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Correspondance, 1812-1876. Tome 4

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CCCLXXXVI
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE

Nohant, 14 février 1855.

Ma chère mignonne, si je ne t'écris pas, tu sais que ce n'est pas trop ma faute. Je suis toujours malade, étouffée, j'ai des douleurs partout, je ne peux pas travailler, je ne peux pas me consoler.

J'ai eu le courage qu'il fallait, dans les premiers moments; à présent, je paye ce courage-là en détail par une fatigue extrême.

Je ne veux pas m'y abandonner cependant. Maurice veut que j'aille passer le mois de mars a Nice ou à Gênes, et je le lui ai promis.

Je suis désolée de ces rhumes de Bertholdi qui t'inquiètent tant. On peut tousser bien longtemps, sans qu'il y ait rien de grave; mais je sais par expérience combien cela fatigue, combien cela porte sur les nerfs, à soi-même et aux autres. Certainement, il faudrait pouvoir fuir ce froid de Lunéville, comme je vais fuir les souvenirs trop amers et trop cruels de ma maison, toute pleine de cette enfant. Mais que faire? La gêne est l'obstacle à tout. Il faudra que je revienne presque tout de suite travailler, et, quand Bertholdi s'absente, c'est la même chose. Ce ne sont pas quelques jours de repos qu'il lui faudrait. C'est toute une vie plus douce. Comment et de qui l'obtenir?

Tu ne m'as pas dit si Georget avait bien supporté son voyage, et s'il avait repris les belles couleurs qu'il, avait un peu perdues ici. Aie bien soin de lui et ne t'en sépare qu'à bonnes enseignes.

Solange est à Paris mieux portante et plus tranquille du côté de ses affaires. Son père s'exécute un peu avec elle, son mari pas du tout. Elle pensait pouvoir t'être utile, et, sans notre malheur, je suis sûre qu'elle aurait fait son possible. Elle y reviendra certainement quand elle pourra sortir et se montrer un peu.

Embrasse toute ta chère maison pour moi: George, Charles et Marie, à qui je n'ai pas la force d'écrire. Je n'écris plus à personne, je ne peux pas. Chaque fois que je parle de moi, même pour dire un mot, je me sens comme prise de fièvre pour toute la journée; c'est un état maladif certainement et qui passera. Ne t'en inquiète pas, j'y fais et j'y ferai mon possible. Je t'embrasse de toute mon âme. Ah! ma pauvre enfant, que je voudrais te donner autant de bonheur que j'ai de peine!

CCCLXXXVII
A MAURICE SAND, A PARIS

Nohant, 24 février 4855.

Cher enfant,

Je commence par te dire que, puisque tu n'es, pas enrhumé, tout va bien pour moi. Aie soin de ta petite personne comme j'ai soin de la mienne, puisqu'il ne s'agit pas de nous regarder comme de simples mortels, mais comme de très précieux voyageurs allant à la découverte de la Méditerranée.

Quant à Montigny, je vois bien qu'il veut refaire toutes mes pièces. Il y a pourtant une observation à faire, c'est que toutes les pièces qu'on ne m'a pas fait changer: le Champi, Claudie, Victorine, _le Démon du foyer, le Pressoir, ont eu un vrai succès, tandis que les autres sont tombées ou ont eu un court succès. Je n'ai jamais vu que les idées des autres m'aient amené le public, tandis que mes hardiesses ont passé malgré tout.

Et quelles hardiesses! Trop d'idéal, voilà mon grand vice devant les directeurs de théâtre.

J'écouterai sans discussion ce que me dira Montigny, j'écouterai ses projets d'amélioration, et, si je vois qu'il faille changer le fond de la pièce, je la reprendrai; cette fois, j'y suis bien, décidée. Je suis lasse du théâtre d'abord, et puis encore plus lasse des hésitations où l'on me jette sur moi-même. Je suis ce que je suis. Yo soy quien soy. Ma manière et mon sentiment sont à moi. Si le public des théâtres n'en veut pas, soit, il est le maître; mais je suis maître aussi de mes propres tendances, et de les publier sous la forme qu'il sera forcé d'avaler au coin de son feu.

Rien de nouveau ici: temps assez doux, Trianon devenu lac, ordres donnés pour le jardin en notre absence, comptes de cuisine, rangement de papiers, correction d'épreuves. Tout cela n'est pas fort intéressant, surtout quand je ne te vois pas aller et venir, entrer et sortir, et jeter, à travers tout cela, les profondes réflexions et les lumineux aperçus de tes sciences.

Bonsoir donc, cher mignon; je me replonge dans les paperasses et t'embrasse de toute mon âme. Le capitaine d'Arpentigny te colle ses amitiés. Émile se paye de copier le Diable aux champs.

CCCLXXXVIII
A MADEMOISELLE LEMOYER DE CHANTEPIE, A ANGERS

Nohant, 27 février 1855.

Mademoiselle,

Je vous conseille et vous prie, même, puisque vous avez la bonté de compter sur ma vive sympathie pour vous, de quitter le milieu où vous souffrez tant, et d'aller vivre à Paris; vous y trouverez les nobles distractions dont une âme comme la vôtre a besoin, la musique, les arts et des relations que votre intelligence élevée et votre coeur généreux sauront vite créer.

Si le catholicisme vous est nécessaire, vous rencontrerez certainement un directeur de conscience assez éclairé pour vous guérir de cette maladie des scrupules, que je connais bien, et que j'ai subie dans ma jeunesse assez cruellement pour vous comprendre et vous plaindre. Non, il ne faut pas qu'une âme comme la vôtre succombé à ces vaines terreurs. Il faut vous relever par de fortes et saines lectures. Je suis trop ignorante pour vous les indiquer; mais écrivez à M. Jean Reynaud, envoyez-lui ma lettre, si vous voulez. Il saura par là que je vous connais et que votre besoin de secours intellectuel n'est pas une frivole inquiétude.

Oui, je vous connais sans vous avoir vue; mais n'y a-t-il pas bientôt dix ans que vous m'écrivez ces grandes lettres où, au milieu des contradictions et des troubles d'une pensée ardente, j'ai toujours trouvé, votre bonté si entière, si spontanée, si naïve, et votre jugement si généreux et si droit en tout ce qui est essentiel!

Demandez-lui de vous indiquer des livres qui vous sauvent, et, faites mieux, quittez cette solitude où vous vous consumez, où ce qui vous entoure vous laisse et vous rend encore plus seule, je le vois bien. Je ne connais pas assez M. Jean Reynaud pour vous adresser à lui, sans qu'il vous connaisse. Mais faites-vous connaître à lui; son livre m'a fait un grand bien, à moi aussi, et j'avais grand besoin de trouver, dans la haute science d'un esprit de premier ordre, la confirmation raisonnée de tous mes instincts; car mon courage a été bien éprouvé dernièrement!

J'ai perdu une enfant adorable et adorée, la fille de ma pauvre fille. Je viens d'être malade, ce qui m'a empêchée de vous répondre, et, maintenant, je suis encore si délabrée, que mon fils, mon cher fils, m'emmène voyager un peu. Je pars dans deux jours. Dans deux mois, je serai de retour à Nohant, où vous m'en verrez, j'espère, de meilleures nouvelles de vous. Avant de rentrer ici, je passerai quelque jours probablement à Paris. Si vous réalisez votre tentation d'y aller demeurer, faites-le-moi savoir à Paris, dans les premiers jours de mai.

Pardonnez-moi de vous répondre si peu, je suis brisée encore, mais je crois. Je suis sûre de retrouver mon enfant dans un meilleur monde; et, vous dont le coeur est si pur, vous devez être sûre aussi de votre avenir. Douter de la bonté de Dieu est une faiblesse de notre nature. Mettez toutes les forces de votre esprit à croire à cette bonté, et vous sentirez qu'elle a son reflet en vous-même.

N'ayez pas peur de la mort: c'est un bien bon refuge, allez, et, quand on le comprend, le courage consiste à ne pas la désirer trop.

À vous de coeur toujours, chère âme en peine.

GEORGE SAND.

CCCLXXXIX
A M. EUGÈNE LAMBERT, A PARIS

Frascati, mars 1855.

Mon cher Lambruche,

Tout va bien, Maurice nous a donné quelque inquiétude, non pas à cause de la maladie qu'il a eue, mais à cause de celle qu'il aurait pu avoir. Heureusement, il a passé à côté, grâce à un bien bon médecin, excellent homme par-dessus le marché. Il y a eu nécessairement pour nous un peu de spleen à Rome. Cinq ou six jours dans une chambre d'auberge, c'est triste.

D'ailleurs, Rome, à bien des égards, est une vraie balançoire; il faut être ingriste pour aimer et admirer tout, et pour ne pas se dire, au bout de trois jours, que ce qu'on a à voir est absolument pareil à ce qu'on a déjà vu sous le rapport de l'aspect, du caractère, de la couleur et du sentiment des choses. Ensuite, on peut entrer dans le détail des ruines, des palais, des musées, etc., et, là, c'est l'infini; car il y en a tant, tant, tant, que la vie d'un amateur peut bien n'y pas suffire. Mais, quand on n'est qu'artiste, c'est-à-dire voulant vivre de sa propre vie, après s'être un peu imprégné des choses extérieures, on ne trouve pas son compte dans cette ville du passé, où tout est mort; même ce que l'on suppose encore vivant.

C'est curieux, c'est beau, c'est intéressant, c'est étonnant; mais c'est trop mort, et il faudrait savoir sur le bout des doigts, non seulement ce fameux livre de Rome au siècle d'Auguste, mais encore l'histoire de Rome à toutes les époques de son existence; il faudrait vivre là-dedans, l'esprit tendu, la mémoire mirobolante et l'imagination éteinte.

Il fut un temps, sous l'Empire, où l'on s'asseyait sur le tronçon d'une colonne, pour méditer sur les ruines de Palmyre; c'était la mode, tout le monde méditait. On a tant médité, que c'est devenu fort embêtant et que l'on aime mieux vivre. Or, quand on a passé plusieurs journées à regarder des urnes, des tombeaux, des cryptes, des colombarium, on voudrait bien sortir un peu de là et voir la nature. Mais, à Rome, la nature se traduit en torrents de pluie jusqu'à ce que, tout d'un coup, viennent la chaleur écrasante et le mauvais air. La ville est immonde de laideur et de saleté! c'est la Châtre centuplée en grandeur; car c'est immense et orné de monuments anciens et nouveaux qui vous cassent le nez et les yeux à chaque pas, sans vous réjouir, parce qu'ils sont étouffés et gâtés par des amas de bâtisses informes et misérables. On dit qu'il faut voir cela au soleil; je ne dis pas non, mais il me semble que le soleil ne peut pas raccommoder ce qui est hideux.

 

La campagne de Rome si vantée est, en effet, d'une immensité singulière, mais si nue, si plate, si déserte, si monotone, si triste, des lieues de pays en prairies, dans tous les sens, qu'il y a de quoi se brûler le peu de cervelle qu'on a conservé après avoir vu la ville. MAIS! mais, quand on est sorti de cette immensité plate, quand on arrive au pied des montagnes, c'est autre chose. On entre dans le paradis, dans le troisième ciel. C'est là que nous sommes. Nous avons amené Maurice, encore tout détraqué, avant-hier, et, bien que nous n'ayons pas encore eu un rayon de vrai soleil, le voilà tout gaillard et passant la journée sur ses jambes.

Le lieu où nous sommes est si beau, si étrange, si curieux, si sublime et si joli en même temps, que j'en aurai pour toute une saison à te raconter. Réjouis-toi donc de notre fortune présente; car nous sommes enfin payés de nos fatigues et de nos déceptions, payés avec usure. Tu peux lire ma lettre à Solange. Tu sauras comment nous sommes campés; mais nos promenades, rien ne peut en donner l'idée. C'est à chaque pas une découverte. Aujourd'hui, par exemple, nous avons passé la journée dans un immense palais entièrement abandonné au haut d'une colline. J'ai pensé à toi, mon petit Lambert.

Ah! qu'on serait heureux d'être riche et d'associer tous ses enfants aux vrais plaisirs que l'on rencontre. Que de souterrains, que de fleurs, que de ruisseaux, de cascades, d'arbres monstrueux, de ruines, de cours abandonnées, de rocailles brisées, de statues sans nez, d'herbes folles, de mosaïques couvertes de gazon et d'asphodèles! C'est à en rêver; et des galeries et des escaliers sans fin qui s'en vont du ciel au fond de la terre, un tas de constructions inexplicables, les vestiges d'un luxe insensé ensevelis sous la misère; et tout cela au sommet d'un panorama de montagnes, de terres, de mers à donner le vertige. C'est trop beau.

Sur ce, bonsoir, mon Lambert; nous pensons rester ici une quinzaine, et, quand nous serons décidés sur la suite du voyage, nous te donnerons de nos nouvelles. Je t'embrasse de la part des petits camarades et de la mienne. Au revoir au mois de mai.

Pense à nous.

G. SAND.

CCCXC
A M. JULES NÉRAUD, A LA CHÂTRE

Frascati, 14 avril 1855

Cher ami,

Nous sommes à Frascati depuis quinze jours et voulons y rester encore une semaine. Maurice, après avoir été assez souffrant au début de notre installation, va si bien, qu'il ne songe qu'à manger, dormir et courir. Je suis ce régime pour mon compte et je m'en trouve assez bien, physiquement parlant. Quant au cerveau, c'est une atrophie complète. Se lever matin, faire cinq ou six lieues à pied tous les jours, rentrer affamée, tomber de sommeil après un affreux dîner de gargote que l'appétit fait trouver bon, je vous laisse à penser si c'est là une vie intéressante. Pourtant j'amasse, sans trop m'en apercevoir, des souvenirs qui m'intéresseront plus tard, quand j'aurai le loisir de songer à ce qui ne fait que passer devant moi maintenant.

C'est un admirable pays que nous parcourons, et bien digne de remarque pour s'ancrer dans les opinions qu'on y apporte d'ailleurs. La nature y est belle, surtout jolie; car ne croyez pas un mot de la grandeur et de la sublimité des aspects de Rome et de ses environs. Pour qui a vu autre chose, c'est tout petit; mais c'est d'un coquet ravissant. Entendons-nous pourtant, c'est le petit dans le grand; car cette campagne romaine, tout unie, est immense comme une mer environnée de montagnes. Mais les détails, les ruines, les palais, les églises, les collines, les lacs, les jardins, tout cela paraît hors de proportion avec la scène qui les continue.

Pour nous autres, c'est une manière de vivre très récréative, que de courir toute la journée dans la solitude et de découvrir nous-mêmes le pays. Les guides sont ennuyeux et ne connaissent pas les chemins. Nous nous en passons. Enfin vous pouvez vous figurer notre existence, vous qui savez tout ce qu'il y a pour nous dans une promenade à Crevant ou au bois de Boulaize. Maintenant nous ramassons des plantes et nous attrapons des papillons sur les ruines de Tusculum, autour du lac Régille, que sais-je? Les noms sont plus pompeux que les choses, mais les choses sont charmantes, voilà ce qui est certain.

Nous avons eu un temps affreux pour l'Italie, beaucoup de pluie dehors et beaucoup de froid à la maison; car la température extérieure, quelque privée de soleil qu'elle soit, est toujours assez douce, et les appartements seuls sont inhabitables en cette saison. Ils sont immenses, voûtés, stuqués, peints à fresque, disposés en tout pour l'été. Rien ne ferme et le peu de cheminée qu'on a ne sait pas chauffer. Depuis trois jours seulement, nous avons un beau soleil, du matin au soir; mais nous avons couru par tous les temps.

Le jour de Pâques a été aussi un beau jour très chaud; nous l'avons passé à Rome, où nous avons reçu la bénédiction urbi et orbi. C'est une cérémonie très vantée, mais qui n'est pas mise en scène avec art. Le goût français manque à toute chose, ici comme ailleurs. La nature s'en moque. Elle nous prodigue les fleurs que l'on cultive dans nos jardins avec respect. Ici, en plein désert, on marche sur le réséda, sur les narcisses, sur les cyclamens et mille autre fleurs adorables dont je vous fais grâce, à vous qui ne connaissez que les tulipes.

Et puis je ne veux pas vous raconter d'avance tout ce dont nous bavarderons à satiété à Nohant; car, ici, tout est différent, depuis a jusqu'à z, de ce qui est chez nous. Hommes et bêtes, coutumes, idées, besoins, terre, plantes, air, c'est un autre monde. Je ne sens pas la puissance de séduction de ce pays autant qu'on me l'avait annoncé. Trop de choses sont en désaccord avec notre manière de voir et de sentir; mais je reconnais qu'il est bon de l'avoir vu, ne fût-ce que pour aimer davantage cette douce France au ciel gris, où les hommes, si peu hommes qu'ils soient, sont encore plus hommes que partout ailleurs.

Sur ce, bonsoir, mon vieux. Je tombe de sommeil. J'ai reçu, ce soir, votre lettre du 4 avril. Vous vous étonnez du temps qu'elles mettent à voyager, les lettres! Ah bien, je m'étonne, moi, du contraire, à présent que je vois comment sont arrangées ici les choses les plus simples de la vie matérielle. Ne vous désolez pas de la perte de l'aigle13. Je le regrette sans doute; mais, quand on reçoit des nouvelles de tout son monde, après les malheurs qui nous ont frappés dans notre nid, on s'estime heureux de n'avoir perdu de nouveau qu'une bestiole de la ménagerie…

Nous vous chargeons de toutes nos amitiés pour la maisonnée. Quant à nos amis, à qui vous voulez bien donner de nos nouvelles, je vous remercie encore plus. J'ai toujours le projet d'écrire à tous, et je n'ai pas trouvé encore un jour de lucidité, au milieu de cette fatigue où je me jette. Elle est véritablement excessive; mais je crois que je m'en trouverai bien; car je fais des progrès étonnants dans l'art de grimper. Je vais tous les jours à une lieue, au moins, et souvent à une lieue et demie au-dessus de la mer. C'est quelque chose, au bout des jambes. Maurice recueille beaucoup d'insectes et fait beaucoup de dessins. Moi, j'allège ma démarche, déjà peu légère, d'un tas de pierres dont je remplis ma sacoche. Je voudrais tout ramasser; tout est curieux. En quelque désert qu'on se trouve, on marche sur des fragments de marbre d'Asie et d'Afrique, restes d'une splendeur disparue, et dont, en bien des endroits, les plus savants antiquaires sont embarrassés d'expliquer la présence.

Bonsoir encore, mon bonhomme. Écrivez encore à Gênes, si vous écrivez; car c'est toujours par là que nous repasserons vers la fin du mois. A vous de coeur.

CCCXCI
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE

La Spezzia, 9 mai 1855.

Cher ami,

Je ne sais pas si vous recevrez ma lettre avant mon embrassade; car je viens seulement de recevoir la vôtre et la douloureuse nouvelle qu'elle m'apporte14. Certainement, c'est un coup bien sensible qui vient encore me frapper, après tant d'autres. Sommes-nous malheureux depuis quelques années, mes pauvres enfants! La vie générale tuée en nous et autour de nous, Dieu aurait dû nous laisser au moins la vie personnelle, celle de la famille et de l'amitié. Et cependant tout nous quitte à la fois! C'est pour un monde meilleur qu'ils s'en vont, je n'en doute pas, j'en doute moins que jamais; mais que toutes ces séparations sont navrantes pour ceux qui restent!

J'étais tout à l'heure au bord de la mer, dans un endroit délicieux, des rochers couverts de pins, et des fleurs superbes croissant en liberté jusque dans le sable de la grève. Pendant que mes enfants étaient à quelque distance, j'occupais ma promenade, comme à l'ordinaire, à ramasser des plantes. Voilà deux mois qu'à chaque individu nouveau pour mes yeux, je le place dans un livre exprès, en me disant que mon pauvre ami m'en apprendra le nom, et je recueille chaque plante en double pour lui en donner un exemplaire, comme j'avais fait dans un autre voyage. Ainsi, à chaque moment, cent fois le jour, depuis deux mois, je pense à lui et je me l'imagine herborisant comme autrefois à mes côtés. Eh bien, dans ce moment, dans cette occupation même, à laquelle mon souvenir l'associait, votre lettre m'est remise et j'apprends que je ne le reverrai plus!

Au moment de quitter Nohant, j'avais fait un grand rangement de papiers, et je crois vous avoir dit que j'avais retrouvé et relu toutes ses lettres; c'étaient des chefs-d'oeuvre d'esprit, de poésie, d'intelligence claire et de sentiment coloré de la nature. Je me disais que quand j'aurais deux mois de loisir, je ferais un triage, et qu'avec sa permission, je les publierais dans la suite de mes Mémoires.

Cette lecture m'avait fait repasser dix ans de ma vie, dont il avait enregistré les petits événements avec sa grâce et son heureuse philosophie. C'était donc comme un pressentiment d'une séparation prochaine, ce rapprochement de ma pensée avec la sienne, après des années d'une tranquille séparation de fait; car je ne le voyais presque plus, ses habitudes et ses goûts le retenant chez lui comme moi chez moi. Mais je ne m'apercevais pas de cela; je le sentais tout près et je me disais qu'à toute heure, je pouvais le voir, lui écrire ou lui parler. Il a toujours été pour moi le plus sage et le plus réconfortant ami possible.

Vous dites bien, le voilà heureux et en possession d'une science sans mystères et de jouissances durables; relativement au triste monde où nous passons cette vie d'un jour, si confuse, si incertaine et si troublée; son sort est digne d'envie, j'en suis certaine. Mais nous! Mon coeur est brisé autant de la douleur de ma pauvre Angèle15 que de la mienne propre. Pauvre chère enfant, que de déchirements répétés! Dites-lui combien je l'aime, surtout depuis la tendresse qu'elle a eue pour ma pauvre Nini et pour les larmes qu'elle lui a données! Hélas! je ne peux rien faire pour elle que de la chérir. Nous ne pouvons nous épargner les uns aux autres ces mortelles douleurs. Si on le pouvait, en se donnant soi-même à la place de ceux que la mort veut prendre!

Maurice me charge de lui dire, ainsi qu'à vous, combien il est affecté pour sa part (car ce pauvre ami avait été paternel pour son enfance) et pour celle qu'il prend à votre chagrin. Le pauvre enfant avait depuis hier seulement votre lettre, et je lui voyais quelque chose de triste, sans oser l'interroger. J'étais un peu malade, et il n'a voulu m'apprendre la vérité que ce matin; c'était dans un des plus beaux endroits de la terre, et il me semble que cette âme fraternelle est venue me parler là et chercher elle-même à me consoler de son départ. Combien de fois il m'avait parlé de la mort! Il fut un temps où il partageait mes croyances en l'autre vie, et où, dans des heures de spleen, car il en avait dans son intarissable gaieté, il me disait et m'écrivait qu'il viendrait me parler dans le parfum de quelque fleur.

 

Vous m'apprenez que Fleury est venu au pays; y est il encore? aurai-je la consolation de l'y trouver? Je pars d'ici demain pour Gênes, de là tout de suite pour Marseille, et je pense être à Paris le 15 mai. Je n'y resterai que le temps de faire l'indispensable de mes affaires, et j'espère être chez nous le 20.

Au revoir donc, mes chers enfants bien-aimés. Je vous embrasse de coeur.

13Un aigle noir apprivoisé qui avait pris sa volée.
14La mort de Jules Néraud (le Malgache).
15Madame Angèle Périgois, fille de Jules Néraud.