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Horace

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«Non,» dit-il d'une voix forte; et il m'entraîna pour répéter vite à Horace ce non», qui devait le soulager momentanément.

Au bout de quelques pas, Arsène s'arrêtant:

«Montrez-moi encore, lui dit-il, le billet qu'elle vous a laissé.»

Ce billet, Horace nous l'avait communiqué. Il le remit de nouveau à Paul, qui le relut attentivement. Il était ainsi conçu:

«Rassurez-vous, cher Horace, je m'étais trompée. Vous n'aurez pas les charges et les ennuis de la paternité; mais après tout ce que vous m'avez dit depuis quinze jours, j'ai compris que notre union ne pouvait pas durer sans faire votre malheur et ma honte. Il y a longtemps que nous avons dû nous préparer mutuellement à cette séparation, qui vous affligera, j'en suis sûre, mais à laquelle vous vous résignerez, en songeant que nous nous devions mutuellement cet acte de courage et de raison. Adieu pour toujours. Ne me cherchez pas, ce serait inutile. Ne vous inquiétez pas de moi, je suis forte et calme désormais. Je quitte Paris; j'irai peut-être dans mon pays. Je n'ai besoin de rien, je ne vous reproche rien. Ne gardez pas de moi un souvenir amer. Je pars en appellant sur vous la bénédiction du ciel.»

Celle lettre n'annonçait pas des projets sinistres; cependant elle était loin de nous rassurer. Moi surtout, j'avais trouvé naguère chez Marthe tous les symptômes d'un désespoir sans ressource, et cette farouche énergie qui conduit aux partis extrêmes.

«Il faut, dis-je à Horace, faire encore un grand effort sur vous-même, et nous raconter textuellement ce qui s'est passé entre vous depuis quinze jours; d'après cela, nous jugerons de l'importance que nous devons laisser à nos craintes. Peut-être les vôtres sont exagérées. Il est impossible que vous ayez eu envers Marthe des procèdés assez cruels pour la pousser à un acte de folie. C'est un esprit religieux, c'est peut-être un caractère plus fort que vous ne le pensez. Parlez, Horace; nous vous plaignons trop pour songer à vous blâmer, quelque chose que vous ayez à nous dire.

– Me confesser devant lui? répondit Horace en regardant Arsène. C'est un rude châtiment; mais je l'ai mérité, et je l'accepte. Je savais bien qu'il l'aimait, lui, et que son amour était plus digne d'elle que le mien. Mon orgueil souffrait de l'idée qu'un autre que moi pouvait lui donner le bonheur que je lui déniais; et je crois que, dans mes accès de délire, je l'aurais tuée plutôt que de la voir sauvée par lui!

– Que Dieu vous pardonne! dit Arsène; mais avouez jusqu'au bout. Pourquoi la rendiez vous si malheureuse? Est-ce à cause de moi? Vous savez bien qu'elle ne m'aimait pas!

– Oui, je le savais! dit Horace avec un retour d'orgueil et de triomphe égoïste; mais aussitôt ses yeux s'humectèrent et sa voix se troubla. Je le savais, continua-t-il, mais je ne voulais seulement pas qu'elle t'estimât, noble Arsène! C'était pour moi une injure sanglante que la comparaison qu'elle pouvait faire entre nous deux au fond de son coeur. Vous voyez bien, mes amis, que, dans ma vanité, il y avait des remords et de la honte.

– Mais enfin, reprit Arsène, elle ne me regrettait pas assez, elle ne pensait pas assez à moi, pour qu'il lui en coûtât beaucoup de m'oublier tout à fait?

– Elle vous a longtemps défendu, répondit Horace avec une énergie qui me portait à la fureur. Et puis tout à coup elle ne m'a plus parlé de vous, elle s'y est résignée avec un calme qui semblait me braver et me mépriser intérieurement. C'est à cette époque que la misère m'a contraint à lui laisser reprendre son travail, et quoique j'eusse vaincu en apparence ma jalousie, je n'ai jamais pu la voir sortir seule, sans conserver un soupçon qui me torturait. Mais je le combattais, Arsène; je vous jure qu'il m'arrivait bien rarement de l'exprimer. Seulement quelquefois, dans des accents de colère, je laissais échapper un mot indirect, qui paraissait l'offenser et la blesser mortellement. Elle ne pouvait pas supporter d'être soupçonnée d'un mensonge, d'une dissimulation si légère qu'elle fût dans ma pensée. Sa fierté se révoltait contre moi tous les jours dans une progression qui me faisait craindre son changement ou son abandon. Pourtant, depuis quelques semaines, j'étais plus maître de moi, et, injuste qu'elle était! elle prenait ma vertu pour de l'indifférence. Tout à coup une malheureuse circonstance est venue réveiller l'orage. J'ai cru Marthe enceinte; Théophile m'en a donné l'idée, et j'en ai été consterné. Épargnez-moi l'humiliation de vous dire à quel point le sentiment paternel était peu développé en moi. Suis-je donc dans l'âge où cet instinct s'éveille dans le coeur de l'homme? et puis l'horrible misère ne fait-elle pas une calamité de ce qui peut être un bonheur en d'autres circonstances? Bref, je suis rentré chez moi précipitamment, il y a aujourd'hui quinze jours, en quittant Théophile, et j'ai interrogé Marthe avec plus de terreur que d'espérance, je l'avoue. Elle m'a laissé dans le doute; et puis, irritée des craintes chagrines que je manifestais, elle me déclara que si elle avait le bonheur de devenir mère, elle n'irait pas implorer pour son enfant l'appui d'une paternité si mal comprise et si mal acceptée par les hommes de ma condition. J'ai vu là un appel tacite vers vous, Arsène, je me suis emporté; elle m'a traité avec un mépris accablant. Depuis ces quinze jours, notre vie a été une tempête continuelle, et je n'ai pu éclaircir le doute poignant qui en était cause. Tantôt elle m'a dit qu'elle était grosse de six mois, tantôt qu'elle ne l'était pas, et, en définitive, elle m'a dit que si elle l'était, elle me le cacherait, et s'en irait élever son enfant loin de moi. J'ai été atroce dans ces débats, je le confesse avec des larmes de sang. Lorsqu'elle niait sa grossesse, j'en provoquais l'aveu par une tendresse perfide, et lorsqu'elle l'avouait, je lui brisais le coeur par mon découragement, mes malédictions, et, pourquoi ne dirais-je pas tout? par des doutes insultants sur sa fidélité, et des sarcasmes amers sur le bonheur qu'elle se promettait de donner un héritier à mes dettes, à ma paresse et à mon désespoir. Il y avait pourtant des moments d'enthousiasme et de repentir où j'acceptais cette destinée avec franchise et avec une sorte de courage fébrile; mais bientôt je retombais dans l'excès contraire, et alors Marthe, avec un dédain glacial, me disait: «Tranquillisez-vous donc; je vous ai trompé pour voir quel homme vous étiez. A présent que j'ai la mesure de votre amour et de votre courage, je puis vous dire que je ne suis pas grosse, et vous répéter que si je l'étais, je ne prétendrais pas vous associer à ce que je regarderais comme mon unique bonheur en ce monde.»

«Que vous dirai-je? chaque jour la plaie s'envenimait. Avant-hier la mésintelligence fut plus profonde que la veille, et puis hier, elle le fut à un excès qui m'eût semblé devoir amener une catastrophe, si nous n'eussions pas été comme blasés l'un et l'autre sur de pareilles douleurs. A minuit, après une querelle qui avait duré deux mortelles heures, je fus si effrayé de sa pâleur et de son abattement, que je fondis en larmes. Je me mis à genoux, j'embrassai ses pieds, je lui proposai de se tuer avec moi pour en finir avec ce supplice de notre amour, au lieu de le souiller par une rupture. Elle ne me répondit que par un sourire déchirant, leva les yeux au ciel, et demeura quelques instants dans une sorte d'extase. Puis, elle jeta ses bras autour de mon cou, et pressa longtemps mon front de ses lèvres desséchées par une fièvre lente. «Ne parlons plus de cela, me dit-elle ensuite en se levant: ce que vous craignez tant n'arrivera pas. Vous devez être bien fatigué, couchez-vous; j'ai encore quelques points à faire. Dormez tranquille; je le suis, vous voyez!»

«Elle était bien tranquille en effet! Et moi, stupide et grossier dans ma confiance, je ne compris pas que c'était le calme de la mort qui s'étendait sur ma vie. Je m'endormis brisé, et je ne m'éveillai qu'au grand jour. Mon premier mouvement fut de chercher Marthe, pour la remercier à genoux de sa miséricorde. Au lieu d'elle, j'ai trouvé ce fatal billet. Dans sa chambre rien n'annonçait un départ précipité. Tout était rangé comme à l'ordinaire; seulement la commode qui contenait ses pauvres hardes était vide. Son lit n'avait pas été défait: elle ne s'était pas couchée. Le portier avait été réveillé vers trois heures du matin par la sonnette de l'intérieur; il a tiré le cordon comme il fait machinalement dans ce temps de choléra, où, à toute heure, on sort pour chercher ou porter des secours. Il n'a vu sortir personne, il a entendu refermer la porte. Et moi je n'ai rien entendu. J'étais là, étendu comme un cadavre, pendant qu'elle accomplissait sa fuite, et qu'elle m'arrachait le coeur de la poitrine pour me laisser à jamais vide d'amour et de bonheur.»

Après le douloureux silence où nous plongea ce récit, nous nous livrâmes à diverses conjectures. Horace était persuadé que Marthe ne pouvait pas survivre à cette séparation, et que si elle avait emporté ses hardes, c'était pour donner à son départ un air de voyage, et mieux cacher son projet de suicide. Je ne partageais plus sa terreur. Il me semblait voir dans toute la conduite de Marthe un sentiment de devoir et un instinct d'amour maternel qui devaient nous rassurer. Quant à Arsène, après que nous eûmes passé la journée en courses et en recherches minutieuses autant qu'inutiles, il se sépara d'Horace, en lui serrant la main d'un air contraint, mais solennel. Horace était désespéré. «Il faut, lui dit Arsène, avoir plus de confiance en Dieu. Quelque chose me dit au fond de l'âme qu'il n'a pas abandonné la plus parfaite de ses créatures, et qu'il veille sur elle.»

Horace me supplia de ne pas le laisser seul. Étant obligé de remplir mes devoirs envers les victimes de l'épidémie, je ne pus passer avec lui qu'une partie de la nuit. Laravinière avait couru toute la journée, de son côté, pour retrouver quelque indice de Marthe. Nous attendions avec impatience qu'il fût rentré. Il rentra à une heure du matin sans avoir été plus heureux que nous; mais il trouva chez lui quelques lignes de Marthe, que la poste avait apportées dans la soirée. «Vous m'avez témoigné tant d'intérêt et d'amitié, lui disait-elle, que je ne veux pas vous quitter sans vous dire adieu. Je vous demande un dernier service: c'est de rassurer Horace sur mon compte, et de lui jurer que ma position ne doit lui causer d'inquiétude, ni au physique ni au moral. Je crois en Dieu, c'est ce que je puis dire de mieux. Dites-le aussi à mon frère Paul. Il le comprendra.»

 

Ce billet, en rendant à Horace une sorte de tranquillité, réveilla ses agitations sur un autre point. La jalousie revint s'emparer de lui. Il trouva dans les derniers mots que Marthe avait tracés un avertissement et comme une promesse détournée pour Paul Arsène. «Elle a eu, en s'unissant à moi, dit-il, une arrière-pensée qu'elle a toujours conservée et qui lui revenait dans tous les mécontentements que je lui causais. C'est cette pensée qui lui a donné la force de me quitter. Elle compte sur Paul, soyez-en sûrs! Elle conserve encore pour notre liaison un certain respect qui l'empêchera de se confier tout de suite à un autre. J'aime à croire, d'ailleurs, que Paul n'a pas joué la comédie avec moi aujourd'hui, et qu'en m'aidant à chercher Marthe jusqu'à la Morgue, il n'avait pas au fond du coeur l'égoïste joie de la savoir vivante et résignée.

– Vous ne devez pas en douter, répondis-je avec vivacité; Arsène souffrait le martyre, et je vais tout de suite, en passant, lui faire part de ce dernier billet, afin qu'il repose en paix, ne fût-ce qu'une heure ou deux.

– J'y vais moi-même, dit Laravinière; car son chagrin m'intéresse plus que tout le reste.» Et sans faire attention au regard irrité que lui lançait Horace, il lui reprit le billet des mains, et sortit.

«Vous voyez bien qu'ils sont tous d'accord pour me jouer! s'écria Horace furieux. Jean est l'âme damnée de Paul, et l'entremetteur sentimental de cette chaste intrigue. Paul, qui doit si bien comprendre, au dire de Marthe, comment et pourquoi elle croit en Dieu (mot d'ordre que je comprends bien aussi, allez!..), Paul va courir en quelque lieu convenu, où il la trouvera; ou bien il dormira sur les deux oreilles, sachant qu'après deux ou trois jours donnés aux larmes qu'elle croit me devoir, l'infidèle orgueilleuse l'admettra à offrir ses consolations. Tout cela est fort clair pour moi, quoique arrangé avec un certain art. Il y a longtemps qu'on cherchait un prétexte pour me répudier, et il fallait me donner tort. Il fallait qu'on pût m'accuser auprès de mes amis, et se rassurer soi-même contre les reproches de la conscience. On y est parvenu; on m'a tendu un piège en feignant, c'est-à-dire en feignant de feindre une grossesse. Vous avez été innocemment le complice de cette belle machination; on connaissait mon faible: on savait que cette éventualité m'avait toujours fait frémir. On m'a fourni l'occasion d'être lâche, ingrat, criminel… Et quand on a réussi à me rendre odieux aux autres et à moi-même, on m'abandonne avec des airs de victime miséricordieuse! C'est vraiment ingénieux! Mais il n'y aura que moi qui n'en serai pas dupe; car je me souviens comment on a abandonné le Minotaure, et comment on s'est tenu caché pour laisser passer la première bourrasque de colère et de chagrin. Lui aussi, le pauvre imbécile, a cru à un suicide! lui aussi, il a été à la police et à la Morgue! lui aussi, sans doute, a trouvé un billet d'adieu et de belles phrases de pardon au bout d'une trahison consommée avec Paul Arsène! Je pense que c'est un billet tout pareil au mien; le même peut servir dans toutes les circonstances de ce genre!..»

Horace parla longtemps sur ce ton avec une âcreté inouïe. Je le trouvai en cet instant si absurde et si injuste, que, n'ayant pas le courage de le blâmer hautement, mais ne partageant nullement ses soupçons, je gardai le silence. Après tout, comme j'étais forcé de le laisser à lui-même jusqu'au lendemain, j'aimais mieux le voir ranimé par des dispositions amères que terrassé par l'inquiétude insupportable de la journée. Je le quittai sans lui rien dire qui pût influencer son jugement.

XXIV

Lorsque je revins le revoir dans l'après-midi, je le trouvai au lit avec un peu de fièvre et une violente agitation nerveuse. Je m'efforçai de le calmer par des remontrances assez sévères; mais je cessai bientôt, en voyant qu'il ne demandait qu'à être contredit afin d'exhaler tout son ressentiment. Je lui reprochai d'avoir plus de dépit que de douleur. Alors il me soutint qu'il était au désespoir; et à force de parler de son chagrin, il en ressentit de violents accès: la colère fit place aux sanglots. En cet instant Arsène entra. Le généreux jeune homme, sans s'inquiéter des soupçons injurieux d'Horace, que Laravinière ne lui avait pas cachés, venait tâcher de lui faire un peu de bien en les dissipant. Il y mit tant de grandeur et de dignité, qu'Horace se jeta dans son sein, le remercia avec enthousiasme, et, passant de l'aversion la plus puérile à la tendresse la plus exaltée, le pria d'être son frère, son consolateur, son meilleur ami, le médecin de son âme malade et de son cerveau en délire.

Quoique nous sentissions bien, Arsène et moi, qu'il y avait de l'exagération dans tout cela, nous fûmes attendris des paroles éloquentes qu'il sut trouver pour nous intéresser à son malheur, et nous voulûmes passer le reste de la journée avec lui. Comme il n'avait plus de fièvre, et qu'il n'avait rien pris la veille, je l'emmenai dîner avec Arsène chez le brave Pinson. Nous rencontrâmes Laravinière en chemin, et je l'emmenai aussi. D'abord notre repas fut silencieux et mélancolique comme le comportait la circonstance; mais peu à peu Horace s'anima. Je le forçai de boire un peu de vin pour réparer ses forces et rétablir l'équilibre entre le principe sanguin et le principe nerveux. Comme il était ordinairement sobre dans ses boissons, il éprouva plus rapidement que je ne m'y attendais les effets de deux ou trois verres de bordeaux, et alors il devint expansif et plein d'énergie. Il nous témoigna à tous trois un redoublement d'amitié que nous accueillîmes d'abord avec sympathie, mais qui bientôt déplut un peu à Paul, et beaucoup à Laravinière. Horace ne s'en aperçut pas, et continua à s'enthousiasmer, à les prôner l'un et l'autre sans qu'ils sussent trop à propos de quoi. Insensiblement le souvenir de Marthe venant se mêler à son effusion, il se livra à l'espérance de la retrouver, jeta au ciel ce brûlant défi, se vanta de l'apaiser, de la rendre heureuse, et, pour nous faire partager sa confiance, nous entretint de la passion qu'il avait su lui inspirer et nous en peignit l'ardeur et le dévouement avec un orgueil peu convenable. Arsène pâlit plusieurs fois en entendant parler de la beauté et des grâces ineffables de Marthe en style de roman, avec une chaleur pleine de vanité. Le fait est qu'Horace, retenu jusqu'alors par le peu d'encouragement et d'approbation que nous avions donné à son triomphe sur Marthe, avait souffert de le savourer toujours en silence. Maintenant qu'un intérêt commun nous avait fortuitement conduits à lui parler à coeur ouvert, à l'interroger, à l'écouter et à discuter avec lui sur ce sujet délicat, maintenant qu'il voyait toute l'estime et toute l'affection que nous portions à celle qu'il avait si mal appréciée, il éprouvait une vive satisfaction d'amour-propre à nous entretenir d'elle, et à repasser en lui-même la valeur du trésor qu'il venait de perdre. C'était un prétexte pour faire briller ce trésor devant nous sans fatuité coupable, et il était facile de voir qu'il était à demi consolé de son désastre par le droit qu'il en prenait de rappeler son bonheur. Quoique Arsène fût au supplice, il l'écouta, et l'aida même à cet épanchement imprudent avec un courage étrange. Quoique le sang lui montât au visage à chaque instant, il semblait être résolu à étudier Marthe dans l'imagination d'Horace comme dans un miroir qui la lui révélait sous une face nouvelle. Il voulait surprendre le secret de cet amour que son rival avait eu le bonheur d'inspirer. Il savait bien comment il l'avait perdu, car il connaissait le côté sérieux du caractère de Marthe; mais ce côté romanesque qui s'était laissé dominer par la passion d'un insensé, il l'analysait et le commentait dans sa pensée en l'entendant dépeindre par cet insensé lui-même. Plusieurs fois il pressa le bras de Laravinière pour l'empêcher d'interrompre Horace, et quand il en eut assez appris, il lui dit adieu sans amertume et sans mépris, quoique tant de légèreté et de forfanterie déplacée lui inspirât bien quelque secrète pitié.

A peine nous eut-il quittés, que Laravinière, cédant à une indignation longtemps comprimée, fit à Horace quelques observations d'une franchise un peu dure. Horace était, comme on dit, tout à fait monté. Il avalait du café mêlé de rhum, quoique je me plaignisse de cet excès de zèle à outrepasser ma prescription. Il leva la tête avec surprise en voyant la muette attention de Laravinière se changer en critiques assez sèches. Mais il n'était déjà plus d'humeur à supporter humblement un reproche: l'accès de repentir et de modestie était passé, la gloriole avait repris le dessus. Il répondit au froid dédain de Laravinière par des sarcasmes amers sur l'amour ridicule et malavisé qu'il lui supposait pour Marthe; il eut de l'esprit, il acheva de s'enivrer avec la verve de ses réponses et de ses attaques. Il devint blessant; il prit de la colère en s'efforçant de rire et de dénigrer. Ce dîner eût fini fort mal si je ne fusse intervenu pour couper court à une discussion des plus envenimées.

– Vous avez raison, me dit Laravinière en se levant, j'oubliais que je parlais à un fou.

Et, après m'avoir serré la main, il lui tourna le dos. Je ramenai Horace chez lui: il était complètement gris, et ses nerfs plus irrités qu'avant. Il eut un nouvel accès de fièvre, et comme j'étais forcé d'aller encore à mes malades, je craignis de le laisser seul. Je descendis chez Laravinière, qui venait de rentrer de son côté, et le priai de monter chez Horace.

– Je le veux bien, dit-il; je le fais pour vous, et puis aussi pour Marthe, qui me le recommanderait si elle le savait tant soit peu malade. Quant à lui personnellement, voyez-vous, il ne m'inspire pas le moindre intérêt, je vous le déclare. C'est un fat qui se drape dans sa douleur, et qui en a infiniment moins que vous et moi.

Aussitôt que je fus sorti, Jean s'installa auprès du lit de son malade, et le regarda attentivement pendant dix minutes. Horace pleurait, criait, soupirait, se levait à demi, déclamait, appelait Marthe tantôt avec tendresse, tantôt avec fureur. Il se tordait les mains, déchirait ses couvertures et s'arrachait presque les cheveux. Jean le regardait toujours sans rien dire et sans bouger, prêt à s'opposer aux actes d'un délire sérieux, mais résolu de n'être pas dupe d'une de ces scènes de drame qu'il lui attribuait la faculté de jouer froidement au milieu de ses malheurs les plus réels.

A mes yeux (et je crois l'avoir connu aussi bien que possible), Horace n'était pas, comme le croyait Jean, un froid égoïste. Il est bien vrai qu'il était froid; mais il était passionné aussi. Il est bien vrai qu'il avait de l'égoïsme; mais il avait en même temps un besoin d'amitié, de soins et de sympathie qui dénotait bien l'amour des semblables. Ce besoin était si puissant chez lui, qu'il était porté jusqu'à l'exigence puérile, jusqu'à la susceptibilité maladive, jusqu'à la domination jalouse. L'égoïste vit seul; Horace ne pouvait vivre un quart d'heure sans société. Il avait de la personnalité, ce qui est bien différent de l'égoïsme. Il aimait les autres par rapport à lui; mais il les aimait, cela est certain, et on eût pu dire sans trop sophistiquer que, ne pouvant s'habituer à la solitude, il préférait l'entretien du premier venu à ses propres pensées, et que, par conséquent, il préférait en un certain sens les autres à lui-même.

Lorsque Horace avait du chagrin, il n'avait qu'un moyen de s'étourdir, et ce moyen était également bon pour ramener à lui les coeurs qu'il avait blessés, et pour dissiper sa propre souffrance: il se fatiguait. Cette fatigue singulière, qui agissait sur le moral aussi bien que sur le physique, consistait à donner à son chagrin un violent essor extérieur par les paroles, par les larmes, les cris, les sanglots, même par les convulsions et le délire. Ce n'était pas une comédie, comme le croyait Laravinière; c'était une crise vraiment rude et douloureuse dans laquelle il entrait à volonté. On ne peut pas dire qu'il en sortît de même. Elle se prolongeait quelquefois au delà du moment où il en avait senti le ridicule ou la fatigue; mais il suffisait d'un très petit accident extérieur pour la faire cesser. Un reproche ferme, une menace de la personne qu'il prenait pour consolateur ou pour victime, l'offre subite d'un divertissement, une surprise quelconque, une petite contusion ou une mince écorchure attrapée en gesticulant ou en se laissant tomber, c'en était assez pour le ramener de la plus violente exaltation à la tranquillité la plus docile, et c'était là pour moi la meilleure preuve que ces émotions n'étaient pas jouées; car dans le cas où il eût été aussi grand acteur que Jean le prétendait, il eût ménagé plus habilement le passage de la feinte à la réalité. Laravinière était impitoyable avec lui, comme les gens qui se gouvernent et se possèdent le sont avec ceux qui s'exaltent et s'abandonnent. S'il eût exercé les fonctions de médecin ou d'infirmier, il eût vite appris qu'il est entre les enfants et les fous une variété d'hommes à la fois ardents et faibles, irritables et dociles, énergiques et indolents, affectés et naïfs, en un mot froids et passionnés, comme je l'ai dit plus haut, et comme je tiens à le dire encore pour constater un fait dont l'observation n'est pas rare, bien qu'il soit communément regardé comme invraisemblable. Ces hommes-là sont souvent médiocres, et ils sont parfois d'une intelligence supérieure. C'est en général l'organisation nerveuse et compliquée des artistes qui présente plus ou moins ces phénomènes. Quoiqu'ils s'épuisent à ce fréquent abus de leurs facultés exubérantes, on les voit rechercher avec une sorte d'avidité fatale tous les moyens possibles d'excitation, et provoquer volontairement ces orages qui n'ont que trop de véritable violence. C'est ainsi qu'Horace faisait usage du délire et du désespoir, comme d'autres font usage d'opium et de liqueurs fortes. «Il n'a qu'à se secouer un peu, disait Jean, aussitôt la fureur vient comme par enchantement, et vous le croiriez possédé de mille passions et de dix mille diables. Mais menacez-le de le quitter, et vous le verrez se calmer tout à coup comme un enfant que sa bonne menace de laisser sans chandelle.» Jean ne songeait pas qu'il y a à Bicètre des fous furieux qui se tueraient si on les laissait faire, et que la menace d'un peu d'eau froide sur la tête rend tout à coup craintifs et silencieux.

 

«Mais, disait-il, Horace fait tout ce bruit-là pour qu'on l'entende, et quand personne ne se dérange, il prend son parti de dormir ou d'aller se promener.» C'était malheureusement la vérité, et, sous ce rapport, le pauvre enfant était inexcusable. Ses crises lui faisaient du bien: elles attiraient à lui l'intérêt, les soins, le dévouement; et alors les personnes qui lui étaient attachées faisaient mille efforts et trouvaient mille moyens de le distraire et de le consoler. L'un le flattait, et relevait par là son orgueil blessé; un autre le plaignait et le rendait intéressant à ses propres yeux; un troisième le menait au spectacle malgré lui, et remédiait par les amusements qu'il lui procurait à l'ennui que lui imposait son dénûment. Enfin, il aimait à être malade, comme font les petits collégiens pour aller à l'infirmerie prendre du repos et des friandises, et, comme un conscrit qui se mutile pour ne pas aller à l'armée, il se fût fait beaucoup de mal pour se soustraire à un devoir pénible.

Malheureusement pour lui, il eut affaire cette nuit-là au plus sévère de ses gardiens. Il le savait, mais il se flattait de le vaincre et de le dominer par un grand déploiement de souffrance. Il augmenta volontairement sa fièvre et se rendit aussi malade qu'il lui fut possible. Laravinière fut cruel. «Écoutez, lui dit-il d'un ton glacial, je n'ai aucune pitié de vous. Vous avez mérité de souffrir, et vous ne souffrez pas autant, que vous le méritez. Je blâme toute votre conduite, et je méprise des remords tardifs. Vous avez des flatteurs, des séides, je le sais; mais je sais aussi que s'ils vous avaient vu d'aussi près que moi, au lieu de passer la nuit à vous veiller, comme je fais, ils iraient faire des gorges chaudes. Moi qui vous maltraite tout en vous gardant le secret de vos misères, je vous rends de plus grands services que tous ces niais qui vous gâtent en vous admirant. Mais écoutez bien un dernier avis. Ces gens-là apprendront à vous connaître, et ils vous mépriseront; et vous serez le but de leurs quolibets si vous ne commencez bien vite à être un homme et à vous conduire en conséquence; car il ne sied pas à un homme de pleurer et de se ronger les poings pour une femme qui le quitte. Vous avez autre chose à faire, et vous n'y songez pas. Une révolution se prépare, et si vous êtes las de la vie comme vous le dites, il y a là un moyen très-simple de mourir avec honneur et avec fruit pour les autres hommes. Voyez si vous voulez vous asphyxier comme une grisette abandonnée, ou vous battre comme un généreux patriote.»

Ce furent là les seules consolations qu'Horace reçut du président des bousingots, et il fallut bien les accepter. Il était trop tard pour en nier la logique et l'opportunité; car avant la fuite de Marthe, avant ce grand désespoir qu'il en ressentait, il s'était engagé, soit par amour-propre, soit par ennui, soit par ambition, à prendre part à la première affaire. Au dire de Jean, cette occasion ne tarderait pas à se présenter. Horace l'appela hautement de ses voeux; et Jean, dont le faible était de tout pardonner, à la condition qu'on prendrait un fusil pour moyen d'expiation, lui rendit promptement son estime, sa confiance et son dévouement. Il consentit pendant plusieurs jours à le soigner, à le promener, à l'exciter par les préparatifs de cette grande journée que chaque jour il lui promettait pour le lendemain, et Horace, recommençant les apprêts de sa mort, cessa de pleurer Marthe, et n'osa plus parler d'elle.

Un mois s'était écoulé depuis la disparition de cette jeune femme. Aucun de nous n'avait rien découvert sur son compte; et ce profond silence de sa part, dont Eugénie et Arsène surtout s'étaient flattés d'être exceptés, nous rejeta dans une morne épouvante. Je commençai à croire qu'elle avait été cacher loin de Paris un suicide, ou tout au moins une maladie grave, une mort douloureuse, et je n'osai plus me livrer avec mes amis aux commentaires que je faisais intérieurement. Je crois que le même découragement s'était emparé des autres. Je ne voyais presque plus Arsène. Horace ne prononçait plus le nom de l'infortunée, et semblait nourrir des projets sinistres qu'il me faisait entrevoir d'un air tragique et sombre. Eugénie pleurait souvent à la dérobée. Laravinière était plus conspirateur que jamais, et la politique l'absorbait entièrement.

Sur ces entrefaites, madame de Chailly la mère m'écrivit que le choléra venait de faire irruption dans la petite ville que ses propriétés avoisinaient. Elle tremblait, non pour elle-même (elle n'y songeait seulement pas), mais pour ses amis, pour sa famille, pour ses paysans, et m'engageait de la manière la plus pressante et la plus affectueuse à venir passer dans le pays cette triste époque. Il n'y avait pas de médecin dans nos campagnes; le choléra cessait à Paris. Je vis un devoir d'humanité et d'amitié en même temps à remplir, car tous les anciens amis de mon père étaient menacés. Je me disposai à partir et à emmener Eugénie.

Horace vint à plusieurs reprises me faire ses adieux. Il me félicitait de pouvoir quitter cette affreuse Babylone. Il enviait mon sort à tous les égards; il eût bien désiré pouvoir s'en aller avec moi. Enfin, je vis qu'il avait besoin de s'épancher; et, suspendant pour quelques heures mes apprêts de départ, je l'emmenai au Luxembourg, et le priai de s'expliquer. Il se fit prier beaucoup, quoiqu'il mourût d'envie de parler. Enfin il me dit: