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Correspondance, 1812-1876. Tome 3

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CCCXXXIII
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE

Paris, 25 octobre 1851

Mon cher ami, je suis très touchée de vos éloges, car ils sont très affectueux, et très flattée de vos vers.

En réponse à des vers qu'il lui avait adressés, après une représentation, à Nohant, de Nello, joué plus tard à l'Odéon, sous le titre de Maître Favilla. car ils me semblent très beaux. Je ne m'y connais guère, quoique je ies aime beaucoup. Mais ceux-là me paraissent pleins d'idées, et la forme en est belle, à coup sûr. Maintenant, est-ce que je mérite tout cela? Non certainement; mais, si vous le pensez de moi, sans en être vaine, j'en suis reconnaissante.

Je vois que vous êtes bien pénétré de la vérité dont j'ai fait ma méthode et mon but dans l'art, et je trouve que vous la dites mieux dans vos vers que je ne saurais la raisonner dans ma prose. C'est que la vérité, c'est l'idéal, dans l'ordre abstrait, comme le réel, c'est le mensonge. Dieu tolère le réel et ne l'accepte pas; comme nous, nous aspirons vers l'idéal et ne l'atteignons pas. Il n'en existe pas moins, l'idéal, puisqu'il doit devenir réalité dans le sein de Dieu, et même, espérons-le pour l'avenir du monde, réalité sur la terre.

Je vous réserve depuis longtemps un exemplaire de mon oeuvre complète illustrée, non pas pour vous condamner à tout lire, mais pour que vous l'ayez de moi en souvenir de moi. J'attends, pour vous en commencer l'envoi, qu'il y ait des volumes parus en parties brochées; car ces feuilles volantes sont fort incommodes et deviennent tout de suite malpropres.

Embrassez Angèle et vos enfants pour moi, s'ils sont près de vous, et gardez-moi tous deux bonne place dans votre coeur. J'y tiens, vous le savez.

GEORGE SAND.

CCCXXXIV
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE

Nohant, 6 décembre 1851.

Chère enfant, rassure-toi. Je suis partie de Paris, le 4 au soir, à travers la fusillade, et je suis ici avec Solange, sa fille, Maurice, Lambert et Manceau, depuis hier matin. Le pays est aussi tranquille qu'il peut l'être, au milieu d'événements si imprévus. Cela tue mes affaires, qui étaient en bon train. N'importe! tant d'autres souffrent en ce monde, qu'on n'a pas le droit de s'occuper de soi-même.

Je t'embrasse mille fois. J'ai laissé tous nos amis bien portants à Paris. Maurice t'embrasse de coeur, et les enfants aussi. Bonjour et tendresses à Bertholdi et à mon petit George. N'aie pas d'inquiétude.

CCCXXXV
A M. SOLLY-LÉVY, A PARIS

Nohant, 24 décembre 1851.

Mon cher monsieur Lévy, j'avais bien l'intention de vous voir à Paris. Dans les premiers jours, ne pouvant trouver une heure de loisir, je ne vous écrivais pas, comptant le faire aussitôt que ma pièce serait jouée22 et mes autres affaires éclaircies. Je devais passer une quinzaine à Paris. Les événements sont survenus. Je n'avais aucune inquiétude pour mon compte et je voulais rester. Mais je me suis inquiétée pour Maurice, que j'avais laissé à Nohant. Le mouvement des provinces était à craindre; nous aimons beaucoup le peuple, et, à cause de cela, pour rien au monde nous ne lui eussions conseillé de se soulever, a supposer que nous eussions eu de l'influence. Je ne sais si les autres socialistes pensent comme moi, mais je ne voyais pas dans le coup d'État une issue plus désastreuse que dans toute autre tentative du même genre, et je n'ai jamais pensé que les paysans pussent opposer une résistance utile aux troupes réglées. Ce n'est pas que le peuple ne puisse faire quelquefois des miracles; mais, pour cela, il faut une grande idée, un grand sentiment, et je ne crois pas que cela existe chez les paysans à l'heure qu'il est. Ils se soulèvent donc pour des intérêts, et, dans le moment où nous vivons, leur intérêt n'est pas du tout de se soulever. Je craignais donc un soulèvement,—non pas chez nous, nos paysans sont trop bonapartistes, mais non loin de nous, dans les départements environnants, et un passage où l'on se trouve compromis entre les gens qu'on aime et qu'on blâme, et ceux qu'on n'aime pas, mais qu'on ne veut pas voir opprimer et maltraiter. La position eût été délicate et je voulais y être. Je suis donc partie un peu au milieu des balles, le 3 décembre, avec ma fille et ma petite-fille, et j'attends que la situation soit un peu détendue et la méfiance moins grande pour retourner achever mes affaires à Paris. Ici, on a fait beaucoup d'intimidation injuste et inutile, selon moi; car je suis presque certaine que personne ne voulait bouger. On a arrêté beaucoup de gens qui n'eussent rien dit et rien fait, si on les eût laissés tranquilles. Espérons qu'on se lassera de ces rigueurs, là où elles ne peuvent produire rien de bon, et où vraiment elles n'étaient pas nécessaires.

Quand je retournerai à Paris, je compte donc bien vous le faire savoir et vous prier de venir me voir. Si j'avais pu vous être utile, car j'ai, en toute occasion, pensé à vous, j'aurais bien su trouver le temps de vous en avertir. Mais je n'ai pas une seule fois trouvé le joint. Je n'ai placé ni Nello ni l'autre pièce. J'allais arranger quelque chose quand il a fallu tout laisser en train. Si mes trois pièces eussent été mises à flot, j'aurais bien trouvé, j'espère, le moyen de vous faire entrer dans un des trois théâtres. J'espère que ce moment reviendra favorable; mais je voudrais, avant tout, savoir ce que vous désirez. Vous m'avez dit qu'on vous avait offert un engagement au Vaudeville, et que cela ne vous convenait pas. Vous voudriez jouer le drame, et commencer, m'avez-vous dit, par la Porte-Saint-Martin; or vous savez que je n'ai pu m'arranger avec ce théâtre, parce qu'on m'a refusé d'engager mademoiselle Fernand.

Je regrette d'avoir encore si peu de crédit; j'espère que je finirai par en avoir un peu plus, et comptez bien que tout ce qui dépendra de moi pour vous être agréable, je le ferai de tout mon coeur.

Bonsoir et à bientôt, mon cher monsieur; mes enfants vous serrent cordialement la main, et Émile Aucante compte vous écrire bientôt.

Tout à vous.

CCCXXXVI
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS

Paris, 3 janvier 1852.

Prince,

J'ai regardé comme une si grande preuve d'obligeance et de bonté de coeur la peine que vous avez prise de venir trouver une vieille malade, que je n'aurais pas osé vous prier d'y revenir.

Ma fille me dit que j'ai eu tort de douter de la franche sympathie avec laquelle vous eussiez accepté mon invitation. Croyez bien que ce n'est pas de vous que je douterai jamais, et, pour preuve, je m'enhardi à vous dire que, si cette pauvre demeure et cette triste figure ne vous font point peur, l'une et l'autre seront ranimées et consolées par votre bonne amitié Mille grâces encore.

GEORGE SAND

CCCXXXVII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Paris, 4 janvier 1852.

Mes très chers enfants,

Je vous remercie de vos gentilles et bonnes lettres, et de tout ce que vous me souhaitez d'heureux. A supposer que je puisse être bien heureuse au milieu de tant de désolations et d'inquiétudes, il me faudrait encore vous savoir heureux pour l'être entièrement. Mais nous vivons dans un temps où l'on ne peut se souhaiter les uns aux autres qu'une bonne dose de courage pour affronter l'inconnu et traverser le doute.

L'espérance reste toujours au fond du coeur de l'homme; mais, comme la clarté de cette petite lampe qui veille en nous est faible et tremblotante dans ce moment-ci! Les huit millions dévotes apprendront-ils au président que sa force est dans le peuple et qu'il faut s'appuyer sur la démocratie dans l'exercice de sa puissance, comme à son point de départ?

Mais je ne veux pas vous attrister par mes réflexions; je ne veux pas faire rêver et soupirer Désirée et endormir l'aimable Solange, qui, heureusement pour elle, ne comprend pas encore ce que c'est que la vie. Donnez, mon bon Charles un tendre baiser à ces deux chères créatures, et dites-leur que je les bénis comme mes enfants.

Toujours écrasée de travail et tout à fait malade, je vais devant moi, faisant ma tâche de chaque jour.

Ayons la foi, mes amis, et comptons sur la bonté de Dieu, ici-has et là-haut.

Je vous embrasse de coeur. Mes enfants vous embrassent aussi et vous aiment.

CCCXXXVIII
AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE, PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

Paris, 22 janvier 1852.

Prince,

Je vous ai demandé une audience; mais, absorbé comme vous l'êtes par de grands travaux et d'immenses intérêts, j'ai peu d'espoir d'être exaucée. Le fussé-je d'ailleurs, ma timidité naturelle, ma souffrance physique et la crainte de vous importuner ne me permettraient probablement pas de vous exprimer librement ce qui m'a fait quitter ma retraite et mon lit de douleur. Je me précautionne donc d'une lettre, afin que, si la voix et le coeur me manquent, je puisse au moins vous supplier de lire mes adieux et mes prières.

Je ne suis pas madame de Staël. Je n'ai ni son génie ni l'orgueil qu'elle mit à lutter contre la double force du génie et de la puissance. Mon âme, plus brisée ou plus craintive, vient à vous sans ostentation et sans raideur, sans hostilité secrète; car, s'il en était ainsi, je m'exilerais moi-même de votre présence et n'irais pas vous conjurer de m'entendre.

Je viens pourtant faire auprès de vous une démarche bien hardie de ma part; mais je la fais avec un sentiment d'annihilation si complète, en ce qui me concerne, que, si vous n'en êtes pas touché, vous ne pourrez pas en être offensé. Vous m'avez connue fière de ma propre conscience, je n'ai jamais cru pouvoir l'être d'autre chose; mais, ici, ma conscience m'ordonne de fléchir, et, s'il fallait assumer sur moi toutes les humiliations, toutes les agonies, je le ferais avec plaisir, certaine de ne point perdre votre estime pour ce dévouement de femme qu'un homme comprend toujours et ne méprise jamais.

 

Prince, ma famille est dispersée et jetée à tous les vents du ciel. Les amis de on enfance et de ma vieillesse, ceux qui furent mes frères et mes enfants d'adoption sont dans les cachots ou dans l'exil: votre rigueur s'est appesantie sur tous ceux qui prennent, qui acceptent ou qui subissent le titre de républicains socialistes.

Prince, vous connaissez trop mon respect des convenances humaines pour craindre que je me fasse ici, auprès de vous, l'avocat du socialisme tel qu'on l'interprète à de certains points de vue. Je n'ai pas mission pour le défendre, et je méconnaîtrais la bienveillance que vous m'accordez, en m'écoutant, si je traitais à fond un sujet si étendu, où vous voyez certainement aussi clair que moi. Je vous ai toujours regardé comme un génie socialiste, et, le 2 décembre, après la stupeur d'un instant, en présence de ce dernier lambeau de société républicaine foulé aux pieds de la conquête, mon premier cri a été: «O Barbès, voilà la souveraineté du but! Je ne l'acceptais pas même dans ta bouche austère; mais voilà que Dieu te donne raison et qu'il l'impose à la France, comme sa dernière chance de salut, au milieu de la corruption des esprits et de la confusion des idées. Je ne me sens pas la force de m'en faire l'apôtre; mais, pénétrée d'une confiance religieuse, je croirais faire un crime en jetant dans cette vaste acclamation un cri de reproche contre le ciel, contre la nation, contre l'homme que Dieu suscite et que le peuple accepte.» Eh bien, prince, ce que je disais dans mon coeur, ce que je disais et écrivais à tous les miens, il vous importe peu de le savoir sans doute; mais, vous qui ne pouvez pas avoir tant osé en vue de vous-même, vous qui, pour accomplir de tels événements, avez eu devant les yeux une apparition idéale de justice et de vérité, il importe bien que vous sachiez ceci: c'est que je n'ai pas été seule dans ma religion à accepter votre avènement avec la soumission qu'on doit à la logique de la Providence; c'est que d'autres, beaucoup d'autres adversaires de la souveraineté du but ont cru de leur devoir de se taire ou d'accepter, de subir ou d'espérer. Au milieu de l'oubli où j'ai cru convenable pour vous de laisser tomber vos souvenirs, peut-être surnage-t-il un débris que je puis invoquer encore: l'estime que vous accordiez à mon caractère et que je me flatte d'avoir justifié depuis par ma réserve et mon silence.

Si vous n'acceptez pas en moi ce qu'on appelle mes opinions, mot bien vague pour peindre le rêve des esprits, ou la méditation des consciences, du moins, je suis certaine que vous ne regrettez pas d'avoir cru à la droiture, au désintéressement de mon coeur. Eh bien, j'invoque cette confiance qui m'a été douce, qui vous l'a été aussi dans vos heures de rêveries solitaires; car on est heureux de croire, et peut-être regrettez-vous aujourd'hui votre prison de Ham, où vous n'étiez pas à même de connaître les hommes tels qu'ils sont. J'ose donc vous dire: Croyez-moi, prince, ôtez-moi votre indulgence si vous voulez, mais croyez-moi, votre main armée, après avoir brisé les résistances ouvertes, frappe en ce moment, par une foule d'arrestations, préventives, sur des résistances intérieures inoffensives, qui n'attendaient qu'un jour de calme ou de liberté pour se laisser vaincre moralement. Et croyez, prince, que ceux qui sont assez honnêtes, assez purs pour dire: «Qu'importe que le bien arrive par celui dont nous ne voulions pas? pourvu qu'il arrive, béni-soit-il!» c'est la portion la plus saine et la plus morale des partis vaincus; c'est peut-être l'appui le plus ferme que vous puissiez vouloir pour votre oeuvre future. Combien y a-t-il d'hommes capables d'aimer le bien pour lui-même, et heureux de lui sacrifier leur personnalité si elle fait obstacle apparent? Eh bien, ce sont ceux-là qu'on inquiète et qu'on emprisonne sous l'accusation flétrissante—ce sont les propres termes des mandats d'arrêt—«d'avoir poussé leurs concitoyens à commettre des crimes». Les uns furent étourdis, stupéfaits de cette accusation inouïe; les autres vont se livrer d'eux-mêmes; demandant à être publiquement justifiés. Mais où la rigueur s'arrêtera-t-elle? Tous les jours, dans les temps d'agitation et de colère, il se commet de fatales méprises; je ne veux en citer aucune, me plaindre d'aucun fait particulier, encore moins faire des catégories d'innocents et de coupables; je m'élève plus haut, et, subissant mes douleurs personnelles, je viens mettre à vos pieds toutes les douleurs que je sens vibrer dans mon coeur, et qui sont celles de tous. Et je vous dis: Les prisons et l'exil vous rendraient des forces vitales pour la France; vous le voulez, vous le voudrez bien certainement, mais vous ne le voulez pas tout de suite. Ici, une raison, toute de fait, une raison politique vous arrête: vous jugez que la terreur et le désespoir doivent planer quelque temps sur les vaincus, et vous laissez frapper en vous voilant la face. Prince, je ne me permettrai pas de discuter avec vous une question politique, ce serait ridicule de ma part; mais, du fond de mon ignorance et de mon impuissance, je crie vers vous, le coeur saignant et les yeux pleins de larmes:

–Assez, assez, vainqueur! épargne les forts comme les faibles, épargne les femmes qui pleurent comme les hommes qui ne pleurent pas; sois doux et humain, puisque tu en as envie. Tant d'êtres innocents ou malheureux en ont besoin! Ah! prince, le mot «déportation», cette peine mystérieuse, cet exil éternel sous un ciel inconnu, elle n'est pas de votre invention; si vous saviez comme elle consterne les plus calmes et les hommes les plus indifférents. La proscription hors du territoire n'amènera-t-elle pas peut-être une fureur contagieuse d'émigration que vous serez forcé de réprimer. Et la prison préventive, où l'on jette des malades, des moribonds, où les prisonniers sont entassés maintenant sur la paille, dans un air méphitique, et pourtant glacés de froid? Et les inquiétudes des mères et des filles, qui ne comprennent rien à la raison d'État, et la stupeur des ouvrières paisibles, des paysans, qui disent: «Est-ce qu'on met en prison des gens qui n'ont ni tué ni volé? Nous irons donc tous? Et cependant, nous étions bien contents quand nous avons voté pour lui.»

Ah! prince, mon cher prince d'autrefois, écoutez l'homme qui est en vous, qui est vous et qui ne pourra jamais se réduire, pour gouverner, à l'état d'abstraction. La politique fait de grandes choses sans doute; mais le coeur seul fait des miracles. Écoutez le vôtre, qui saigne déjà. Cette pauvre France est mauvaise et farouche à la surface, et, pourtant, la France a sous son armure un coeur de femme, un grand coeur maternel que votre souffle peut ranimer. Ce n'est pas par les gouvernements, par les révolutions, par les idées seulement que nous avons sombré tant de fois.

Toute forme sociale, tout mouvement d'hommes et de choses seraient bons à une nation bonne. Mais ce qui s'est flétri en nous, ce qui fait qu'en ce moment, nous sommes peut-être ingouvernables par la seule logique du fait; ce qui fait que vous verrez peut-être échapper la docilité humaine à la politique la plus vigoureuse et la plus savante, c'est l'absence de vertu chrétienne, c'est le dessèchement des coeurs et des entrailles. Tous les partis ont subi l'atteinte de ce mal funeste, oeuvre de l'invasion étrangère et du refoulement de la liberté nationale; partant, de sa dignité.

C'est ce que, dans une de vos lettres, vous appeliez le développement du ventre, l'atrophie du coeur. Qui nous sauvera, qui nous purifiera, qui amollira nos instincts sauvages? Vous avez voulu résumer en vous la France, vous avez assumé ses destinées, et vous voilà responsable de son âme bien plus que de son corps devant Dieu. Vous l'avez pu, vous seul le pouvez; il y a longtemps que je l'ai prévu, que j'en ai la certitude, et que je vous l'ai prédit à vous-même lorsque peu de gens y croyaient en France. Les hommes à qui je le disais alors, répondaient:

–Tant pis pour nous! nous ne pourrons pas l'y aider, et, s'il fait le bien, nous n'aurons ni le plaisir ni l'honneur d'y contribuer. N'importe! ajoutaient-ils, que le bien se fasse, et qu'après, l'homme soit glorifié!

Ceux qui me disaient cela, prince, ceux qui sont encore prêts à le dire, il en est qu'en votre nom, on traite aujourd'hui en ennemis et en suspects.

Il en est d'autres moins résignés sans doute, moins désintéressés peut-être, il en est probablement d'aigris et d'irrités, qui, s'ils me voyaient en ce moment implorer grâce pour tous, me renieraient un peu durement. Qu'importe à vous qui, par la clémence, pouvez vous élever au-dessus de tout! qu'importe à moi qui veux bien, par le dévouement, m'humilier à la place de tous! Ce serait de ceux-là que vous seriez le plus vengé si vous les forciez d'accepter la vie et la liberté, au lieu de leur permettre de se proclamer martyrs de la cause.

Est-ce que ceux qui vont périr à Cayenne ou dans la traversée ne laisseront pas un nom dans l'histoire, à quelque point de vue qu'on les accepte? Si, rappelés par vous, par un acte non de pitié mais de volonté, ils devenaient inquiétants (ces trois ou quatre mille, dit-on) pour l'élu de cinq millions, qui blâmerait alors votre logique de les vouloir réduire à l'impuissance? Au moins, dans cette heure de répit que vous auriez donnée à la souffrance, vous auriez appris à connaître les hommes qui aiment assez le peuple pour s'annihiler devant l'expression de sa confiance et de sa volonté.

Amnistie! amnistie bientôt, mon prince! Si vous ne m'écoutez pas, qu'importe pour moi que j'aie fait un suprême effort avant de mourir? Mais il me semble que je n'aurai pas déplu à Dieu, que je n'aurai pas avili en moi la liberté humaine, et surtout que je n'aurai pas démérité de votre estime, à laquelle je tiens beaucoup plus qu'à des jours et à une fin tranquilles. Prince, j'aurais pu fuir à l'étranger lorsqu'un mandat d'amener a été lancé contre moi, on peut toujours fuir; j'aurais pu imprimer cette lettre en factum pour vous faire des ennemis, au cas où elle ne serait, pas même lue par vous. Mais, quoiqu'il en arrive, je ne le ferai pas. Il y a des choses sacrées pour moi, et, en vous demandant une entrevue, eu allant vers vous avec espoir et confiance, j'ai dù, pour être loyale et satisfaite de moi-même, brûler mes vaisseaux derrière moi et me mettre entièrement à la merci de votre volonté.

GEORGE SAND.

22Le Mariage de Victorine.