour son repentir; si tu as lieu d'être satisfaite de sa manière d'être aujourd'hui avec toi, et de ne rien craindre de lui à l'avenir…

– Paul, dit Marthe en l'interrompant, tandis que tu me parles ainsi, ta figure est pâle et ta voix troublée: tu as de l'inquiétude au fond de l'âme?»

Arsène hésita un instant, puis il lui répondit: «Je le jure devant Dieu, ma bien-aimée, que si tu n'en as pas toi-même, si tu te sens aussi calme et aussi heureuse que tu l'étais ce matin, je suis moi-même heureux et tranquille.

– Paul! s'écria-t-elle, ce n'est pas à vous, que je chéris plus que tout au monde, que je voudrais faire un mensonge. Je ne me sens pas dans la même situation que ce matin. Je me trouve d'autant plus heureuse d'être à vous, que j'ai revu l'homme qui m'a fait un mal affreux; mais je ne me suis pas sentie calme en sa présence, et à l'heure qu'il est, je suis encore agitée et bouleversée comme si j'avais vu la foudre tomber près de moi.»

Arsène garda le silence pendant quelques instants; et quand il se sentit la force de parler, il pria Marthe de ne lui rien cacher et de lui expliquer le genre d'émotion qu'elle éprouvait, sans craindre de l'affliger ou de l'inquiéter.

«Il me serait tout à fait impossible de le définir, répondit-elle; car depuis une heure je cherche en vain à le faire vis-à-vis de moi-même. Il me semble que c'est un sentiment de terreur douloureuse, un frisson comme celui qu'on éprouverait en regardant les instruments d'une torture qu'on aurait subie. Ce que je peux te dire avec certitude, c'est que tout, dans cette émotion, est pénible, affreux même; qu'il s'y mêle de la honte, du remords de t'avoir si longtemps méconnu, le regret d'avoir tant souffert pour un homme si peu sérieux, une sorte de dégoût et de haine contre moi-même. Enfin cela me fait mal, sans le plus petit mélange de satisfaction et d'attendrissement: tout ce que dit cet homme semble affecté, vain et faux. Il me fait pitié; mais quelle pitié amère et humiliante pour lui et pour moi! Il me semble que quand tu le reverras tel qu'il est maintenant, élégant et malpropre, humble et prétentieux, flétri et puéril, tu ne pourras pas t'empêcher de me mépriser, pour t'avoir préféré ce comédien plus mauvais, hélas! que tous ceux avec lesquels j'ai eu le malheur de jouer des scènes d'amour à Belleville.»

Marthe disait sincèrement ce qu'elle pensait, et ne faisait aucun effort hypocrite pour rassurer son époux. Cependant elle ne put dormir de la nuit. L'agitation que son début lui avait causée ajoutait à celle qu'Horace était venu lui imposer. Elle fit des rêves fatigants, durant lesquels elle s'imagina, à plusieurs reprises, être retombée sous sa domination funeste, et où les scènes cruelles du passé se représentèrent à son imagination plus violentes et plus horribles encore que dans la réalité. Elle se jeta plusieurs fois dans le sein d'Arsène avec des cris étouffés, comme pour y chercher un refuge contre son ennemi; et Arsène, en la rassurant et en la bénissant de cet instinct de confiance et de tendresse, se sentit beaucoup plus malheureux que s'il l'eût trouvée indifférente au souvenir d'Horace.

A son lever, Marthe ayant pris son enfant dans ses bras pour oublier en le caressant toutes les angoisses de la nuit, la mère Olympe lui remit une lettre qu'Horace avait passé cette même nuit à lui écrire. Il me l'avait montrée avant de la lui faire porter: c'était vraiment un chef-d'oeuvre, non-seulement de style et d'éloquence, mais de sentiments et d'idées. Jamais il n'avait été mieux inspiré pour s'exprimer, et jamais il n'avait semble rempli d'instincts plus nobles, plus purs, plus tendres et plus généreux. Il était impossible de n'être pas subjugué par la grandeur de son mouvement et de ne pas ajouter foi à ses promesses. Il demandait ardemment le pardon, l'amitié, la confiance de Marthe et de Paul. Il s'accusait avec une entière franchise; il parlait d'Arsène avec un enthousiasme bien senti. Il implorait, comme une grâce, de voir son fils en leur présence, el de le remettre lui-même, humblement et courageusement, entre les bras de celui qui l'avait adopté, et qui était plus digne que lui d'en être le père.

Paul trouva sa femme lisant cette lettre avec des yeux pleins de larmes.

«Tiens, lui dit-elle en la lui remettant, c'est une lettre d'Horace, et tu vois, elle me fait pleurer. Et cependant quelque chose me dit que ce ne sont là encore que des paroles comme il en sait dire.»

Arsène lut la lettre attentivement, et la rendant à sa femme avec une émotion grave;

«Il est impossible, lui dit-il, que ce ne soit pas là l'expression d un sentiment vrai et d'une résolution généreuse. Cette lettre est belle, et cet homme est bon malgré ses vices. Il m'est impossible de ne pas le croire meilleur qu'il ne sait le prouver par sa conduite. On ne parle pas ainsi pour se divertir. Il a pleuré en t'écrivant. Je t'assure que tu ne dois pas rougir de l'avoir cru plus fort et plus sage qu'il ne l'est: il avait toutes les intentions des vertus qu'il n'avait pas. Tu lui dois le pardon et l'amitié qu'il demande; et si je t'en détournais, je te donnerais un conseil égoïste et lâche.

– Eh bien, je le verrai, mais en ta présence, répondit Marthe. La seule chose qui me fasse souffrir, c'est de penser qu'il verra Eugène, qu'il l'embrassera devant nous, qu'il l'appellera son fils, et qu'il verra en moi la mère de son enfant. Non, je n'aurais pas voulu réveiller et reconstituer ainsi en quelque sorte le passé. Je m'étais habituée à regarder cet enfant comme le tien. Je ne me rappelais plus que bien rarement qu'il ne l'est pas; et maintenant, on va nous l'ôter en quelque sorte, en nous volant une de ses caresses!

– Cette idée m'est plus cruelle qu'à toi, ma pauvre Marthe, reprit Arsène; mais c'est un devoir auquel il faut se soumettre. J'ai réfléchi toute la nuit à ces choses-là, et je m'en suis dit une bien sérieuse, et que tu vas comprendre. Au-dessus de nos désirs, de notre choix et notre volonté, il y a le dessein, le choix et la volonté de Dieu. Dieu ne fait rien qui ne soit nécessaire, et ses intentions mystérieuses nous doivent être sacrées. Il a voulu qu'Horace fût père, bien qu'Horace repoussât les joies et les peines de la famille. Il a voulu qu'Horace le revit, et sentît le désir d'embrasser son fils, bien qu'il ait jusqu'ici abjuré les douceurs et les devoirs de la paternité. Dieu seul sait quelle influence cachée et puissante cet enfant peut avoir sur l'avenir d'Horace. C'est un lien entre le ciel et lui, qu'il n'est au pouvoir de personne de briser. Ce serait une impiété, un crime, de le tenter. Lui ravir la faculté de connaître et d'aimer son fils, dût-il le connaître et l'aimer faiblement, serait une sorte de rapt et comme un dommage irréparable que nous causerions à son être moral. Il nous faut donc, loin d'accaparer notre trésor à son préjudice, l'admettre à en jouir, parce que Dieu l'appelle à profiter de ce bienfait. Je ne veux pas croire que la vue de cet enfant ne le rende pas meilleur et n'amène pas un changement sérieux dans son âme.»

 

Marthe se rendit à de si hautes considérations religieuses, et sa vénération pour Arsène en augmenta. Un déjeuner fut arrangé chez moi pour cette rencontre. Marthe, et Arsène amenèrent l'enfant; et cette fois Horace, redevenu affectueux, naïf et sensible, fut admirable en tous points pour lui, pour sa mère, et surtout pour Arsène, dont l'attitude noble et sereine le frappa de respect et d'attendrissement. Ce fut le plus beau jour de la vie d'Horace.

La vanité avait seule fait éclore ce beau mouvement dans son âme, il faut bien le confesser. Avili et outragé par les gens du monde, humilié et blessé par nous, il s'était senti enfin déchu et souillé à ses propres yeux. Il avait éprouvé violemment le besoin de sortir de cet abaissement et de se réhabiliter vis-à-vis de nous et de lui-même, en attendant qu'il put se laver plus tard aux yeux du monde. Il n'avait pas voulu sortir à demi de cette situation, et se contenter de se montrer bon et repentant: il voulait se montrer grand, et changer notre pitié en admiration. Il y réussit pendant tout un jour. Son ostentation eut au moins l'avantage de lui faire connaître des joies d'amour-propre qu'il ne connaissait pas encore, et qu'il reconnut préférables aux mesquines satisfactions d'une vanité plus étroite. Il entra, à partir de ce jour, dans la phase de l'orgueil; et son être, sans changer de nature, s'agrandit au moins dans la voie qui lui était ouverte.

Le lendemain il se réveilla un peu fatigué de ces émotions nouvelles et de la grande crise qui s'était opérée en lui un peu rapidement. Il pensa à Marthe un peu plus qu'à Arsène, et à lui-même un peu plus qu'à son fils. Son amitié enthousiaste pour Marthe reprit le caractère d'une passion qui se réveille, et qui n'abandonne pas tout à coup de chimériques et coupables espérances. Enfin selon l'expression d'Eugénie, qui avait retenu quelques mots de science, son étoile eut une défaillance de lumière. Il était temps qu'Horace partît et n'eût pas l'occasion de revenir sur ses nobles résolutions. Je l'y forçai en quelque sorte, non sans peine ni sans lutte; car, bien que charmé de l'idée de voyager, il voulait gagner quelques jours. Mais j'y mis une fermeté excessive, sentant bien que de sa conduite avec Marthe en cette circonstance dépendait tout son avenir moral. Je lui fis accepter, comme venant de moi, la somme que Louis de Méran m'avait envoyée pour lui, et je fixai le jour de son départ pour l'Italie sans lui permettre de revoir personne.

XXXIII

La joie de se voir possesseur d'une nouvelle petite fortune, et celle de réaliser un de ses plus doux projets, enivra si vivement Horace dans les derniers jours, que je m'effrayai des dispositions folles dans lesquelles je le vis se préparer à son voyage. Il se forgeait sur toutes choses des illusions qui me faisaient craindre de grandes imprudences ou d'amers désenchantements. Après la semaine d'abattement et de spleen profond que lui avait causé son fiasco dans le beau monde, il avait eu une semaine d'enthousiasme, d'expansion délirante et d'orgueil sublime. Toutes ces émotions avaient brisé son corps appauvri par la vie de plaisir qu'il avait menée durant tout l'hiver; et je le voyais en proie à une fièvre d'autant plus réelle qu'il ne s'en plaignait pas et ne s'en apercevait pas. Craignant qu'il ne tombât malade en route, je résolus de le conduire jusqu'à Lyon, afin de l'y faire reposer et de l'y soigner, si les premiers jours de mouvement, au lieu de faire une heureuse diversion, venaient à hâter l'invasion d'une maladie.

Nous fîmes donc ensemble nos apprêts de départ, et je le gardai à vue pour qu'il ne fît pas échouer nos projets par quelque subite extravagance. J'avais le pressentiment d'une crise imminente. Il y avait du désordre dans ses idées, des préoccupations étranges dans ses moindres actions, et sur sa figure quelque chose de voilé et de bizarre qui frappait également Eugénie. «Je ne sais pas pourquoi je ne peux plus le regarder, me disait-elle, sans m'imaginer qu'il est condamné à mourir fou. Il n'y a pas jusqu'aux grands sentiments qu'il montre depuis quelques jours, qui ne me semblent provenir d'un secret dérangement dans tout son être; car enfin ces sentiments ne sont plus joués, je le vois bien, et pourtant ils ne lui sont pas naturels, et on n'abjure pas ainsi d'un jour à l'autre l'habitude de toute une vie.»

Je grondais Eugénie de douter ainsi de l'action divine sur une âme humaine; mais au fond de la mienne, je n'étais pas éloigné de partager ses craintes.

La vérité est qu'Horace, pour la première et pour la dernière fois de sa vie, n'était pas maître de lui-même. Il ne se rendait pas compte des mouvements impétueux que, jusque-là, il avait provoqués en lui et comme caressés avec amour. L'affront qu'il avait vécu dans le monde lui avait laissé un secret mais cuisant chagrin; il réussissait à s'en distraire et à le chasser, en s'exaltant à ses propres yeux dans une nouvelle carrière d'émotions. Mais ce cauchemar le poursuivait, et venait le faire pâlir jusqu'au milieu de ses joies les plus pures. Plus il croyait en triompher en se raidissant contre cet amer souvenir et en cherchant à se grandir à ses propres yeux par d'intérieures déclamations, et moins il réussissait à atteindre ce calme stoïque, ce mépris des lâches attaques et des sots propos, dont il se vantait. Pour le résumer, et le définir une dernière fois, au moment de clore le récit de cette période de sa vie, je dirai que c'était un cerveau très-bien organisé, très-intelligent et très-solide, qui pouvait cependant se troubler et se détériorer en un instant, comme une belle machine dont on briserait le moteur principal. Le grand ressort du cerveau d'Horace, c'était cette faculté que Spurzheim, fondateur d'une nouvelle langue psychologique, a, par un néologisme ingénieux, qualifiée d'approbativité; et l'approbativité d'Horace avait reçu un choc terrible la nuit du souper chez Proserpine. Malgré l'appareil que les douces effusions du déjeuner chez moi avec Marthe avaient posé sur cette blessure, le trouble et la confusion régnaient dans les profondeurs de la pensée d'Horace.

Le matin du 25 mai 1833 (notre place était retenue aux diligences Laffitte et Caillard pour le soir même), Horace, voyant tous ses préparatifs terminés, et se sentant excédé de ma surveillance, m'échappa adroitement, et courut chez Marthe. Il éprouvait un désir insurmontable de la revoir seule et de lui faire ses adieux. Peut-être la manière calme et douce avec laquelle elle avait pris congé de lui à notre dernière réunion lui avait-elle laissé un secret mécontentement. Il voulait bien la quitter et renoncer à elle pour jamais par un effort magnanime; mais il entendait faire par là un admirable sacrifice de ses droits et de sa puissance sur l'âme de cette femme; tandis qu'elle, comprenant son rôle autrement, croyait, en lui laissant presser sa main et embrasser son fils, lui accorder une sorte d'absolution religieuse. Horace, en acceptant cette position, ne se trouvait pas assez haut dans l'opinion de Marthe, à qui il voulait laisser des regrets; dans celle d'Arsène, à qui il voulait inspirer de la reconnaissance; et dans la nôtre, qu'il voulait éblouir de toutes manières. Le jour du déjeuner, je ne crois pas qu'il eût eu aucune arrière-pensée; mais il en avait eu le lendemain; et en nous trouvant tous résolus à ne pas renouveler cette scène délicate, il avait été mécontent de nous tous, et de l'attitude qu'il avait été forcé de garder vis-à-vis de nous. Il voulait, en un mot, emporter quelques baisers et quelques larmes de Marthe, afin de pouvoir faire son entrée en Italie en triomphateur généreux d'une femme, et non en victime de l'abandon de trois ou quatre. Disons bien vite, pour l'excuser un peu, que ces pensées n'étaient pas formulées dans son esprit, et que ce n'était pas le froid disciple du marquis de Vernes qui allait chercher sa revanche auprès de Marthe; mais le véritable Horace, troublé par la fièvre de sa vanité blessée, allant, comme malgré lui et sans aucun plan arrêté, chercher un soulagement quelconque, ne fût-ce qu'un regard et un mot, à cette souffrance insupportable.

Il entra dans un café, à trois portes de la maison que Marthe habitait, non loin du Gymnase. Il y traça au crayon quelques mots sans suite qu'il fit porter par un voyou. L'enfant revint au bout d'un quart d'heure avec cette réponse: «Je ne demande pas mieux que de vous dire un dernier adieu: nous irons, Arsène et moi, avec Eugène dans nos bras, vous voir monter en diligence. Dans ce moment-ci il me serait impossible de vous recevoir.

Horace sourit amèrement, froissa le billet dans ses mains, le jeta par terre, le ramassa, le relut, demanda du café à plusieurs reprises pour éclaircir ses idées qui s'égaraient de plus en plus, et s'arrêta enfin à cette hypothèse: ou elle est enfermée avec un nouvel amant, et en ce cas elle est la dernière des femmes; ou son mari est absent, et elle n'ose pas se trouver seule avec moi, et alors elle est la plus adorable des amantes et la plus vertueuse des épouses. Dans ce dernier cas, je veux la presser sur mon coeur une dernière fois; dans l'autre, je veux m'assurer de son impudence, afin d'être à jamais délivré de son souvenir.

Il remit le billet dans sa poche, rajusta sa coiffure devant une glace, et se trouva si pâle et si tremblant qu'il demanda de l'extrait d'absinthe, croyant arriver à la force de l'esprit, grâce à ces excitants qui produisaient en lui l'effet tout contraire.

Enfin il franchit le seuil de cette maison inconnue, monte cinq étages, sonne, feint de ne pas entendre le refus positif de la vieille Olympe, la repousse aisément, franchit deux petites pièces, et pénètre dans un boudoir des plus simples et des plus chastes, où il trouve Marthe seule, étudiant un rôle, avec son enfant endormi à ses côtés sur le sofa. En le voyant, Marthe fit un cri, et la peur se peignit dans tous ses traits. Elle se leva, et se plaignit, d'une voix sèche, quoique tremblante, de l'obstination d'Horace. Mais il se jeta à ses pieds, versa des larmes, et lui peignit son amour insensé avec toute l'ardeur que savait lui prêter son éloquence naturelle. Marthe accueillit d'abord ce langage avec une froideur amère; puis elle essaya, par des discours presque évangéliques et tout empreints de la bonté pieuse qu'Arsène avait su lui inspirer, de ramener Horace aux sentiments nobles qu'il lui avait témoignés naguère.

Mais plus elle se montrait grande, forte, pleine de coeur et d'intelligence, plus Horace sentait le prix, du trésor qu'il avait perdu par sa faute; et une sorte de désespoir, d'orgueil sombre et violent, comme celui d'un véritable amour, s'emparait de lui. Il s'y livra avec une énergie extraordinaire; et Marthe, effrayée, allait appeler Olympe pour qu'elle courût chercher son mari au théâtre, lorsque Horace, tirant de son sein un poignard véritable, la menaça de s'en frapper si elle ne consentait à l'entendre jusqu'au bout. Alors il lui fit, à sa manière, le récit de la vie solitaire et affreuse qu'il avait menée loin d'elle, des efforts furieux qu'il avait tentés pour chasser son souvenir dans les bras d'autres femmes, des brillantes conquêtes qu'il avait faites, et dont aucune n'avait pu l'étourdir un instant. Il lui annonça qu'il partait pour Rome avec l'intention de se noyer dans le Tibre s'il ne pouvait se guérir de son amour; et après de longues tirades, si belles qu'il aurait dû les garder pour son éditeur, il lui fit les offres les plus folles; il la supplia de fuir ou de se suicider avec lui.

Marthe l'écoula avec cette incrédulité radicale qu'on acquiert en amour à ses dépens. Elle trouva sa conduite absurde et ses intentions coupables et lâches. Cependant, quoique son coeur lui fût fermé sans retour, elle sentit avec terreur que l'ancien magnétisme exercé sur elle par cet homme si funeste à son repos était près de se ranimer, et qu'une influence mystérieuse, satanique en quelque sorte, et dont elle avait horreur, commençait à pénétrer dans ses veines comme le froid de la mort. Son coeur se serrait, un tremblement convulsif agitait ses mains, qu'Horace retenait de force dans les siennes; et lorsqu'il se jetait à genoux devant son fils endormi, lorsqu'au nom de cette innocente créature, qui les unissait pour jamais l'un à l'autre en dépit du sort et des hommes, il lui demandait un peu de pitié, elle sentait se réveiller, pour celui qui l'avait rendue mère, une sorte de tendresse fatale, mêlée de compassion, de mépris et de sollicitude. Horace vit ses yeux se remplir de larmes, et son sein se gonfler de sanglots; il l'entoura de ses bras avec énergie en s'écriant: «Tu m'aimes, ah! tu m'aimes, je le vois, je le sais!»

 

Mais elle se dégagea avec une force supérieure; et, prenant tout à coup une résolution désespérée pour se délivrer à jamais de son mauvais génie:

«Horace, lui dit-elle, votre passion est mal placée, et vous devez vous en guérir au plus vite. Je ne saurais plus longtemps conserver votre estime, au prix de votre repos et de votre dignité. Je ne mérite pas les éloges dont vous m'accablez, je vous ai manqué de foi; vos soupçons n'ont été que trop fondés: cet enfant n'est pas de vous. C'est bien véritablement le fils de Paul Arsène, dont j'étais la maîtresse en même temps que la vôtre.»

Marthe, en proférant ce mensonge, faisait un véritable acte de fanatisme. C'était comme un exorcisme pour chasser les démons au nom du prince des démons. Horace était si hagard qu'il ne songea pas à l'invraisemblance d'une telle assertion, après la conduite d'Arsène envers lui. Il n'hésita pas à accuser cet homme vertueux de complicité avec une femme impudente, pour lui faire accepter la paternité d'un enfant. Il oublia qu'il était sans nom, sans fortune, et sans position, et que par conséquent Arsène ne pouvait avoir aucun intérêt à le tromper si grossièrement. Il crut seulement à cet instant de remords que Marthe venait déjouer pour se débarrasser de lui; et, transporté d'une fureur subite, saisi d'un accès de véritable démence, il s'élança vers elle en s'écriant:

«Meurs donc, prostituée, et ton fils, et moi, avec toi.»

Il avait son poignard à la main; et quoiqu'il n'eût certainement d'intention bien nette que celle de l'effrayer, elle reçut, en se jetant au-devant de son fils, non pas le coup de la mort, mais, hélas! puisqu'il faut le dire, au risque de dénouer platement la seule tragédie un peu sérieuse qu'Horace eut jouée dans sa vie… une légère égratignure.

A la vue d'une goutte de sang qui vint rougir le beau bras de Marthe, Horace, convaincu qu'il l'avait assassinée, essaya de se poignarder lui-même. J'ignore s'il aurait poussé jusque-là son désespoir; mais à peine avait-il effleuré son gilet, qu'un homme, ou plutôt un spectre qui lui parut sortir de la muraille, s'élança sur lui le désarma, et, le poussant par les épaules, le précipita dans les escaliers en lui criant avec un rire amer:

«Courez, mon cher Oreste, débuter aux Funambules, et surtout allez vous faire pendre ailleurs.»

Horace chancela, heurta la muraille, se rattrapa à la rampe, et entendant le pas d'Arsène, qui montait et venait à sa rencontre, il se hâta de fuir, la tête baissée, le chapeau enfoncé sur les yeux, et se disant: «Bien certainement, je suis fou; tout ce qui vient de se passer est un rêve, une hallucination, surtout cette vision que je viens d'avoir de Jean Laravinière, tué l'an dernier au cloître Saint-Méry, sous les yeux et dans les bras de Paul Arsène.»

Il se jeta dans un cabriolet de place, et se fit conduire, aussi vite que la rosse put courir, à Bourg-la-Reine, où il profita du passage de la première diligence, se croyant sur le point d'être poursuivi pour meurtre, et impatient de fuir Paris au plus vite. Je l'attendis en vain toute la soirée; je perdis les arrhes que j'avais données pour nos places, mais ne supposai point qu'il était parti sans moi, sans ses effets et sans son argent. Quand j'eus vu s'éloigner la voiture qui devait nous emporter, je courus chez Marthe, et là j'appris en deux mots ce qui s'était passé. «Il ne m'aurait pas tuée, dit Marthe avec un sourire de mépris; mais il se serait fait peut-être un peu de mal, si je n'eusse été délivrée par un revenant.

– Que voulez-vous dire? lui demandai-je; êtes-vous folle aussi, ma chère Marthe!

– Tâchez de ne pas le devenir vous-même, me répondit-elle; car il va vraiment de quoi le devenir de joie et d'étonnement. Voyons, êtes-vous préparé à l'événement le plus inouï et le plus heureux qui puisse nous arriver?

– Pas tant de préambule! dit Jean, sortant du boudoir de Marthe; j'avais voulu lui laisser le temps de vous préparer à embrasser un mort, mais je ne puis tenir à l'impatience d'embrasser les vivants que j'aime.»

C'était bien le président des bousingots en chair et en os, en esprit et en vérité, que je pressais dans mes bras. Jeté parmi les morts dans l'église Saint-Méry, le jour du massacre, il s'était senti encore tenir à la vie par un fil, et, se traînant sur ces dalles ensanglantées, il était parvenu à se blottir dans un confessionnal, où un bon prêtre l'avait trouvé, recueilli et secouru le lendemain. Ce digne chrétien l'avait caché et soigné pendant plusieurs mois qu'il avait passés chez lui, toujours entre la vie et la mort. Mais comme c'était un homme timide et craintif, il lui avait beaucoup exagéré le résultat des persécutions essayées contre les victimes du 6 juin, et l'avait empêché de faire connaître son sort à ses amis, affirmant qu'il était impossible de le faire sans les compromettre et sans l'exposer lui-même aux rigueurs de la justice.

«J'avais alors l'esprit et le corps si affaibli, dit Laravinière en nous racontant son histoire, que je me laissai diriger comme le voulait mon bienfaiteur; et la peur de cet homme, admirable d'ailleurs, était si grande, qu'il n'attendit pas que je fusse transportable pour me conduire dans sa province. Il m'y laissa chez de bons paysans auvergnats, ses père et mère, qui m'ont tenu jusqu'à présent caché au fond de leurs montagnes, me soignant de leur mieux, me nourrissant fort mal, et me tourmentant beaucoup pour me faire confesser: car ils sont fort dévots, et mon état d'agonie continuelle leur donnait tous les jours à penser que le moment de rendre mes comptes était venu. Ce moment n'est pas éloigné; il ne faut pas vous faire illusion, mes chers amis, parce que vous me voyez sur mes jambes et assez fort pour donner la chasse à M. Horace Dumontet. Je suis frappe à fond, et sur toutes les coutures. J'ai deux balles dans la poitrine, et une vingtaine d'autres horions qui ne pardonnent pas. Mais j'ai voulu venir mourir sous le ciel gris de mon Paris bien-aimé, dans les bras de mes amis et de ma soeur Marthe. Me voilà bien content, habitué à souffrir, résolu à ne plus me soigner, enchanté d'avoir échappé à la confession, et tranquille pour le peu de temps qui me reste à vivre, puisque l'acte d'accusation des patriotes du 6 juin n'a pas fait mention de ma laide figure. Ah! dame! je ne suis pas embelli, ma pauvre Marthe, et vous ne devez plus craindre de tomber amoureuse de ce Jean que vous avez connu si beau, avec un teint si uni, une barbe si épaisse, et de si grands yeux noirs!»

Jean plaisanta ainsi toute la soirée, et Arsène, qui l'avait déjà embrassé (mais à qui on avait caché l'algarade d'Horace), étant rentré, nous soupâmes tous ensemble, et la gaieté héroïque du revenant ne se démentit pas. En le voyant si heureux et si enjoué, Marthe ne pouvait se persuader qu'il fût incurable. Moi-même, en observant ce qui restait de force et d'animation à ce corps exténué, je ne voulais point renoncer à l'espérance; mais, craignant de me faire illusion, je le soumis à un long et minutieux examen. Quelle fut ma joie lorsque je trouvai intacts les organes que Laravinière avait crus attaqués, et lorsque je me convainquis de la possibilité d'appliquer un traitement efficace! Ce fut pendant plusieurs mois mon occupation la plus constante; et, grâce à la bonne constitution et à l'admirable patience de mon malade, nous le vîmes reprendre à la vie, et retrouver la santé rapidement. Les tendres soins de Marthe et d'Arsène y contribuèrent aussi. Il s'associa désormais à ce jeune ménage, dont il vit avec joie l'heureuse et noble union. «Vois-tu, me disait-il un jour, je me suis autrefois imaginé que j'étais amoureux de cette femme, lorsque je la voyais malheureuse avec Horace: c'était une illusion de l'amitié ardente que je lui porte. Depuis qu'elle est relevée, purifiée et récompensée par un autre, je sens, à la joie de mon âme, que je l'aime comme ma soeur et pas autrement.»