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Correspondance, 1812-1876. Tome 4

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DXXII
A M. ÉDOUARD CADOL, A PARIS

Nohant, 29 janvier 1863.

Mon cher enfant,

Maillard m'a fait part du désir exprimé par la direction du Vaudeville de joindre mon nom au vôtre sur l'affiche. Cela ne peut pas être, et, tout en remerciant pour moi ces messieurs de ce qu'il y a d'obligeant dans leur idée, dites-leur qu'à aucun titre je ne puis accepter la collaboration fictive. Vous savez mieux que personne que je n'ai ni fourni le sujet tel que vous l'avez conçu et exécuté, ni exécuté quoi que ce soit dans la pièce. Les conseils que je vous ai donnés étaient de ceux que le premier venu donne sous l'impression du moment, et se réduisaient à faire ressortir un peu plus vos propres idées et votre propre composition. D'ailleurs, je ne pourrais pas me prêter à cette collaboration fictive, quand même je ne la rejetterais pas absolument en principe. Des engagements personnels et particuliers s'y opposeraient en ce moment. Voilà ce que je vous prie de répondre, ainsi que ce qui précède, puisque c'est la vérité.

La pièce est charmante et n'a pas besoin d'appui. Soyez tranquille et gardez votre nom tout seul. Il faut bien que les noms commencent avant de faire autorité.

A vous de coeur.

G. SAND.

DXXIII
A M. GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 2 février 1863,

«Ne rien mettre de son coeur dans ce qu'on écrit?» Je ne comprends pas du tout, oh! mais du tout. Moi, il me semble qu'on ne peut pas y mettre autre chose. Est-ce qu'on peut séparer son esprit de son coeur? est-ce que c'est quelque chose de différent? est-ce que la sensation même peut se limiter? est-ce que l'être peut se scinder? Enfin ne pas se donner tout entier dans son oeuvre, me paraît aussi impossible que de pleurer avec autre chose que ses yeux et de penser avec autre chose que son cerveau. Qu'est-ce que vous avez voulu dire? vous me répondrez quand vous aurez le temps.

DXXIV
A M. ÉDOUARD CADOL, A PARIS

Nohant, 6 février 1863.

Cher enfant,

J'ai tenu conseil avec Lina et Maurice, et j'ai donné mon avis, qui a été écouté. Nous vous savons tous gré, de votre bon coeur, qui voudrait pouvoir nous dédier à tous la comédie que nous avons tous bercée avec tendresse. Mais ni moi, ni Maurice, ni les autres, soyez-en sûr, ne doutons de votre bonne affection, et il s'agit pour nous, avant tout, de la pièce et de son succès. Ce n'est guère l'usage de dédier une pièce. N'attirez donc pas l'attention du gros public sur mon nom et sur rien qui rappelle Nohant.

Assez d'envieux diront dans les petits coins, si la pièce a du succès, que, puisqu'elle a été faite à Nohant, j'y ai mis la main.

Les directeurs de théâtre le diront aussi, croyant faire du bien à la pièce et se souciant, fort peu de faire du mal à l'auteur.

Laissez cela se perdre dans les cancans de coulisses et croyez bien que le public de la troisième représentation n'en saura rien du tout. Inutile donc que les lecteurs en sachent davantage, et qu'une dédicace les y fasse penser.

Sur ce, merci de coeur pour Lina, Maurice et moi, et croyez que mon conseil est bon. Il ne s'agit pas de plaire aux directeurs et aux éditeurs, qui veulent toujours des noms patronnés pour écouler leur marchandise. Il s'agit de vous faire un nom indépendant contre vent et marée. C'est plus difficile que d'avaler une tranche d'ananas. Allez-y et ne craignez rien.

Bonsoir, cher Almanzor, et bon courage! Amitiés de tous. Écrivez-nous toujours quand vous avez le temps.

G. SAND.

DXXV
AU MÊME

Nohant, 7 février 1863.

Cher enfant,

Nous sommes bien contents et bien heureux, tous! Compliments, amitiés, joie de toute la famille. Je n'étais pas inquiète du tout, moi: je savais qu'il y avait dans la pièce un fonds d'intérêt et d'émotion de nature à être compris par tout le monde; et une moralité à ne choquer personne, tout en restant assez forte pour faire réfléchir chacun. Quand vous aurez ce fonds bien établi, secondé par les détails, vous serez toujours certain d'avoir fait quelque chose qui en vaut la peine et qui prouve au spectateur payant qu'il n'est pas volé.

Pour le succès de vogue et d'argent, quel sera-t-il? nul ne peut le savoir; cela dépend beaucoup de l'intelligence de la direction et de son bon vouloir; et rarement les auteurs ont sujet d'être contents, parce que les directeurs cherchent toujours l'argent dans le gros lot de hasard, sauf à perdre le certain modeste de chaque jour.

Attendez-vous à des misères, tout le monde est forcé d'en subir. Surveillez vos premières représentations en ayant toujours dans la salle quelques amis vrais et chauds, qui entraînent, à point et à propos, le public incertain et distrait par nature. De tels amis intelligents et dévoués sont rares. Si vous n'y pouvez rien, la chose se fera peut-être d'elle-même.

Dans quelques jours, le sort financier de la pièce sera décidé; vous confierez alors vos intérêts à Émile, et vous reviendrez nous trouver pour travailler au roman et passer tranquille ce charmant hiver qui nous donne presque tous les jours ici du soleil, des jacinthes et de bonnes promenades.

Vous verrez Maurice un de ces jours avec sa femme; je ne sais ce qu'ils resteront de jours ou de semaines à Paris; vous n'aurez pas besoin de les attendre pour revenir à notre nid, qui est le vôtre.

Tenez-nous au courant de la deuxième et de la troisième représentation, qui ont aussi leur importance; et, si vous êtes content, pensez, cher Almanzor, que nous le sommes bien aussi.

G. SAND.

DXXVI
A M

Nohant, 26 février 1863.

Le christianisme est une vérité abstraite. Pour être une vérité concrète, une vérité vraie, il lui faudrait avoir tenu compte des notions que vous avez et que je n'ai pas besoin de vous indiquer. Le christianisme n'est pas mensonge, il est vérité incomplète. Arme, de progrès jadis, il est devenu outil de destruction. C'est un tombeau où l'humanité enferme le peu qui lui reste de conscience et de lumière. Ceci n'est pas la faute du pauvre docteur supplicié: c'est là faute de ceux qui ont déifié sa mémoire. Vous direz mieux que moi ce que vous savez avoir à dire, et ce que je crois savoir que vous direz. Vos pages sont très belles, élevées et profondes, elles sont d'un esprit supérieur, à la fois poétique et logicien. Que Dieu vous aide pour aller au fond des choses sans vous égarer dans le grand abîme où l'on ne pénètre plus que sur les ailes de l'hypothèse!

Il faut là beaucoup de science du langage, et toutes les sciences de détail doivent concourir à former la science des sciences.

Moi qui ne sais rien, j'attends, et pourtant je permets à ma conscience de juger ce qui se produit. C'est très hardi, à coup sûr; mais tout esprit, si incomplet qu'il soit, a besoin de s'affirmer.

La plus belle des hypothèses, celle qui aurait le droit de marquer une nouvelle étape religieuse dans les conquêtes de l'avenir, serait celle qui ferait concorder les besoins de l'intelligence et ceux du coeur avec les résultats de l'expérience. Déjà de nobles travaux marchent dans ce sens et je crois être sûre que vos questions amèneront une réponse de vous-même à vous-même qui éclairera encore cette route nouvellement ouverte.

GEORGE SAND.

DXXVII
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS

Nohant, 22 mars 1863.

Mon grand ami,

Vous seul êtes jeune et généreux, et brave! Vous seul aimez le vrai pour lui-même; vous seul avez le génie du coeur; le seul qui soit vraiment grand et sûr. Je vous estime et vous aime toujours de plus en plus, cher noble coeur, flamme brillante au sein de ce banc de houille qu'on appelle le Sénat; mais ce n'est pas de la houille, on ne peut pas l'allumer. Ah! c'est un monde de glace et de ténèbres! Ils votent la mort des peuples comme la chose la plus simple et la plus sage, puisqu'ils se sentent morts eux-mêmes. Soyez fier de n'être pas aimé de ces gens-là. Tout ce qui vit encore en France vous en tiendra compte.

J'attends mon exemplaire, ne m'oubliez pas; car je n'ai que l'extrait des journaux, et ce n'est pas assez.

Mes enfants sont heureux de vous avoir vu. Ma chère petite fille, qui est un enfant généreux, vous porte dans son coeur. Elle s'est trouvée malade chez vous, pourtant; sa position intéressante amène de petits accidents peu graves, mais qui la forçaient de se sauver de partout sans dire bonsoir; et Maurice, inquiet de la fréquence de ces évanouissements, me l'a vite ramenée. Elle va bien, à présent. Tous deux me chargent de leurs sentiments pour vous et je vous charge de nos respects à tous pour la princesse. Votre fils est beau, très beau, à ce qu'ils disent. Lina l'a regardé à pleins yeux, avec émulation. Monseigneur, ne le laissez pas élever par les prêtres!

A vous tous nos voeux et toute notre affection.

G. SAND.

DXXVIII
A M. EDMOND ABOUT, A PARIS

Nohant, mars 1863.

Que de talent vous avez! Dix fois plus, à coup sûr, que l'on ne vous en reconnaît, bien qu'on vous en reconnaisse beaucoup. Pourquoi ne montez-vous pas jusqu'au génie, que vous touchez, et que vous laissez échapper à travers vos doigts. C'est parce que vous avez l'âme triste, malade peut-être. On s'est beaucoup moqué de nos désespoirs d'il y a trente ans. Vous riez, vous autres, mais bien plus tristement que nous ne pleurions. Vous voyez le monde de votre temps tel qu'il est, sans vous demander si vous ne pourriez pas le rendre moins faible en vous faisant plus fort que lui. Je suis persuadée que vous ne valez ni plus ni moins que nous ne valions, abstraction faite du progrès de l'art, qui se fait toujours et qui se fait encore pour les vieux comme pour les jeunes; mais pourquoi ne pas vouloir nous dépasser? A cette grande bête de désespérance que nous avions, a succédé, de par vous autres, une réaction de vie qui étreint la réalité et qui devrait vous avoir fait faire une véritable enjambée par-dessus nos têtes.

 

Un de vous ne voudra-t-il pas la faire, et pourquoi ne serait-ce pas vous? Nous en étions à peindre l'homme souffrant, le blessé de la vie. Vous voulez peindre, ou vous peignez d'instinct l'homme ardent qui regimbe contre la souffrance et qui, au lieu de rejeter la coupe, la remplit à pleins bords et l'avale. Mais cette coupe de force et de vie vous tue; à preuve que tous les personnages de Madelon sont morts à la fin du drame, honteusement morts, sauf Elle, la personnification du vice, toujours jeune et triomphant.

Donc, quoi? le vice seul est une force, l'honneur et la vertu n'en sont pas. Pas un ne résiste, et le seul vrai honnête homme, M. Honnoré, finit par le suicide, ni plus ni moins que les héros de notre temps byronien.

Pourquoi? dites! Ne croyez-vous pas qu'un homme puisse être assez fort pour tout braver, tout subir et tout vaincre? pas un seul? pas même, vous qui faites à bras tendu cette peinture de grand artiste, cette merveille d'esprit, de vérité, de force, de couleur, de composition et de dessin que vous intitulez Madelon? Vous n'osez pas être cet homme-là, ou rêver dans un beau livre que cet homme existe et qu'il parle par votre plume, et qu'il agit par votre volonté, et qu'il triomphe par votre conviction? Pourquoi donc, mon Dieu? Faut-il, pour répandre l'idéal, se faire dévot et invoquer tous les mensonges du catholicisme, quand il est si bien prouvé que l'homme est en âge d'être par lui-même dès qu'il le voudra?

Prenez garde, en vérité! Tous ces charmants jeunes gens auxquels le jeune lecteur voudrait ressembler, sont des misérables. Toutes ces femmes honnêtes sont des niaises, et si impuissantes à conjurer le mal, qu'elles sont de trop sur la terre. Elles ne servent qu'à excuser les maris infidèles par l'ennui qu'elles leur procurent. Il n'y a de logique que Madelon. Si la nature humaine est ainsi faite autour d'elle, elle a raison de la mépriser et de ne plus rougir de rien.

Horrible conclusion d'un récit admirable de tous points et devant lequel tout ce que l'on a de littérature dans l'esprit, s'incline sans réserve, mais devant lequel aussi tout ce que l'on a d'honnêteté dans le coeur se révolte douloureusement.

Ne pensez pas que je ne comprenne point du tout ce que vous avez voulu faire et que je ne voie pas le côté sain de cette violente étude. Je sais que montrer et dévoiler les mauvais et les lâches est plus instructif que la prédication et la lecture de la Vie des Saints. Je conviendrai avec vous que, Feuillet et moi, nous faisons, chacun à notre point de vue, des légendes plutôt que des romans de moeurs. Je ne vous demande, moi, que de faire ce que nous ne savons pas faire; et, puisque vous connaissez si bien les plaies et les lèpres de cette société, de susciter le sens de la force en le prenant justement dans le milieu que vous montrez si vrai, et que vous avez si magnifiquement observé et disséqué.

Je vous demande, je vous supplie, à présent que vous venez de faire le chef-d'oeuvre de la victoire du mal, de nous faire le chef-d'oeuvre du réveil au bien. Montrez-nous un véritable homme de coeur écrasant ces vermines, bravant ces luxures, méprisant avec une facilité logique et simple cette sotte vanité de paraître fort dans l'absurde et puissant dans l'abus de la vie; vous venez de prouver que cette vanité est toujours souffletée par la nature qui se venge.

Ayez le courage d'incarner la preuve du triomphe. Que les méchants triomphent si vous voulez dans l'opinion. Inutile de farder le monde si bête et si corrompu; mais que Job sur son fumier soit le plus beau et le plus heureux de tous; si beau, que le jeune lecteur aime mieux être Job que tous les autres. Ah! que ne puis-je! que n'ai-je votre âge et vos forces! que ne sais-je tout ce que vous savez!

Pourquoi le Demi-Monde qui mettait à nu Madelon et ses dupes, et ses complices; a-t-il captivé les plus récalcitrants à ce genre de peinture, et moi toute la première? C'est parce qu'il y a auprès d'elle deux hommes qui triomphent: l'un qui la démasque et l'autre qui la répudie, sans que personne se venge.

Pourquoi l'auteur du Demi-Monde a-t-il le droit de tout dire et de tout montrer? C'est parce qu'on sent en lui un grand instinct de lutte contre ce torrent où il aurait pu être englouti. Il ne vous est pas permis, avec cette magnifique puissance que vous avez, de ne pas faire du bien. Il faut en faire. Il faut vous venger ainsi de tout le mal qu'on vous a fait, faute de vous comprendre. C'est quelqu'un qui vous a compris qui ose et qui doit vous dire cela, du fond d'un coeur mille fois brisé et toujours heureux quand même.

GEORGE SAND.

DXXIX
A M

Nohant, avril 1863.

Oui, sans doute, monsieur, je me souviens et je lis votre livre. Vous êtes un noble, vaste et généreux esprit. Mon fils partage vos idées; car il s'est fait protestant avec sa femme, et compte élever ses enfants dans la croyance avancée de la Réforme, dont vous êtes un des plus éminents et des plus fervents apôtres. Mais, moi, tout en vous aimant et vous admirant du meilleur de mon âme, je serai de moins en moins chrétienne, je le sens, et, chaque jour, je sens aussi poindre une autre lumière au delà de cet horizon de la vie vers lequel je marche avec une tranquillité toujours croissante.

Jésus n'est pas et ne pouvait pas être le dernier mot de la vérité accordée à l'homme. Vous admettez ingénieusement qu'il a semé une vérité progressive à développer. Mais le croyait-il, lui? Je ne le pense pas. Il était l'homme de son temps, quoique l'homme le plus idéaliste de son temps.

D'ailleurs, est-il le seul à vénérer dans cette époque de renouvellement moral et intellectuel qui s'est appelée le christianisme et qui a été l'oeuvre de plusieurs hommes d'élite et de plusieurs siècles de discussion? Ou, comme M. Renan le croit, Jésus a ignoré les doctrines qui l'entouraient, et, original au suprême degré, il a été une vive et puissante incarnation de la pensée qui planait sur son siècle; ou, comme vous le croyez, monsieur, et comme je penche à le croire avec vous, il a été instruit et il n'est qu'un disciple plus pur et mieux doué que ses maîtres. Il y a une troisième version qui ne me plaît pas et qui a pourtant sa valeur: c'est qu'il n'a jamais existé de Jésus proprement dit, et que sa vie n'est qu'un poème et une légende qui résume plusieurs existences plus ou moins intéressantes, comme son Évangile ne serait qu'un ensemble de versions plus ou moins authentiques d'une même doctrine sujette à mille interprétations. Je crois que vous admettez la possibilité de toutes ces choses; il faut bien l'admettre quand on n'a pas de certitude et de preuve historique incontestable.

Mais vous dites en vous-même: «Qu'importe, après tout, si nous avons sauvé de tous ces naufrages de la réalité historique, une vérité philosophique, une doctrine admirable?» Très bien, je pense comme vous; mais je ne tiens pas à appeler christianisme cette doctrine, qui n'est peut-être pas du tout celle du nommé Jésus, lequel n'a peut-être jamais été crucifié; et je tiens encore moins à m'enthousiasmer pour un personnage légendaire qui n'a pas la réalité de Platon, de Pythagore, d'Aristote et de tous les grands esprits que nous savons avoir vécu eux-mêmes, pensé, parlé, écrit ou souffert en personne.

Remarquez que cette situation apocryphe, ou tout au moins douteuse, du fondateur du christianisme ouvre la porte à des croyances tout à fait contradictoires et que cette doctrine si belle a fait dans le monde autant de mal que de bien, par la raison qu'elle part d'une sorte de mythe. C'est un beau rayon dont le soleil est caché dans les nuages. Platon, Pythagore et les autres fondateurs réels de doctrines ou de méthodes bien définies n'ont jamais fait que du bien. Jésus a apporté l'hypocrisie et la persécution dans la vie humaine et sociale, et cela dure depuis dix-huit cents ans et plus; à l'heure qu'il est, nous sommes plus que jamais persécutés en son nom, privés de liberté et traqués par ses prêtres dans tous les replis de notre existence. Arrière donc le Dieu Jésus! Aimons en philosophe cette charmante figure de roman oriental; mais ne cherchons pas à faire croire à sa divinité ni à sa presque divinité, pas plus qu'à sa réalité humaine. Nous ne savons rien de lui, et nous voici en présence de l'oeuvre collective des apôtres, qui souffre la critique à bien des égards. Libre à nous de choisir la version qui nous plaît le mieux et de rebâtir chacun le temple de la nouvelle Jérusalem selon les besoins de notre coeur, de notre conscience, de notre raison ou de notre idéalisme. Mais n'appelons plus cela une religion; car ce n'en a jamais été une. Ce n'a même pas été une philosophie; c'est un idéal romanesque pour les uns, une grossière superstition pour les autres. La part de la raison ne s'y trouve pas, et la pratique en est aussi élastique, aussi vague que le texte. Ce qui est quelque chose de réel et de fort, c'est le catholicisme. Mais, comme c'est quelque chose d'odieux, je n'en veux pas davantage.

Point d'insulte à Jésus. Il a pu être, et il a dû être grand et bon. Mais cela ne suffit pas à des esprits sérieux pour chercher là toute la lumière et toute la vérité.

La vérité n'a jamais appartenu en propre à un homme, et aucun Dieu n'a daigné nous la formuler. Elle est en nous tous, en quelques-uns plus que dans la masse; mais tous peuvent chercher et trouver la somme de sagesse, de vérité et de vertu qui est l'expression du temps où il vit. L'homme veut tout définir, tout classer, tout nommer; voilà pourquoi il lui plaît d'avoir des messies et des évangiles, mais ces personnifications et ces dogmes lui ont toujours fait pour le moins autant de mal que de bien.

Il serait temps d'avoir des lumières qui ne fussent pas des torches d'incendie.

DXXX
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

Nohant, 14 juillet 1863, au soir.

Marc-Antoine Sand est né ce matin, anniversaire de la prise de la Bastille. Il est grand et fort et il m'a regardée dans les yeux d'un air attentif et délibéré, quand je l'ai reçu tout chaud dans mon tablier. Je crois que nous nous connaissions déjà et il m'a eu l'air de vouloir dire: «Tiens! c'est donc toi?» On l'a fourré dans un bain de vin de Bordeaux, où il a gigoté avec une satisfaction marquée. Ce soir, il tette avec voracité, et sa nourrice, qui n'est autre que sa petite mère, est gaie comme un pinson. Nous avons tiré le petit canon et un pifferari d'Auvergne est venu lui faire entendre le plus primitif des chants gaulois. Le père Maurice a pleuré comme un veau et le père Calamatta comme une huître, à la vue de ce solide moutard! Tout le monde est dans la joie: voilà! Merci pour votre bonne lettre du 5 juillet; réjouissez-vous avec nous, mon grand fils, et venez bientôt nous voir.

G. SAND.