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Francia; Un bienfait n'est jamais perdu

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– Voyons, dit-il à sa petite amie quand il eut réussi à lui arracher un sourire, tu t'es ennuyée d'être seule, tu as eu des idées noires, je ne veux pas que tu sois malade; achève de t'habiller, nous allons sortir en voiture. J'ai vu aux Champs-Élysées des petites maisons où l'on mange comme si on était à la campagne. Allons dîner ensemble dans une chambre bien gaie, et puis à la nuit nous nous promènerons à pied. Ou bien veux-tu aller au spectacle? dans une petite loge d'en bas où tu ne seras vue de personne? Valentin nous suivra. Nous nous arrangerons pour que tu ne sois pas vue au bras d'un étranger en uniforme, puisque tu crains de passer pour traître envers ta patrie! Nous irons où tu voudras, nous ferons ce que tu voudras, pourvu que je te voie me sourire comme l'autre jour. Je donnerais ma vie pour un sourire de toi!

Pendant qu'elle s'habillait, on apporta des cartons où elle dut choisir rubans, écharpes, voiles, chapeaux et gants. Elle accepta moitié honteuse, moitié ravie. Elle était prête, elle était parée, émue, heureuse, quand le docteur reparut. Elle redevint pâle. Le prince reçut M. Faure avec une politesse railleuse.

– Votre petite malade est guérie, lui dit-il, elle sait que je n'ai massacré personne de sa famille. Nous allons sortir; veuillez me dire, docteur, ce que je vous dois pour vos deux visites.

– Je ne venais pas chercher de l'argent, répondit M. Faure, j'en apportais, je croyais avoir une bonne action à faire; mais puisque j'ai été, selon ma coutume, dupe de ma simplicité, je remporte mon aumône et je vais chercher à la mieux placer.

Il s'en alla en haussant les épaules et en jetant à Francia confuse un regard de moquerie méprisante qui lui alla au fond du coeur comme un coup d'épée. Elle cacha sa tête dans ses mains, et resta comme brisée sous une humiliation que personne jusqu'alors ne lui avait infligée.

– Voyons, lui dit le prince, vas-tu être malheureuse avec moi, quand je fais mon possible pour te distraire et t'égayer! Te sens-tu malade? veux-tu te recoucher et dormir?

– Non! s'écria-t-elle en lui saisissant le bras; vous vous en iriez chez cette dame!

– Te voilà jalouse encore?

– Eh bien! oui, je suis jalouse malgré tout ce que vous m'avez dit, je suis jalouse malgré moi! Ah! tenez, je souffre bien; je sens que je suis lâche d'aimer un ennemi de mon pays! Je sais que pour cela je mérite le mépris de tous les honnêtes gens. Ne dites rien, allez, vous le savez bien vous-même, et peut-être que vous me méprisez aussi au fond du coeur. Peut-être qu'une femme de votre pays ne se donnerait pas à un militaire français; mais je supporterai cette honte, si vous m'aimez, parce que cette chose-la est tout pour moi; seulement il faut m'aimer! Si vous me trompiez!..

Elle fondit en larmes. Le prince, voyant l'énergie de cette affection dans un être si faible, en fut touché.

– Tiens, lui dit-il en reprenant le poignard persan qu'elle avait jeté sur la table, je te donne ce bijou; c'est un bijou, tu vois! c'est orné de pierres fines, et c'est assez petit pour être caché dans le mouchoir ou dans le gant. Ce n'est pas plus embarrassant qu'un éventail; mais c'est un joujou qui tue, et en te l'offrant tout à l'heure je savais très-bien qu'il pouvait me donner la mort. Garde-le, et perce-moi le coeur, si tu me crois infidèle!

Il disait ce qu'il pensait en ce moment-là. Il n'aimait pas la marquise; il lui en voulait même. Il était content de ne pas se soucier de sa personne, qu'elle lui avait trop longtemps refusée, selon lui.

Francia, rassurée, examina le poignard, le trouva joli, et s'amusa de la possession d'un bijou si singulier; elle le lui rendit pourtant, ne sachant qu'en faire et frémissant à l'idée de s'en servir contre lui. Elle était prête à sortir. Mourzakine l'entraîna, lui fit oublier sa blessure en la caressant et la gâtant comme un enfant malade. Ils allèrent dîner aux Champs-Élysées, et puis il lui demanda quel théâtre elle préférait. Elle se sentait faible, elle avait à peine mangé, et par moments elle avait des frissons. Il lui proposa de rentrer. Elle le voyait disposé à s'amuser du bruit et du mouvement de Paris; il avait copieusement dîné, lui, bu d'autant. Elle craignit de le priver en acceptant de prendre du repos, et céda au désir qu'il paraissait avoir d'aller à Feydeau entendre les chanteurs en vogue. L'Opéra-Comique était alors fort suivi et généralement préféré au grand Opéra. C'était un théâtre de bon ton, et Mourzakine n'était pas fâché, tout en écoutant la musique, de pouvoir lorgner les jolies femmes de Paris. Il envoya en avant Valentin pour louer une loge de rez-de-chaussée, et, quand ils arrivèrent, le dévoué personnage les attendait sous le péristyle avec le coupon. Francia baissa son voile, prit le bras de Valentin et alla s'installer dans la loge, ou peu d'instants après le prince vint la rejoindre.

Quand elle se vit tête à tête avec lui dans cette niche sombre, où, en se tenant un peu au second plan, elle n'était vue de personne, elle se rassura. En jetant les yeux sur ce public où pas une figure ne lui était connue, elle sourit de la peur qu'elle avait eue d'y être découverte, et elle oublia tout encore une fois, pour ne sentir que la joie d'être dans un théâtre, dans la foule, parée et ravie, dans le souffle chaud et vivifiant de Paris artiste, seule et invisible avec son amant heureux. C'était la sécurité, l'impunité dans la joie, car Francia, élevée dans les coulisses du spectacle ambulant, aimait le théâtre avec passion. C'est en l'y menant quelquefois que Guzman l'avait enivrée. Elle aimait surtout la danse, bien que sa mère, en lui donnant les premières leçons, l'eût souvent torturée, brisée, battue. Dans ce temps-là, certes elle détestait l'art chorégraphique; mais depuis qu'elle n'en était plus la victime résignée, cet art redevenait charmant dans ses souvenirs. Il se liait à ceux que sa mère lui avait laissés. Elle était fière de s'y connaître un peu et de pouvoir apprécier certains pas que Mimi La Source lui avait enseignés. On jouait, je crois, Aline, reine de Golconde. Si ma mémoire me trompe, il importe peu. Il y avait un ballet. Francia le dévora des yeux, et, bien que les danseuses de Feydeau fussent de second ordre, elle fut enivrée jusqu'à oublier qu'elle avait la fièvre. Elle oublia aussi qu'elle ne voulait pas être vue avec un étranger; elle se pencha en avant, tenant naïvement le bras de Mourzakine et l'entraînant à se pencher aussi pour partager un plaisir dont elle ne voulait pas jouir sans lui.

Tout à coup elle vit immédiatement au-dessous d'elle une tête crépue, dont le ton rougeâtre la fit tressaillir. Elle se retira, puis se hasarda à regarder de nouveau. Elle dut prendre note d'une grosse main poilue qui frottait par moments une nuque bovine, rouge et baignée de sueur. Enfin elle distingua le profil qui se tournait vers elle, mais sans que les yeux ronds et hébétés parussent la voir. Plus de doute, c'était Antoine le ferblantier, le neveu du père Moynet, l'amoureux que Théodore lui avait conseillé d'épouser.

Elle fut prise de peur. Était-ce bien lui? Que venait-il faire au théâtre, lui qui n'y comprenait rien, et qui était trop rangé pour se permettre un pareil luxe? L'acte finissait. Quand elle se hasarda à regarder encore, il n'était plus là. Elle espéra qu'il ne reviendrait pas, ou qu'elle avait été trompée par une ressemblance. Antoine avait une de ces têtes pour ainsi dire classiques par leur banalité, qu'on ne rencontre plus guère aujourd'hui dans les gens de sa classe. Les types tendent à se particulariser sous l'action d'aptitudes plus personnelles. A cette époque, un ouvrier de Paris n'était souvent qu'un paysan à peine dégrossi, et si quelque chose caractérisait Antoine, c'est qu'il n'était pas dégrossi du tout.

Mourzakine sortit pour aller chercher des oranges et des bonbons. Francia l'attendit en se tenant d'abord bien au fond de la baignoire; mais elle s'ennuya, et, voyant la salle à moitié vide, le parterre vide absolument, elle s'avança pour se donner le plaisir de regarder la toile. En ce moment, elle se trouva face à face avec le regard doux et le timide sourire d'Antoine qui rentrait, et qui la reconnaissait parfaitement. Il était trop naïf pour croire déplacé de lui adresser la parole. Bien au contraire, il eût pensé faire une grossièreté en ne lui parlant pas.

– Comment donc, mademoiselle Francia, lui dit-il, c'est vous? Je vous croyais bien loin! Vous voilà donc revenue? Est-ce que votre maman…

– Je l'ai rencontrée en route, répondit Francia avec la vivacité nerveuse d'une personne qui ne sait pas mentir.

– Ah! bien, bien! vous êtes revenues ensemble? Et Dodore, il est revenu aussi?

– Oui, il est là avec moi, il vient de sortir, dit Francia, qui ne savait plus ce qu'elle disait.

– Tant mieux, tant mieux! reprit pesamment Antoine. A présent, vous voilà contents, vous voilà heureux, car vous êtes habillée… très-bien habillée, très-jolie! Et la santé est bonne?

– Oui, oui, Antoine, merci!

– Et la maman? sans doute qu'elle a fait fortune là-bas, dans les voyages?

Et Antoine soupira bruyamment en croyant dissimuler son chagrin.

Francia comprit ce soupir: Antoine se disait qu'il ne pouvait plus aspirer à sa main. Elle saisit ce moyen de le décourager.

– C'est comme cela, mon bon Antoine, reprit-elle; maman a fait fortune, et nous partons demain pour les pays étrangers, où elle a du bien.

– Demain, déjà! vous partez demain! mais vous viendrez bien dire adieu à mon oncle, qui vous aime tant?

– J'irai, bien sûr, mais ne lui dites pas que vous m'avez vue; il aurait du chagrin de savoir que je vais au spectacle avant de courir l'embrasser.

– Je ne dirai rien. Allons! adieu, mademoiselle Francia; est-ce demain que vous viendrez chez l'oncle? Je voudrais bien savoir l'heure, pour vous dire adieu aussi.

– Je ne sais pas l'heure, Antoine, je ne peux pas décider l'heure… Je vous dis adieu tout de suite.

 

– J'aurais voulu voir votre maman. Est-ce qu'elle va rentrer dans votre loge?

– Je ne sais pas! dit Francia, inquiète et impatientée. Qu'est-ce que ça vous fait de la voir? Vous ne la connaissez pas!

– C'est vrai! D'ailleurs je ne peux pas rester. Il est déjà tard, et il faut que je sois levé avec le jour, moi!

– Et puis le spectacle ne vous amuse sûrement pas beaucoup?

– C'est vrai, que ça ne m'amuse guère; les chansons durent trop longtemps, et ça répète toujours la même chose. J'étais venu rapporter à ce théâtre une commande de pièces de réflecteurs, et comme je ne demandais pas de pourboire, ils m'ont dit dans les coulisses:

– Voulez-vous une place debout, à l'entrée du parterre? J'ai trouvé une place assis. J'ai regardé, mais j'en ai assez, et puisque vous voilà riche… c'est-à-dire puisque vous viendrez…

– Oui, oui, Antoine, j'irai voir votre oncle. Adieu! portez-vous bien!

Antoine soupira encore et s'en alla; mais, comme il traversait le couloir, il vit le beau prince russe qui entrait familièrement dans la loge de Francia, et une faible lumière se fit dans son esprit, lent à saisir le sens des choses. Je ne sais s'il était capable de débrouiller tout seul le problème, mais l'instinct du caniche lui fit oublier qu'il voulait s'en aller. Il resta à flâner sous le péristyle du théâtre.

Francia n'osa raconter à son prince la rencontre qui venait de la troubler et de l'attrister profondément, car, si elle n'avait que de l'effroi pour l'amour d'Antoine, elle n'en était pas moins touchée de sa confiance et de son respect.

– Il croit des choses impossibles à croire, se disait-elle, et ce n'est pas tant parce qu'il est simple que parce qu'il m'estime plus que je ne vaux!

Et puis, ce vieux ami, ce limonadier à la jambe de bois, qu'elle n'avait pas embrassé en partant, qu'elle n'avait pas eu le courage de tromper, et qui l'attendrait tous les jours jusqu'au moment où, las d'attendre, il prononcerait sur elle l'arrêt que méritent les ingrats!

Mourzakine lui apportait des friandises qu'elle se mit à grignoter en rentrant ses larmes. Le rideau se releva. Elle essaya de s'amuser encore, mais elle avait des éblouissements, des élancements au coeur et au cerveau; elle craignait de s'évanouir; elle ne put cacher son malaise.

– Rentrons! lui dit Mourzakine.

Elle ne voulait pas l'empêcher d'entendre toute la pièce. Elle espéra que cinq minutes d'air libre la remettraient. Il la conduisit sur le balcon du foyer, où elle se débarrassa de son voile et respira. Elle redevint gaie, confiante, et quand la cloche les avertit, sans songer à cacher son visage, elle retourna avec lui à sa loge.

Au moment où, après l'y avoir fait entrer, Mourzakine allait s'y placer auprès d'elle, une main lui frappa l'épaule, et le força à se retourner.

C'était l'oncle Ogokskoï qui, l'attirant dans le couloir, lui dit en souriant:

– Tu es là avec ta petite. Je l'ai aperçue; mais je suis curieux de voir si elle est vraiment jolie.

– Non, mon oncle, elle n'est pas jolie, répondit à voix basse Mourzakine, qui frémissait de rage.

– Je veux entrer dans la loge, ouvre! Fais donc ce que je te dis! ajouta le comte d'un ton sec qui ne souffrait pas de réplique.

Mourzakine lutta comme on peut lutter contre le pouvoir absolu.

– Non, cher oncle, dit-il en affectant une gaîté qu'il était loin de ressentir, je vous en prie, ne la voyez pas. Vous êtes un rival trop dangereux; vous m'avez mis au plus mal avec la belle marquise, laissez-moi ce petit échantillon de Paris, qui n'est vraiment pas digne de vous.

– Si tu dis la vérité, reprit tranquillement le comte, tu n'as rien à craindre. Allons, ouvre cette porte, te dis-je, ou je l'ouvrirai moi-même.

Mourzakine essaya d'obéir, il ne put le faire; il se sentit comme paralysé. Ogokskoï ouvrit la loge et, laissant la porte ouverte pour y faire pénétrer la lumière du couloir, il regarda très-attentivement Francia, qui se retournait avec surprise. Au bout d'un instant, il revint à son neveu en disant:

– Tu m'as menti, Diomiditch, elle est jolie comme un ange. Je veux savoir à présent si elle a de l'esprit. Va-t'en là-haut saluer monsieur et madame de Thièvre.

– Là-haut? Madame de Thièvre est ici?

– Oui, et elle sait que tu t'y trouves. Je t'avais aperçu déjà, je lui ai annoncé que tu comptais venir la saluer. Va! va donc! m'entends-tu? Sa loge est tout juste au-dessus de la tienne.

Ogokskoï parlait en maître, et, malgré la douceur railleuse de ses intonations, Diomiditch savait très-bien ce qu'elles signifiaient. Il se résigna à le laisser seul avec sa maîtresse. Quel danger pouvait-elle courir en plein théâtre? Pourtant une idée sauvage lui entra soudainement dans l'esprit.

– Je vous obéis, répondit-il; mais permettez-moi de dire à ma petite amie qui vous êtes, afin qu'elle n'ait pas peur de se trouver avec un inconnu, et qu'elle ose vous répondre si vous lui faites l'honneur de lui adresser la parole.

Et, sans attendre la réponse, il entra vivement, et dit à Francia:

– Je reviens à l'instant; voici mon oncle, un grand personnage, qui a la bonté de prendre ma place… tu lui dois le respect.

En achevant ces mots, que le comte entendait, il glissa adroitement à Francia le poignard persan qu'il avait gardé sur lui, et qu'il lui mit dans la main en la lui serrant d'une manière significative Son corps interceptait au regard d'Ogokskoï cette action mystérieuse, que Francia ne comprit pas du tout, mais à laquelle une soumission instinctive la porta à se prêter. Il hésitait toutefois à se retirer, quand Ogokskoï le poussa sans qu'il y parût, mais avec la force inerte et invincible d'un rocher qui se laisse glisser sur une barrière. Diomiditch dut céder la place et monter à la loge de madame de Thièvre, dont, sans autre explication, son oncle lui jeta le numéro en refermant la porte de celle de Francia.

La marquise le reçut très-froidement. Il l'avait trop ouvertement négligée; elle le méprisait, elle le haïssait même. Elle le salua à peine et se retourna aussitôt vers le théâtre, comme si elle eût pris grand intérêt au dernier acte.

Mourzakine allait redescendre, impatient de faire cesser le tête-à-tête de son oncle avec Francia, quand le marquis le retint.

– Restez un instant, mon cher cousin, lui dit-il, restez auprès de madame de Thièvre: je suis forcé, pour des raisons de la dernière importance, de me rendre à une réunion politique. Le comte Ogokskoï m'a promis de reconduire la marquise chez elle; il a sa voiture, et je suis forcé de prendre la mienne. Il va revenir, je n'en doute pas, veuillez donc ne quitter madame de Thièvre que quand il sera là pour lui offrir son bras.

M. de Thièvre sortit sans admettre que Mourzakine pût hésiter, et celui-ci resta planté derrière la belle Flore, qui avait l'air de ne pas tenir plus de compte de sa présence que de celle d'un laquais, tandis qu'il sentait sa moustache se hérisser de colère en songeant au méchant tour que son oncle venait de lui jouer. Il n'était pas sans crainte sur l'issue de cette mystification féroce, lorsqu'au bout de quelques instants il vit l'ouvreuse entr'ouvrir discrètement la loge et lui glisser une carte de visite de son oncle, sur le dos de laquelle il lut ces mots au crayon:

«Dis à madame la marquise qu'un ordre inattendu, venue de la rue Saint-Florentin, me prive du bonheur de la reconduire et me force à te laisser l'honneur de me remplacer auprès d'elle. Vous trouverez en bas mes gens et ma voiture. Je prends un fiacre, et je laisse la petite personne aux soins de M. Valentin, ton majordome, qui la reconduira chez toi.»

– Eh bien, pensa Mourzakine, il n'y a que demi-mal, puisqu'elle est débarrassée de lui! Elle sera jalouse, si elle me voit sortir avec la marquise; mais celle-ci me reçoit si mal qu'elle ne me gardera pas longtemps, et peut-être même ne me permettra-t-elle pas de l'accompagner.

Le spectacle finissait. Il offrit à madame de Thièvre le châle qu'elle devait prendre pour sortir.

– Où donc est le comte Ogokskoï? lui dit-elle sèchement.

Il lui expliqua la substitution de cavalier, et lui offrit son bras. Elle le prit sans répondre un mot, et comme, d'après son air courroucé, il hésitait à monter en voiture auprès d'elle, elle lui dit d'un ton impérieux:

– Montez donc! vous me faites enrhumer.

Il s'assit sur la banquette de devant, elle fit un mouvement de droite à gauche pour ne pas rester en face de lui et pour se trouver aussi loin de lui que possible.

Il n'en fut point piqué. Il aimait vraiment Francia, il ne songeait qu'à elle. Il l'avait cherchée des yeux à la sortie. Il n'avait vu ni elle, ni Valentin; mais cela n'était-il pas tout simple? Les spectateurs placés au rez-de-chaussée avaient dû s'écouler plus vite que ceux du premier rang. Une seule chose le tourmentait, l'inquiétude et la jalousie de sa petite amie. Il ne doutait point que, pour parfaire sa vengeance, Ogokskoï ne lui eût dit en la quittant: – Mon neveu reconduit une belle dame, ne l'attendez pas.

Mais Diomiditch comptait sur l'éloquence de Valentin pour la rassurer et lui faire prendre patience. D'ailleurs elle était en fiacre, la voiture louée par Ogokskoï allait très-vite. Il ne pouvait manquer d'arriver en même temps que Francia au pavillon.

Quand il eut fait ces réflexions, il en fit d'autres relativement à la belle marquise. Il avait des torts envers elle, elle était furieuse contre lui: devait-il accepter platement sa défaite et l'humiliation que son oncle lui avait ménagée? Nul doute qu'Ogokskoï n'eût dit à la marquise en quelle société il avait surpris son beau neveu, et qu'il n'eût compté les brouiller à jamais ensemble pour se venger de ne pouvoir rien espérer d'elle. Mourzakine se demanda fort judicieusement pourquoi la marquise, qui affectait de le mépriser, l'avait appelé dans sa voiture au lieu de lui défendre d'y monter. Il est vrai que cette voiture n'était pas la sienne et qu'elle pouvait avoir peur de se trouver à minuit dans un remise dont le cocher lui était inconnu. Pourtant un de ses valets de pied était resté pour l'accompagner, et il était sur le siège. Elle n'avait nullement besoin de Mourzakine pour rentrer sans crainte. Donc il lui plaisait d'avoir Mourzakine à bouder ou à quereller. Il provoqua l'explosion en se mettant à ses genoux et en se laissant accabler de reproches jusqu'à ce que toute la colère fût exhalée. Il eût volontiers menti effrontément si la chose eût été possible; mais la rencontre de la marquise avec Francia ne lui permettait pas de nier. Il avoua tout, seulement il mit le tout sur le compte de la jeunesse, de l'emportement des sens et de l'excitation délirante où l'avaient jeté les rigueurs de sa belle cousine. Ce reproche, qu'elle ne méritait guère, car elle ne l'avait certes pas désespéré, fit rougir la marquise; mais elle l'écrasait en vain du poids de la vérité, elle perdit son temps à lui démontrer que tout ce qu'il lui avait dit de ses relations avec Francia était faux d'un bout à l'autre. Il coupa court aux explications par une scène de désespoir. Il se frappa la poitrine, il se tordit les mains, il feignit de perdre l'esprit en se montrant d'autant plus téméraire qu'il avait moins le droit de l'être. La marquise perdit l'esprit tout de bon et le défia de rester chez elle à attendre le marquis de Thièvre jusqu'à deux où trois heures du matin, comme cela leur était déjà arrivé.

– Si vous êtes capable, lui dit-elle, de causer raisonnablement avec moi sans songer à celle qui vous attend chez vous, je croirai que vous n'avez pour elle qu'une grossière fantaisie et que votre coeur m'appartient. A ce prix, je vous pardonnerai vos folies de jeune homme, et, ne voulant de vous qu'un amour pur, je vous regarderai encore comme mon parent et mon ami.

Le prince s'était mis dans une situation à ne pouvoir reculer. Il baisa passionnément les mains de la marquise et la remercia si ardemment, qu'elle se crut vengée de Francia et le fit entrer chez elle en triomphe.

Elle se fit apporter du thé au salon, annonça à ses gens qu'ils eussent à attendre M. de Thièvre et à introduire les personnes qui pourraient venir de sa part lui apporter des nouvelles. La conspiration royaliste autorisait ces choses anormales dont les valets n'étaient point dupes, mais que le grave et politique Martin prenait au sérieux, se chargeant d'imposer silence aux commentaires des laquais du second ordre, lesquels étaient réduits à chuchoter et à sourire. Quant à lui, croyant fermement à des secrets d'État et comptant que sa prudence était un puissant auxiliaire aux projets de ses maîtres, il se tint dans l'antichambre, aux ordres de la marquise, et envoya les autres valets plus loin, pour les empêcher d'écouter aux portes.

 

Mourzakine avait assez étudié la maison pour se rendre compte des moindres détails. Il admira l'air dégagé et imposant avec lequel une femme aussi jeune que la marquise savait jouer la comédie de la préoccupation politique pour s'affranchir des usages et se débarrasser des témoins dangereux. Il se reprit de goût pour cette fière et aristocratique beauté qui lui présentait un contraste si tranché avec la craintive et tendre grisette. Il pensa à son oncle, qui avait compté par ses railleuses délations le brouiller avec l'une et avec l'autre, et qui ne devait réussir qu'à lui assurer la possession de l'une et de l'autre. Il jura à la marquise qu'il l'aimait avec son âme, qu'il la respectait trop pour l'aimer autrement; mais il feignit d'être fort jaloux d'Ogokskoï, et coupa court à ses récriminations en lui reprochant à son tour de vouloir trop plaire à son oncle. Elle fut forcée de se justifier, de dire que son mari était un ambitieux qui la protégeait mal et qui l'avait prise au dépourvu en invitant le comte à dîner chez elle, à l'accompagner au théâtre et à la reconduire.

– Et vous-même, ajouta-t-elle, n'étes-vous pas un ambitieux aussi? Ne m'avez-vous pas négligée ces jours-ci pour ne pas déplaire à cet oncle que vous craignez tant? ne m'avez-vous pas conseillée d'être aimable avec lui, de le ménager, pour qu'il ne vous écrasât pas de son courroux?

– La preuve, lui répondit Mourzakine, que je ne le crains pas pour moi, c'est que me voici à vos pieds jurant que je vous adore. Vous pouvez le lui redire. Un sourire de votre bouche de rose, un doux regard de vos yeux d'azur, et que je sois brisé après par le tsar lui-même, je ne me plaindrai pas de mon sort!

Diomiditch n'avait pas beaucoup à craindre que la marquise trahit sa propre défaite, devenue imminente; elle n'en fut pas moins dupe d'une bravoure si peu risquée, et se laissa adorer, supplier, enivrer et vaincre.

Les larmes et les reproches vinrent après la chute; mais il était fort tard, trois heures du matin peut-être. M. de Thièvre pouvait rentrer. Elle recouvra sa présence d'esprit, et sonna Martin.

– Le marquis ne rentre pas, lui dit-elle, il sera peut-être retenu jusqu'au jour; je suis fatiguée d'attendre, reconduisez le prince…

Mourzakine s'éloigna fier de sa victoire, mais impatient de revoir Francia, qu'il continuait à préférer à la marquise. Il avait, non pas des remords, il se fût méprisé lui-même s'il n'eût profité de l'occasion que lui avait fournie son oncle en croyant le perdre dans l'esprit de madame de Thièvre; mais la douleur de Francia gâtait un peu son triomphe, et il avait hâte de la rejoindre pour l'apaiser. Il était aussi très-impatient d'apprendre ce qui s'était passé entre elle et le comte Ogokskoï. Il est étrange que, malgré sa pénétration et son expérience des procédés du cher oncle, il ne l'eût pas deviné. Il commençait pourtant à en prendre quelque souci en franchissant la rue sombre qui le ramenait à son pavillon.

Or ce qui s'était passé, s'il l'eût pressenti plus tôt, eût beaucoup gâté l'ivresse de sa veillée auprès de la marquise.

Reprenons la situation de Francia où nous l'avons laissée, c'est-à-dire en tête-à-tête avec Ogokskoï dans sa loge du rez-de-chaussée à l'Opéra-Comique.

D'abord il se contenta de la regarder sans rien lui dire, et elle, sans méfiance aucune, car Mourzakine lui avait fort peu parlé de son oncle, continua à regarder le spectacle, mais sans rien voir et sans jouir de rien. Elle sentait revenir une migraine violente dès que Mourzakine n'était plus auprès d'elle. Elle l'attendait comme s'il eût tenu le souffle de sa vie entre les mains, lorsque le comte lui annonça que son neveu venait de recevoir un ordre qui le forçait de courir auprès de l'Empereur.

– Ne vous inquiétez pas de votre sortie, lui dit-il, je me charge de vous mettre en voiture, ou de vous reconduire si vous le désirez.

Ce n'est pas la peine, répondit Francia, toute attristée. Il y a M. Valentin qui m'attend avec un fiacre à l'heure.

– Qu'est-ce que c'est que M. Valentin?

– C'est une espèce de valet de chambre qui est pour le moment aux ordres du prince.

– Je vais l'avertir, reprit Ogokskoï, afin qu'il se trouve à la sortie.

Il alla sous le péristyle, où se tenaient encore à cette époque tout un groupe d'industriels empressés qui se chargeaient, moyennant quelque monnaie, d'appeler ou d'annoncer les voitures de l'aristocratie en criant à pleins poumons le titre et le nom de leurs propriétaires. Ogokskoï dit au premier de ces officieux d'appeler M. Valentin; celui-ci apparut aussitôt.

– Le prince Mourzakine, lui dit Ogokskoï, vous avertit de ne pas l'attendre ici davantage; remmenez la voiture, et allez l'attendre chez lui.

Malgré sa puissante intelligence, Valentin ne se douta de rien et obéit.

Le comte rentra dans les couloirs, écrivit à la hâte le billet qui devait mettre son neveu aux arrêts forcés dans la loge de la marquise, et revint dire à Francia que M. Valentin, n'ayant sans doute pas compris les ordres de Mourzakine, était parti.

– En ce cas, répondit Francia, je prendrai tout de suite un autre fiacre; je suis fatiguée, je voudrais rentrer.

Venez, dit le comte en lui offrant son bras, qu'elle eut de la peine à atteindre, tant elle était petite et tant il était grand.

Il trouva très-vite un fiacre et s'y assit auprès d'elle en lui jurant qu'il ne laisserait pas une jolie fille adorée de son neveu sous la garde d'un cocher de sapin.

Il avait dit tout bas au cocher de prendre les boulevards et de les suivre au pas en remontant du côté de la Bastille. Francia, qui connaissait son Paris, s'aperçut bientôt de cette fausse route et en fit l'observation au comte.

– Qu'importe? lui dit-il; l'animal est ivre, ou il dort, nous pouvons causer tranquillement, et j'ai à causer avec vous de choses très-graves pour vous. Vous aimez mon neveu, et il vous aime; mais vous êtes libre, et il ne l'est pas. Une très-belle dame que vous ne connaissez pas…

– Madame de Thièvre! s'écria Francia frappée au coeur.

– Moi, je ne nomme personne, reprit le comte; il me suffit de vous dire qu'une belle dame a sur son coeur des droits antérieurs aux vôtres, et qu'en ce moment elle les réclame.

– C'est-à-dire qu'il est, non pas chez l'empereur, mais chez cette dame.

– Vous avez parfaitement saisi; il m'a chargé de vous distraire ou de vous ramener. Que choisissez-vous? Un bon petit souper au Cadran-Bleu, ou un simple tour de promenade dans cette voiture?

– Je veux m'en aller chez moi bien vite.

– Chez vous? Il paraît que vous n'avez plus de chez vous, et je vous jure que vous ne trouverez pas cette nuit mon neveu chez lui! Allons, pleurez un peu, c'est inévitable, mais pas trop, ma belle petite! Ne gâtez pas vos yeux qui sont les plus doux et les plus beaux que j'aie vus de ma vie. Pour un amant perdu, cent de retrouvés quand on est aussi jolie que vous l'êtes. Mon neveu a bien prévu que son infidélité forcée vous brouillerait avec lui, car il vous sait jalouse et fière. Aussi m'a-t-il approuvé lorsque je lui ai offert de vous consoler. Dites oui, et je me charge de vous. Vous y gagnerez. Mourzakine n'a rien que ce que je lui donne pour soutenir son rang, et moi je suis riche! Je suis moins jeune que lui, mais plus raisonnable, et je ne vous placerai jamais dans la situation où il vous laisse ce soir. Allons souper; nous causerons de l'avenir, et sachez bien que mon neveu me sait gré de l'aider à rompre des liens qu'il eût été forcé de dénouer lui-même demain matin.

Francia, étouffée par la douleur, l'indignation et la honte, ne pouvait répondre.