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Correspondance, 1812-1876 — Tome 5

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DCCV
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 15 novembre 1869.

Qu'est-ce que tu deviens, mon vieux troubadour chéri? tu corriges tes épreuves comme un forçat, jusqu'à la dernière minute? On annonce ton livre pour demain depuis deux jours. Je l'attends avec impatience, car tu auras soin de ne pas m'oublier? On va te louer et t'abîmer; tu t'y attends. Tu as trop de vraie supériorité pour n'avoir pas des envieux et tu t'en bats l'oeil, pas vrai? Et moi aussi pour toi. Tu es de force à être stimulé par ce qui abat les autres. Il y aura du pétard, certainement; ton sujet va être tout à fait de circonstance en ce moment de Régimbards. Les bons progressistes, les vrais démocrates t'approuveront. Les idiots seront furieux, et tu diras: «Vogue la galère!»

Moi, je corrige aussi les épreuves de Pierre qui roule et je suis à la moitié d'un roman nouveau qui ne fera pas grand bruit; c'est tout ce que je demande pour le quart d'heure. Je fais alternativement mon roman, celui qui me plaît et celui qui ne déplaît pas autant à la Revue, et qui me plaît fort peu. C'est arrangé comme cela; je ne sais pas si je ne me trompe pas. Peut-être ceux que je préfère sont-ils les plus mauvais. Mais j'ai cessé de prendre souci de moi, si tant est que j'en aie jamais eu grand souci. La vie m'a toujours emportée hors de moi et elle m'emportera jusqu'à la fin. Le coeur est toujours pris au détrimen de la tête. A présent, ce sont les enfants qui mangent tout mon intellect; Aurore est un bijou, une nature devant laquelle je suis en admiration; ça durera-t-il comme ça?

Tu vas passer l'hiver à Paris, et, moi, je ne sais pas quand j'irai. Le succès du Bâtard continue; mais je ne m'impatiente pas; tu as promis de venir dès que tu serais libre, à Noël, au plus tard, faire réveillon avec nous. Je ne pense qu'à ça, et, si tu nous manques de parole, ça sera un désespoir ici. Sur ce, je t'embrasse à plein coeur comme je t'aime.

G. SAND.

DCCVI
A M, LOUIS ULBACH, A PARIS

Nohant, 26 novembre 1869.

Cher et illustre ami, Je suis à Nohant, à huit heures de Paris (chemin de fer). Est-ce une trop longue enjambée pour le temps dont vous pouvez disposer? On part vers neuf heures de Paris, on dine à Nohant à sept. — On peut repartir le lendemain matin; mais, en restant un jour chez nous, il n'y a pas de fatigue et on aurait le temps de causer. Si cela ne se peut, ce sera à notre grand regret; car nous nous ferions une joie, mes enfants et moi, de vous embrasser, vous et votre Cloche57, qui sonne si fort, sans cesser d'être un bel instrument et sans détonner dans les charivaris.

J'irai à Paris, dans le courant de l'hiver, janvier ou février. Si vous ne pouvez m'attendre, consultez sur les quarante premières années de ma vie, l'Histoire de ma vie. Lévy vous portera les volumes à votre première réquisition.

Cette histoire est vraie. Beaucoup de détails à passer; mais, en feuilletant, vous aurez exacts tous les faits de ma vie.

Pour les vingt-cinq dernières années, il n'y a plus rien d'intéressant; c'est la vieillesse très calme et très heureuse en famille, traversée par des chagrins tout personnels, les morts, les défections, et puis l'état général où nous avons souffert, vous et moi, des mêmes choses. — Je répondrai, à toutes les questions qu'il vous conviendrait de me faire, si nous causions, et ce serait mieux.

J'ai perdu deux petits-enfants bien-aimés, la fille de ma fille et le fils de Maurice. J'ai encore deux petites charmantes de son heureux mariage. Ma belle-fille m'est presque aussi chère que lui. Je leur ai donné la gouverne du ménage et de toute chose. Mon temps se passe à amuser les enfants, à faire un peu de botanique en été, de grandes promenades (je suis encore un piéton distingué), et des romans, quand je peux trouver deux heures dans la journée et deux heures le soir.

J'écris facilement et avec plaisir; c'est ma récréation; car la correspondance est énorme, et c'est là le travail. Vous savez cela. Si on n'avait à écrire qu'à ses amis! Mais que de demandes touchantes ou saugrenues! Toutes les fois que je peux quelque chose, je réponds. Ceux pour lesquels je ne peux rien, je ne réponds rien. Quelques-uns méritent que l'on essaye, même avec peu d'espoir de réussir. Il faut alors répondre qu'on essayera. Tout cela, avec les affaires personnelles, dont il faut bien s'occuper quelquefois, fait une dizaine de lettres par jour. C'est le fléau; mais qui n'a le sien?

J'espère, après ma mort, aller dans une planète où l'on ne saura ni lire ni écrire. Il faudra être assez parfait pour n'en avoir pas besoin. En attendant, il faudrait bien que, dans celle-ci, il en fût autrement.

Si vous voulez savoir ma position matérielle, elle est facile à établir. Mes comptes ne sont pas embrouillés. J'ai bien gagné, un million avec mon travail; je n'ai pas mis un sou de côté: j'ai tout donné, sauf vingt mille francs, que j'ai placés, il y a deux ans, pour ne pas coûter trop de tisane à mes enfants, si je tombe malade; et encore, ne suis-je pas sûre de garder ce capital; car il se trouvera des gens qui en auront besoin, et, si je me porte encore assez bien pour le renouveler, il faudra bien lâcher mes économies. Gardez-moi le secret, pour que je les garde le plus, possible.

Si vous parlez de mes ressources, vous pouvez dire, en toute connaissance, que j'ai toujours vécu, au jour le jour, du fruit de mon travail, et que je regarde cette manière d'arranger la vie comme la plus heureuse. On n'a pas de soucis matériels, et on ne craint pas les voleurs. Tous les ans, à présent que mes enfants tiennent le ménage, j'ai le temps de faire quelques petites excursions en France; car les recoins de la France sont peu connus, et ils sont aussi beaux que ce qu'on va chercher bien loin. J'y trouve des cadres pour mes romans. J'aime à avoir vu ce que je décris. Cela simplifie les recherches, les études. N'eussé-je que trois mots à dire d'une localité, j'aime à la regarder dans mon souvenir et à me tromper le moins que je peux.

Tout cela est bien banal, cher ami, et, quand on est convié par un biographe comme vous, on voudrait être grand comme une pyramide pour mériter l'honneur de l'occuper.

Mais je ne puis me hausser. Je ne suis qu'une bonne femme à qui on'a prêté des férocités de caractère tout à fait fantastiques. On m'a aussi accusée de n'avoir pas su aimer passionnément. Il me semble que j'ai vécu de tendresse et qu'on pouvait bien s'en contenter.

A présent, Dieu merci, on ne m'en demande pas davantage, et ceux qui veulent bien m'aimer, malgré le manque d'éclat de ma vie et de mon esprit, ne se plaignent pas de moi.

Je suis restée très gaie, sans initiative pour amuser les autres, mais sachant les aider à s'amuser.

Je dois avoir de gros défauts; je suis comme tout le monde, je ne les vois pas. Je ne sais pas non plus si j'ai des qualités et des vertus. J'ai beaucoup songé à ce qui est vrai, et, dans cette recherche, le sentiment du moi s'efface chaque jour davantage. Vous devez bien le savoir par vous-même. Si on fait le bien, on ne s'en loue pas soi-même, on trouve qu'on a été logique, voilà tout. Si on fait le mal, c'est qu'on n'a pas su qu'on le faisait. Mieux éclairé, on ne le ferait plus jamais. C'est à quoi tous devraient tendre. Je ne crois pas au mal, mais je crois à l'ignorance...

Sonnez la Cloche, cher ami; étouffez les voix du mensonge, forcez les oreilles à écouter.

Vous avez fait de Napoléon III une biographie ravissante. On voudrait être déjà à cette sage et douce époque, où les fonctions seront des devoirs, et où l'ambition fera rire les honnêtes gens d'un bout du monde à l'autre.

A vous de coeur, bien tendrement et fraternellement.

G. SAND.

DCCVII
A M. MÉDÉRIC CHAROT, A COULOMMIERS

Nohant, 28 novembre 1869.

Je vous remercie, monsieur, de votre dédicace et de votre envoi. J'ai lu la pièce, elle est très jolie et pleine de détails charmants. Il y a des longueurs au commencement, un peu trop de précipitation à la fin; mais on ne juge bien ces défauts de proportion qu'en voyant répéter. Vous en jugerez vous-même. La difficulté pour vous faire recevoir dans un théâtre de Paris est immense. Vous ne vous en faites aucune idée, et vous êtes bien jeune pour vous tant presser. Si j'avais autorité maternelle sur vous, je vous dirais: «Pas encore.» Essayez encore un succès de province. Attirez l'attention sur vous par ce genre d'essai modeste, et apportez à Paris un nom dont on aura parlé davantage, avec une pièce encore plus réussie. Vous allez trouver tous les théâtres encombrés, comme toujours, et, si on vous reçoit, vous ne serez pas joué avant deux ou trois ans. Les vers sont un obstacle auprès du gros public. Je doute que le théâtre de Cluny en veuille. L'Odéon même, qui a pour mission de jouer des pièces en vers, en a une très grande peur et ses cartons en regorgent, etc., etc...

Mais je n'ose pas insister. Il faut d'abord vous renseigner sur le théâtre de Cluny. Je ne connais pas le directeur. Sachez s'il reculerait devant la pièce en vers, avant de tenter une démarche inutile, et, si cet obstacle n'existe pas, réfléchissez. — Si vous devez envoyer votre manuscrit, sachez aussi d'avance l'opinion de la direction. Il y a quelques mots sur les Césars qui effaroucheraient peut-être et empêcheraient de lire plus loin. Vous serez à même de les rétablir quand vous saurez sur quel terrain vous marchez.

 

Voilà mon avis. Quand vous aurez décidé ce que vous voulez faire, je me chargerai bien volontiers d'envoyer votre manuscrit à M. Larochelle, avec une lettre de recommandation, pour qu'il le lise; mais mon influence n'ira pas au delà.

Bon courage quand même. Il y a progrès. Faites-en encore et toujours.

DCCVIII
A MADAME EDMOND ADAM, AU GOLFE JOUAN

Nohant, 29 novembre 1869

Chers amis, Nohant est content de vous savoir tous en bonne santé. Nohant va bien aussi, sauf les rhumes. L'année est humide et malsaine; les fanfans, Dieu merci, ne s'en ressentent pas. La ferme est sur un bon pied. La lumière se fait chaque jour, on a bon espoir. Cette première année a coûté de la peine et des avances; mais tout est couvert déjà par les produits à vendre. Lina a un peu de répit et chante comme un rossignol. Les marionnettes font florès tous les dimanches. Les six jènes gens (dont Planet) viennent toujours le samedi soir pour s'en aller le lundi matin. Ledit Planet n'est pas vaillant, malgré son activité et sa gaieté. J'espérais qu'il prendrait goût au Midi et irait passer ses hivers à Nice ou à Monaco; mais c'est un vrai Berrichon qui ne peut quitter son trou sans se croire perdu.

Moi, je fais un roman, pour changer! Je suis sur la Meuse; le beau cadre que nous avons vu me sert et me plaît. — Je ne sais plus si je dois espérer d'aller vous voir. La pièce de l'Odéon a toujours du succès, celle qui vient après peut en avoir et je serais retardée jusqu'en février.

D'ici là, que de choses peuvent arriver! On recommence ce qui a été bête et mauvais en 48, de part et d'autre. Des rouges trop pressés et trop blagueurs, des blancs trop stupides, des bleus trop timides et trop pales. — Nous verrons bien; l'avenir est à la vérité quand même.

On vous embrasse tous. On vous aime et vous souhaite joie et santé.

G. SAND.

DCCIX
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 30 novembre 1869.

Cher ami, J'ai voulu relire ton livre58; ma belle-fille l'a lu aussi, et quelques-uns de mes jeunes gens, tous lecteurs de bonne foi et de premier jet — et pas bêtes du tout. Nous sommes tous du même avis, que c'est un beau livre, de la force des meilleurs de Balzac et plus réel, c'est-à-dire plus fidèle à la vérité d'un bout à l'autre.

Il faut le grand art, la forme exquise et la sévérité de ton travail pour se passer des fleurs de la fantaisie. Tu jettes pourtant la poésie à pleines mains sur ta peinture, que tes personnages la comprennent ou non. Rosanette à Fontainebleau ne sait sur quelle herbe elle marche, et elle est poétique quand même.

Tout cela est d'un maître et ta place est bien conquise pour toujours. Vis donc tranquille autant que possible, pour durer longtemps et produire beaucoup.

J'ai vu deux bouts d'article qui ne m'ont pas eu l'air en révolte contre ton succès; mais je ne sais guère ce qui se passe; la politique me paraît absorber tout.

Tiens-moi au courant. Si on ne te rendait pas justice, je me fâcherais et je dirais ce que je pense. C'est mon droit.

Je ne sais au juste quand, mais, dans le courant du mois, j'irai sans doute t'embrasser et te chercher, si je peux te démarrer de Paris. Mes enfants y comptent toujours, et, tous, nous t'envoyons nos louanges et nos tendresses.

À toi, mon vieux troubadour.

G. SAND.

DCCX
AU MÊME

Nohant, 4 décembre 1869.

J'ai refait aujourd'hui et ce soir mon article59. Je me porte mieux, c'est un peu plus clair. J'attends demain ton télégramme. Si tu n'y mets pas ton veto, j'enverrai l'article à Ulbach, qui, le 15 de ce mois, ouvre son journal, et qui m'a écrit ce matin pour me demander avec instance un article quelconque. Ce premier numéro sera, je pense, beaucoup lu, et ce serait une bonne publicité. Michel Lévy serait meilleur juge que nous de ce qu'il y a de plus utile à faire: consulte-le.

Tu sembles étonné de la malveillance. Tu es trop naïf. Tu ne sais pas combien ton livre est original, et ce qu'il doit froisser de personnalités par la force qu'il contient. Tu crois faire des choses qui passeront comme une lettre à la poste; ah bien, oui!

J'ai insisté sur le dessin de ton livre; c'est ce que l'on comprend le moins et c'est ce qu'il y a de plus fort. J'ai essayé de faire comprendre aux simples comment ils doivent lire; car ce sont les simples qui font les succès. Les malins ne veulent pas du succès des autres. Je ne me suis pas occupée des méchants; ce serait leur faire trop d'honneur.

Quatre heures. Je reçois ton télégramme et j'envoie mon manuscrit à Girardin.

G. SAND.

DCCXI
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

Nohant, 10 décembre 1869.

Êtes-vous de retour à Paris, mon cher fils, et ma lettre vous y trouvera-t-elle? Je vous remercie de m'avoir écrit de Venise; c'est bien gentil à vous d'avoir pensé à moi. Avez-vous fait d'ailleurs un bon et beau voyage? avez-vous été en Orient? Vous voyez qu'à Nohant on ne sait rien. On s'y porte à merveille et on y travaille sans relâche; mais on voudrait avoir une longue-vue pour suivre ses amis absents et se réjouir ou s'embêter avec eux dans leurs joies et dans leurs déceptions.

Moi, cette Égypte transformée en cabaret ne m'a pas tentée. Il me semble que les Majestés étrangères y ont porté la prose et l'ennui qui les environne. Ici, il est vrai, on ne s'amuse pas avec plus d'originalité et de distinction. Le pouvoir s'avachit, les vieilles rengaines se ressassent, et les hommes d'avenir ne trouvent rien de neuf; triste et inévitable mouvement des choses qui reviennent sur elles-mêmes au lieu d'avancer. Mais je suis de ceux qui ne croient pas la machine déviée parce qu'elle manque de graisse: ça reviendra et nous marcherons encore; seulement il faudra de la patience et de la philosophie, car il y aura bien des bêtises de faites et de dites.

Mes petites-filles grandissent et sont gaies. L'aînée est très intelligente et bonne; c'est ma société, mon amie personnelle. Que c'est beau, la candeur de l'enfant! je ne sais plus rien des vôtres. J'attends que vous me parliez d'un heureux retour au nid et du nid en bon état. Je vous charge d'embrasser pour moi tout le cher monde et d'y joindre les amitiés et révérences de mes enfants.

Votre maman.

DCCXII
A M. GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 11 décembre 1869.

Je ne vois pas paraître mon article et il en paraît d'autres qui sont mauvais et injustes. Les ennemis sont toujours mieux servis que les amis. Et puis, quand une grenouille commence à coasser, toutes les autres s'en mêlent. Un certain respect violé, c'est à qui sautera sur les épaules de la statue; c'est toujours comme ça. Tu subis les inconvénients d'une manière qui n'est pas encore consacrée par la routine et c'est à qui se fera idiot pour ne pas comprendre.

L'impersonnalité absolue est discutable, et je ne l'accepte pas absolument; mais j'admire que Saint-Victor, qui l'a tant prêchée et qui a abîmé mon théâtre parce qu'il n'était pas impersonnel, t'abandonne au lieu de te défendre. La critique ne sait plus où elle en est; trop de théorie!

Ne t'embarrasse pas de tout cela et va devant toi. N'aie pas de système, obéis à ton inspiration.

Voilà le beau temps, chez nous du moins, et nous nous préparons à nos fêtes de Noël en famille, au coin du feu. J'ai dit à Plauchut de tâcher de t'enlever; nous t'attendons. Si tu ne peux venir avec lui, viens du moins faire le réveillon et te soustraire au jour de l'an de Paris; c'est si ennuyeux!

Lina me charge de te dire qu'on t'autorisera à ne pas quitter ta robe de chambre et tes pantoufles. Il n'y a pas de dames, pas d'étrangers. Enfin tu nous rendras bien heureux et il y a longtemps que tu promets.

Je t'embrasse et suis encore plus en colère que toi de ces attaques, mais non démontée, et, si je t'avais là, nous nous remonterions si bien, que tu repartirais de l'autre jambe tout de suite pour un nouveau roman.

Je t'embrasse.

Ton vieux troubadour,

G. SAND.

DCCXIII
A M. BERTON PÈRE, A PARIS

Nohant, décembre 1869.

Cher ami, Quand, vers la vingtième représentation du Bâtard, Chilly et Duquesnel sont venus me demander de laisser passer, — après le Bâtard, qui fournirait encore, selon eux, vingt-cinq ou trente représentations — une: petite ordure (textuel) qui devait avoir au plus dix représentations, j'ai consenti; j'ai eu tort, j'ai manqué de prévoyance. On ne m'avait pas dit que cette pièce eût un certain mérite et que Berton en jouait le principal rôle. A présent, les choses se passent de façon à me remettre au mois de mars. Dois-je consentir à cela? M. Latour Saint-Ybars peut-il avoir des droits qui priment les miens? n'ai-je pas celui de dire que j'ai cédé à une éventualité qui ne se réalise pas, celle d'arriver en janvier, février au plus tard, et que je ne cède plus mon tour?

Je te demande ton avis; si je consultais un homme d'affaires, il me pousserait à faire prévaloir mon droit; mais je ne m'occupe jamais que du droit moral. Que ferais-tu à ma place? — Je suppose que tu ne connaisses pas M. Latour Saint-Ybars, que tu ne saches rien de lui ni de sa pièce. Suis-je engagé moralement par une permission que l'on m'a, jusqu'à un certain point, extorquée? Peut-être! Quand on prend pour unique base de conduite la délicatesse, il y a des degrés de plus et de moins qui embarrassent; je te demande donc ce que tu ferais, parce que je sais que tu pars en tout de la même base que moi. Et puis autre chose: si ce rôle de l'Affranchi te plaît mieux à jouer entre deux habits noirs; si tu dois éprouver la moindre contrariété à oublier un rôle appris pour le rapprendre plus tard; si, enfin, l'auteur t'est sympathique et s'il est intéressant, je ne yeux pas user de mon droit et j'attendrai les événements.

Voilà, cher enfant de mon coeur, ce que ton avertissement me fait dire et penser; je n'oublie pas par imbécillité pure mes intérêts. J'ai des scrupules, je déteste mettre un homme au désespoir. La race des auteurs est si âpre au succès, que c'est les tuer à coups de couteau, que de leur arracher une espérance. Que ferais-tu, encore une fois? Serais-tu aussi bête que moi?

Je finis en l'avertissant d'une tuile qui va te tomber sur la tête. Pierre qui roule va paraître chez Lévy, et je me suis permis de te le dédier.

Mes enfants t'envoient leurs meilleures amitiés. Quel dommage que le vendredi ne dure pas trois jours et que Nohant soit si loin de Paris! Tu viendrais voir notre vieux nid et on serait heureux.

Amitiés au petit Pierre.

G. SAND.

5757 Journal que publiait alors Louis Ulbach.
5858 L'Éducation sentimentale.
5959 Sur l'Éducation sentimentale.