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Nos femmes de lettres

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Ce n'est point assez pourtant d'avoir fait sa soumission aux demi-dieux du Romantisme: Que, par les soins attentifs de l'auteur, Antoine Arnault, ce moderne homme de lettres parisien, soit revêtu de la défroque illustre des Manfred et des René, que la passionnée Donna Marie pousse son invocation aux puissances destructrices qu'enferme l'instinct d'amour, tel que l'imaginait le père d'Atala, c'est seulement hommage aux grands ancêtres qui inventèrent une forme nouvelle de sensibilité littéraire. Mais comme on est toujours le fils de quelqu'un, on a toujours aussi ses héritiers. Chateaubriand, comme Byron, en eut d'illustres, et Mme de Noailles, après s'être agenouillée dans la partie centrale du temple, continue son action de grâces dans les chapelles latérales. Connaissant ses auteurs autant et mieux qu'écrivain de France, elle se souvient à propos qu'en un morceau de critique fameux: l'École Païenne, poussé par cet instinct de mystification qui se trouvait à la racine de son génie, Baudelaire jeta l'anathème au dieu Pan. Elle lui fera donc, elle, son invocation, car de même que la haine est encore une forme de l'amour, la contradiction peut aussi bien être une forme de l'imitation, et n'est-ce pas brillante attitude pour une jeune romancière, belle et nerveuse cambrure de reins, qui impressionnera la galerie, d'exalter une puissance que Baudelaire, le satanique Baudelaire, si énergiquement ravala aux régions inférieures: «Tous les poètes, et, mon cher Pan, il est beaucoup de poètes, t'attendent dans les jardins: ne les crois pas, lorsqu'ils se pensent mystiques et convertis aux religions de Judée. S'ils disent que leur âme est altérée de mystère, c'est parce qu'ils te cherchent et qu'ils ne t'ont point trouvé. Ah! qu'un matin de Pâques, quand sur les villes chrétiennes les cloches chanteront, vaines poupées de métal, la forêt enfin se ranime! Que l'aulne entende revenir sa nymphe aux jambes mouillées! Que les bergers s'élancent! Que le bouc et la biche resplendissent au soleil, et que, plus haut que les cloches d'argent sur la ville, tout le feuillage chante: Pan est ressuscité!»

Pour avoir longuement médité l'œuvre de ses devanciers, Mme de Noailles sait la place qu'y tient cette conception particulière de l'amour fondée sur le culte de la sensation exclusive, absorbante et asservissante. Comment ignorerait-elle qu'une telle conception fît le succès d'un d'Annunzio, condensant pour des effets identiques cette sécheresse d'âme et ce cruélisme donjuanesque qui circulent, comme des thèmes animateurs, à travers l'ensemble de ses romans? Les mauvaises langues pourront affirmer que, de tous les traits où s'accuse la plasticité de notre auteur, celui-là fut le plus spontané, et que Donna Marie, c'est le miroir fidèle où vient se réfléchir l'image de la romancière elle-même. Nous n'en voulons rien savoir, ou plutôt nous nous interdisons d'en rien rechercher. Mais quelle surprise tout d'abord, à laquelle il faudra bien nous accoutumer, de voir une femme, de riche et intense culture, faire tenir l'amour dans ce culte de la sensation exclusive, dans cette sorte de fatalité qui réduit tout au geste de l'instinct et n'hésite pas à généraliser avec cette rigueur. «Les femmes, toutes les femmes n'ont-elles point de tendres corps qui se penchent et avancent, tendues vers les mains des hommes? Les doigts se touchent, les genoux se touchent: tout un être attire l'autre être, et dans la saison chaude, les femmes tristes ou légères ne tombent-elles point, comme les fruits las sur la prairie?»

Il y a là, on le voit, plus qu'un cas individuel… une véritable profession de foi en amour. Telle Donna Marie qui, la première, glissa aux bras d'Antoine Arnault, excuse et doit excuser sa suivante Émilie de s'abandonner à ses étreintes. Sont-elles pas commandées toutes deux par la rigueur de l'instinct? Nous avons parlé du cruélisme d'annunzien: le voici qui se fait jour à travers les complications sentimentales dont il faut bien rehausser ces détentes instinctives. Quand la bacchante Émilie alterne, avec Donna Marie sa maîtresse, dans les bras d'Antoine Arnault, à l'heure de l'abandon, ses yeux «ont le luisant du scarabée», ses cils «le velu de la bête des champs»; elle a «la lueur de l'insecte que l'instinct enflamme et signale au mâle dans la sombre forêt». Sentez-vous pas la plume descriptive qui poursuit avec amour la réalisation voluptueuse et l'image qui donnera satisfaction à sa veine? On s'explique, sans plus abondants commentaires, que le poète, le romancier, le dramaturge Antoine Arnault se dégoûte assez vite de cette bacchante, qui se précipite au-devant de son désir, car les hommes les plus exigeants ont quelque répugnance à constater chez la femme des servitudes correspondantes. On conçoit qu'Antoine Arnault n'espère plus de plaisir, pas même de réelle distraction de sa Sultane-servante. Pourtant il la gardera, car… «Donna Marie le saura-t-elle? Donna Marie souffrira-t-elle?»… tel est le point important. C'est la seule complication sentimentale, le seul conflit à dégager de la situation: le raffinement dans l'amour qui torture, qui s'ingénie à torturer celle qu'il aime. Mme de Noailles développe une fois de plus un thème où s'exerça avec surabondance le cruélisme d'annunzien. En vérité, n'avais-je pas raison de l'écrire?.. si l'on écarte la préconception romantique d'Antoine Arnault et les traits essentiels du héros qui furent empruntés à Manfred, à René, c'est du Sperelli, c'est de l'Effrena de d'Annunzio qu'il tire cette sécheresse d'âme, ce cruélisme, ce culte de la sensation exclusive qui va jusqu'au sadisme imaginatif, aboutissement logique, il en faut convenir, puisque ces divers éléments composent l'unité d'une âme et sont entre eux dans un rapport nécessaire de cause à effet.

Comment s'étonner, après tout, de cette prédominance, de cet exclusivisme de la sensation, devenue à tel point absorbante qu'elle constitue le fond, l'âme même des personnages de Mme de Noailles? Que dis-je! Loin de nous en montrer surpris, nous allons en dégager des conséquences favorables à l'auteur: nous y trouverons sa réelle originalité. Si pleins d'artifice qu'ils apparaissent, ces personnages d'Antoine Arnault, de Donna Marie, d'Émilie, et dans leur conception et dans le choix des épisodes par où ils se manifestent, si marqués que nous les ayons vus de Romantisme voulu, nous allons pouvoir toucher du doigt le lien ombilical qui les rattache à Mme de Noailles. Dès l'instant que l'on écarte l'hypothèse du devoir d'élève ou du pastiche prémédité, il faut toujours chercher un élément de sincérité dans cette ouverture sur l'âme humaine qu'est une page littéraire… Sincérité, c'est-à-dire aveu, confession, manifestation du trait individuel qui échappe à la conscience. Car, ne l'oublions pas, la sincérité est d'autant plus réelle qu'elle est plus inconsciente; on pourrait même soutenir qu'il n'y a de vraie sincérité que celle qui est parfaitement inconsciente de sa valeur, et je note, comme tout à fait digne qu'on s'y arrête pour la méditer, à notre époque de repliement et d'examen perpétuel, cette observation de Carlyle: «Toujours la caractéristique d'une bonne réalisation est une certaine spontanéité. Les gens bien portants ne connaissent pas leur santé, mais seulement les malades. De sorte que le vieux précepte du critique, si dur qu'il parût à son ambitieux disciple, pourrait contenir une vérité des plus fondamentales, applicable à nous tous et dans beaucoup de choses autres que la littérature: «Toutes les fois que vous avez écrit quelque phrase qui paraît particulièrement excellente, prenez garde de l'effacer.»

Avec Thomas Carlyle, nous croyons à la valeur de cette spontanéité, jour ouvert sur une âme mise à nu. Eh bien, une sincérité, une spontanéité de cet ordre, nous allons les trouver, et ne ferons nulle difficulté de les reconnaître chez celle que l'on pouvait croire tout uniment composée d'artifice littéraire. Qu'on n'aille pas les chercher dans ses romans, où l'obligation de créer des personnages crée la nécessité correspondante d'ordonner des séries de sensations en leur imprimant l'unité – non point dans ses romans, mais dans ses poèmes, et parmi ceux-ci, dans ceux qui sont le plus proches de la sensation initiale. Le voici donc ce lien, qui rattache l'enfant à la mère. Attitude des personnages, style de l'auteur, et ce qu'il y a de tendu en lui, c'est bien influence romantique. Mais cette prédominance en eux de la sensation, pourquoi la chercher ailleurs qu'en Mme de Noailles, quand nous la voyons absorbante au point où nous la montrent certains de ses poèmes?

Comment s'opère chez elle le contact avec la Nature? Quelles réactions détermine la sensation initiale? Lorsque nous nous trouvons en face d'un spectacle qui, pour une raison quelconque, suscite notre attention, le détail des objets qui le composent se fond presque toujours en une harmonieuse unité. Chez Mme de Noailles au contraire, les objets se présentent successivement avec tout le cortège des images qui peuvent impressionner la vue, l'ouïe, l'odorat. Je ne sais rien de plus curieux que cette pièce: le Verger, où vous suivrez leur succession:

 
Dans le jardin sucré d'œillets et d'aromates,
Lorsque l'aube a mouillé le serpolet touffu,
Et que les lourds frelons, suspendus aux tomates,
Chancellent, de rosée et de sève pourvus…
 
 
L'air chaud sera laiteux, sur toute la verdure,
Sur l'effort généreux et prudent des semis,
Sur la salade vive et le buis des bordures,
Sur la cosse qui gonfle et qui s'ouvre à demi.
 
 
Des brugnons roussiront, sur leurs feuilles, collées
Au mur où le soleil s'écrase chaudement;
La lumière emplira les étroites allées,
Sur qui l'ombre des fleurs est comme un vêtement.
 

J'ai souligné exprès ce qui est plus particulièrement expressif de la sensation immédiate. En fait, c'est tout qu'il faudrait souligner, car c'est l'ensemble qui donne la vraie note de cette poésie. Quiconque a connu et goûté le genre de sensation que note ici Mme de Noailles, quiconque s'est trouvé, par un brûlant après-midi d'été, en face de ces objets qui, par le détail se mirent en elle, peut observer la saisissante exactitude du tableau qu'elle nous en présente. Mais qui donc serait habile à le présenter ainsi, s'il n'était doué, au préalable, de ce genre particulier de vision? La voilà bien la sincérité, sa sincérité à elle. Sincérité et Don, termes égaux, réciproquement convertibles. On ne saurait imaginer plus exacte correspondance entre la réalité précise vue par de certains yeux et la sensation du poète qui fixe cette réalité. Tellement absorbante que l'art la transforme à peine; il la fixe simplement, grâce à une intuition singulière de ses analogies, de ses correspondances avec les sens voisins. Cet autre petit tableau exquis: Le Jardin et la Maison donnera une idée exacte du talent de Mme de Noailles, de sa vraie sincérité, en face des spectacles de la Nature, que l'on ne peut s'empêcher d'opposer aux artifices littéraires constatés plus haut.

 
 
Voici l'heure où le pré, les arbres et les fleurs
Dans l'air dolent et doux soupirent leurs odeurs,
Les baies du lierre obscur où l'ombre se recueille,
Sentant venir le soir, se couchent dans leurs feuilles.
Le jet d'eau du jardin qui monte et redescend
Fait dans le bassin clair son bruit rafraîchissant.
La paisible maison respire, au jour qui baisse,
Les petits orangers fleurissants dans leurs caisses;
Le feuillage qui boit les vapeurs de l'étang,
Lassé des feux du jour, s'apaise et se détend.
Peu à peu la maison entr'ouvre ses fenêtres,
Où tout le soir vivant et parfumé pénètre,
Et comme elle, penché sur l'horizon, mon cœur
S'emplit d'ombre, de paix, de rêve et de fraîcheur.
 

Pesez chaque mot, chaque groupe de mots, non seulement en lui-même, mais dans ses rapports avec le groupe voisin – puisque la beauté émane toujours d'un rapport – vous ne pourrez être qu'émerveillé de la perfection d'un tableau si mesuré, si éloigné du grossissement romantique, où toutes les sensations visuelles, olfactives, gustatives, s'appellent, se confondent, se pénètrent l'une l'autre, nous découvrant chez l'auteur un organisme merveilleusement approprié à ressentir comme à fixer ces correspondances dont Th. Gautier et Baudelaire firent le credo de leur esthétique, si bien que Mme de Noailles a pu très justement conclure dans son Offrande à la Nature:

 
Nature au cœur profond, sur qui les cieux reposent,
Nul n'aura comme moi, si chaudement aimé
La lumière des jours et la douceur des choses,
L'eau luisante, et la Terre où la vie a germé.
La Forêt, les étangs, et la plaine féconde,
Ont plus touché mes yeux que les regards humains.
Je me suis appuyée à la beauté du Monde,
Et j'ai tenu l'odeur des saisons dans mes mains.
 
 
Je vous tiens toute vive entre mes bras, Nature.
Ah! faut-il que mes yeux s'emplissent d'ombre un jour
Et que j'aille au pays sans vent et sans verdure,
Que ne visitent pas la lumière et l'amour!
 

MADAME LUCIE DELARUE-MARDRUS

 
Parmi la pureté du matin triomphant,
Je vais, le souvenir encore si frais dans l'âme,
Du temps où je n'étais qu'un embryon de femme,
Qu'il me semble donner la main à quelque enfant.
 
 
L'herbe est froide à mes pieds comme de l'eau qui coule.
La mer au bord des prés vient chanter son bruit clair,
Et la falaise aussi déferle dans la mer,
De tout le terrain jaune et mou qui s'en éboule.
 
 
Les troupeaux, comme au long d'un poème latin,
Paissent avec des ronds de soleil sur leur croupe,
Et les oiseaux de mer ont abattu des groupes
Que chaque vague berce à son rythme incertain.
 
 
Et la prée, et les eaux également étales,
Sourient si bien à mes matineux errements,
Que je voudrais pouvoir entre mes bras normands,
Prendre en pleurant ma mer et ma terre natales…
 

… Ainsi, d'un clair ressouvenir de ses premières émotions, de ses enfances, disaient nos pères, l'auteur d'Occident, dès les pages liminaires de son second recueil, rend témoignage à ses origines. Et ce n'est pas seulement, ce Matin normand, un frais tableau d'aube sur la mer, où ressuscitent à leur place les images qu'ordonna la Nature, c'est encore hommage ému d'une Française au sol natal d'où elle tira sa sève et sa vigueur.

 
Tout ce coin de Nature en qui j'épancherais,
Comme en l'asile offert de quelque sein de femme,
Câlinement, les yeux fermés, toute mon âme,
Si lourde de tristesse et de mauvais secrets.
 

C'est quelque chose de plus encore: hommage de la femme faite et qui maintenant connaît la vie, au petit être en formation qui se dédouble en elle, qui s'isole de sa personnalité présente, au point de lui sembler une autre, mais de qui cependant les premières impressions, reçues sur cette matière malléable comme cire chaude qu'est le cerveau d'une enfant, y marquèrent le pli définitif qui doit persévérer jusqu'à la mort. «L'enfance est la vie d'une bête», s'écrie Bossuet quelque part… Et l'on voit assez par là que le grand orateur catholique n'a jamais rien su du premier âge, habitué qu'il était à ordonner ses gestes dans la compagnie des hommes faits; car si, du point de vue de la vie consciente, un tel aphorisme se peut justifier à une époque aussi exclusivement intellectuelle que notre dix-septième siècle français, il serait sans excuse en un temps où l'on a reconnu que la vie émotive constituait l'assise de toute formation. Mais en vérité les poètes n'ont que faire des arguments des psychologues, quand ils possèdent l'intuition, don merveilleux plus sûr que toute science, qui leur révèle ce que l'observation leur viendra confirmer. Il faudrait n'être aucunement poète, avoir une âme dénuée de toute intuition poétique, pour ne pas attribuer à ces premières impressions une importance justement contraire à celle que leur reconnaissait l'éducateur du Dauphin. Et nous allons voir que l'auteur d'Occident possède une incontestable nature de poète.

Mme Lucie Delarue-Mardrus est donc une fille de la riche Normandie: circonstance qu'il faut se garder de négliger, puisque tel élément, d'apparence extérieur à l'être, par la suite devient cause efficiente et constitutive de sa personnalité. Combien cela est vrai et rigoureux, quand il s'agit de la Femme-auteur! Ce n'est pas moi, non certes, ce n'est pas moi, qui viendrai m'inscrire en faux contre une doctrine qui, après avoir connu tant de faveur, tomba par la suite dans le plus injuste discrédit. Tout comme les renommées, les théories littéraires ont leurs destins alternés, et si elles disparaissent un temps, c'est pour ressusciter ensuite, plus vivaces et mieux en faveur. Pour n'avoir pas su nous rendre un compte exact ou du moins suffisant, des éléments qui composent le génie de ces hommes, véritables demi-dieux ayant dominé leur époque, on fut sévère à celle-ci au delà de toute mesure: «Le Génie, s'écriait Barbey d'Aurevilly dans un élan lyrique… Mais ce qui fait le plus le génie, aux yeux de ceux qui savent le comprendre, c'est quand il réagit avec fierté contre sa race, quand il se cogne contre son milieu, ou qu'il le secoue autour de lui, comme le lion secoue sa crinière… c'est enfin quand il porte le moins ou repousse le plus de ces influences fatales dont on voudrait le faire sortir.»

Magnifique mouvement d'éloquence à la française, chez cet autre Normand d'authentique génie… plaidoyer pro domo… défense personnelle où l'on retrouve l'accent du vieux lion méconnu qui justement secoue sa crinière et sort encore les griffes qui marquèrent tant et de si profondes entailles! Combien d'illustres exemples viennent réconforter sa doctrine! Aussi ne s'agit-il pas ici de Génie, mais d'un de ces talents précis et restreints dont, mieux que tout, les origines vont nous justifier la valeur autant que les limites! Elles nous découvriront à la fois cette part de sincérité et d'artifice qui existe chez tant d'écrivains, chez la femme qui tient une plume, plus encore que chez l'homme! Pourquoi plus d'artifice chez la femme? objectera-t-on. C'est qu'il fait partie essentielle de sa constitution mentale, conséquence de cette plasticité dont nous avons étudié déjà un saisissant exemple.

Qui de nous, l'ayant une fois traversée, n'a conservé dans le précieux répertoire où s'enregistrent les souvenirs, les images de la riche campagne normande? Beauté précise et mesurée de ces paysages qui se succèdent sans à coup, c'est presque avec la sage ordonnance de tableaux composés par un maître qu'ils développent sous nos yeux les lignes harmonieuses de leurs formes. Rien d'imprévu en eux, rien de brisé, ni qui force notre attention par la soudaineté d'une perspective, mais la plus raisonnable ordonnance, où viennent collaborer, suivant une succession méthodique, les éléments constitutifs de cette beauté. A mainte reprise, dans les Poèmes de l'auteur, passent en familières images les objets qui impressionnèrent les yeux de l'enfant et sont demeurés chers à son cœur pour ce qu'ils furent liés à l'éveil de sa vie émotionnelle. C'est une autre, nous l'avons vu, qu'elle croit tenir par la main, quand femme elle revit ces premières heures, et pourtant ne sait-elle pas, d'intuition sûre, qu'il n'est pas une impression de ce premier éveil qui n'ait contribué à la formation de l'âme vivante et vibrante qu'elle est aujourd'hui? La pièce intitulée: Beau Jour nous restitue ces images:

 
… Je me suis penchée au petit mur du clos
En face des beaux prés que baise la mer bleue,
Les tempes dans mes poings, avec ma robe à queue
Enroulée à mes pieds, à voir, à pas très lents,
Paître, sans relever leurs gros yeux indolents,
Les vaches aux deux pis gonflés comme des outres,
Les taureaux s'agacer les cornes dans les poutres,
Et les gaules qu'on range aux portes des pressoirs,
Et, redoutant la hâte automnale des soirs,
Sans bruit, rentrer au port, parmi le roux des branches,
Le papillonnement sans fin des voiles blanches.
 

On voit le charme, autant que les limites de cette poésie. Menus tableaux de vivante fraîcheur et de grâce, qui nous entretiennent des réalités immédiates, nous rattachent aux joies terrestres, mais jamais ne sauraient exalter notre âme jusqu'à la notion d'infini! S'il est un sentiment que ne suggère pas cette beauté, c'est, en effet, celui de grandeur et de majesté qu'enferme en ses romanesques sites la pathétique Bretagne. Je sais d'illustres Bretons qui en tirèrent argument pour exalter leur sol natal aux dépens du voisin, et poussèrent en plus d'une circonstance l'aveuglement filial jusqu'à se montrer iniques pour toute une catégorie de richesses naturelles qu'ils prétendaient rabaisser.

C'est d'une parfaite correspondance entre sa nature et la réalité précise des choses vues que Mme Lucie Delarue tire ce premier élément de sincérité qui s'affirme en ses vers. Tâchons de reconstituer en elle la série des étapes qui aboutissent à cet effet particulier de condensation poétique, grâce à quoi l'on enferme, en la traduisant, une émotion vécue. Cela, c'est presque tout le secret de l'art du poète. Sans doute il en est qui, à ce don initial, unissent d'autres facultés; mais un vrai poète qui ne le possédât à aucun degré, on ne le saurait concevoir, car il ne resterait plus qu'un artisan de rimes, c'est-à-dire la chose la plus froide, la plus artificielle, la plus vaine qui soit. Mme Lucie Delarue a la perception nette des objets qui viennent affecter ses différents sens, vue, ouïe, odorat: d'où sensation directe des choses de Nature; et de même que dans le décor de sa riche Normandie les motifs viennent se proposer à notre attention, la première marque de son talent spontané – j'entends: chaque fois que ce talent est spontané – c'est d'ordonner ses sensations en petits tableaux qui se fixent dans notre esprit. Sa poésie vaut avant tout par le détail minutieusement observé, puis par le groupement de ces détails. Veut-elle rajeunir le thème immortel et redoutable de l'ivresse du Printemps? Elle commence par une série de petites touches légères, presque impressionnistes, papillotantes et à peine fixées (Avril; On va vivre), puis elle aboutit à cette pièce: Recueillement, dans laquelle elle ramasse et concentre ses effets:

 
 
Le soir a provoqué les voix dominatrices
Des rossignols puissants comme des cantatrices.
Sorti du plus profond des parcs arborescents,
Le Printemps est déjà dans l'air comme un encens.
Fermons les yeux. Goûtons les heures tout entières,
Dans le recueillement des pesantes paupières.
L'ivresse des couchants tranquilles est en nous,
Qui fait battre nos cœurs et trembler nos genoux.
On n'aura jamais dit tout ce qu'on voulait dire,
En face des moments où la journée expire,
Et l'on pleure d'angoisse à sentir vivre en soi
L'Ineffable bonheur de ce muet émoi…
 

Dans la série des brèves esquisses qui précèdent ce Recueillement, on voit que l'auteur a été affecté directement par les objets qu'il s'est appliqué à fixer: Trop souvent la femme qui tente de faire œuvre d'art, particulièrement dans l'effort de la composition littéraire, faute de pouvoir sentir et penser par elle-même, sent et pense à travers un maître: d'où chez elle la rareté de l'invention originale. Mme Lucie Delarue est bien elle-même, quand elle fixe ces petits tableaux de Nature, et son originalité n'a pas d'autre cause que sa sincérité.

… La Peinture s'accorde avec l'art dramatique pour synthétiser, par des gestes identiques, les passionnés mouvements de l'âme humaine: en ce sens un Frédérick Lemaître et un Eugène Delacroix pouvaient tirer les plus durables bénéfices d'une fréquentation régulière, puisque leurs moyens d'expression étaient voisins et que se confondaient les limites de leur art. Pareillement évoquons les images plastiques déposées en nous par la fréquentation des Musées et des Théâtres: si parfois je cherche à me représenter les sources vives d'émotion chez la Femme ayant cette ambition de la fixer, je la vois très exactement qui met la main sur son cœur pour en suivre les battements. Et ce n'est pas là un de ces symboles obscurs, n'offrant qu'un rapport indirect avec leur objet… c'est le signe correspondant à la chose signifiée. Valeur unique du Geste, qui fixe pour l'éternité l'instant pathétique de la passion: un des plus raffinés parmi les peintres de ce temps avait compris son éloquence, plus expressive que celle des mots, en imaginant cette formule: Arts du silence2, par laquelle il entendait opposer la Peinture à la Musique et à la Poésie: c'était seulement, il faut le dire, prédilection d'un peintre pour sa spécialité, car, à le bien prendre, si l'on envisage l'ensemble de la production, il n'est pas d'art supérieur, mais seulement des artistes supérieurs. D'identiques analogies nous invitent à conclure, dans l'ordre de la production poétique: la beauté d'un thème n'est pas seulement dans la richesse des développements que nous lui supposons; elle est bien plus encore dans leur concordance avec notre intime sensibilité, et d'ailleurs comment les pourrions-nous même imaginer, si à quelque degré déjà cette concordance ne nous était suggérée?

D'un instinct sûr, que rien ne saura dérouter, la Femme-Poète poursuivra correspondances, et analogies. Voilà donc une matière rare: son cœur, son propre cœur, qu'elle pourra travailler en toute assurance, et je n'entends pas par là ces grands mouvements de la passion où la puissance de conception virile lui est un trop dangereux rival, – domaine réservé qu'elle fera sagement de laisser à l'homme – mais plutôt ces intimes et mystérieux recoins où celui-là ne saurait pénétrer. Voyons en effet, examinons un peu ce qui advient dans la pratique courante de la vie: Toujours par quelque endroit, si fervent que soit un amour, la femme échappe à l'homme. Que ne peut-on les suivre ces amants, qui, dans un regard tout mouillé de tendresse, semblaient fondre leur âme et tout à l'heure uniront leur être d'un élan passionné! Oui, que ne peut-on pénétrer jusqu'aux plus intimes replis d'eux-mêmes! On serait effrayé de ce qu'on y verrait. Leurs lèvres une fois descellées et leurs bras désunis, quand la pleine possession de la conscience a remplacé cette folie d'une minute qu'est la fougue de l'instinct, quel abîme entre deux êtres qui tout à l'heure n'en faisaient qu'un! De ces chairs confondues et de ces souffles mêlés, plus rien qui demeure, hélas! La vraie nature a repris ses droits. Ils sont redevenus eux-mêmes, car dans cette brève détente de l'instinct, ils étaient tout au juste, et dans la rigueur grammaticale du terme, aliénés d'eux-mêmes. Et ce n'est pas seulement impénétrabilité particulière, difficulté d'adaptation, qui fait que deux âmes rapprochées par la vie ne sont pas plus rigoureusement pareilles que deux feuilles assemblées aux souffles de la forêt. Non, ce n'est pas désaccord d'une heure; c'est quelque chose à la fois de plus général et de plus local, général dans ses effets et local dans ses causes.

Là véritablement peut triompher la Femme, puisque, se penchant sur elle-même, c'est elle aussi qu'elle traduit jusque dans les troubles de sa chair et les contractions de son cœur. Il faudrait ne rien concéder aux merveilleuses puissances de l'intuition, pour refuser à la femme, si peu douée fût-elle d'expression verbale, ce droit d'aveu, de confession, par où elle saura se révéler tout entière, à nous que d'irréductibles divergences de physiologie empêchent de sentir comme elles. A certaines heures, c'est comme si elle parlait une langue que nous ne pouvons entendre, et la seule contraction de ses traits nous permet de soupçonner des angoisses qui ne sauraient avoir d'écho direct en nous. Domaine réservé, comment y pénétrer si nulle analogie n'existe, nulle correspondance entre des épreuves qui la bouleversent toute et nos propres émotions!

Un seul écrivain contemporain eut cette audace singulière de se substituer à elle en quelque façon et de pousser son diagnostic jusqu'aux régions les plus intimes de sa physiologie. Faut-il nommer l'auteur illustre de la Femme et de l'Amour? Je ne sache pas que sous une autre plume virile, dans aucune littérature, les défaillances d'un tempérament aient été plus minutieusement décrites. Mais il advint qu'en dépit d'une merveilleuse sensibilité, la plus étrangement féminine qui eût jamais paru, les mouvements tumultueux d'une imagination jadis faussée par une extrême continence de jeunesse firent trembler sa main d'une émotion sénile et obscurcirent son regard d'inquiétantes visions. Michelet lui-même ne nous donna donc qu'une contrefaçon de l'âme féminine, séduisante à coup sûr, mais faussée de parti pris. Si nous nous tenons à la prose, les cris déchirants d'une Lespinasse nous présentent un tableau, sous forme de confession, qui n'a pas d'analogue et ne saurait en avoir sous une signature virile. Là véritablement elle est l'égale de l'homme, que dis-je? un instant elle lui devient supérieure, car si la faculté d'expression s'ajoute en elle à la sincérité de son émotion, elle peut hausser jusqu'à la puissance un accent de poète qui jusqu'alors n'avait pas marqué d'ambitions si hautes… La douleur seule est positive: nous le savons par notre propre expérience… Elle accomplira donc ce miracle de transformer, en art d'émotion, les éléments d'un talent qui semblait tout d'abord se restreindre à l'objectivité. Je la trouve, il n'y a pas à dire, cette profondeur d'accent, dans la série des pièces intitulées: Femmes.

 
Complexe chair offerte à la virilité,
Femme, amphore profonde et douce où dort la joie,
Toi que l'amour renverse et meurtrit, blanche proie,
Œuf douloureux où gît notre pérennité,
 
 
Femme qui perds la vie au soir où ta jeunesse
Trépasse, et qui survis, pour des jours superflus,
Te débattant, passé qu'on ne regarde plus,
Dans le noir du Destin où ton être se blesse,
 
 
Humanité sans force, endurante moitié
Du monde, ô camarade éternelle, ô moi-même,
Femme, Femme, qui donc te dira que je t'aime
D'un cœur si gros d'amour, et si lourd de pitié!
 

Voilà des accents qui correspondent à l'émotion directe et nous rendent un compte exact de ces éléments de sincérité qu'il faut reconnaître à l'origine de toute production durable, faute de quoi l'art des vers n'est que pure jonglerie, vain assemblage de mots, juxtaposition de syllabes et de rimes. Sur ces thèmes immortels, qui vaudront toujours ce que vaut l'Humanité, et dureront autant qu'elle, puisqu'ils composent la matière de ses angoisses et de ses espoirs: Brièveté des heures, Beauté fugace, Inconstance du sentiment, pourquoi Mme Lucie Delarue donne-t-elle une note si puissante? Ah! toutes les femmes la comprendront, toutes les femmes se retrouveront dans ses poèmes, qui douées du pouvoir redoutable d'analyser leurs sensations, n'auront pas craint de suivre en leur miroir la progression des flétrissures dont le temps stigmatise leur beauté… celles-là surtout qui, seulement amantes, n'imaginent pas, les malheureuses, d'autre raison de vivre! Je les vois qui se penchent sur ces pages: Femmes, les Adorées, miroir grossissant où vient se réfracter leur image. Et c'est bien, à parler franc, comme un miroir dont la monture inférieure, garnie de pointes, leur déchirerait le cœur! Où donc, je le demande, notre auteur trouva-t-il cette puissance d'évocation? C'est que vraisemblablement, étant femme, elle se représente ces sentiments avec plus de vivacité – je ne dis point qu'elle les ait éprouvés, car elle n'est pas encore à l'âge d'une telle épreuve – mais du moins pressent-elle leur amertume, et la force de l'imagination lui permet de recomposer les éléments de cette prescience. Donc ici je la vois pleinement sincère, grâce à la valeur de l'émotion directe qui commande l'inspiration et dicte l'expression – il faut insister sur ce mot: dicte– puisque le vrai poème, celui qui est digne de ce nom, doit se former dans le cerveau du poète sous la secousse directe qu'est la sensation:

2C'était là une de ces formules chères à Gustave Moreau, qui revenaient fréquemment dans ses entretiens avec ses élèves, et qui se retrouvent dans les notes demeurées inédites où il fixait ses rêveries et ses pensées sur l'art.