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Correspondance, 1812-1876. Tome 3

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CCCXLVI
AU MÊME

Paris, 20 février 1852.

Prince,

J'étais bien résolue à ne plus vous importuner, mais votre bienveillance m'y contraint, et il faut que je vous en remercie du fond du coeur. M. Emile Rogat est en liberté, MM. Dufraisse et Greppo sont à l'étranger, et les quatre malheureux soldats dont je me suis permis de vous envoyer la supplique sont graciés, j'en suis certaine, sans m'en informer. Mais vous m'avez aussi accordé la commutation de peine de M. Luc Desages, gendre de M. Pierre Leroux, condamné à dix ans de déportation; vous avez permis qu'il fût simplement exilé, et, avec votre autorisation, j'avais annoncé cette bonne nouvelle à sa famille.

Cet ordre de votre part n'a pas eu son exécution, ce doit être ma faute! Je vous ai donné un renseignement inexact. Il a été condamné par la commission militaire de l'Allier, à Moulins, et non pas à Limoges comme j'avais eu l'honneur de vous le dire.

Prince, daignez réparer d'un mot ma déplorable maladresse, et l'erreur plus déplorable encore d'un jugement inique.

Ah! prince, mettez donc bientôt le comble à mon dévouement pour votre personne, phrase de cour qui sous ma plume est une parole sérieuse. Votre politique, je ne peux l'aimer, elle m'épouvante trop pour vous et pour nous. Mais votre caractère personnel, je puis l'aimer, je le dois, je le dis à tous ceux que j'estime. Faites cette conversion plus étendue, dans les limites où vous avez opéré la mienne, cela vous est facile. Aucune âme de quelque prix ne transformera son idéal d'égalité en une religion de pouvoir absolu.

Mais tout homme de coeur, pour qui vous aurez été juste ou clément en dépit de la raison d'État, s'abstiendra de haïr votre nom et de calomnier vos sentiments. C'est de quoi je peux répondre à l'égard de ceux sur qui j'ai quelque influence. Eh bien, au nom de votre propre popularité, je vous implore encore pour l'amnistie; ne croyez pas ceux qui ont intérêt à calomnier l'humanité, elle est corrompue, mais elle n'est pas endurcie. Si votre clémence fait quelques ingrats, elle vous fera mille fois plus de partisans sincères. Si elle est blâmée par des coeurs sans pitié, elle sera aimée et comprise par tout ce qui est honnête dans tous les partis.

Et, aujourd'hui, accordez-moi, prince, ce que deux fois vous m'avez fait sérieusement espérer. Ordonnez l'élargissement de tous mes compatriotes de l'Indre. Parmi ceux-là, j'ai plusieurs amis, mais que justice soit faite à tous; puisque personne ne s'est déclaré contre vous, ce n'est que justice. Qu'on sache que ce que vous m'avez dit est vrai: «Je ne persécute pas la croyance, je ne châtie pas la pensée.»

Que cette parole, remportée dans mon coeur de l'Elysée et qui m'a presque guérie, reste en moi comme une consolation au milieu de mon effroi politique. Que les partis qui vous trahissent en feignant de vous servir ne nous disent plus: «Ce n'est pas notre faute, le pouvoir est implacable.» Que les intrigants qui se pressent dans l'ombre de votre drapeau ne nous fassent pas entendre qu'ils attendent des princes plus généreux qui achèteront les coeurs par l'amnistie. Prenez cette couronne de la clémence; celle-là, on ne la perd jamais.

Ah! cher prince, on vous calomnie affreusement à toute heure, et ce n'est pas nous qui faisons cela. Pardon, pardon, de mon insistance! qu'elle ne vous lasse pas; ce n'est plus un cri de détresse seulement, c'est un cri d'affection, vous l'avez voulu. Mais, en attendant cette amnistie que vos véritables amis nous promettent, faites que votre générosité soit connue dans nos provinces; connaissez ce que dit le peuple qui vous a proclamé: «Il voudrait être bon, mais il a de cruels serviteurs et il n'est pas le maître. Notre volonté est méconnue en lui, nous avons voulu qu'il fût tout-puissant, et il ne l'est pas.»

Ce désaccord entre votre pensée et celle des fonctionnaires qui s'acharnent sur leur proie dans les provinces, jette la consternation dans tous les esprits; on commence à croire le pouvoir encore faible en haut, en le voyant toujours si violent en bas. J'ose vous parler de mon département parce que là, par ma position, je suis beaucoup mieux renseignée que la police sur les actes de mon parti; parce que je vois là une véritable guerre à la conscience intime, une révoltante persécution que vous ne savez pas et dont vous ne voulez pas.

On insulte, on tente d'avilir; on exige des flatteries et des promesses de ceux qu'on élargit. Quel fond peut-on faire, hélas! sur ceux qui mentent pour se racheter? Ah! ce n'est pas ainsi que vous pardonnez, vous, à vos ennemis personnels, et je sais à présent que vous présenter comme tel un homme qu'on veut sauver, c'est assurer sa grâce. Mais je ne peux pas mentir, même pour cela, et, cette fois, je vous implore pour des hommes qui n'attendent de vous qu'une mesure d'équité et de haute protection contre vos ennemis et les leurs.

Veuillez agréer, prince, l'expression de mon respectueux attachement, et dites sur mon pauvre Berry une parole qui me permette d'y être écoutée quand j'y parlerai de vous selon mon coeur.

GEORGE SAND.

CCCXLVII
A M. JULES HETZEL, A PARIS

Paris, 20 février 1852

Mon ami,

J'aime autant vous savoir là-bas qu'ici, malgré les embarras, si peu faits pour mon cerveau et ma santé, où votre absence peut me laisser. Ici rien ne tient à rien. Les grâces ou justices qu'on obtient, sont, pour la plupart du temps, non avenues, grâce à la résistance d'une réaction plus forte que le président, et aussi grâce à un désordre dont il n'est plus possible de sortir vite, si jamais on en sort. La moitié de la France dénonce l'autre. Une haine aveugle et le zèle atroce d'une police furieuse se sont assouvis. Le silence forcé de la presse, les on dit, plus sombres et plus nuisibles aux gouvernements absolus que la liberté de contredire, ont tellement désorienté l'opinion, qu'on croit à tout et à rien avec autant de raison pour faire l'un que l'autre. Enfin, Paris est un chaos, et la province une tombe. Quand on est en province et qu'on y voit l'annihilation des esprits, il faut bien se dire que toute la sève était dans quelques hommes aujourd'hui prisonniers, morts ou bannis. Ces hommes ont fait, pour la plupart, un mauvais usage de leur influence, puisque les espérances matérielles, données par eux, une fois anéanties avec leur défaite, il n'est resté dans l'âme des partisans qu'ils avaient faits, aucune foi, aucun courage, aucune droiture.

Quiconque vit en province croit donc et doit croire le gouvernement fort et prenant sa base sur une conviction, sur une volonté générale, puisque les résistances n'y comptent pas une sur mille, et encore sont-ce des résistances timides et affaissées sous le poids de leur impuissance morale. En arrivant ici, j'ai cru qu'il fallait subir temporairement, avec le plus de calme et de foi possible en la Providence, une dictature imposée par nos fautes mêmes.

J'ai espéré que, puisqu'il y avait un homme tout-puissant, on pouvait approcher de son oreille pour lui demander la vie et la liberté de plusieurs milliers de victimes (innocentes à ses yeux mêmes, pour la plupart). Cet homme a été accessible et humain en m'écoutant. Il m'a offert toutes les grâces particulières que je voudrais lui demander, en me promettant une amnistie générale pour bientôt; J'ai refusé les grâces particulières, je me suis retirée en espérant pour tous. L'homme ne posait pas, il était sincère, et il semblait qu'il fût de son propre intérêt de l'être. J'y suis retournée une seconde et dernière fois, il y a quinze ou vingt jours pour sauver un ami personnel de la déportation et du désespoir (car il était au désespoir). J'ai dit en propres termes (et j'avais écrit en propres termes pour demander l'audience) que cet ami ne se repentirait pas de son passé, et ne s'engagerait à rien pour son avenir; que je restais en France; moi, comme une sorte de bouc émissaire qu'on pourrait frapper quand on voudrait. Pour obtenir la commutation de peine que je réclamais, pour l'obtenir sans compromettre et avilir celui qui en était l'objet, j'osai compter sur un sentiment généreux de la part du président, et je le lui dénonçai comme son ennemi personnel incorrigible. Sur-le-champ, il m'offrit sa grâce entière. Je dus la refuser au nom de celui qui en était l'objet, et remercier en mon nom. J'ai remercié avec une grande loyauté de coeur, et, de ce jour, je me suis regardée comme engagée à ne pas laisser calomnier complaisamment devant moi; le côté du caractère de l'homme qui a dicté cette action. Renseignée sur ses moeurs, par des gens qui le voient de près depuis longtemps et qui ne l'aiment pas, je sais qu'il n'est ni débauché, ni voleur, ni sanguinaire. Il m'a parlé assez longuement et avec assez d'abandon pour que j'aie vu en lui certains bons instincts et des tendances vers un but qui serait le nôtre.

Je lui ai dit: «Puissiez-vous y arriver! mais je ne crois pas que vous ayez pris le chemin possible. Vous croyez que la fin justifie les moyens; je crois, je professe la doctrine contraire. Je n'accepterais pas la dictature exercée par mon parti. Il faut bien que je subisse la vôtre, puisque je suis venue désarmée vous demander une grâce; mais ma conscience ne peut changer; je suis, je reste ce que vous me connaissez; si c'est un crime, faites de moi ce que vous voudrez.»

Depuis ce jour-là, le 6 février, je ne l'ai pas revu; je lui ai écrit deux fois pour lui demander la grâce de quatre soldats condamnés à mort, et le rappel d'un déporté mourant. Je l'ai obtenue. J'avais demandé pour Greppo et pour Luc Desages, gendre de Leroux, en même temps que pour Marc Dufraisse. C'était obtenu. Greppo et sa femme out été mis en liberté le lendemain. Luc Desages n'a pas été élargi. Cela tient, je crois, à une erreur de désignation que j'ai faite en dictant au président son nom et le lieu du jugement. J'ai réparé cette erreur dans ma lettre, et, en même temps, j'ai plaidé pour la troisième fois la cause des prisonniers de l'Indre. Je dis plaidé, parce que le président, et ensuite son ministre, m'ayant répondu sans hésiter qu'ils n'entendaient pas poursuivre les opinions et la présomption des intentions, les gens incarcérés comme suspects avaient droit à la liberté et allaient l'obtenir. Deux fois, on a pris la liste; deux fois, on a donné des ordres sous mes yeux, et dix fois dans la conversation, le président et le ministre m'ont dit, chacun de son côté, qu'on avait été trop loin, qu'on s'était servi du nom du président pour couvrir des vengeances particulières, que cela était odieux et qu'ils allaient mettre bon ordre à cette fureur atroce et déplorable.

 

Voilà toutes mes relations avec le pouvoir, résumées dans quelques démarches, lettres et conversations, et, depuis ce moment, je n'ai pas fait autre chose que de courir de Carlier à Piétri, et du secrétaire du ministre de l'intérieur à M. Baraguay, pour obtenir l'exécution de ce qui m'avait été octroyé ou promis pour le Berry, pour Desages, puis pour Fulbert Martin, acquitté et toujours détenu ici; pour madame Roland, arrêtée et détenue; enfin, pour plusieurs autres que je ne connais pas et à qui je n'ai pas cru devoir refuser mon temps et ma peine, c'est-à-dire, dans l'état où j'étais, ma santé et ma vie.

Pour récompense, on me dit et on m'écrit de tous côtés: «Vous vous compromettez, vous vous perdez, vous vous déshonorez, vous êtes bonapartiste! Demandez et obtenez pour nous; mais haïssez l'homme qui accorde, et, si vous ne dites pas qu'il mange des enfants tout crus, nous vous mettons hors la loi.»

Cela ne m'effraye nullement, je comptais si bien là-dessus! Mais cela m'inspire un profond mépris et un profond dégoût pour l'esprit de parti, et je donne de bien grand coeur, non pas au président, qui ne me l'a pas demandée, mais à Dieu, que je connais mieux que bien d'autres, ma démission politique, comme dit ce pauvre Hubert. J'ai droit de la donner, puisque ce n'est pas pour moi une question d'existence.

Je sais que le président a parlé de moi avec beaucoup d'estime et que ceci a fâché des gens de son entourage. Je sais qu'on a trouvé mauvais qu'il m'accordât ce que je lui demandais; je sais que l'on me tordra le cou de ce côté-là si on lui tord le sien, ce qui est probable. Je sais aussi qu'on répand partout que je ne sors pas de l'Élysée et que les rouges accueillent l'idée de ma bassesse avec une complaisance qui n'appartient qu'à eux; je sais, enfin, que, d'une main ou de l'autre, je serai égorgée à la première crise. Je vous assure que ça m'est bien égal, tant je suis dégoûtée de tout et presque de tous en ce monde.

Voilà l'historique qui vous servira à redresser des erreurs si elles sont de bonne foi. Si elles sont de mauvaise foi, ne vous en occupez pas, je n'y tiens pas. Quant à ma pensée présente sur les événements, d'après ce que je vois à Paris, la voici:

Le président n'est plus le maître, si tant est qu'il l'ait été vingt-quatre heures. Le premier jour que je l'ai vu, il m'a fait l'effet d'un envoyé de la fatalité. La deuxième fois, j'ai vu l'homme débordé qui pouvait encore lutter. Maintenant, je ne le vois plus; mais je vois l'opinion et j'aperçois de temps en temps l'entourage: ou je me trompe bien, ou l'homme est perdu, mais non le système, et à lui va succéder une puissance de réaction d'autant plus furieuse, que la douceur du tempérament de l'homme sacrifié n'y sera plus un obstacle. Maintenant le peuple et la bourgeoisie, qui murmurent et menacent à qui mieux mieux, sont-ils d'accord pour ressaisir la République? ont-ils le même but? le peuple veut-il ressaisir le suffrage universel? la bourgeoisie veut-elle le lui accorder? qui se mettra avec ou contre l'armée si elle égorge de nouveau les passants dans les rues?

Que ceux qui croient à des éléments de résistance contre ce qui existe espèrent et désirent la chute de Napoléon! Moi, ou je suis aveugle ou je vois que le grand coupable, c'est la France, et que, pour le châtiment de ses vices et de ses crimes, elle est condamnée à s'agiter sans solution durant quelques années, au milieu d'effroyables catastrophes.

Le président, j'en reste et j'en resterai convaincue, est un infortuné, victime de l'erreur et de la souveraineté du but. Les circonstances, c'est-à-dire les ambitions de parti, l'ont porté au sein de la tourmente. Il s'est flatté de la dominer; mais il est déjà submergé à moitié et je doute qu'à l'heure qu'il est, il ait conscience de ses actes.

Adieu, mon ami; voilà tout pour aujourd'hui. Ne me parlez plus de ce qu'on dit et écrit contre moi. Cachez-le-moi; je suis assez dégoûtée comme cela et je n'ai pas besoin de remuer cette boue. Vous êtes assez renseigné par cette lettre pour me défendre s'il y a lieu, sans me consulter. Mais ceux qui m'attaquent méritent-ils que je me défende? Si mes amis me soupçonnent, c'est qu'ils n'ont jamais été dignes de l'être, qu'ils ne me connaissent pas, et alors je veux m'empresser de les oublier.

Quant à vous, cher vieux, restez où vous êtes jusqu'à ce que cette situation s'éclaircisse, ou bien, si vous voulez venir pour quelque temps, dites-le-moi. Baraguay-d'Hilliers ou tout autre peut, je crois, demander un sauf-conduit pour que vous veniez donner un coup d'oeil à vos affaires. Mais n'essayons rien de définitif avant que le danger d'un nouveau bouleversement soit écarté des imaginations.

GEORGE SAND.

CCCXLVIII
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA PRISON DE CHÂTEAUROUX

Paris, 24 février 1852.

Mon cher ami, je vous remercie de votre bonne lettre. Elle m'a fait un grand plaisir. On ne me soupçonne donc pas parmi vous? À la bonne heure, je vous en sais gré, et je puiserai dans cette justice de mes compatriotes un nouveau courage. Ce n'est pas la même chose ici. Il y a des gens qui ne peuvent croire au courage du coeur et au désintéressement du caractère; et on m'abîme par correspondance dans les journaux étrangers. Qu'importe, n'est-ce pas?

Si je vous voyais, je vous donnerais des détails sur mes démarches et sur mes impressions personnelles, qui vous intéresseraient; mais je peux les résumer en quelques lignes qui vous donneront la mesure des choses.

Le nom dont on s'est servi pour accomplir cette affreuse boucherie de réaction n'est qu'un symbole, un drapeau qu'on mettra dans la poche et sous les pieds le plus tôt qu'on pourra. L'instrument n'est pas disposé à une éternelle docilité. Humain et juste par nature, mais nourri de celle idée fausse et funeste que la fin justifie les moyens, il s'est persuadé qu'on pouvait laisser faire beaucoup de mal pour arriver au bien, et personnifier la puissance dans un homme pour faire de cet homme la providence d'un peuple.

Vous voyez ce qui adviendra, ce qui advient déjà de cet homme. On lui cache la réalité des faits monstrueux qu'on accomplit en son nom, et il est condamné à la méconnaître pour avoir méconnu la vérité dans l'idée. Enfin, il boit un calice d'erreurs présenté à ses lèvres, après avoir bu le calice d'erreurs présenté à son esprit, et, avec la volonté personnelle du bien rêvé, il est condamné à être l'instrument, le complice, le prétexte du mal accompli par tous les partis absolutistes. Il est condamné à être leur dupe et leur victime. Dans peu, j'en ai l'intime et tragique pressentiment, il sera frappé pour faire place à des gens qui ne le vaudront certainement pas, mais qui prennent le soin de le faire passer pour un despote implacable (sous d'hypocrites formules d'admiration), afin de rendre sa mémoire responsable de tous les crimes commis par eux à son insu.

Il me paraît essayer maintenant d'une dictature temporaire dont il espère pouvoir se relâcher. Le jour où il l'essayera, il sera sacrifié, et, pourtant, s'il ne l'essaye pas bientôt, la nation lui suscitera une résistance insurmontable. Je vois l'avenir bien noir; car l'idée de fraternité est étouffée pour longtemps par le système d'infamie, de délation et de lâche vengeance qui prévaut. La pensée de la vengeance entre nécessairement bien avant dans les coeurs, et que devient, hélas! le sentiment chrétien, le seul qui puisse faire durer une république!

Je ne sais, quant à nous, pauvres persécutés du Berry, ce qui sera statué sur notre sort. J'ai plaidé notre cause au point de vue de la liberté de conscience, et je le pouvais en toute conscience, puisque nous n'avons rien fait en Berry contre la personne du président depuis les événements de décembre. Il m'a été répondu qu'on ne poursuivait pas les pensées, les intentions, les opinions, et cependant on le fait, et cependant je ne vois pas la réalisation des promesses qu'on m'a faites. On me dit, ailleurs, que c'est fourberie et jésuitisme.

J'ai la certitude que ce n'est pas cela. C'est quelque chose de pis pour nous, peut-être. C'est impuissance. On a donné une hécatombe à la réaction: on ne peut plus la lui arracher.—Pourtant j'espère encore pour nous de mon plaidoyer, et j'espère pour tous de la nécessité d'une amnistie prochaine. On la promet ouvertement. On obtient facilement à titre de grâce; mais, comme personne de chez nous ne demande ainsi, je n'ai qu'à faire le rôle d'avocat sincère, et à démentir, autant qu'il m'est possible, les calomnies de nos adversaires.

Adieu, cher ami; brûlez ma lettre; je la lirais au président; mais un préfet ne la lui lirait pas, et y trouverait le prétexte à de nouvelles persécutions. Je ne vous exhorte pas au courage et à la patience: je sais que vous n'en manquez pas. Ma famille se joint à moi pour vous embrasser de coeur. Espérons nous revoir bientôt.

CCCXLIX
A M. CALAMATTA, A BRUXELLES

Paris, 24 février 1852.

Mon ami,

Ce qu'on t'a dit qu'il m'avait dit est vrai, du moins dans les termes que tu me rapportes; mais il ne faut pas se flatter. Je n'ai pas le droit, moi, de suspecter la sincérité des intentions de la personne. Il me semble qu'il y aurait une grande déloyauté à invoquer ces sentiments chez elle et à les déclarer perfides, après que je leur dois le salut de quelques-uns.

Mais, en mettant à part tout ce qu'on peut dire et penser contre ou pour cette personne, il me paraît prouvé maintenant qu'elle est ou sera bientôt réduite à l'impuissance, pour s'être livrée à des conseils perfides, et pour avoir cru qu'on pouvait faire sortir le bon (dans le but) du mal (dans les moyens).

Son procès est perdu aussi bien que le nôtre; qu'en résultera-t-il? des malheurs pour tous! S'il y avait un maître en France, on pourrait espérer quelque chose; ce maître-là pouvait être le suffrage universel, quelque dénaturé et dévié qu'il fût de son principe; quelque aveugle et pressé de travailler à son bonheur matériel que fût le peuple, on pouvait se dire: «Voilà un homme qui résume et représente la résistance populaire à l'idée de liberté; un homme qui symbolise le besoin d'autorité temporaire que le peuple semble éprouver: que ces deux volontés soient d'accord et, par le fait, ce sera la dictature du peuple, une dictature sans idéal mais non pas sans avenir, puisqu'en acquérant le bien-être dont il est privé, le peuple acquerra forcément l'instruction et la réflexion.

Il m'a semblé, il me semble encore, bien que je n'aie pas revu la personne depuis le 5 février, que les électeurs et l'élu sont assez d'accord sur le fond des choses; mais tous deux ignorent les moyens, et s'imaginent que le but justifie tout. Ils ne voient pas que le jeu des instruments qu'ils emploient, et la fatalité, se montrent ici plus justes et plus logiques qu'on ne pouvait s'y attendre. Les instruments trahissent, paralysent, corrompent, conspirent et vendent. Voilà ce que je crois, et je m'attends à tout, excepté au triomphe prochain de l'idée fraternelle et chrétienne, sans laquelle nous n'aurons pas de république durable. Nous passerons par d'autres dictatures, Dieu sait lesquelles! Quand le peuple aura fait de douloureuses expériences, il s'apercevra qu'il ne peut pas se personnifier dans un homme et que Dieu ne veut pas bénir une erreur qui n'est plus de notre siècle.

En attendant, c'est nous, républicains, qui serons encore victimes de ces orages. Probablement, nous serions sages si nous attendions, pour rappeler le peuple à ses vrais devoirs, qu'il comprît ses erreurs et qu'il se repentît de lui-même de nous avoir considérés comme une poignée de scélérats qu'il fallait abandonner, livrer, dénoncer aux fureurs de la réaction.

Bonsoir, mon ami; je t'embrasse et regrette bien que tu sois toujours là-bas quand je suis ici. Ma santé ne se rétablit pas encore, je me suis beaucoup fatiguée pour obtenir jusqu'ici beaucoup moins qu'on ne m'avait promis; je m'en prends surtout au désordre effrayant qui règne dans cette sinistre branche de l'administration, et à la préoccupation où les élections tiennent le pouvoir. Je crois que l'amnistie viendra ensuite. Si elle ne vient pas, je recommencerai mes démarches pour arracher du moins à la souffrance et à l'agonie le plus de victimes que je pourrai; on m'en récompense par des calomnies, c'est dans l'ordre, et je n'y veux pas faire attention.

 

On joue une nouvelle pièce de moi la semaine prochaine, une pièce gaie et bouffonne28 que j'ai faite avec la mort dans l'âme, les directeurs de théâtre refusant mes pièces, sous prétexte qu'elles rendent triste. Ces pauvres spectateurs! ils ont le coeur si tendre! ils sont si sensibles, ces bons bourgeois! Il faut prendre garde de les rendre malades!

Bonsoir encore, cher ami; je t'envoie cette lettre par une occasion sûre. Embrasse ta chère Peppina pour moi. Maurice est très fier de ton compliment.

28Les Vacances de Pandolphe.