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Correspondance, 1812-1876. Tome 4

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DXXXVIII
A M. AUGUSTE VACQUERIE, A PARIS

Nohant, 28 décembre 1863.

Je ne vous ai pas remercié du plaisir que m'a causé Jean Baudry. J'espérais le voir jouer. Mais, mon, voyage à Paris étant retardé, je me suis décidée à le lire, non sans un peu de crainte, je l'avoue. Les pièces qui réussissent perdent trop à la lecture, la plupart du temps. Eh bien, j'ai eu une charmante surprise. Votre pièce est de celles qu'on peut lire avec attendrissement et avec une satisfaction vraie.

Le sujet est neuf, hardi et beau. Je trouve un seul reproche à faire à la manière dont vous l'avez déroulé et dénoué: c'est que la brave et bonne Andrée ne se mette pas tout à coup à aimer Jean à la fin, et qu'elle ne réponde pas à son dernier mot: «Oui, ramenez-le, car je ne l'aime plus, et votre femme l'adoptera;» ou bien: «Guérissez-le, corrigez-le, et revenez sans lui.»

Vous avez voulu que le sacrifice fut complet de la part de Jean. Il l'était, ce me semble, sans ce dernier châtiment de partir sans récompense.

Vous me direz: «La femme n'est pas capable de ces choses-là.» Moi, je dis: «Pourquoi pas?» Et je ne recule pas devant les bonnes grosses moralités: un sentiment sublime est toujours fécond. Jean est sublime; voilà que cette petite Andrée, qui ne l'aimait que d'amitié, se met à l'aimer d'enthousiasme, parce que le sublime a fait vibrer en elle une force inconnue. Vous voulez remuer cette fibre dans le public, pourquoi ne pas lui montrer l'opération magnétique et divine sur la scène? Ce serait plus contagieux encore; on ne s'en irait pas en se disant: «La vertu ne sert qu'à vous rendre malheureux.»

Voilà ma critique. Elle est du domaine de la philosophie et n'ôte rien à la sympathie et aux compliments de coeur de l'artiste. Vous avez fait agir et parler un homme sublime. C'est une grande et bonne chose par le temps qui court. Je suis heureuse de votre succès.

GEORGE SAND.

DXXXIX
A M. ÉMILE AUGIER. A CROISSY

Nohant, 25 décembre 1863.

Cher ami,

Je vous envoie, pour vous faire rire un instant, une lettre-pétition qui m'a été adressée; plus une lettre de vous que je vous restitue; plus une lettre de moi à ce monsieur que je ne connais pas et à qui je n'aurais pas répondu si vous ne l'eussiez jugé digne d'une réponse de vous. J'en conclus qu'il y a peut-être en lui quelque chose de bon; mais, à coup sûr, il est fou, et sa vanité le rend mauvais par moment. Si vous jugez qu'au lieu de le ramener à la raison ma lettre doit lui donner un accès de fièvre chaude, jetez le tout au feu. Sinon, jetez ma dite lettre à la poste.

Ceci a de bon que je vous sais occupé d'une nouvelle pièce. Tant mieux! ne vous laissez pas distraire par les Schiller qui frappent à votre porte. Il doit y en avoir beaucoup, si c'est comme chez moi. Ne vous donnez pas la peine de me répondre, si vous êtes absorbé. Votre prochaine pièce sera une bonne récompense de mes voeux d'amitié sincère.

G. SAND.

A M**

Nohant, 25 décembre 1863.

Monsieur,

Je suis franche, c'est pourquoi j'ai beaucoup d'ennemis. Je vois bien, à votre indignation contre mon ami Augier, que, si je ne trouve pas que vous soyez Schiller, vous m'accuserez de n'avoir pas de coeur. Soyez donc mon ennemi tout de suite, si vous voulez.

Je refuse l'honneur que vous me faites de me prendre pour arbitre. Je ne rends pas de services sous le coup d'une menace, et ce n'est pas parce que vous me traitez d'impératrice que je perdrais le droit de vous dire que vous n'êtes pas Schiller, et que je ne suis pas Goethe. Mais, si vous êtes réellement Schiller, consolez-vous, vous n'avez besoin de personne, vous ferez quelque jour un chef-d'oeuvre que l'on s'arrachera. Il ne s'agît que de le faire; moi, cela ne m'est pas encore arrivé; on ne s'arrache pas mes pièces, on m'en a refusé plus d'une, et je ne m'en suis pas courroucée. Je me suis dit que je n'étais pas Goethe.

Et puis, si vous êtes Schiller, pourquoi offrir vos pièces aux Folies-Dramatiques, qui probablement refuseraient Schiller en personne, sans pour cela l'insulter ni le méconnaître, mais par la seule raison que son génie n'entrerait pas dans leur cadre? Présentez vous aux théâtres vraiment littéraires, et qui sont subventionnés pour l'être, et soyez sûr que, si vous leur apportez quelque chose de beau et de bon ils l'accepteront avec empressement, à condition toutefois que ce soit dans la forme voulue; car vous savez bien qu'on n'y peut jouer Schiller ni Goethe qu'avec des arrangements considérables.

Mais vous luttez, dites-vous, depuis treize ans. Eh bien, il est probable que vous n'avez pas la spécialité du théâtre. Cherchez-en une autre, on en a toujours une quand on veut s'interroger soi-même avec courage et modestie.

Courage donc, monsieur; je ne suis pas vindicative; je vous pardonne vos compliments.

G. SAND.

DXL
A M. CHARLES PONCY, A VENISE

Nohant, 28 décembre 1863.

Cher enfant,

Je vous remercie de votre bonne, longue et intéressante lettre, et de vos souhaits du jour de l'an, que je vous renvoie de tout mon coeur, ainsi qu'à votre chère Solange.

Venise est donc finie? Pauvre Venise! mais rien ne finit et un jour viendra où tout ce luxe de beauté perdue sera rajeuni et ressuscité. Nous sommes dans le siècle du marteau qui abat et de la truelle qui reconstruit. Vous me racontez on ne peut mieux tout ce que vous avez vu. Cette vie errante, mais saine au corps et à l'esprit, a dû faire du bien à Solange et je vous engage à ne pas vous en lasser trop vite.

Puisque le pauvre nid est désolé encore, laissez l'herbe et les branches pousser sur le seuil.—Quand vous reviendrez les écarter, les douloureux souvenirs auront fait place à cette grave sérénité que la mort laisse après elle dans les coeurs auxquels la conscience ne reproche rien.

Mais il est inutile de vouloir hâter ce moment. La nature a droit aux larmes. C'est un soulagement qu'elle exige en même temps qu'un noble tribut qu'elle paye. Votre chère enfant reçoit par là un grand baptême. Elle en appréciera plus tard l'effet salutaire et fortifiant.

J'ai reçu toutes vos lettres.—J'ai partagé et ressenti toutes vos émotions. Me voilà enfin sortie, pour quelques jours, d'une grande crise de travail. Pour m'en distraire, je lis Emerson, que je ne connaissais pas. C'est un philosophe américain, à la fois savant, poète, critique et métaphysicien, un vaste cerveau un peu obscurci par trop de clartés diverses, mais sublime, il n'y a pas à dire.

Notre enfant est superbe et remarquablement aimable et gentil. Il a une précocité extraordinaire et qui m'inquiète par moments: quelque chose dans l'oeil qui n'est pas de son âge.—Mais je ne m'arrête pas à cette remarque. La santé, la fraîcheur et l'embonpoint; en outre, la force musculaire sont tout à fait rassurantes. La petite mère est bonne nourrice et absolument dévouée à son petiot. Maurice est donc très heureux et tout le monde vous embrasse tendrement.

DXLI
A M. EUGÈNE CLERH, A PARIS

Nohant, 31 décembre 1863.

Mon cher enfant,

Je vous remercie de votre charmant travail et de vos bons souhaits de nouvelle année. Les petits services que j'ai pu vous rendre portent avec eux leur récompense, puisque vous êtes digne qu'on s'intéresse à vous. Votre excellente mère m'a écrit une aimable lettre dont je vous prie de la bien remercier pour moi. Promettez-lui de ma part, ma constante sollicitude pour vous; car vous serez toujours, je n'en doute pas, raisonnable, laborieux et délicat comme je vous connais à présent.

Soyez sûr, mon cher enfant, que nous faisons tous notre destinée. La société est, dans tous les temps, un océan à traverser dans un sens ou dans l'autre. Petit ou grand, il nous faut faire le voyage. La mer mange un bon nombre de passagers; mais il ne faut pas s'occuper de cela, parce qu'on meurt dans son lit tout aussi bien que dans les tempêtes. Il faut s'occuper de bien naviguer si l'on a une barque, ou de bien nager si l'on n'a que ses bras, et de ne pas être englouti par sa faute.

Avec de l'honneur, du courage, et point de vices, un homme a beaucoup de chances, et, outre la force qu'il puise en lui-même, il est à peu près certain de rencontrer des gens qui l'aideront en le voyant s'aider; ceux qui s'abandonnent sont infailliblement abandonnés; car la mer dont nous parlons est dure pour tous, et chacun, étant forcé de penser à soi, renonce tôt ou tard aux dévouements inutiles.

Vous m'envoyez de jolies étrennes et je vous envoie un sermon en échange. Non, mon cher enfant, c'est un morceau de mon coeur, de mon expérience et de ma conviction que je vous envoie.

GEORGE SAND.

FIN DU TOME QUATRIÈME