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Correspondance, 1812-1876. Tome 3

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CCCXII
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

Nohant, 14 août 1850.

Je ne vous ai pas remercié en personne, monsieur, et vous me chagrinerez beaucoup si vous m'ôtez le plaisir de le faire de vive voix à Nohant, c'est-à-dire à la campagne, où l'on se parle mieux en un jour qu'à Paris en un an. Je ne suis plus sûre d'y aller avant la fin du mois. J'ai été malade, retardée, par conséquent dans mon lit.

Si vous pouviez venir d'ici au 25, j'en serais bien contente et reconnaissante. Si vous ne le pouvez pas, ayez l'obligeance de faire porter le paquet bien cacheté, chez M. Falampin (pardon pour le nom, ce n'est pas moi qui l'ai donné au baptême à ce brave homme), rue Louis-le-Grand, 33.

Je ne veux pas encore perdre l'espérance de vous voir ici avec votre père. Il me disait, ces jours-ci, qu'il y ferait son possible, à condition d'être embrassé de bon coeur. Dites-lui-que je ne suis plus d'âge à le priver et à me priver moi-même d'une si sincère marque d'amitié et que je compte bien le recevoir à bras ouverts. Si, tous deux, vous me privez de ce plaisir, au revoir donc à Paris, le mois prochain, si vous n'êtes pas repartis pour quelque Silésie ou autres environs.

Avant de vous serrer ici la main, en remerciement de votre bonté pour moi, je veux vous la serrer d'une manière toute désintéressée pour le joli livre que je suis en train de lire14. C'est charmant de retrouver Charlotte et Manon et Virginie et tous ces êtres qu'on aime tant et qu'on a tant pleurés! L'idée est neuve, singulière et paraît cependant toute naturelle à mesure qu'on lit. Il est impossible de s'en tirer plus adroitement et plus simplement. Si vous me gardez Paul et Virginie purs et fidèles, comme je l'espère, je vous remercierai doublement du plaisir de cette lecture. Vous avez réussi à faire parler Goethe sans qu'on s'en offusque. Au fait, il n'était pas meilleur que cela, et vous ne lui donnez pas moins de grandeur et d'esprit qu'il n'en savait avoir. J'entends crier un peu contre la hardiesse de votre sujet; mais, jusqu'à présent, je n'y trouve rien qui profane, rabaisse ou vulgarise ces types aimés ou admirés. J'attends la fin avec impatience. Adieu encore, et, de toute façon, à bientôt, et à vous de coeur.

GEORGE SAND.

CCCXIII
A M. ARMAND BARBÈS, A DOULLENS

Nohant, 27 août 1850

Mon ami bien-aimé,

Je n'ai reçu qu'il y a deux jours votre lettre du 5 courant. J'avais aussitôt résolu d'aller à Londres, d'y voir nos amis et d'essayer de faire ce que vous me conseillez. Mais des empêchements majeurs sont survenus déjà, et je ne saurais m'assurer de quelques jours de liberté. Et puis il s'est passé déjà trop de jours depuis votre lettre, et chacun doit avoir pris son parti. J'ai pourtant écrit à Louis Blanc, le seul sur lequel j'espère avoir non pas de l'influence morale, mais la persuasion du coeur et de l'amitié. Je lui ai parlé de vous et j'ai appuyé votre opinion sur la connaissance que j'ai du fait principal; c'est-à-dire qu'à lui seul il ne peut rien quant à présent. Je l'ai conjuré, pour le cas où il croirait devoir répondre, et où sa réponse serait peut-être déjà sous presse, de ménager la forme à l'avenir, de montrer une patience, un esprit de conciliation et de fraternité supérieur aux discussions de principes. Mais je n'espère rien de mes prières. Les hommes dans cette situation sont entraînés sur une pente fatale. Une voix s'élève pour les rappeler à la charité; mille autres voix étouffent celle-là pour souffler la colère et engager le combat. Je pense que, de votre côté, vous avez écrit. S'ils ne vous écoutent pas, qui écouteront-ils? Quant à Ledru-Rollin, je ne suis pas en relations avec lui; je suis presque sûre qu'une lettre de moi ne lui ferait aucun effet. Il déteste trop ceux qu'il n'aime pas. Je l'aurais vu, si j'avais pu faire ce voyage. Mais croyez que tout cela n'eût pas été d'un effet sérieux sur leurs dispositions intérieures. Vous savez bien comme moi que, derrière les dissidences de convictions, il y a trop de passion personnelle, et que l'orgueil de l'homme est trop puissant pour que la parole d'une femme le guérisse et l'apaise. Vous êtes un saint, vous; mais, eux, ils sont des hommes, ils en ont les orages ou les entraînements. Et puis je suis si découragée du fait présent, que je ne sens pas en moi la puissance de convaincre. Je vois que nous marchons à la constitutionnalité; quelle que soit la forme qu'elle revête, elle fera encore l'engourdissement de la France pendant quelque temps. Tant mieux, peut-être, car le peuple n'est pas mûr, et, malgré tout, il mûrit dans ce repos qui ressemble à la mort. Nous en souffrons, nous qui nous, élançons vers l'avenir avec impatience. Nous sommes les victimes agitées ou résignées de cette lenteur des masses. Mais la Providence ne les presse pas: elle nous a jetés en éclaireurs pour supporter le premier feu et périr, s'il le faut, aux avant-postes. Acceptons! L'armée vient derrière nous, lentement et sans ordre; mais enfin elle marche, et, si on peut la retarder, on ne peut pas l'arrêter.

Si j'avais pu aller en Angleterre, j'aurais été à Doullens, au retour. Mais les jours que j'ai à passer à Paris sont comptés maintenant, et ce ne sera pas encore pour cette fois. Dites-moi toujours, en attendant que je puisse réaliser un des plus chers rêves que je fasse, comment il faut s'y prendre pour vous voir. A qui demander l'autorisation? Et ne me la refusera-t-on pas? Adressez-moi toujours vos lettres à Nohant par la même voie que la dernière. Vous savez que M. Lebarbier de Tinan est dans une bonne position. Je pense que sa femme doit être près de lui maintenant à Angoulême. Borie est toujours en Belgique, bien triste, comme nous tous. Si vous voulez que je vous parle de moi, je vous dirai que j'ai beaucoup travaillé pour le théâtre, cette année, mais que la révocation de Bocage me retardera indéfiniment. Je ne veux pas séparer mes projets de ceux d'un artiste démocrate, brave et généreux, qu'on ruine brutalement, parce qu'il a commis le crime d'envoyer des billets gratis à des ouvriers, d'avoir des employés et des acteurs républicains, d'être républicain lui-même, d'avoir fait jouer «la Marseillaise», etc. Tels sont les considérants de sa révocation. Nous reprendrons quand même nos projets de moralisation douce et honnête, pour lesquels le théâtre est un grand moyen d'expansion, et nous viendrons à bout de prêcher l'honneur et la bonté, en dépit de la censure et des commissions.

J'ai toujours vécu à Nohant de la vie de famille, presque sans relations avec le dehors, depuis que je ne vous ai vu. Maurice ne me quitte point; c'est un bon fils, il vous aime et il vous embrasse tendrement.

Et vous, toujours calme, toujours tendre, toujours patient et sublime, vous pensez à nous quelquefois, n'est-ce pas, et vous nous aimez? C'est une des consolations et la plus pure gloire de ma vie, ne l'oubliez pas, que l'amitié que je vous porte et que vous me rendez.

M. Pichon n'est pas seulement originaire du Berry, il est presque natif de mon village. Sa famille, qui est une famille de paysans, demeure porte à porte avec nous. Aucante va bien et vous aime.

CCCXIV
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES

Nohant, 25 septembre 1850.

Écrire aujourd'hui? Non, je ne pourrais pas. Cette situation est nauséabonde et je ne saurais trouver un mot d'encouragement à donner aux hommes de mon temps. Je ne suis plus malade, cependant; ma situation personnelle n'est point douloureuse et j'ai l'esprit calme, le coeur satisfait des affections qui m'entourent. Mais l'espérance ne m'est pas revenue et je ne suis pas de ceux qui peuvent chanter ce qui ne chante pas dans leur âme. L'humanité de mon temps m'apparaît comme une armée en pleine déroute, et j'ai la conviction qu'en conseillant aux fuyards de s'arrêter, de se retourner et de disputer encore un pouce de terrain, on ne fera que grossir de quelques crimes et de quelques meurtres l'horreur du désastre. Les bourreaux eux-mêmes sont ivres, égarés, sourds, idiots. Ils vont à leur perte aussi; mais plus on leur criera d'arrêter, plus ils frapperont, et, quant aux lâches qui plient, ils laisseront égorger leurs chefs, ils verront tomber les plus nobles victimes sans dire un mot. J'ai beau faire, voilà où j'en suis. Je me croyais malade et je me reprochais mes défaillances; mais je ne peux plus me faire un reproche de souffrira si bon escient. Je me trompe, peut-être; Dieu le veuille! Ce n'est pas à vous, martyr stoïque, que je veux, que je peux ou dois remontrer obstinément que j'ai raison. Mais, tout en respectant en vous cette vertu de l'espérance, je ne puis la faire éclore en moi à volonté. Rien ne me ranime, je ne sens en moi que douleur et indignation. Savez-vous la seule chose dont je serais capable? Ce serait une malédiction ardente sur cette race humaine si égoïste, si lâche et si perverse. Je voudrais pouvoir dire au peuple des nations: «C'est toi qui es le grand criminel; c'est toi, imbécile, vantard et poltron, qui te laisses avilir et fouler aux pieds; c'est toi qui répondras devant Dieu des crimes de la tyrannie; car tu pouvais les empêcher et tu ne l'as pas voulu, et tu ne le veux pas encore. Je t'ai cru grand, généreux et brave. Tu l'es en effet, sous la pression de certains événements et quand Dieu fait en toi des miracles. Mais, quand Dieu te fait sentir sa clémence, quand tu retrouves une heure de calme ou d'espérance, tu vends ta conscience et ta dignité pour un peu de plaisir et de bien-être, pour du repos, du vin et des illusions grossières. Avec des promesses de bien-être, de diminution d'impôts, on te mène où l'on veut. Avec des excitations à la souffrance, à l'héroïsme et au dévouement, qu'obtient-on de toi? Quelques holocaustes isolés que ta masse contemple froidement!»

 

Oui, je voudrais réveiller le peuple de sa torpeur et de sa honte, l'indigner sur lui-même, le faire rougir de son abaissement, et je retrouverais peut-être encore des lueurs d'éloquence que l'idée de sa colère inintelligente, la presque certitude d'être massacrée par lui le lendemain, ferait éclore plus ardentes et plus fécondes. Ce qui me retient, c'est un reste de compassion. Je ne sais pas dire à l'enfant qui se noie: «C'est ta faute!» Je pense aux souffrances et aux misères de ce peuple coupable et si cruellement puni.

Je n'ai plus la force de lui jeter à la face l'anathème qu'il mérite. Alors je m'arrête, je me retourne vers la fiction et je fais, dans l'art, des types populaires tels que je ne les vois plus, mais tels qu'ils devraient et pourraient être. Dans l'art, cette substitution du rêve à la réalité est encore possible. Dans la politique, toute poésie est un mensonge auquel la conscience se refuse. Mais l'art ne se fait pas à volonté non plus, c'est fugitif, et la conscience d'un devoir à remplir ne force pas l'inspiration à descendre. La forme du théâtre, étant nouvelle pour moi, m'a un peu ranimée dernièrement, et c'est la seule étude à laquelle j'aie pu me livrer depuis un an.

Ce sera peut-être inutile. La censure, qui laisse un libre cours aux obscénités révoltantes du théâtre, ne permettra peut-être pas qu'on prêche l'honnêteté avec quelque talent, aux hommes, aux femmes et aux enfants du peuple. J'ai refusé d'être jouée au Théâtre-Français; je veux aller au boulevard avec Bocage. On ne nous y laissera pas aller probablement: plus on aura la certitude que nous y voulons porter une prédication évangélique sous des formes douces et chastes, plus on nous en empêchera. Mais, si nous voulions y porter le scandale de la gaudriole, les couplets obscènes du vaudeville, les gentillesses divertissantes du bon temps, de la Régence, nous aurions le champ libre comme les autres.

Me retournerai-je vers la contemplation des faits? me réjouirai-je de l'amélioration des moeurs? me dirai-je qu'il est indifférent d'y contribuer ou non, pourvu que le bien se fasse et que le vrai bonheur sourie autour de soi? C'est en vain que je chercherais cette consolation dans le milieu où je vis. Le peuple des provinces est affreusement égoïste. Le paysan est ignorant; mais l'artisan qui comprend, qui lit et qui parle est dix fois plus corrompu à l'heure qu'il est Cette révolution avortée, ces intrigues de la bourgeoisie, ces exemples d'immoralité donnés par le pouvoir, cette impunité assurée à toutes les apostasies, à toutes les trahisons, à toutes les iniquités, c'est là, en fin de compte, l'ouvrage du peuple, qui l'a souffert et qui le souffre. Une partie de nos ouvriers tremble devant le manque d'ouvrage et se borne à hurler tout bas des menaces fanfaronnes. Une autre partie s'hébète dans le vin. Une autre encore rêve et prépare de farouches représailles, sans aucune idée de reconstruction après avoir fait table rase. Les systèmes, dites-vous? Les systèmes n'ont guère pénétré dans les provinces. Ils n'y ont fait ni bien ni mal, on ne s'en inquiète point, et il vaudrait mieux qu'on les discutât et que chacun forgeât son rêve. Nous ne sommes pas si avancés! Payera-t-on l'impôt, ou ne le payera-t-on pas? Voilà toute la question. On ne se tourmente même pas des encouragements dont l'agriculture, sous peine de périr, ne peut plus se passer.

On ne sait ce que signifient les promesses de crédit faites par la démocratie. On n'y croit point. Toute espèce de gouvernement est tombée dans le mépris public, et le prolétaire qui dit sa pensée la résume ainsi: Un tas de blagueurs, les uns comme les autres; il faudra tout faucher!

Sans doute il y a des groupes qui croient et comprennent encore; mais la vertu n'est point avec eux beaucoup plus qu'avec les autres. L'esprit d'association est inconnu. La presse est morte en province, et le peuple n'a pas compris qu'avec des sous on faisait des millions.

L'article du second numéro du Proscrit sur l'organisation de la presse démocratique est rigoureusement vrai pour signaler le mal, et parfaitement inutile pour y porter remède. Il est facile de démontrer ce qu'on peut faire; il est impossible de faire éclore du dévouement là où il n'y en a pas; notre Travailleur15 est ruiné. Notre ami le rédacteur est en prison. Sa femme et ses enfants sont dans la misère. Nous sommes trois ou quatre qui nous cotisons pour tout le désastre. Les bourgeois du parti sont sourds, le peuple du parti, plus sourd encore. Le banquet donné à Ledru-Rollin il y a deux ans, et qui paraissait si beau, si spontané, si populaire, qui l'a payé? Nous. Et c'est toujours ainsi. Il importe peu quant à l'argent; mais le dévouement, où est-il? Une masse va à un banquet comme à une fête qui ne coûte rien. On s'amuse, on crie, on se passionne, on en parle huit jours, et puis on retombe, et c'est à qui dira qu'il y a été entraîné, et qu'il ne savait pas de quoi il s'agissait.

Regarderai-je ailleurs? Je verrai des provinces un peu plus braves sans résultat meilleur. Est-ce à la Montagne que nous chercherons le produit de toutes les opinions socialistes? Est-ce à Paris, dans les faubourgs décimés par la guerre civile, et tremblants devant une armée qu'on sait bien n'être pas ce qu'on croyait? Non, nulle part, j'en suis malheureusement sûre! Il y a un temps d'arrêt. Le sentiment divin, l'instinct supérieur ne peut périr; mais il ne fonctionne plus. Rien n'empêchera l'invasion de la réaction. Nous ne devons qu'aux divisions de ces messieurs et à leurs intrigues, qui se combattent, d'avoir encore le mot de république et le semblant d'une constitution. La coalition des rois étrangers, la discipline de leurs armées, instruments aveugles chez eux comme chez nous, l'égoïsme et l'abrutissement de leurs peuples, qui, là comme ici, laissent faire, trancheront la question entre les trois dynasties qui se disputent le trône de France.

Voilà, hélas! que je dis ce que je ne voulais pas dire. Savez-vous que je n'ose plus écrire à mes amis que je n'ose plus parler à ceux qui sont près de moi, dans la crainte de détruire les dernières illusions qui les soutiennent? Je devrais ne pas écrire; car j'ai la certitude qu'on lit toutes mes lettres; du moins, toutes celles que je reçois ont été décachetées et portent la trace grossière de mains qui ne cherchent pas même à cacher l'empreinte de leur violation. On surprend nos espérances pour les déjouer, on surprend nos découragements pour s'en réjouir. Toutes les administrations publiques sont remplies de gens qui ont mérité les galères. On n'ose plus confier cent francs à la poste. Rien ne sert de se plaindre; pourvu que les voleurs pensent bien, ils ont l'impunité.

Voilà la France! le peuple le sait, cela lui est indifférent. Que voulez-vous qu'on dise aux pouvoirs pour les faire rougir? que voulez-vous qu'on dise aux opprimés, pour les réveiller?

Il faudrait pouvoir écrire avec le sang de son coeur et la bile de son foie, le tout pour faire plus de mal encore; car il est des heures où l'homme est comme un somnambule qui court sur les toits.

Si on crie pour l'avertir, on le fait tomber un peu plus vite.

Et cependant vous agissez, vous écrivez. Vous le devez, puisque vous êtes soutenu par la foi. Mais, dussiez-vous me haïr et me rejeter, je sens qu'il m'est impossible d'avoir la foi, de bonne foi.

Merci pour la réponse à Calamatta; je crois que c'est tout ce qu'il désire.

Adieu, mon ami; je suis navrée, mais je vous aime et vous admire toujours.

CCCXV
A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Nohant, 26 septembre 1850.

Mon cher enfant,

Vous me demandez si cela me sourirait, de vous fournir de quoi faire votre édition à bon marché. Oui, certes, rien ne me sourirait plus que de vous servir. Mais, pour ce mois-ci, c'est-à-dire pour le mois où nous allons entrer, je ne puis vous rien promettre. J'ai dix mille francs à verser pour une dette d'honneur que rien au monde ne peut reculer. Je ne suis pas dans la position des propriétaires aisés, qui peuvent toujours emprunter tant qu'ils ont un petit capital au soleil. Je suis femme, c'est-à-dire mineure, séparée de mon mari légalement, et cependant toujours sous sa dépendance pour les affaires d'argent, tant les lois protègent mon sexe! Je ne peux pas donner d'hypothèque sur ma propriété. Forcée d'emprunter pour les autres, dans des moments difficiles, je ne l'ai pu qu'en me servant, pour sauver mes amis et mes parents pauvres, de la caution d'autres parents moins pauvres. Mais cette caution les expose à perdre leur argent, si je meurs sans avoir payé. Mon mari et mon gendre n'auraient aucun scrupule d'invoquer la loi, et de leur laisser tout perdre. L'honneur de Maurice serait leur refuge; mais Maurice aussi peut mourir. Il y a donc danger pour qui me prête, et ces amis moins pauvres dont je vous parle sont loin d'être riches. Ma conscience m'ordonne donc d'éteindre toutes mes dettes aussitôt que je reçois quelque argent de mes éditeurs. Et voilà comme quoi je tire toujours le diable par la queue. Me voici dans une de ces crises financières qui se renouvellent deux ou trois fois par an. D'ici à quinze jours, il faut que je ramasse, en redemandant, à droite et à gauche, ce qu'on me doit en détail, et j'espère arriver à faire cette somme de dix mille francs. Et puis il faut payer aussi les intérêts. Mes rentrées ne sont pas toutes certaines, il s'en faut! Je ne sais donc pas si je pourrai disposer de quatre cents francs à la fois. Je vous en garantis cent pour un pressant besoin, et le reste peu à peu. Est-ce que votre imprimeur ne peut vous faire cette avance? Hetzel va revenir d'Allemagne. S'il est à même de payer ce qu'il me redoit, cela ira tout seul. Mais le sera-t-il? J'arrive de Paris, où lesdites affaires m'ont forcée d'aller chercher un recouvrement qui m'a manqué. Je ne suis revenue que depuis deux jours. C'est ce qui vous explique le retard de ma réponse.

J'ai deux pièces de théâtre en portefeuille. Le succès du Champi m'a mise en passe de gagner de l'argent. Le Théâtre-Français et tous les autres théâtres m'ont fait des offres, avec promesses de primes payées d'avance. Tout cela est bien joli. Mais j'ai tout refusé pour attendre que Bocage, qui est destitué arbitrairement, persécuté injustement, et que la réaction voudrait ruiner, ait acquis la direction d'un autre théâtre (non subventionné) ou qu'il remonte sur les planches comme artiste, et qu'il puisse, avec mes pièces, dicter pour lui des conditions honorables et avantageuses. Cela me laisse sans profit pour le moment. Mais peut-on, dans cette société-ci, respecter la délicatesse des sentiments et faire des affaires! Non. Les honnêtes gens sont condamnés à être gueux. Bien entendu que je cache ma gêne à Bocage; car il refuserait de la prolonger. Mais ma gêne, c'est bel et bon; elle m'empêche d'agir selon mes goûts; elle ne me prive pas de l'aisance accoutumée, et la vôtre est plus grave. Elle peut vous priver du nécessaire. Un mot donc, si vous arrivez là le mois prochain, et je vous expédie un autre petit billet, en attendant mieux.

Une autre cause de gêne, c'est notre journal le Travailleur, que l'on a tué à force de procès et d'amendes. Le rédacteur, un de nos meilleurs amis, brave prolétaire instruit, et du plus noble caractère, est en prison pour huit mois, sa femme et ses cinq enfants sans ressources. Eh bien, tout retombe sur nous, c'est-à-dire sur quatre ou cinq amis et sur moi! Quand on fait un journal démocratique chez nous, tout le monde souscrit, tout le monde promet. A l'heure de payer, il n'y a plus personne, et la cause ferait lâchement banqueroute, le rédacteur, martyr de la cause, pourrirait en prison, si nous n'étions pas là. C'est avec de continuelles défections de ce genre qu'on nous épuise. Ce qu'il y a de plus triste là dedans, ce n'est pas qu'on nous ruine: cela n'est rien; c'est que le peuple ne sache pas s'imposer le plus petit sacrifice pour sauver et protéger l'organe de ses intérêts et de ses besoins. Ils sont fiers et jaloux de leur journal; avec un sou par semaine, ils le relèveraient. Mais le sou du pauvre, les sous avec lesquels les prêtres, les moines et les missionnaires font des millions, on les donne au fanatisme, on les donne à la débauche, on les refuse à la cause républicaine. C'est bien décourageant, vous en conviendrez. Je crains qu'il n'en arrive autant avec votre édition populaire, et que ceux-là qui devraient la dévorer, ceux-là pour qui vous avez travaillé et souffert, ne vous abandonnent avec ingratitude. Le temps est mauvais, affreux. L'humanité subit une crise déplorable. Les pouvoirs sont lâches et corrompus, le peuple est abattu, aveugle, et laisse tout faire. On dit que nous sortirons, de là en 1852; que le travail qui s'accomplit mystérieusement éclatera pour sauver la République. J'avoue que je le désire plus que je ne l'espère, et que je me sens malade de découragement en voyant celui de mes semblables.

 

Bonsoir, cher enfant. Embrassez pour moi tendrement Désirée et Solange.

Je vous aime et vous bénis.

14Le Régent Mustel.
15Journal qui se publiait à Châteauroux.