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Correspondance, 1812-1876 — Tome 5

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DCXXI
AU MÊME

Palaiseau, 30 novembre 1866.

Il y aurait bien à dire sur tout ça, cher camarade. Mon Cascaret, c'est-à-dire le fiancé en question, se garde pour sa fiancée. Elle lui a dit: «: Attendons que vous ayez réalisé certaines questions de travail.» Et il travaille. Elle lui a dit: «Gardons nos puretés l'une pour l'autre.» Et il se garde. Ce n'est pas le spiritualisme catholique qui l'étouffe; mais il se fait un grand idéal de l'amour, et pourquoi lui conseillerait-on d'aller le perdre quand il met sa conscience et son mérite à le garder?

Il y a un équilibre que la nature, notre souveraine, met elle-même dans nos instincts, et elle pose vite la limite de nos appétits. Les grandes natures ne sont pas les plus robustes. Nous ne sommes pas développés dans tous les sens par une éducation bien logique. On nous comprime de toute façon, et nous poussons nos racines et nos branches où et comme nous pouvons. Aussi les grands artistes sont-ils souvent infirmes, et plusieurs ont été impuissants. Quelques-uns, trop puissants par le désir, se sont épuisés vite. En général, je crois que nous avons des joies et des peines trop intenses, nous qui travaillons du cerveau. Le paysan qui fait, nuit et jour, une rude besogne avec la terre et avec sa femme, n'est pas une nature puissante. Son cerveau est des plus faibles. Se développer dans tous les sens, vous dites? Pas à la fois, ni sans repos, allez! Ceux qui s'en vantent blaguent un peu, ou, s'ils mènent tout à la fois, tout est manqué. Si l'amour est pour eux un petit pot-au-feu et l'art un petit gagne-pain, à la bonne heure; mais, s'ils ont le plaisir immense, touchant à l'infini, et le travail ardent, touchant à l'enthousiasme, ils ne les alternent pas comme la veille et le sommeil.

Moi, je ne crois pas à ces don Juan qui sont en même temps des Byron. Don Juan ne faisait pas de poèmes, et Byron faisait, dit-on, bien mal l'amour. Il a dû avoir quelquefois — on peut compter ces émotions-là dans la vie — l'extase complète par le coeur, l'esprit et les sens; il en a connu assez pour être un des poètes de l'amour. Il n'en faut pas davantage aux instruments de notre vibration. Le vent continuel des petits appétits les briserait.

Essayez quelque jour de faire un roman dont l'artiste (le vrai) sera le héros, vous verrez quelle sève énorme, mais délicate et contenue; comme il verra toute chose d'un oeil attentif, curieux et tranquille, et comme ses entraînements vers les choses qu'il examine et pénètre seront rares et sérieux. Vous verrez aussi comme il se craint lui-même, comme il sait qu'il ne peut se livrer sans s'anéantir, et comme une profonde pudeur dés trésors de son âme l'empêche de les répandre et de les gaspiller. L'artiste est un si beau type à faire, que je n'ai jamais osé le faire réellement; je ne me sentais pas digne de toucher à cette figure belle, et trop compliquée, c'est viser trop haut pour une simple femme. Mais ça pourra bien vous tenter quelque jour, et ça en vaudra la peine.

Où est le modèle? Je ne sais pas, je n'en ai pas connu à fond qui n'eût quelque, tache au soleil, je yeux dire quelque côté par où cet artiste touchait à l'épicier. Vous n'avez peut-être pas cette tache, vous devriez vous peindre. Moi, je l'ai. J'aime les classifications, je touche au pédagogue. J'aime à coudre et à torcher les enfants, je touche à la servante. J'ai des distractions et je touche à l'idiot. Et puis, enfin, je n'aimerais pas la perfection; je la sens et ne saurais la manifester. Mais on pourrait bien lui donner des défauts dans sa nature. Quels? Nous chercherons ça quelque jour. Ça n'est pas dans votre sujet actuel et je ne dois pas vous en distraire.

Ayez moins de cruauté envers vous. Allez de l'avant, et, quand le souffle aura produit, vous remonterez le ton général et sacrifierez ce qui ne doit pas venir au premier plan. Est-ce que ça ne se peut pas? Il me semble que si. Ce que vous faites paraît si facile, si abondant! c'est un trop plein perpétuel, je ne comprends rien à votre angoisse.

Bonsoir, cher frère; mes tendresses à tous les vôtres. Je suis revenue à ma solitude de Palaiseau, je l'aime; je m'en retourne à Paris lundi. Je vous embrasse bien fort. Travaillez bien.

DCXXII
A M. THOMAS COUTURE, A PARIS

Palaiseau, 13 décembre 1866.

Cher maître, Votre ouvrage soulèvera, je crois, des tempêtes, et déjà on veut m'en rendre solidaire. On annonce que ma préface est prête. Cela n'est pas, et, réflexion faite, je ne la ferai pas. Tant que j'ai ignoré la partie qui est toute de critique, et même après avoir écouté la lecture de plusieurs fragments, je vous ai dit oui. Pourtant je vous conseillais de faire de votre ouvrage un traité, sans vous lancer dans l'appréciation des vivants, ou des morts de la veille; vous avez persisté, c'était votre droit indiscutable. Vous avez pourtant modifié votre jugement sur Delacroix quant aux expressions; mais, j'y ai pensé depuis, le fond reste le même, il n'en pouvait être autrement.

D'ailleurs, je ne pourrais pas vous demander d'épargner les autres, de faire des réserves, vous m'enverriez promener et vous feriez bien. Mais, moi, j'endosserais, sans conviction et sans lumières suffisantes, une trop forte responsabilité; à moins de faire aussi des réserves, et, alors, à quoi bon une préface? Ça ne serait pas clair, ça ne paraîtrait pas franc. Je vous dis donc non, après vous avoir dit oui, parce que, au dernier moment, quand vous m'enverriez les épreuves, nous ne serions pas d'accord et il serait trop tard pour nous y mettre. Allez droit devant vous, bravez seul, et sans donner le bras à une femme, ce que vous voulez braver.

Votre ouvrage, si remarquable d'exécution, et riche à tant d'égards, gagnera à se présenter seul, je vous en réponds. Consultez de vrais amis, des gens de goût, ils vous diront comme moi.

G. SAND.

DCXXIII
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Paris, 9 janvier 1867.

Cher camarade, Ton vieux troubadour a été tenté de claquer. Il est toujours à Paris. Il devait partir le 25 décembre; sa malle était bouclée; ta première lettre l'a attendu tous les jours à Nohant, Enfin, le voilà tout à fait en état de partir et il part demain matin avec son fils Alexandre, qui veut bien l'accompagner.

C'est bête d'être jeté sur le flanc et de perdre pendant trois jours la notion de soi-même et de se relever aussi affaibli que si on avait fait quelque chose de pénible et d'utile. Ce n'était rien, au bout du compte, qu'une impossibilité momentanée de digérer quoi que ce soit. Froid, ou faiblesse, ou travail, je ne sais pas. Je n'y songe plus guère. Sainte-Beuve inquiète davantage, on a dû te l'écrire. Il va mieux aussi, mais il y aura infirmité sérieuse, et, à travers cela, des accidents à redouter. J'en suis tout attristée et inquiète.

Je n'ai pas travaillé depuis plus de quinze jours; donc, ma tâche n'est pas avancée, et, comme je ne sais pas si je vas être en train tout de suite, j'ai donné campo à l'Odéon. Ils me prendront quand je serai prête. Je médite d'aller un peu au Midi, quand j'aurai vu mes enfants. Les plantes du littoral me trottent par la tête. Je me désintéresse prodigieusement de tout ce qui n'est pas mon petit idéal de travail paisible, de vie champêtre et de tendre et pure amitié. Je crois bien que je ne dois pas vivre longtemps, toute guérie et très bien que je suis. Je tire cet avertissement du grand calme, toujours plus calme, qui se fait dans mon âme jadis agitée. Mon cerveau ne procède plus que de la synthèse à l'analyse; autrefois, c'était le contraire. A présent, ce qui se présente à mes yeux, quand je m'éveille, c'est la planète; j'ai quelque peine à y retrouver le moi qui m'intéressait jadis et que je commence à appeler vous au, pluriel. Elle est charmante, la planète, très intéressante, très curieuse, mais pas mal arriérée et encore peu praticable; j'espère passer dans une oasis mieux percée et possible à tous. Il faut tant d'argent et de ressources pour voyager ici! et le temps qu'on perd à se procurer ce nécessaire est perdu pour l'étude et la contemplation. Il me semble qu'il m'est dû quelque chose de moins compliqué, de moins civilisé, de plus naturellement luxueux et de plus facilement bon que cette étape enfiévrée. Viendras-tu dans le monde de mes rêves, si je réussis à en trouver le chemin? Ah! qui sait?

Et ce roman marche-t-il? Le courage ne s'est pas démenti? La solitude ne te pèse pas? Je pense bien qu'elle n'est pas absolue, et qu'il y a encore quelque part une belle amie qui va et vient, ou qui demeure par là. Mais il y a de l'anachorète quand même dans ta vie, et j'envie ta situation. Moi, je suis trop seule à Palaiseau, avec un mort; pas assez seule à Nohant, avec des enfants que j'aime trop pour pouvoir m'appartenir, — et, à Paris, on ne sait pas ce qu'on est, on s'oublie entièrement pour mille choses qui ne valent pas mieux que soi. Je t'embrasse de tout coeur, cher ami; rappelle-moi à ta mère, à ta chère famille, et écris-moi à Nohant, ça me fera du bien.

Les fromages? Je ne sais plus, il me semble qu'on m'en a parlé. Je te dirai ça de là-bas.

DCXXIV
A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

Nohant, 15 janvier 1867.

Cher ami de mon coeur, Cette bonne longue lettre que je reçois de vous me comble de reconnaissance et de joie. Je ne l'ai lue qu'il y a deux jours. Elle m'attendait ici, à Nohant, et j'étais à Paris, malade, tous les jours faisant ma malle, et tous les jours forcée de me mettre au lit. Je vais mieux; mais j'ai à combattre, depuis quelques années, une forte tendance à l'anémie; j'ai eu trop de fatigue et de chagrin à l'âge où l'on a le plus besoin de calme et de repos. Enfin, chaque été me remet sur mes pieds, et, si chaque hiver me démolit, je n'ai guère à me plaindre.

 

Comme vous, je ne tiens pas à mourir. Certaine que la vie ne finit pas, qu'elle n'est pas même suspendue, que tout est passage et fonction, je vas devant moi avec la plus entière confiance dans l'inconnu. Je m'abstiens désormais de chercher à le deviner et à le définir; je vois un grand danger à ces efforts d'imagination qui nous rendent systématiques, intolérants et fermés au progrès, qui souffle toujours et quand même des quatre coins de l'horizon. Mais j'ai la notion du devenir incessant et éternel, et, quel qu'il soit, il m'est démontré intérieurement, par un sentiment invincible, qu'il est logique, et par conséquent beau et bon. C'est assez pour vivre dans l'amour du bien et dans le calme relatif, dans la dose de sérénité fatalement restreinte et passagère que nous permet la solidarité avec l'univers et avec nos semblables. Ma petite philosophie pratique est devenue d'une excessive modestie.

Je voudrais vous faire lire l'avant-dernier et le dernier roman que j'ai publiés, M. Sylvestre et le Dernier. Amour, qui en est le complément. C'est naïf pour ne pas dire niais; mais il y a, au fond, des choses vraies qui ont été bien senties, et qui ne vous déplairaient pas. Une page de cela de temps en temps pourrait vous faire l'effet d'une potion innocente, qui amuse l'ennui et la douleur. Si vous n'avez pas ces petits volumes sous la main, je dirai qu'on vous les envoie. Ils vous mettront en communication pour ne pas dire en communion avec votre vieille amie.

Je vous parle de moi, c'est en vue de notre idéal commun, du rêve intérieur qui nous soutient et qui vous remplissait de force et de sérénité, la veille d'une condamnation à mort. Vous voilà condamné à la vie maintenant, cher ami! à une vie de langueur, d'empêchement et de souffrance, où votre âme stoïque s'épanouit quand même et vibre au souffle de toutes les émotions patriotiques.

Je remarque avec attendrissement que vous êtes resté chauvin, comme disent nos jeunes beaux esprits de Paris, c'est-à-dire guerrier et chevalier — comme je suis restée troubadour, c'est-à-dire croyant à l'amour, à l'art, à l'idéal, et chantant quand même, quand le monde siffle et baragouine. Nous sommes les jeunes fous de cette génération. Ce qui va nous remplacer s'est chargé d'être vieux, blasé, sceptique à notre place. Ceci donne, hélas! bien raison à vos craintes sur l'avenir. Voici justement ce que m'écrit, en même temps que vous, un excellent ami à moi, Gustave Flaubert, un de ceux qui sont restés jeunes, à quarante-six ans: «Ah! oui, je veux bien vous suivre dans une autre planète; l'argent rendra la nôtre inhabitable dans un avenir rapproché. Il sera impossible, même au plus riche, d'y vivre sans s'occuper de son bien. Il faudra que tout le monde passe plusieurs heures par jour à tripoter ses capitaux: ce sera charmant!»

C'est qu'à côté d'une politique qui est grosse de catastrophes, il y a une économie sociale qui est grosse d'apoplexie foudroyante. Tout ce que vous prévoyez de la contagion anglo-saxonne arrivera. C'est là le nuage qui mange déjà tout l'horizon; la Prusse n'est qu'un grain qui ne crèvera peut-être pas. La stérilité des esprits et des coeurs est bien autrement à redouter que le manque de fusils, de soldats et d'émulation à un moment donné. Il faudra traverser une ère de ténèbres où notre souvenir — celui de notre glorieuse Révolution et de ces grands jours qui nous ont laissé une flamme dans l'esprit — disparaîtra comme le reste. Mais qu'importe, s'il le faut, mon ami? De par notre être éternel; nous ne pouvons pas douter du réveil de l'idéal dans l'humanité. Cette réaction d'athéisme moral est inévitable; elle est la conséquence du développement exagéré du mysticisme. L'homme, trompé et leurré durant tant de siècles, croit se sauver par la prétendue méthode expérimentale. Il ne voit qu'un côté de la vérité et il l'essaye. C'est son droit. Il a le droit de se mutiler. Quand il aura bien expérimenté ce régime, il verra que ce n'est pas cela encore, et la France éclipsée redeviendra la terre des prodiges; question de temps! «Nous n'y serons pas, disent les faibles; la vie est courte et la nôtre s'écoule dans la peur et les larmes.».

Disons-leur que la vie est continue et que les forts seront toujours où il faudra qu'ils soient.

Dites-moi, à moi, quels sont les ouvrages sur Jeanne d'Arc qui vous ont donné une certitude sur ses notions personnelles. Je n'ai lu de sérieux sur son compte que ce qu'en dit Henri Martin dans son Histoire de France. Tout le reste de ce que j'ai eu dans les mains est trop légendaire et je n'y trouve pas une figure réelle, c'est à faire douter qu'elle ait existé. Ses réapparitions après la mort font ressembler son histoire à celle de Jésus, — qui n'a pas existé non plus, du moins personnalisé comme on nous le représente.

Ces grands hallucinés sont déjà bien loin de nous, et j'ai un certain éloignement pour les extatiques, je vous le confesse. J'aime tant l'histoire naturelle, j'y trouve le miracle permanent de la vie si beau, si complet dans la nature, que les miracles d'invention ou d'hallucination individuelle me paraissent petits et un peu impies.

Cher ami, merci pour votre sollicitude. Tout va bien autour de moi. Maurice vous aime toujours; il est bien marié, sa petite femme est charmante. Ils sont tout deux actifs et laborieux. La petite Aurore est un amour que l'on adore. Elle a eu un an le jour de mon arrivée ici, la semaine dernière. Je suis chez eux maintenant; car je leur ai laissé toute la gouverne du petit avoir, et j'ai le plaisir de ne plus m'en occuper; j'ai plus de temps et de liberté. J'espère guérir bientôt, et sinon, je suis bien soignée et bien choyée. Tout est donc pour le mieux.

Ayez toujours espoir aussi. Pourquoi ne guéririez-vous pas? Si vous le voulez bien, qui sait? Et puis on vous aime tant! cela peut amener un de ces miracles naturels que Dieu connaît!

A vous de toute mon âme.

G. SAND.

DCXXV
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 15 janvier 1867.

Me voilà chez nous, assez valide, sauf quelques heures le soir. Enfin, ça passera. Le mal ou celui qui l'endure, disait mon vieux curé, ça ne peut pas durer.

Je reçois ta lettre ce matin, cher ami. Pourquoi que je t'aime plus que la plupart des autres, même plus que des camarades anciens et bien éprouvés? Je cherche, car mon état à cette heure, c'est d'être

Toi qui vas cherchant,

Au soleil couchant,

Fortune!..

Oui, fortune intellectuelle, lumière! Eh bien, voilà: on se fait, étant vieux, dans le soleil couchant de la vie, — qui est la plus belle heure des tons et des reflets, — une notion nouvelle de toute chose et de l'affection surtout.

Dans l'âge de la puissance et de la personnalité, on tâte l'ami comme on tâte le terrain, au point de la réciprocité. Solide on se sent, solide on veut trouver ce qui vous porte ou vous conduit. Mais, quand s'enfuit l'intensité du moi, on aime les personnes et les choses pour ce qu'elles sont par elles-mêmes, pour ce qu'elles représentent aux yeux de votre âme, et nullement pour ce qu'elles apporteront en plus à votre destinée. C'est comme le tableau ou la statue que l'on voudrait avoir à soi, quand on rêve en même temps un beau chez soi pour l'y mettre.

Mais on a parcouru la verte bohème sans y rien amasser; on est resté gueux, sentimental et troubadour. On sait très bien que ce sera toujours de même et qu'on mourra sans feu ni lieu. Alors, on pense à la statue, au tableau dont on ne saurait que faire et que l'on ne saurait où placer avec honneur si on les possédait. On est content de les savoir en quelque temple non profané par la froide analyse, un peu loin du regard, et on les aime d'autant plus. On se dit: «Je repasserai par le pays où ils sont. Je verrai encore et j'aimerai toujours ce qui me les a fait aimer et comprendre. Le contact de ma personnalité ne les aura pas modifiés, ce ne sera pas moi que j'aimerai en eux.»

Et c'est ainsi, vraiment, que l'idéal, qu'on ne songe plus à fixer, se fixe en vous parce qu'il reste lui. Voilà tout le secret du beau, du seul vrai, de l'amour, de l'amitié, de l'art, de l'enthousiasme et de la foi. Penses-y, tu verras.

Cette solitude où tu vis me paraîtrait délicieuse avec le beau temps. En hiver, je la trouve stoïque et suis forcée de me rappeler que tu n'as pas le besoin moral de la locomotion à l'habitude. Je pensais qu'il y avait pour toi une autre dépense de forces durant cette claustration; — alors c'est très beau, mais il ne faut pas prolonger cela indéfiniment; si le roman doit durer encore, il faut l'interrompre ou le panacher de distractions. Vrai, cher ami, pense à la vie du corps, qui se fâche et se crispe quand on la réduit trop. J'ai vu, étant malade, à Paris, un médecin très fou, mais très intelligent, qui disait là-dessus des choses vraies. Il me disait que je me spiritualisais d'un manière inquiétante, et, comme je lui disais justement à propos de toi que l'on pouvait s'abstraire de toute autre chose que le travail et avoir plutôt excès de force que diminution, il répondait que le danger était aussi grand dans l'accumulation que dans la déperdition, et, à ce propos, beaucoup de choses excellentes que je voudrais savoir te redire.

Au reste, tu les sais, mais tu n'en tiens compte. Donc, ce travail que tu traites si mal en paroles, c'est une passion et une grande! Alors, je te dirai ce que tu me dis. Pour l'amour de nous et pour celui de ton vieux troubadour, ménage-toi un peu.

Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt, qu'est-ce que c'est que ça? Est-ce que c'est de moi? Je ne m'en rappelle pas un traître mot. Tu lis ça, toi! Est-ce que vraiment ça t'amuse? Alors, je le relirai un de ces jours et je m'aimerai si tu m'aimes.

Qu'est-ce que c'est aussi que d'être hystérique? Je l'ai peut-être été aussi, je le suis peut-être; mais je n'en sais rien, n'ayant jamais approfondi la chose et en ayant ouï parler sans l'étudier. N'est-ce pas un malaise, une angoisse causés parle désir d'un impossible quelconque? En ce cas, nous en sommes tous atteints, de ce mal étrange, quand nous avons de l'imagination; et pourquoi une telle maladie aurait-elle un sexe?

Et puis encore, il y a ceci pour les gens forts en anatomie: il n'y a qu'un sexe. Un homme et une femme, c'est si bien la même chose, que l'on ne comprend guère les tas de distinctions et de raisonnements subtils dont se sont nourries les sociétés sur ce chapitre-là. J'ai observé l'enfance et le développement de mon fils et de ma fille. Mon fils était moi, par conséquent femme bien plus que ma fille, qui était un homme pas réussi.

Je t'embrasse; Maurice et Lina, qui se sont pourléchés de tes fromages, t'envoient leurs amitiés, et mademoiselle Aurore te crie: Attends, attends, attends! C'est tout ce qu'elle sait dire en riant comme une folle quand elle rit; car, au fond, elle est sérieuse, attentive, adroite de ses mains comme un singe et s'amusant mieux du jeu qu'elle invente que de tous ceux qu'on lui suggère.

Si je ne guéris pas ici, j'irai à Cannes, où des personnes amies m'appellent. Mais je ne peux pas encore en ouvrir la bouche à mes enfants. Quand je suis avec eux, ce n'est pas aisé de bouger. Il y a passion et jalousie. Et toute, ma vie a été comme ça, jamais à moi! Plains-toi donc, toi qui t'appartiens!