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Correspondance, 1812-1876 — Tome 5

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DCV
AU MÊME

Nohant, 5 juillet 1866.

Soixante-deux ans aujourd'hui.

Mon fils, C'est très beau, très bien aussi, émouvant, vrai, dramatique et simple. Eh bien, le style est très relevé et très net, excellent par conséquent; une ou deux fois, dans de très courts passages, un peu trop recherché peut-être, en parlant de la nature. Mais c'est un homme exalté, c'est Clemenceau qui parle, et alors ce qui ne serait pas assez nature, dans la bouche de l'auteur, est à sa place et complète le personnage. Son type est bien soutenu et vous entre dans la chair. Je voudrais bien qu'il fut acquitté, moi; car, s'il a eu une crise de folie furieuse, il y avait de quoi. La femme est complète et la mère effrayante de vérité. Enfin, je trouve tout réussi et digne de vous.

Qu'est-ce que vous pouvez faire à la campagne par ce temps affreux? peut-être ne l'avez-vous pas? Ici, c'est comme la fin du monde, quinze jours d'orages et de tempêtes! J'en suis malade. Heureusement mon roman est fini; car, sous le coup de l'électricité dont l'air est saturé, j'aurais copié votre dénouement, et M. Sylvestre eût tué sa carogne de femme. Mais il n'avait pas ce droit-là, n'étant pas artiste, c'est-à-dire homme de premier mouvement, et se piquant d'être philosophe, c'est-à-dire homme de réflexion. Il faut croire que votre dénouement est le vrai, au reste, puisque mon bonhomme a senti que, s'il redevenait épris de sa femme, il la tuerait.

A présent, mon fils, il nous faudrait faire, non pas la contre-partie, mais le pendant, en changeant de sexe. Voilà une femme pure, charmante, naïve, avec toutes les qualités et le prestige d'un Clemenceau femelle; son mari l'aime physiquement, mais il lui faut des courtisanes, c'est son habitude et il l'avilit par sa conduite. Que peut-elle faire? elle ne peut pas le tuer. Elle est prise de dégoût pour lui; ses retours à elle lui font lever le coeur; elle se refuse. Mais elle n'en a pas le droit. — Ah! qu'est-ce qu'elle fera? Elle ne peut pas se venger; elle ne peut pas même se préserver, car il peut la violer et nul ne s'y opposera; elle ne peut pas fuir; si elle a des enfants, elle ne peut pas les abandonner. Plaider? elle ne gagnera pas son procès si l'adultère du mari n'a pas été commis à domicile. Elle ne peut pas se tuer si elle a un coeur de mère? Cherchez une solution; moi, je cherche. Direz-vous qu'elle doit pardonner? Oui, jusqu'au pardon physique, qui est l'abjection et qu'une àme fine ne peut accepter qu'avec un atroce désespoir, une invincible révolte des sens.

DCVI
A M. JOSEPH DESSAUER, A VIENNE

Nohant, 5 juillet 1866.

Mon Favilla a donc pensé à moi pour mon anniversaire de la soixante-deuxième? J'en suis bien touchée, excellent ami. Vous ne dites rien de votre santé, votre coeur absorbe tout et il est navré des dangers de la patrie. Nous comprenons ça, nous qui sommes Italiens, mais pas Prussiens du tout. Quelle effroyable mêlée est sortie de ce petit démêlé du Holstein, et où est l'issue? Votre pays, fût-il écrasé, peut-il être rayé de la carte du monde, où il tient une si grande place? Trouvez-vous malheureux pour lui qu'il vienne à perdre la Vénétie? L'Italie n'a-t-elle pas toujours été une ruine et un danger, un boulet à son pied, comme maintenant l'Algérie au nôtre. On ne s'assimile jamais des nationalités aussi tranchées; on comprend mieux l'assimilation des pays slaves, quoique difficile encore. Mais que faire à tout cela? Le moment semble venu où il faut que les conquêtes soient des fléaux. La France s'en mêlera-t-elle? pour qui? avec qui? On la voit bien soutenant l'Italie, on ne la conçoit pas aidant la Prusse. Et, ici, nul ne sait si elle aidera quelqu'un. Le chef de l'État est d'autant plus impénétrable qu'il vit, dit-on, au jour le jour dans sa pensée et qu'on ne peut deviner des projets qui n'existent pas. Je vous dis ce qu'on dit, je suis loin de tout ici et ne sais rien par moi-même. Je vois pousser ma petite-fille, qui est belle et douce et qui me console autant que possible de la cruelle mort de son frère. Mes enfants sont aussi heureux qu'ils peuvent l'être après cette douleur, et, moi qui ai perdu mon pauvre ami, je me réconforte auprès d'eux. Nous jouissons d'un été horrible, tempêtes diluviennes, chaleur écrasante, froid tout à coup. Pauvres soldats, pauvres blessés, pauvres morts, de toutes les nations, quels qu'ils soient! c'est un spectacle désespérant, et on n'ose se réjouir de rien, même dans le coin tranquille où on vit. Vous faites de la musique triste, j'en suis sûre, et pleine de rêves déchirants. Venez à nous qui vous aimons et qui plaignons toutes les souffrances. J'ai entendu massacrer le Don Juan au Théâtre-Lyrique, à l'Opéra de Paris; on l'a escamoté au profit de quelques brillantes individualités et d'une belle mise en scène; Tout cela ne valait pas le Don Juan de Chrishni au piano: celui-là, c'était le vrai et le bon. L'entendrai-je encore? c'est mon rêve, ne me l'ôtez pas.

Tout le monde vous embrasse et vous aime.

G. SAND.

DCVII
A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

Nohant, 5 août 1866.

Ma grande chère fille, Donnez de vos nouvelles, vous l'aviez promis. Ici, on vous aime et on vous crie de voler quelques jours à vos chers parents pour nous les donner. Moi aussi, je suis votre maman; moi aussi, je suis vieille, et bien maigrie, bien épuisée, sans être malade pourtant, mais sans être bien. Ça ne fait rien si tous mes enfants m'aiment, et il faut m'aimer, vous voyez.

Si vous vous décidiez à venir bénir notre Aurore, qui est si gentille, écrivez un mot, pour qu'on ne soit pas en course.

Mes enfants vous embrassent. Dites-nous à tout le moins que vous êtes contente et que vous vous portez bien.

A vous.

G. SAND.

DCVIII
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Paris, 10 août 1866.

Embrassez d'abord pour moi votre bonne mère et votre charmante nièce. Je suis vraiment touchée du bon accueil que j'ai reçu dans votre milieu de chanoine, où un animal errant de mon espèce est une anomalie qu'on pouvait trouver gênante. Au lieu de ça, on m'a reçue comme si j'étais de la famille et j'ai vu que ce grand savoir-vivre venait du coeur. Ne m'oubliez pas auprès des très aimables amies, j'ai été vraiment très heureuse chez vous.

Et puis, toi, tu es un brave et bon garçon, tout grand homme que tu es, et je t'aime de tout mon coeur. J'ai la tête pleine de Rouen, de monuments, de maisons bizarres. Tout cela vu avec vous me frappe doublement. Mais votre maison, votre jardin, votre citadelle, c'est comme un rêve et il me semble que j'y suis encore.

J'ai trouvé Paris tout petit hier, en traversant les ponts. J'ai envie de repartir. Je ne vous ai pas vus assez, vous et votre cadre; mais il faut courir aux enfants, qui appellent et montrent les dents. Je vous embrasse et je vous bénis tous.

G. SAND.

DCIX
A MAURICE SAND, A NOHANT

Paris, 10 août 1866.

Une heure de l'après-midi.

Il fait tellement sombre, que pour un peu j'allumerais la lampe. Quel temps! quelle année! c'est fichu, nous n'aurons pas d'été.

Je suis arrivée hier à quatre heures chez moi; j'ai trouvé une seule lettre de ma Cocote, c'est bien peu; j'espérais mieux. Enfin, tout va bien chez vous. Aurichette est belle, tu es guéri de tes rhumes, Lina promet de s'en tenir à un rhume de cerveau.

Je n'ai pas pu vous écrire hier en arrivant: j'ai trouvé Couture, qui m'attendait chez mon portier avec un manuscrit sous le bras: un volume de sa façon qu'il venait me lire, à moi qui ne l'avais pas vu depuis 1852! Mais il a tant d'esprit, d'entrain; il a une grosse tête intelligente sur un gros petit corps si drôle, que je me suis exécutée séance tenante. Nous avons été dîner chez Magny, et, en rentrant, j'ai avalé le volume, qui est un ouvrage sur la peinture; très amusant et très intéressant. J'étais bien fatiguée tout de même, et, après ça, j'ai dormi... Ah! il faut vous dire que, dès le matin, à Rouen, j'avais encore couru la ville avec Flaubert. Mais c'est superbe, cette grande ville étalée sur ces belles grandes collines, et ce grand fleuve qui aflux et reflux comme la mer et qui est plus, coloré que la Manche à Saint-Valéry. Et tous ces monuments curieux, étranges; ces maisons, ces rues entières, ces quartiers encore debout du moyen âge! Je ne comprends pas que je n'eusse jamais vu ça, quand il fallait trois heures pour y aller.

J'ai trouvé hier Paris, vu des ponts, si petit, si joli, si mignon, si gai, que je me figurais le voir pour la première fois.

Croisset est un endroit délicieux, et notre ami Flaubert mène là une vie de chanoine au sein d'une charmante famille. On ne sait pas pourquoi c'est un esprit agité et impétueux; tout respire le calme et le bien-être autour de lui. Mais il y a cette grande Seine qui passe et repasse toujours devant sa fenêtre et qui est sinistre par elle-même malgré ses frais rivages. Elle ne fait qu'aller et venir sous le coup de la marée et du raz de marée (la barre ou mascaret). Les saules des îles sont toujours baignés ou débaignés! c'est triste et froid d'aspect, mais c'est beau et très beau. Ils ont été (chez lui) charmants pour moi, et on vous invite à y aller pour voir, les grandes forêts où on se promène en voiture des journées entières. Je suis, contente d'avoir vu ça.

Mon rhume va très bien. Il avait empiré à Saint-Valéry la dernière journée et surtout la dernière nuit, où l'orage ouvrait des fenêtres impossibles à refermer. Quel tandis! Je n'irai pas y finir mes jours. Mais le pays est adorable, bien plus beau encore que les environs de Rouen. J'ai vu par là des vestes dieppoises. jolies, oh! mais jolies comme des bijoux, et je n'ai pas pu me tenir d'en commander une pour Cocote; je l'attends et je crois que ça lui fera plaisir.

 

Parlons-de nous, car, de Paris, je ne connais rien encore. Je ne sais pas si on joue toujours les Don Juan. Je vous envoie des articles qui ne sont pas mauvais et on m'a écrit là-bas qu'il se faisait une réaction et qu'on s'apercevait que la pièce était charmante. Mais, si elle ne fait pas d'argent, on ne la soutiendra pas; on ne la soutient peut-être plus. Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors pour voir les affiches; et je ne songe même pas à aller à Palaiseau par ce déluge. Parlons donc de ce que nous allons faire. Il faut faire ce Pied sanglant,26 il faut le faire ensemble, d'entrain et vite. Mais il faut voir la Bretagne.

Dites-moi tout de suite si vous voulez y venir; car, si c'est non, inutile que j'aille à Nohant pour repartir de là, et doubler la fatigue et les frais du voyage. Si vous y venez avec moi, c'est différent, j'irai vous prendre.

Si vous ne voulez pas, j'irai y passer huit jours seule et j'irai ensuite à Nohant, d'où nous pourrons aller ailleurs. Quel que soit le temps, quand on veut, voir, on voit; on s'enveloppe, on se chausse et on n'en meurt pas, puisque me voilà mieux qu'au départ et contente d'avoir vu. Vite une réponse pendant que je m'occuperai ici de régler nos affaires avec Harmant et l'Odéon.

Je vous bige mille fois. Ayez soin de vous: couvrez-vous comme en hiver, chaussez-vous comme en Laponie. Ce soir, je vous dirai ce que j'aurai pu faire par cet affreux temps.

DCX
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Paris, 12 août 1856.

Je n'ai pas encore lu ma pièce. J'ai encore quelque, chose, à refaire; rien ne presse. Celle de Bouilhet va admirablement bien, et on m'a dit que celle de mon ami Cadol viendrait ensuite. Or, pour rien au monde, je ne veux passer sur le corps de cet enfant. Cela me remet assez loin et ne me contrarie ni ne me nuit en rien. Quel style! heureusement, je n'écris pas pour Buloz. J'ai vu votre ami, hier soir, au foyer de l'Odéon. Je lui ai serré les mains. Il avait l'air heureux. Et puis j'ai causé avec Duquesnel, de ta féerie. Il a grand envie de la connaître; vous n'avez qu'à vous montrer quand vous voudrez vous en occuper: vous serez reçu à bras ouverts.

Mario Proth me donnera demain ou après-demain les renseignements exacts sur la transformation du journal. Demain, je sors et j'achète les souliers de votre chère maman; la semaine prochaine, je vais à Palaiseau et je cherche mon livre sur la faïence. Si j'oublie quelque chose, rappelez-le-moi.

Je répondrai à toutes les questions, tout bonnement, comme vous avez répondu aux miennes. On est heureux, n'est-ce pas, de pouvoir dire toute sa vie? C'est bien moins compliqué que ne le croient les bourgeois et les mystères que l'on peut révéler à l'ami sont toujours le contraire de ce que supposent les indifférents.

J'ai été très heureuse, pendant ces huit jours, auprès de vous: aucun souci, un bon nid, un beau paysage, des coeurs affectueux et votre belle et franche figure qui a quelque chose de paternel. L'âge n'y fait rien, on sent en vous une protection de bonté infinie, et, un soir que vous avez appelé votre mère ma fille, il m'est venu deux larmes dans les yeux. Il m'en a coûté de m'en aller, mais je vous empêchais de travailler et puis, et puis — une maladie de ma vieillesse, c'est de ne pas pouvoir tenir en place. J'ai peur m'attacher trop et de lasser. Les vieux doivent être d'une discrétion extrême. De loin, je peux vous dire combien je vous aime sans craindre de rabâcher. Vous êtes un des rares restés impressionnables, sincères, amoureux de l'art, pas corrompus par l'ambition, pas grisés par le succès. Enfin, vous aurez toujours vingt-cinq ans par toute sorte d'idées qui ont vieilli, à ce que prétendent les séniles jeunes gens de ce temps-ci. Chez eux, je crois bien que c'est une pose, mais elle est si bête! si c'est une impuissance, c'est encore pis. Ils sont hommes de lettres et pas hommes. Bon courage au roman! Il est exquis; mais, c'est drôle, il y a tout un côté de vous qui ne se révèle ni ne se trahit dans ce que vous faites, quelque chose que vous ignorez probablement. Ça viendra plus tard, j'en suis sûre.

Je vous embrasse tendrement, et la maman aussi et la charmante nièce. Ah! j'oubliais, j'ai vu Couture ce soir; il m'a dit que, pour vous être agréable, il ferait votre portrait au crayon comme le mien pour le prix que vous voudriez fixer. Vous voyez, que je suis bon commissionnaire. Employez-moi.

DCXI
A MAURICE SAND, A NOHANT

Paris, 1er septembre 1866.

Je ne me décourage pas comme ça, moi. Les difficultés d'un sujet doivent être des stimulants et non des empêchements27. Je ne suis pas obligée de faire la peinture de la Révolution. Il me suffit d'en tirer la moralité, et ça n'est pas malin, puisque tout le monde est d'accord sur 89. En mettant les passions dans la bouche d'un fou que nous rendrons intéressant quand même, nous ne choquerons personne.

Pourquoi Cadiou ne serait-il pas une espèce de Marat et de Bonaparte en même temps? pourquoi n'aurait-il pas des instincts sublimes et misérables? Il faut voir ici les choses de plus haut que l'histoire écrite. Il y avait en France alors des milliers de Bonaparte, des milliers de Marat, des milliers de Hoche, des milliers de Robespierre et de Saint-Just, lequel, par parenthèse, était un fou aussi. Seulement ces types, plus ou moins réussis par la nature, et plus ou moins effacés parles événements, s'appelaient Cadiou, Motus ou Riallo ou Garguille, ils n'en existaient pas moins. Les idées et les passions qui remirent un peuple en émoi, une société en dissolution et en reconstruction, ne sont pas propres à un homme; elles sont résumées par quelques hommes plus tranchés que les autres. Tu m'as donné l'idée de faire de Cadiou le héros de la pièce, c'est une idée excellente. Laisse-moi l'envisager comme elle me vient et en tirer parti. Il sera l'image et le reflet du passé et de l'avenir, il traversera le présent sans le comprendre, comme un homme ivre. Ce sera très original et très beau. Je me fiche bien de ce que l'auteur aura à expliquer de sa pensée au public! Il faut que l'auteur disparaisse derrière son personnage et que le public fasse la conclusion. Tout le difficile est de la lui rendre facile à faire. Il faut essayer et ne jamais reculer devant ce qui vous a ému et saisi.

Aide-moi pour le cadre, les événements nécessaires à mon sujet. Un coin de la Vendée et de la chouannerie ensuite, un tout petit coin; il faut que le drame soit grand et la scène petite. Pioche, sois fort sur les dates, les événements; je prendrai où j'aurai besoin de prendre, et tu m'aideras pour arranger le scénario, Mais laisse-moi rêver et créer Cadiou. Pour ça, il faut que j'aille voir un petit coin de la Bretagne; réponds vite, si tu veux y aller. Sinon, je pars, et je vas ensuite à Nohant du 10 au 45. Voilà!

Je vous aime et vous bige.

DCXII
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 21 septembre 1866.

Je viens de courir pendant douze jours avec mes enfants, et, en arrivant chez nous, je trouve vos deux lettres; ce qui, ajouté à la joie de retrouver mademoiselle Aurore fraîche et belle, me rend tout à fait heureuse. Et toi, mon bénédictin, tu es tout, seul, dans ta ravissante chartreuse, travaillant et ne sortant jamais? Ce que c'est que d'avoir trop sorti! Il faut à monsieur des Syries, des déserts, des lacs Asphaltites, des dangers et des fatigues! Et cependant on fait des Bovary où tous les petits recoins de la vie sont étudiés et peints en grand maître. Quel drôle de corps qui fait aussi le combat du Sphinx et de la Chimère! Vous êtes un être très à part, très mystérieux, doux comme un mouton avec tout ça. J'ai eu de grandes envies de vous questionner, mais un trop grand respect de vous m'en a empêchée; car je ne sais jouer qu'avec mes propres désastres, et ceux qu'un grand esprit a dû subir, pour être en état de produire, me paraissent choses sacrées qui ne se touchent pas brutalement ou légèrement.

Sainte-Beuve, qui vous aime pourtant, prétend que vous êtes affreusement vicieux. Mais peut-être qu'il voit avec des yeux un peu salis, comme ce savant botaniste qui prétend que la germandrée est d'un jaune sale. L'observation était si fausse, que je n'ai pas pu m'empêcher d'écrire en marge de son livre: C'est vous qui avez les yeux-sales.

Moi, je présume que l'homme d'intelligence peut avoir de grandes curiosités. Je ne les ai pas eues, faute de courage. J'ai mieux aimé laisser mon esprit incomplet; ça me regarde, et chacun est libre de s'embarquer sur un grand navire à toutes voiles ou sur une barque de pêcheur. L'artiste est un explorateur que rien ne doit arrêter et qui ne fait ni bien ni mal de marcher à droite ou à gauche: son but sanctifie tout. C'est à lui de savoir, après un peu d'expérience, quelles sont les conditions de santé de son âme. Moi, je crois que la vôtre est en bon état de grâce, puisque vous avez plaisir à travailler et à être seul malgré la pluie.

Savez-vous que, pendant que le déluge est partout, nous avons eu, sauf quelques averses, un beau soleil en Bretagne? Du vent à décorner les boeufs, sur les plages de I'Océan; mais que c'était beau, la grande houle! et comme la botanique des sables m'emportait! et que Maurice et sa femme ont la passion des coquillages! nous avons tout supporté gaiement. Pour le reste, c'est une fameuse balançoire que la Bretagne.

Nous nous sommes pourtant indigérés de dolmens et de menhirs, et nous sommes tombés dans des fêtes où nous avons vu tous les costumes qu'on dit supprimés et que les vieux portent toujours. Eh bien, c'est laid, ces hommes du passé, avec leurs culottes de toile, leurs longs cheveux, leurs vestes à poches sous les bras, leur air abruti, moitié pochard, moitié dévot. Et les débris celtiques, incontestablement curieux pour l'archéologue; ça n'a rien pour l'artiste, c'est mal encadré, mal composé, Carnac et Erdeven n'ont aucune physionomie. Bref, la Bretagne n'aura pas mes os; j'aimerais mille fois mieux votre Normandie cossue ou, dans les jours où l'on a du drame dans la trompette, les vrais pays d'horreur et de désespoir. Il n'y a rien là où règne le prêtre et où le vandalisme catholique ait passé, rasant les monuments du vieux monde et semant les poux de l'avenir.

Vous dites nous, à propos de la féerie: je ne sais pas avec qui vous l'avez faite, mais je me figure toujours que cela devrait aller à l'Odéon actuel. Si je la connaissais, je saurais bien faire pour vous ce qu'on ne sait jamais faire pour soi-même, monter la tête aux directeurs. Une chose de vous doit être trop originale pour être comprise par ce gros Dumaine. Ayez donc une copie chez vous, et, le mois prochain, j'irai passer une journée avec vous, pour que vous me la lisiez. C'est si près de Palaiseau, le Croisset! et je suis dans une phase d'activité tranquille où j'aimerais bien à voir couler votre grand fleuve et à rêvasser dans votre verger, tranquille lui-même, tout en haut de la falaise. Mais je bavarde, et tu es en train de travailler. Il faut pardonner cette intempérance anormale à quelqu'un qui vient de voir des pierres, et qui n'a pas seulement aperçu une plume depuis douze jours.

 

Vous êtes ma première visite aux vivants, au sortir d'un ensevelissement complet de mon pauvre moi. Vivez! voilà mon oremus et ma bénédiction. Et je t'embrasse de tout mon coeur.

G. SAND.

2626 Drame joué plus tard à la Porte-Saint-Martin sous le titre de Cadio.
2727 George Sand avait songé d'abord à faire un drame de Cadio; mais, après l'avoir écrit de verve, c'est-à-dire avec des développements que ne comportait pas une pièce de théâtre, elle le publia comme roman dialogué, et c'est seulement un peu plus tard que, réduit aux proportions scéniques, l'ouvrage fut joué à la Porte Saint-Martin.]