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Correspondance, 1812-1876. Tome 3

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CCCI
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE

Nohant, juillet 1849.

J'ai le coeur gros. Ils vont fusiller ce pauvre Kléber, qui était venu à Nohant après les journées de juin, et qui était vraiment un homme de sens et de courage. Les assassins! Il me semble que je vois recommencer 1815.

Au point de vue critique, vous avez raison. A force d'être dans les romans et dans les poèmes, et sur la scène, et dans l'histoire même, l'amour, la vérité de l'être et des affections n'y sont pas du tout. La littérature veut idéaliser la vie. Eh bien, elle n'y parvient pas, elle ment, elle doit mentir, puisque l'art est une fiction, ou tout au moins une interprétation. On est superbe, on est grand, on a cent pieds de haut dans les romans et dans les poèmes; et, pourtant, on y vaut moins que dans la réalité, cela n'est pas un paradoxe. Il n'est pas vrai que nous ayons tous mérité la corde; mais ce que vous dites, que nous avons tous été en démence, ne fût-ce qu'une heure dans la vie, est parfaitement exact. Il y a plus, nous sommes tous des fous, des enfants, des faibles, des inconséquents, des niais ou des fantasques, quand nous ne sommes pas des gredins. Voilà précisément pourquoi nous valons mieux que des héros de roman. Nous avons les misères de notre condition, nous sommes des personnages réels, et, quand nous avons de bons mouvements, de bons retours, de bons vouloirs, nous plaisons à Dieu et à ceux qui nous aiment en raison du contraste de ce bon et de ce fort avec notre pauvre ou notre mauvais. Moi, je suis plus touchée du vrai que du beau, et du bon que du grand. J'en suis plus touchée à mesure que je vieillis et que je sonde l'abîme de la faiblesse humaine. J'aime dans Jésus la défaillance de la montagne des Oliviers; dans Jeanne Darc, les larmes et les regrets qui font d'elle un être humain. Je n'aime plus cette raideur et cette tension des héros qu'on ne voit que dans les légendes, parce que je n'y crois plus. Soyez certain que personne encore n'a su peindre ni décrire l'amour vrai; et, l'eût-on su, le public ne l'aurait peut-être pas compris. Le lecteur veut un ornement à la vérité, et Rousseau n'a pas osé nous dire pourquoi il aimait Thérèse. Il l'aimait pourtant, et il avait raison de l'aimer, bien qu'elle ne valût pas le diable. On voulait le faire rougir de cet attachement, il faisait son possible pour n'en pas être humilié. Ni lui ni les autres ne comprenaient que sa grandeur était de pouvoir aimer la première bête qui lui était tombée sous la main. Pourquoi n'osait-il pas dire à ceux qui la trouvaient laide et sotte qu'il la trouvait belle et intelligente? C'est qu'il faisait des romans et ne s'avouait pas que la vie, pour être terre à terre, est plus tendre, plus généreuse, plus humble, meilleure enfin que les fictions. Il faut des fictions pourtant: l'humanité, la jeunesse surtout en est avide. Vous l'avez dit, vous les maudissiez pour leurs mensonges, et vous en aviez la tête si remplie, que vous ne pouviez regarder l'avenir qu'à travers leur prisme. Pourquoi faut-il qu'elles nous dégoûtent de vivre avant d'avoir vécu, et pourquoi faut-il que nous nous dégoûtions d'elles quand nous vivons tout de bon? C'est une solution qui peut vous occuper encore une heure ou deux, et dont vous vous tirerez mieux que moi; car vous êtes dans l'âge où l'on peut encore analyser et approfondir. Faites donc la suite et la fin de ces belles pages; car vous nous laissez dans le doute ou dans l'attente d'une certitude, et je suis bien sûre qu'Angèle vous a fait trouver la vie plus douce et plus complète que Shakespeare, Byron et compagnie.

Sur ce, j'embrasse Angèle et je suis à vous de coeur.

GEORGE.

CCCII
A M. CHARLES PONCY, À TOULON

Nohant, juillet 1849.

Cher enfant,

Il y a longtemps que je veux vous écrire. Mais, dans ce triste temps, on ose à peine causer avec ses amis. On se sent si démoralisé, si sombre; on a tant de peine à ne pas devenir égoïste ou méchant! On craint de faire du mal à ceux qu'on aime en leur disant tout le mal qu'on porte en soi-même. Et pourtant, tout cela est lâche et impie. Dieu abandonne ceux qui doutent de lui. Il ne fait de miracles que pour les croyants. C'est le scepticisme des vingt années de Louis-Philippe qui est cause de tout ce qui nous arrive.

Mais Rome croyait! Rome espérait et combattait, hélas! et nous I'avons tuée. Nous sommes des assassins, et on parle de gloire à nos soldats! Mon Dieu, mon Dieu, ne nous laissez pas plus longtemps douter de vous! Il ne nous reste qu'un peu de foi. Si nous perdons cela, nous n'aurons plus rien.

J'espère que Mazzini est sauvé de sa personne. Mais son âme survivra-t-elle à tant de désastres? Vous avez raison quand vous dites qu'il a vécu trente ans pour mourir comme il va mourir un de ces jours; car l'Europe est livrée aux assassins, et, s'il ne se jette pas dans leurs mains, il y tombera tôt ou tard. J'ai reçu de lui une lettre admirable. Mais je ne vous dirai pas quels sont ses projets. Je crains que le secret des lettres ne soit pas respecté à la poste.

Et vous, mon enfant, vous êtes fatigué, ennuyé de la vie de bureau. Vous regrettez le travail des bras, la vie de l'ouvrier. Je le conçois bien. Moi, je voudrais être paysan et avoir de la terre à bêcher huit heures par jour. Je fais pourtant un métier plus doux que le vôtre, puisque je suis libre de choisir mon genre de travail sédentaire. Mais je n'ai le coeur à rien. Tout ce qui est écrit ou à écrire me semble froid. Les paroles ne peuvent plus rendre ce qu'on éprouve de douleur et de colère, et, dans ces temps-ci, on ne vit que par la passion. Tout raisonnement est inutile, toute prédication est vaine. Nous avons affaire à des hommes qui n'ont ni loi, ni foi, ni principes, ni entrailles. Le peuple les subit. C'est au peuple qu'on est tenté de reprocher l'infamie des gens qui le mènent, le trompent et l'écrasent.

Ah! mon enfant, quelle affreuse phase de l'histoire nous traversons! Nous en sortirons d'une manière éclatante, je n'en doute pas. Mais, pour qu'une nation démoralisée à ce point se relève et se purifie, il faut qu'elle ait expié son égoïsme, et Dieu nous réserve, je le crains, des châtiments exemplaires!

Rien de nouveau ici. Maurice, Borie et Lambert partagent toujours ma vie retirée. Nous nous occupons en famille; nous tâchons de ne donner que quelques courtes heures aux journaux et aux commentaires indignés que leur lecture provoque. Malgré soi, on y revient plus souvent qu'on ne voudrait. Du moins, nous avons la consolation d'être tous du même avis et de ne pas nous quereller amèrement, comme il arrive maintenant dans beaucoup de familles. Les intérieurs subissent généralement le contre-coup du malheur général. Le nôtre est uni et fraternel. Nous nous affligeons ensemble et d'un même coeur. Nous tâchons de nous donner de l'espoir les uns aux autres, et souvent c'est le plus désolé qui s'efforce de consoler les autres.

Aimez-moi toujours, mon enfant. La douleur doit rapprocher et resserrer les liens de l'affection. Je vous bénis bien tendrement, ainsi que Solange et Désirée. Mes enfants vous embrassent.

CCCIII
A JOSEPH MAZZINI, A MALTE

Nohant, 24 juillet 1849

O mon ami! l'affection est égoïste, et, quand j'ai appris ce triste dénouement, mille fois plus triste pour la France que pour l'Italie, je confesse que je ne me suis d'abord inquiétée que de vous.

Que Dieu me le pardonne, et vous aussi, qui êtes un saint! Un ami que j'ai à Toulon m'a écrit, avant tout, que vous étiez en sûreté, et je l'ai mille fois béni.

Vous pensez bien que, d'ailleurs, j'ai le coeur brisé. Quelque innocent qu'on soit du crime d'une nation à laquelle on appartient, il y a une sorte d'intime solidarité qui fait passer dans notre propre coeur le remords que devraient avoir les autres. Oui, le remords et la honte. Moi qui étais si fière de la France en février!

Hélas! que sommes-nous devenus, et quelle expiation nous réserve la justice divine avant de nous permettre de nous relever?

Vous, vous êtes plus heureux que moi, malgré la défaite, malgré l'exil et la persécution; Vous êtes plus heureux par ce seul fait que vous êtes Romain; car vous l'êtes plus qu'aucun de ceux qui sont nés sur le Tibre. Et plus heureux que personne au inonde, parce que vous seul (avec Kossuth) avez fait votre devoir. Quand je dis vous et Kossuth, je dis ceux qui étaient avec vous et ceux qui sont avec lui; car les plus obscurs dévouements sont aussi chers à Dieu que les plus illustres. Et, à présent, ami, malgré le malheur, malgré la douleur, n'avez-vous pas cette satisfaction de vous-même, cette paix profonde de l'âme qui se sent quitte envers le ciel et les hommes? N'avez-vous pas accompli jusqu'au bout une mission sainte? n'avez-vous pas tout immolé pour la vérité, l'honneur, la justice et la foi? n'avez-vous pas des jours résignés et des nuits tranquilles? Je suis certaine que vous êtes calme et que vous goûtez les joies austères de la foi. On peut l'avoir pour les autres, pour l'humanité, quand on la porte en soi-même, quand on est soi-même la foi vivante et militante.

Oui, vous avez bien agi et bien pensé en toutes choses. Vous avez bien fait de sauver l'honneur jusqu'à la dernière extrémité, et vous avez bien fait aussi, lorsque cette dernière extrémité est arrivée, de sauver la vie des assiégés, des femmes, des enfants, des vieillards. Les monuments de l'art viennent ensuite, quoique nos journaux se soient plus préoccupés du sort des fresques de Raphaël et de Michel-Ange que de celui des orphelins et des veuves.

Tout ce que vous avez voulu et accompli est juste. Le monde entier le sent, même les misérables qui ne croient à rien, et le monde entier le dira bien haut quand l'heure sera venue.

Moi, je n'ai que cela à vous dire. Je n'ai que cette consolation à vous offrir. Pour le moment, je suis humiliée et découragée dans mon sentiment national. Mais je suis fière de ce qui reste encore de combattants et de victimes sur la terre, et je suis fière de vous. Donnez-moi, si vous pouvez, de vos nouvelles. Si vous aviez quelques besoins d'argent, écrivez-le-moi et me donnez les moyens de vous en faire passer. Adressez-moi vos lettres, sous double enveloppe, à M. Victor Borie, à la Châtre (Indre). Je vous embrasse de toute mon âme. Respects et amitiés de Maurice.

 

J'ai reçu vos deux lettres de Rome.

CCCIV
AU MÊME

Nohant, 26 juillet 1849.

Mon frère bien-aimé,

Je vous ai écrit hier, j'ai envoyé à un ami que j'ai à Toulon et qui m'avait donné avis que vous faisiez voile pour Malte. Je lui écris de nouveau, il vous renverra ma lettre. Je vous donnais son nom et son adresse pour qu'il aidât à notre correspondance. A présent, que j'aime bien mieux vous savoir plus près de moi! Ce sera, comme je vous l'écrivais, à Victor Borie, à la Châtre (Indre), que vous ferez bien d'adresser vos lettres. La curiosité inquiète de la police pourrait me priver de l'une d'elles, et cela ne ferait plus mon compte.

Pendant que j'y pense et pour en finir avec ces détails, je vous demandais dans cette lettre envoyée à Toulon, si vous aviez besoin d'argent; car, en de pareils événements, on peut se trouver surpris et empêché d'aller où l'on veut, faute de cette prévision matérielle. Nous sommes d'ailleurs tous ruinés, et nous ne sommes pas de ceux qui out sujet d'en avoir honte. Je vous demande donc de me traiter comme une soeur, comme j'en ai le droit, et, quelque peu qui me reste, comptez que ce peu est à vous.

Mon ami, je vous disais hier soir que vous aviez bien agi et bien pensé devant Dieu et devant les hommes; que vous aviez accompli de grands devoirs et que vous aviez sujet d'être calme. Oui, je crois que vous êtes calme comme les anges, et, si vous ne l'étiez pas, vous seriez ingrat envers Dieu, qui vous a permis d'accomplir une aussi belle mission. Si vous avez échoué politiquement, c'est que la Providence voulait s'arrêter là, et que ce grand fait doit mûrir dans la pensée des hommes avant qu'ils en produisent de nouveaux.

Non, les nationalités ne périront pas! Elles sortiront de leurs ruines, ayons patience. Ne pleurez pas ceux qui sont morts, ne plaignez pas ceux qui vont mourir. Ils payent leur dette; ils valent mieux que ceux qui les égorgent; donc, ils sont plus heureux.

Et, pourtant, malgré soi, on pleure et on plaint. Ah! ce n'est pas sur les martyrs qu'il faudrait pleurer, c'est sur les bourreaux.

Plaignez ceux qui ne font rien et qui ne peuvent rien; plaignez-moi d'être Française. C'est une douleur et une honte en ce moment-ci.

Je vis toujours calme et retirée à Nohant, en famille, aimant et sentant toujours la nature et l'affection. J'ai repris mes Mémoires, interrompus par un grand dérangement dans ma santé. Grâce à Raspail, j'ai été mon propre médecin et je me suis guérie. Jamais, depuis dix ans, je n'avais eu la force et la santé que j'ai enfin depuis deux mois. Voilà ce qui me concerne matériellement; mais, moralement, je suis bien sombre dans le secret de mon coeur. Je tâche de ne pas penser, j'aurais peur de devenir l'ennemi ou tout au moins le contempteur du genre humain, que j'ai tant aimé, que j'ai oublié de m'aimer moi-même. Mais je ne me laisse point aller, je ne veux pas perdre la foi, je la demande à Dieu, et il me la conservera.

D'ailleurs, vous êtes là, dans mon coeur, vous, Barbès et deux ou trois autres moins illustres, mais saints aussi, mais croyants et purs de toutes les misères et de toutes les méchancetés de ce siècle. Donc, la vérité est incarnée quelque part; donc, elle n'est pas hors de la portée de l'homme, et un bon prouve plus que cent mille mauvais.

Oui, je vous écrirai longuement; mais, ce soir, je me hâte de fermer ma lettre pour qu'elle parte. Je veux que vous sachiez que je suis plus occupée de vous que de tout au monde. Écrivez-moi aussi. Ce n'est pas vous qui avez besoin de courage, c'est moi.

Bonsoir! je vous aime; Maurice et Borie aussi, soyez-en sûr.

CCCV
M. ARMAND BARBÈS, A DOULLENS

Nohant, 21 septembre 1840.

Mon ami,

Je trouve enfin une occasion pour vous écrire. Elle se présente à moi; car, loin de tout comme je suis, et n'osant guère me fier à la poste, je ne sais souvent à qui m'adresser pour parler à ceux que j'aime.

Mais je n'ai pas passé un jour, presque pas une heure, sans penser à vous. Toujours, vous et Mazzini, vous êtes dans ma pensée comme les martyrs héroïques de ces tristes temps. À vous deux, il n'y a pas l'ombre d'un reproche à faire. En vous deux, il n'y a pas une tache. Je crois toujours, je crois fermement que les révolutions ne se feront plus ni profondes ni durables tant qu'il n'y aura pas à leur sommet des hommes d'une vertu sans bornes et d'une profonde modestie de coeur.

Les peuples sont blasés sur les hommes de talent, d'éloquence et d'invention. On les écoute parce qu'ils amusent; le peuple français surtout, éminemment artiste, se passionne pour eux à la légère. Mais cette passion ne va pas jusqu'au dévouement, jusqu'au sacrifice de soi-même. Le dévouement seul commande le dévouement, et il est plus rare encore aujourd'hui chez les chefs de parti que chez le peuple. Le jour viendra, n'en doutez pas! Gardez-vous pour ce jour-là. Votre force morale vous fera triompher de la mort lente qu'on voudrait vous donner.

On ne tue pas les hommes comme vous, on ne les use pas, parce qu'on ne peut les irriter. Je ne vous dis pas d'avoir courage et patience, parce que je sais que vous en avez pour vous et pour nous. C'est nous qui en avons besoin pour supporter ce que vous souffrez.

S'il vous était possible de me dire comment vous êtes, je serais bien heureuse. Mais je ne veux pas que, pour me donner cette joie, vous risquiez de voir resserrer davantage les liens qui vous pressent et dont mon coeur saigne.

Je m'imagine, d'ailleurs, que vous pensez souvent à moi comme je pense à vous, et qu'il n'est pas un instant où vous doutiez de mon affection. Comptez-y bien, et que ce soit pour vous un adoucissement à cette vie de sacrifice qui nous fait tant de mal. Ah! si tous ceux qui vous chérissent pouvaient donner une partie de leur vie à la captivité, en échange de votre liberté, on trouverait des siècles de prison pour contenter nos ennemis.

Sachez bien, du moins, qu'on vous tient compte de ce que vous souffrez, que les plus tièdes et les plus ignorants l'apprécient, et que les discussions politiques s'arrêtent devant votre nom, devenu sacré pour tous.

Mon fils vous chérit toujours, et tous deux nous vous embrassons de toute notre âme.

G. S.

CCCVI
A JOSEPH MAZZINI, A…

Nohant, 10 octobre 1849.

Cher excellent ami,

J'ai reçu votre première lettre, puis la seconde, puis votre Revue. J'avais lu déjà votre lettre à MM. de T. et de F., dans nos journaux français. C'est un chef-d'oeuvre que cette lettre. C'est une pièce historique qui prendra place dans l'histoire éternelle de Rome et dans celle des républiques. Elle a fait beaucoup d'impression ici, même en ce temps d'épuisement et de folie, même dans ce pays humilié et avili. Elle n'a pas reçu un démenti dans l'opinion publique; c'est le cri de l'honneur, du droit, de la vérité, qui devrait tuer de honte et de remords la tourbe jésuitique. Mais je crois que certains fronts ne peuvent plus rougir; il n'y a point d'espoir qu'ils se convertissent. Le peuple le sait maintenant et ne parle de rien de moins que les tuer. L'irritation est grande en France, et de profondes vengeances couvent dans l'attente d'un jour rémunérateur; mais ce n'est pas l'ensemble de la nation qui sent vivement ces choses. La grande majorité des Français est surtout malade d'ignorance et d'incertitude. Ah! mon ami, je crois que nous tournons, vous et moi, dans un cercle vicieux, quand nous disons, vous, qu'il faut commencer par agir pour s'entendre; moi, qu'il faudrait s'entendre avant d'agir. Je ne sais comment s'effectue le mouvement des idées en Europe; mais, ici, c'est effrayant comme on hésite avant de se réunir sous une bannière. Certes, la partie serait gagnée si tout ce qui est brave, patriotique et indigné voulait marcher d'accord. C'est là malheureusement qu'est la difficulté, et c'est parce que les Français sont travaillés par trop d'idées et de systèmes différents que vous voyez cette République s'arrêter éperdue dans son mouvement, paralysée et comme étouffée par ses palpitations secrètes et tout à coup si impuissante ou si préoccupée, qu'elle laisse une immonde camarilla prendre le gouvernail et commettre en son nom des iniquités impunies. Je crois que vous ne faites pas assez la distinction frappante qui existe entre les autres nations et nous.

L'idée est une en Italie, en Pologne, en Hongrie, en Allemagne peut-être. Il s'agit de conquérir la liberté. Ici, nous rêvons davantage, nous rêvons l'égalité; et, pendant que nous la cherchons, la liberté nous est volée par des larrons qui sont sans idée aucune et qui ne se préoccupent que du fait. Nous, nous négligeons trop le fait de notre côté, et l'idée nous rend bêtes. Hélas! ne vous y trompez pas. Comme parti républicain, il n'y a plus rien en France qui ne soit mort ou près de mourir. Dieu ne veut plus se servir de quelques hommes pour nous initier, apparemment pour nous punir d'avoir trop exalté le culte de l'individu. Il veut que tout se fasse par tous, et c'est la nécessité, trop peu prévue peut-être, de l'institution du suffrage universel. Vous en avez fait un magnifique essai à Rome; mais je suis certaine qu'il n'a réussi qu'à cause du danger, à cause de ce fait nécessaire de la liberté à reconquérir. Si, au lieu de suivre la fade et sotte politique de Lamartine, nous avions jeté le gant aux monarchies absolues, nous aurions la guerre au dehors, l'union au dedans et la force, par conséquent, au dedans et au dehors. Les hommes qui ont inauguré cette politique, par impuissance et par bêtise, ont été poussés par la ruse de Satan sans le savoir. L'esprit du mal nous conduisait où il voulait, le jour où il nous conseillait la paix à tout prix.

A présent, il nous faut attendre que les masses soient initiées. Ce n'est point par goût que j'ai cette conviction. Mon goût ne serait pas du tout d'attendre; car ce temps et ces choses me pèsent tellement, que souvent je me demande si je vivrai jusqu'à ce qu'ils aient pris fin. J'ai dix fois par jour l'envie très sérieuse de n'en pas voir davantage et de me brûler la cervelle. Mais cela importe peu. Que j'aie ou non patience jusqu'au bout, la masse n'en marchera ni plus ni moins vite. Elle veut savoir, elle veut connaître par elle-même; elle se méfie de qui en sait plus qu'elle; elle repousse les initiateurs, elle les trahit ou les abandonne, elle les calomnie, elle les tuerait au besoin. Elle abhorre le pouvoir, même celui qui vient au nom de l'esprit de progrès. La masse n'est point disciplinée et elle est peu disciplinable. Je vous assure que, si vous viviez en France,—je ne dis pas à Paris, qui ne représente pas toujours l'opinion du pays, mais au coeur de la France,—vous verriez qu'il n'y a rien à faire, sinon de la propagande, et encore, quand on a un nom quelconque, ne faut-il pas la faire directement; car elle ne rencontrerait que méfiance et dédain chez le prolétaire.

Et, pourtant, le prolétaire fait parfois preuve d'engouement, me direz-vous. Je le sais; mais son engouement tombe vite et se traduit en paroles plus qu'en actions. Il y a en France une inégalité intellectuelle épouvantable. Les uns en savent trop, les autres pas assez. La masse est à l'état d'enfance, les individualités à l'état de vieillesse pédante et sceptique. Notre révolution a été si facile à faire, elle eût été si facile à conserver, qu'il faut bien que le mal soit profond dans les esprits, et que la cause du mal soit ailleurs que dans les faits.

Tout cela nous conduit à un grand et bel avenir, je n'en doute pas. Le suffrage universel, avec la souffrance du pauvre d'un côté, et la méchanceté du riche de l'autre, nous fera, dans quelques années, un peuple qui votera comme un seul homme. Mais, jusque-là, ce peuple n'aura pas la vertu de procéder, comme Rome et la Hongrie, par le sacrifice et l'héroïsme. Il patientera avec ses maux; car on vit avec la misère et l'ignorance, malheureusement. Il lui faudrait des invasions et de grands maux extérieurs pour le réveiller. S'il plaît à Dieu de nous secouer ainsi, que sa volonté s'accomplisse! Nous irions plus douloureusement mais plus vite au but.

Il faut bien se faire ces raisonnements, mon ami, pour accepter la torpeur politique qui assiste impassible à tant d'infamies. Autrement, il faudrait maudire ses semblables, haïr ou abandonner leur cause. Mais je ne vous dis pas tout cela pour vous détourner d'agir dans le sens que vous croyez efficace. Il faut toujours agir quand on a foi dans l'action, et la foi peut faire des miracles. Mais, si, dans le parti des idées en France, vous ne trouvez pas un concours digne d'une grande nation, rappelez-vous le jugement que je vous soumets, afin de ne pas trop nous mépriser ce jour-là. Soyez sûr que nous n'avons pas dit notre dernier mot. Nous sommes ce que nous a faits le régime constitutionnel, mais nous en reviendrons. Nous ne sommes pas tous corrompus. Voyez ce fait significatif du peuple de Paris sifflant sur le théâtre l'entrée des Français à Rome13.

 

Bonsoir, cher frère et ami; ne m'écrivez que quand vous avez du loisir et point de fatigue. Je ne veux pas d'un bonheur qui vous coûterait une heure de lassitude et de souffrance. Que vous m'écriviez ou non, je pense toujours a vous, je sais que vous m'aimez et je vous aime de même. Maurice et Borie vous embrassent fraternellement.

A vous de toute mon âme.

G. SAND.

13Au dernier tableau de Rome, pièce à spectacle, de MM. Labrousse et Laloue, représentée sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 29 septembre 1849. La pièce fut interdite à la quatrième représentation.