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Contes d'une grand-mère

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«Un jour qu'il jouait sur un certain rhythme saccadé, au milieu du fleuve, nous fûmes entourés d'une foule innombrable de gros poissons dorés à la manière des pagodes qui dressaient leur tête hors de l'eau comme pour nous implorer. Aor leur jeta un peu de riz dont il avait toujours un petit sac dans sa ceinture. Ils manifestèrent une grand joie et nous accompagnèrent jusqu'au rivage, et, comme la foule se récriait, je pris délicatement un de ces poissons et le présentai au premier ministre, qui le baisa et ordonna que sa dorure fût vite rehaussée d'une nouvelle couche; après quoi, on le remit dans l'eau avec respect. J'appris ainsi que c'étaient les poissons sacrés de l'Iraouaddy, qui résident en un seul point du fleuve et qui viennent à l'appel de la voix humaine, n'ayant jamais eu rien à redouter de l'homme.

»Nous arrivâmes enfin à Pagham, une ville de quatre à cinq lieues d'étendue le long du fleuve. Le spectacle que présentait cette vallée de palais, de temples, de pagodes, de villas et de jardins me causa un tel étonnement, que je m'arrêtai comme pour demander à mon mahout si ce n'était pas un rêve. Il n'était pas moins ébloui que moi, et, posant ses mains sur mon front que ses caresses pétrissaient sans cesse:

» – Voilà ton empire, me dit-il. Oublie les forêts et les jungles, te voici dans un monde d'or et de pierreries!

»C'était alors un monde enchanté en effet. Tout était ruisselant d'or et d'argent, de la base au faîte des mille temples et pagodes qui remplissaient l'espace et se perdaient dans les splendeurs de l'horizon. Le bouddhisme ayant respecté les monuments de l'ancien culte, la diversité était infinie. C'étaient des masses imposantes, les unes trapues, les autres élevées comme des montagnes à pic, des coupoles immenses en forme de cloches, des chapelles surmontées d'un oeuf monstrueux, blanc comme la neige, enchâssé, dans une base dorée, des toits longs superposés sur des piliers à jour autour desquels se tordaient des dragons étincelants, dont les écailles de verre de toutes couleurs semblaient faites de pierres précieuses; des pyramides formées d'autres toits laqués d'or vert, bleu, rouge, étagés en diminuant jusqu'au faîte, d'où s'élançait une flèche d'or immense terminée par un bouton de cristal, qui resplendissait comme un diamant monstre aux feux du soleil. Plusieurs de ces édifices élevés sur le flanc du ravin avaient des perrons de trois et quatre cents marches avec des terrassements d'une blancheur éclatante qui semblaient taillés dans un seul bloc du plus beau marbre. C'étaient des revêtements de collines entières faites d'un ciment de corail blanc et de nacre pilés. Aux flancs de certains édifices, sur les faîtières, à tous les angles des toits, des monstres fantastiques en bois de santal, tout bossués d'or et d'émail, semblaient s'élancer dans le vide ou vouloir mordre le ciel. Ailleurs, des édifices de bambous, tout à jour et d'un travail exquis. C'était un entassement de richesses folles, de caprices déréglés; la morne splendeur des grands monastères noirs, d'un style antique et farouche, faisait ressortir l'éclat scintillant des constructions modernes. Aujourd'hui, ces magnificences inouïes ne sont plus; alors, c'était un rêve d'or, une fable des contes orientaux réalisée par l'industrie humaine.

»Aux portes de la ville, nous fûmes reçus par le roi et toute la cour. Le monarque descendit de cheval et vint me saluer, puis on me fit entrer dans un édifice où l'on procéda à ma toilette de cérémonie, que le roi avait apportée dans un grand coffre de bois de cèdre incrusté d'ivoire, porté par le plus beau et le plus paré de ses éléphants; mais comme j'éclipsai ce luxueux subalterne quand je parus dans mon costume d'apparat! Aor commença par me laver et me parfumer avec grand soin, puis on me revêtit de longues bandes écarlates, tissées d'or et de soie, qui se drapaient avec art autour de moi sans cacher la beauté de mes formes et la blancheur sacrée de mon pelage. On mit sur ma tête une tiare en drap écarlate ruisselante de gros diamants et de merveilleux rubis, on ceignit mon front des neuf cercles de pierres précieuses, ornement consacré qui conjure l'influence des mauvais esprits. Entre mes yeux brillait un croissant de pierreries et une plaque d'or où se lisaient tous mes titres. Des glands d'argent du plus beau travail furent suspendus à mes oreilles, des anneaux d'or et d'émeraudes, saphirs et diamants, furent passés dans mes défenses, dont la blancheur et le brillant attestaient ma jeunesse et ma pureté. Deux larges boucliers d'or massif couvrirent mes épaules, enfin un coussin de pourpre fut placé sur mon cou, et je vis avec joie que mon cher Aor avait un sarong de soie blanche brochée d'argent, des bracelets de bras et de jambes en or fin et un léger châle du cachemire blanc le plus moelleux roulé autour de la tête. Lui aussi était lavé et parfumé. Ses formes étaient plus fines et mieux modelées que celles des Birmans, son teint était plus sombre, ses yeux plus beaux. Il était jeune encore, et, quand je le vis recevoir pour me conduire une baguette toute incrustée de perles fines et toute cerclée de rubis, je fus fier de lui et l'enlaçai avec amour. On voulut lui présenter la légère échelle de bambou qui sert à escalader les montures de mon espèce et qu'on leur attache ensuite au flanc pour être à même d'en descendre à volonté. Je repoussai cet emblème de servitude, je me couchai et j'étendis ma tête de manière que mon ami pût s'y asseoir sans rien déranger à ma parure, puis je me relevai si fier et si imposant, que le roi lui-même fut frappé de ma dignité, et déclara que jamais éléphant sacré si noble et si beau n'avait attesté et assuré la prospérité de son empire.

«Notre défilé jusqu'à mon palais dura plus de trois heures; le sol était jonché de verdure et de fleurs. De dix pas en dix pas, des cassolettes placées sur mon passage répandaient de suaves parfums, l'orchestre du roi jouait en même temps que le mien, des troupes de bayadères admirables me précédaient en dansant. De chaque rue qui s'ouvrait sur la rue principale débouchaient des cortéges nouveaux composés de tous les grands de la ville et du pays, qui m'apportaient de nouveaux présents et me suivaient sur deux files. L'air chargé de parfums à la fumée bleue retentissait de fanfares qui eussent couvert le bruit du tonnerre. C'était le rugissement d'une tempête au milieu d'un épanouissement de délices. Toutes les maisons étaient pavoisées de riches tapis et d'étoffes merveilleuses. Beaucoup étaient reliées par de légers arcs de triomphe, ouvrages en rotin improvisés et pavoisés aussi avec une rare élégance. Du haut de ces portes à jour, des mains invisibles faisaient pleuvoir sur moi une neige odorante de fleurs de jasmin et d'oranger.

»On s'arrêta sur une grande place palissadée en arène pour me faire assister aux jeux et aux danses. Je pris plaisir à tout ce qui était agréable et fastueux; mais j'eus horreur des combats d'animaux, et, en voyant deux éléphants, rendus furieux par une nourriture et un entraînement particuliers, tordre avec rage leurs trompes enlacées et se déchirer avec leurs défenses, je quittai la place d'honneur que j'occupais et m'élançai au milieu de l'arène pour séparer les combattants. Aor n'avait pas eu le temps de me retenir, et des cris de désespoir s'élevèrent de toutes parts. On craignait que les adversaires ne fondissent sur moi; mais à peine me virent-il près d'eux, que leur rage tomba comme par enchantement et qu'ils s'enfuirent éperdus et humiliés. Aor, qui m'avait lestement rejoint, déclara que je ne pouvais supporter la vue du sang et que d'ailleurs, après un voyage de plus de cinq cents lieues, j'avais absolument besoin de repos. Le peuple fut très ému de ma conduite, et les sages du pays se prononcèrent pour moi, affirmant que le Bouddha condamnait les jeux sanglants et les combats d'animaux. J'avais donc exprimé sa volonté, et on renonça pour plusieurs années à ces cruels divertissements.

»On me conduisit à mon palais, situé au delà de la ville, dans un ravin délicieux au bord du fleuve. Ce palais était aussi grand et aussi riche que celui du roi. Outre le fleuve, j'avais dans mon jardin un vaste bassin d'eau courante pour mes ablutions de chaque instant. J'étais fatigué. Je me plongeai dans le bain et me retirai dans la salle qui devait me servir de chambre à coucher, où je restai seul avec Aor, après avoir témoigné que j'avais assez de musique et ne voulais d'autre société que celle de mon ami.

»Cette salle de repos était une coupole imposante, soutenue par une double colonnade de marbre rose. Des étoffes du plus grand prix fermaient les issues et retombaient en gros plis sur le parquet de mosaïque. Mon lit était un amas odorant de bois de santal réduit en fine poussière. Mon auge était une vasque d'argent massif où quatre personnes se fussent baignées à l'aise. Mon râtelier était une étagère de laque dorée couverte des fruits les plus succulents. Au milieu de la salle, un vase colossal en porcelaine du Japon laissait retomber en cascade un courant d'eau pure qui se perdait dans une corbeille de lotus. Sur le bord de la vasque de jade, des oiseaux d'or et d'argent émaillés de mille couleurs chatoyantes semblaient se pencher pour boire. Des guirlandes de spathes, de pandanus odorant se balançaient au-dessus de ma tête. Un immense éventail, le pendjab des palais de l'Inde, mis en mouvement par des mains invisibles, m'envoyait un air frais sans cesse renouvelé du haut de la coupole.

A mon réveil, on fit entrer divers animaux apprivoisés, de petits singes, des écureuils, des cigognes, des phénicoptères, des colombes, des cerfs et des biches de cette jolie espèce qui n'a pas plus d'une coudée de haut. Je m'amusai un instant de cette société enjouée; mais je préférais la fraîcheur et la propreté immaculée de mon appartement à toutes ces visites, et je fis connaître que la société des hommes convenait mieux à la gravité de mon caractère.

 

»Je vécus ainsi de longues années dans la splendeur et les délices avec mon cher Aor; nous étions de toutes les cérémonies et de toutes les fêtes, nous recevions la visite des ambassadeurs étrangers. Nul sujet n'approchait de moi que les pieds nus et le front dans la poussière. J'étais comblé de présents, et mon palais était un des plus riches musées de l'Asie. Les prêtres les plus savants venaient me voir et converser avec moi, car ils trouvaient ma vaste intelligence à la hauteur de leurs plus beaux préceptes, et prétendaient lire dans ma pensée à travers mon large front toujours empreint d'une sérénité sublime. Aucun temple ne m'était fermé, et j'aimais à pénétrer dans ces hautes et sombres chapelles où la figure colossale de Gautama, ruisselante d'or, se dressait comme un soleil au fond des niches éclairées d'en haut. Je croyais revoir le soleil de mon désert et je m'agenouillais devant lui, donnant ainsi l'exemple aux croyants, édifiés de ma piété. Je savais même présenter des offrandes à l'idole vénérée, et balancer devant elle l'encensoir d'or. Le roi me chérissait et veillait avec soin à ce que ma maison fût toujours tenue sur le même pied que la sienne.

»Mais aucun bonheur terrestre ne peut durer. Ce digne souverain s'engagea dans une guerre funeste contre un État voisin. Il fut vaincu et détrôné. L'usurpateur le relégua dans l'exil et ne lui permit pas de m'emmener. Il me garda comme un signe de sa puissance et un gage de son alliance avec le Bouddha; mais il n'avait pour moi ni amitié ni vénération, et mon service fut bientôt négligé. Aor s'en affecta et s'en plaignit. Les serviteurs du nouveau prince le prirent en haine et résolurent de se défaire de lui. Un soir, comme nous dormions ensemble, ils pénétrèrent sans bruit chez moi et le frappèrent d'un poignard. Eveillé par ses cris, je fondis sur les assassins, qui prirent la fuite. Mon pauvre Aor était évanoui, son sarong était taché de sang. Je pris dans le bassin d'argent toute l'eau dont je l'aspergeai sans pouvoir le ranimer. Alors, je me souvins du médecin qui était toujours de service dans la pièce voisine, j'allai l'éveiller et je l'amenai auprès d'Aor. Mon ami fut bien soigné et revint à la vie; mais il resta longtemps affaibli par la perte de son sang, et je ne voulus plus sortir ni me baigner sans lui. La douleur m'accablait, je refusais de manger; toujours couché près de lui, je versais des larmes et lui parlais avec mes yeux et mes oreilles pour le supplier de guérir.

»On ne rechercha pas les assassins; on prétendit que j'avais blessé Aor par mégarde avec une de mes défenses, et on parla de me les scier. Aor s'indigna et jura qu'il avait été frappé avec un stylet. Le médecin, qui savait bien à quoi s'en tenir, n'osa pas affirmer la vérité. Il conseilla même à mon ami de se taire, s'il ne voulait hâter le triomphe des ennemis qui avaient juré sa perte.

»Alors, un profond chagrin s'empara de moi, et la vie civilisée à laquelle on m'avait initié me parut la plus amère des servitudes. Mon bonheur dépendait du caprice d'un prince qui ne savait ou ne voulait pas protéger les jours de mon meilleur ami. Je pris en dégoût les honneurs hypocrites qui m'étaient encore rendus pour la forme, je reçus les visites officielles avec humeur, je chassai les bayadères et les musiciens qui troublaient le faible et pénible sommeil de mon ami. Je me privai le plus possible de dormir pour veiller sur lui.

»J'avais le pressentiment d'un nouveau malheur, et dans cette surexcitation du sentiment je subis un phénomène douloureux, celui de retrouver la mémoire de mes jeunes années. Je revis dans mes rêves troublés l'image longtemps effacée de ma mère assassinée en me couvrant de son corps percé de flèches. Je revis aussi mon désert, mes arbres splendides, mon fleuve Tenasserim, ma montagne d'Ophir, et ma vaste mer étincelante à l'horizon. La nostalgie s'empara de moi et une idée fixe, l'idée de fuir, domina impérieusement mes rêveries. Mais je voulais fuir avec Aor, et le pauvre Aor, couché sur le flanc, pouvait à peine se soulever pour baiser mon front penché vers lui.

»Une nuit, malade moi-même, épuisé de veilles et succombant à la fatigue, je dormis profondément durant quelques heures. A mon réveil, je ne vis plus Aor sur sa couche et je l'appelai en vain. Éperdu, je sortis dans le jardin, je cherchai au bord de l'étang. Mon odorat me fit savoir qu'Aor n'était point là et qu'il n'y était pas venu récemment. Grâce à la négligence qui avait gagné mes serviteurs, je pus ouvrir moi-même les portes de l'enclos et sortir des palissades. Alors, je sentis le voisinage de mon ami et m'élançai dans un bois de tamarins qui tapissait la colline. A une courte distance, j'entendis un cri plaintif et je me précipitai dans un fourré où je vis Aor lié à un arbre et entouré de scélérats prêts à le frapper. D'un bond, je les renversai tous, je les foulai aux pieds sans pitié. Je rompis les liens qui retenaient Aor, je le saisis délicatement, je l'aidai à se placer sur mon cou, et, prenant l'allure rapide et silencieuse de l'éléphant en fuite, je m'enfonçai au hasard dans les forêts.

»A cette époque, la partie de l'Inde où nous nous trouvions offrait le contraste heurté des civilisations luxueuses à deux pas des déserts inexplorables. J'eus donc bientôt gagné les solitudes sauvages des monts Karens, et, quand, à bout de forces, je me couchai sur les bords d'un fleuve plus direct et plus rapide que l'Iraouaddy, nous étions déjà à trente lieues de la ville birmane. Aor me dit:

– Où allons-nous? Ah! je le vois dans tes regards, tu veux retourner dans nos montagnes; mais tu crois y être déjà, et tu t'abuses. Nous en sommes bien loin, et nous ne pourrons jamais y arriver sans être découverts et repris. D'ailleurs, quand nous échapperions aux hommes, nous ne pourrions aller loin sans que, malade comme je suis, je meure, et alors comment te dirigeras-tu sans moi dans cette route lointaine? Laisse-moi ici, car c'est à moi seul qu'on en veut, et retourne à Pagham, où personne n'osera te menacer.

»Je lui témoignai que je ne voulais ni le quitter ni retourner chez les Birmans; que, s'il mourait, je mourrais aussi; qu'avec de la patience et du courage, nous pouvions redevenir heureux.

»Il se rendit, et, après avoir pris du repos, nous nous remîmes en route. Au bout de quelques jours de voyage, nous avions recouvré tous deux la santé, l'espoir et la force. L'air libre de la solitude, l'austère parfum des forêts, la saine chaleur des rochers, nous guérissaient mieux que toutes les douceurs du faste et tous les remèdes des médecins. Cependant, Aor était parfois effrayé de la tâche que je lui imposais. Enlever un éléphant sacré, c'était, en cas d'insuccès, se dévouer aux plus atroces supplices. Il me disait ses craintes sur une flûte de roseau qu'il s'était faite et dont il jouait mieux que jamais. J'étais arrivé à un exercice de la pensée presque égal à celui de l'homme; je lui fis comprendre ce qu'il fallait faire, en me couvrant d'une vase noire qui s'étalait au bord du fleuve et dont je m'aspergeais avec adresse. Frappé de ma pénétration, il recueillit divers sucs de plantes dont il connaissait bien les propriétés. Il en fit une teinture qui me rendit, sauf la taille, entièrement semblable aux éléphants vulgaires. Je lui indiquai que cela ne suffisait pas et qu'il fallait, pour me rendre méconnaissable, scier mes défenses. Il ne s'y résigna pas. J'étais à ma sixième dentition, et il craignait que mes crochets ne pussent repousser. Il jugea que j'étais suffisamment déguisé, et nous nous remîmes en route.

»Quelque peu fréquenté que fût ce chemin de montagnes, ce fut miracle que d'échapper aux dangers de notre entreprise. Jamais nous n'y fussions parvenus l'un sans l'autre; mais, dans l'union intime de l'intelligence humaine avec une grande force animale, une puissance exceptionnelle s'improvise. Si les hommes avaient su s'identifier aux animaux assez complètement pour les amener à s'identifier à eux, ils n'auraient pas trouvé en eux des esclaves parfois rebelles et dangereux, souvent surmenés et insuffisants. Ils auraient eu d'admirables amis et ils eussent résolu le problème de la force consciente sans avoir recours aux forces aveugles de la machine, animal plus redoutable et plus féroce que les bêtes du désert.

»A force de prudence et de persévérance, quelquefois harcelés par des bandits que je sus mettre en fuite et dont je ne craignais ni les lances ni les flèches, revêtu que j'étais d'une légère armure en écailles de bois de fer qu'Aor avait su me fabriquer, nous parvînmes au fleuve Tenasserim. Notre direction n'avait pas été difficile à suivre. Outre que nous nous rappelions très-bien l'un et l'autre ce voyage que nous avions déjà fait, la construction géologique de l'Indo-Chine est très-simple. Les longues arêtes de montagnes, séparées par des vallées profondes et de larges fleuves, se ramifient médiocrement et s'inclinent sans point d'arrêt sensible jusqu'à la mer. Les monts Karens se relient aux monts Moghs en ligne presque droite. Nous fîmes très-rarement fausse route, et nos erreurs furent rapidement rectifiées. Je dois dire que, de nous deux, j'étais toujours le plus prompt à retrouver la vraie direction.

»Nous n'approchâmes de nos anciennes demeures qu'avec circonspection. Il nous fallait vivre seuls et en liberté complète. Nous fûmes servis à souhait. La tribu, enrichie par la vente de ma personne à l'ancien roi des Birmans, avait quitté ses villages de roseaux, et nos forêts, dépeuplées d'animaux à la suite d'une terrible sécheresse, avaient été abandonnées par les chasseurs. Nous pûmes y faire un établissement plus libre et plus sûr encore que par le passé. Aor ne possédait absolument rien et ne regrettait rien de notre splendeur évanouie. Sans amis, sans famille, il ne connaissait et n'aimait plus que moi sur la terre. Je n'avais jamais aimé que ma mère et lui. Une si longue intimité avait détruit entre nous l'obstacle apporté par la nature à notre assimilation. Nous conversions ensemble comme deux êtres de même espèce. Ma pantomime était devenue si réfléchie, si sobre, si expressive, qu'il lisait dans ma pensée comme moi dans la sienne. Il n'avait même plus besoin de me parler. Je le sentais triste ou gai selon le mode et les inflexions de sa flûte, et, notre destinée étant commune, je me reportais avec lui dans les souvenirs du passé, ou je me plongeais dans la béate extase du présent.

»Nous passâmes de longues années dans les délices de la délivrance. Aor était devenu bouddhiste fervent en Birmanie et ne vivait plus que de végétaux. Notre subsistance était assurée, et nous ne connaissions plus ni la souffrance ni la maladie.

»Mais le temps marchait, et Aor était devenu vieux. J'avais vu ses cheveux blanchir et ses forces décroître. Il me fit comprendre les effets de l'âge et m'annonça qu'il mourrait bientôt. Je prolongeai sa vie en lui épargnant toute fatigue et tout soin. Un moment vint où il ne put pourvoir à ses besoins, je lui apportais sa nourriture et je construisais ses abris. Il perdit la chaleur du sang, et, pour se réchauffer, il ne quittait plus le contact de mon corps. Un jour, il me pria de lui creuser une fosse parce qu'il se sentait mourir. J'obéis, il s'y coucha sur un lit d'herbages, enlaça ses bras autour de ma trompe et me dit adieu. Puis ses bras retombèrent, il resta immobile, et son corps se raidit.

»Il n'était plus. Je recouvris la fosse comme il me l'avait commandé, et je me couchai dessus. Avais-je bien compris la mort? Je le pense, et pourtant je ne me demandai pas si la longévité de ma race me condamnait à lui survivre beaucoup. Je ne pris pas la résolution de mourir aussi. Je pleurai et j'oubliai de manger. Quand la nuit fut passée, je n'eus aucune idée d'aller au bain ni de me mouvoir. Je restai plongé dans un accablement absolu. La nuit suivante me trouva inerte et indifférent. Le soleil revint encore une fois et me trouva mort.

»L'âme fidèle et généreuse d'Aor avait-elle passé en moi? Peut-être. J'ai appris dans d'autres existences qu'après ma disparition l'empire birman avait éprouvé de grands revers. La royale ville de Pagham fut abandonnée par le conseil des prêtres de Gautama. Le Bouddha était irrité du peu de soin qu'on avait eu de moi, ma fuite témoignait de son mécontentement. Les riches emportèrent leurs trésors et se bâtirent de nouveaux palais sur le territoire d'Ava; plus tard, ils abandonnèrent encore cette ville somptueuse pour Amarapoura. Les pauvres emportèrent à dos de chameau leurs maisons de rotin pour suivre les maîtres du pays loin de la cité maudite. Pagham avait été le séjour et l'orgueil de quarante-cinq rois consécutifs, je l'avais condamnée en la quittant, elle n'est plus aujourd'hui qu'un grandiose amas de ruines.

– Votre histoire m'a amusée, dit alors à sir William la petite fille qui lui avait déjà parlé; mais à présent, puisque nous avons tous été des bêtes avant d'être des personnes, je voudrais savoir ce que nous serons plus tard, car enfin tout ce que l'on raconte aux enfants doit avoir une moralité à la fin, et je ne vois pas venir la vôtre.

 

– Ma soeur a raison, dit un jeune homme qui avait écouté sir William avec intérêt. Si c'est une récompense d'être homme après avoir été chien honnête ou éléphant vertueux, l'homme honnête et vertueux doit avoir aussi la sienne en ce monde.

– Sans aucun doute, répondit sir William. La personnalité humaine n'est pas le dernier mot de la création sur notre planète. Les savants les plus modernes sont convaincus que l'intelligence progresse d'elle-même par la loi qui régit la matière. Je n'ai pas besoin d'entrer dans cet ordre d'idées pour vous dire qu'esprit et matière progressent de compagnie. Ce qu'il y a de certain pour moi, c'est que tout être aspire à se perfectionner et que, de tous les êtres, l'homme est le plus jaloux de s'élever au-dessus de lui-même. Il y est merveilleusement aidé par l'étendue de son intelligence et par l'ardeur de son sentiment. Il sent qu'il est un produit encore très-incomplet de la nature et qu'une race plus parfaite doit lui succéder par voie ininterrompue de son propre développement.

– Je ne comprends pas bien, reprit la petite fille; deviendrons-nous des anges avec des ailes et des robes d'or?

– Parfaitement, répondit sir William. Les robes d'or sont des emblèmes de richesse et de pureté; nous deviendrons tous riches et purs; les ailes, nous saurons les trouver: la science nous les donnera pour traverser les airs, comme elle nous a donné les nageoires pour traverser les mers.

– Oh! nous voilà retombés dans les machines que vous maudissiez tout à l'heure.

– Les machines feront leur temps comme nous ferons le nôtre, repartit sir William, l'animalité fera le sien et progressera en même temps que nous. Qui vous dit qu'une race d'aigles aussi puissants que les ballons et aussi dociles que les chevaux ne surgira pas pour s'associer aux voyages aériens de l'homme futur? Est-ce une simple fantaisie poétique que ces dieux de l'antiquité portés ou traînés par des lions, des dauphins ou des colombes? N'est-ce pas plutôt une sorte de vue prophétique de la domestication de toutes les créatures associées à l'homme divinisé de l'avenir? Oui, l'homme doit dès ce monde devenir ange, si par ange vous entendez un type d'intelligence et de grandeur morale supérieur au nôtre. Il ne faut pas un miracle païen, il ne faut qu'un miracle naturel, comme ceux qui se sont déjà tant de fois accomplis sur la terre, pour que l'homme voie changer ses besoins et ses organes en vue d'un milieu nouveau. J'ai vu des races entières s'abstenir de manger la chair des animaux, un grand progrès de la race entière sera de devenir frugivore, et les carnassiers disparaîtront. Alors fleurira la grande association universelle, l'enfant jouera avec le tigre comme le jeune Bacchus, l'éléphant sera l'ami de l'homme, les oiseaux de haut vol conduiront dans les airs nos chars ovoïdes, la baleine transportera nos messages. Que sais-je! tout devient possible sur notre planète dès que nous supprimons le carnage et la guerre. Toutes les forces intelligentes de la nature, au lieu de s'entre-dévorer, s'organisent fraternellement pour soumettre et féconder la matière inorganique… Mais j'ai tort de vous esquisser ces merveilles; vous êtes plus à même que moi, jeunes esprits qui m'interrogez, d'en évoquer les riantes et sublimes images. Il suffit que, du monde réel, je vous aie lancés dans le monde du rêve. Rêvez, imaginez, faites du merveilleux, vous ne risquez pas d'aller trop loin, car l'avenir du monde idéal auquel nous devons croire dépassera encore de beaucoup les aspirations de nos âmes timides et incomplètes.