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Le Bossu Volume 6

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– Ah!.. fit-elle; Flor!.. ici!.. je me souviens… je n'ai donc pas rêvé!..

Elle porta ses deux mains à son front.

– Cette chambre… reprit-elle; ce n'est pas celle où nous étions cette nuit… Ai-je rêvé?.. ai-je vu ma mère?..

– Tu as vu ta mère, répondit dona Cruz.

La princesse, qui s'était reculée jusqu'à l'autel de deuil, avait des larmes de joie plein les yeux. – C'était à elle la première pensée de sa fille!

Sa fille n'avait pas encore parlé de lui! Tout son cœur monta vers Dieu pour rendre grâces.

– Mais pourquoi suis-je brisée ainsi? demanda Aurore; chaque mouvement que je fais me blesse et mon souffle déchire ma poitrine… A Madrid, au couvent de l'Incarnation, après une grande maladie, quand la fièvre et le délire me quittèrent, je me souviens que j'étais ainsi… j'avais la tête vide… et je ne sais quel poids sur le cœur… chaque fois que j'essayais de penser, mes yeux éblouis voyaient du feu et ma pauvre tête semblait prête à se briser…

– Tu as eu la fièvre, répondit dona Cruz; tu as été bien malade.

Son regard allait vers la princesse comme pour lui dire: C'est à vous de parler; venez.

La princesse restait à sa place, timide, les mains jointes, adorant de loin.

– Je ne sais comment dire cela, murmura Aurore; c'est comme un poids qui écrase ma pensée… Je suis sans cesse sur le point de percer le voile de ténèbres étendu autour de mon pauvre esprit… mais je ne peux pas… non… je ne peux pas!..

Sa tête faible retomba sur le coussin, tandis qu'elle ajoutait:

– Ma mère est-elle fâchée contre moi?

Quand elle eut dit cela, son œil s'éclaira tout à coup. Elle eut presque conscience de sa position. Mais ce ne fut qu'un instant. La brume s'épaissit au-devant de sa pensée et le rayon qui venait de s'allumer dans ses beaux yeux s'éteignit.

La princesse avait tressailli aux dernières paroles de sa fille. D'un geste impérieux elle ferma la bouche de dona Cruz qui allait répondre.

Elle vint de ce pas léger et rapide qu'elle devait avoir aux jours où, jeune mère, le cri de son enfant l'appelait vers le berceau.

Elle vint. – Elle prit par derrière la tête de sa fille et déposa un long baiser sur son front.

Aurore se prit à sourire. C'est alors surtout qu'on put deviner la crise étrange que subissait son intelligence.

Aurore semblait heureuse, mais heureuse de ce bonheur calme et doux qui est le même chaque jour et qui depuis longtemps dure.

Aurore baisa sa mère comme l'enfant accoutumé à donner et à rendre tous les matins le même baiser.

– Mère, murmura-t-elle, j'ai rêvé de toi… et tu as pleuré toute cette nuit dans mon rêve… – Pourquoi Flor est-elle ici? s'interrompit-elle; Flor n'a point de mère… mais que de choses se passent dans une nuit!

C'était encore la lutte. Son esprit faisait effort pour déchirer le voile.

Mais elle céda, vaincue, à la douloureuse fatigue qui l'accablait.

– Que je te voie, mère, dit-elle; viens près de moi… prends-moi sur tes genoux.

La princesse, riant et pleurant, vint s'asseoir sur le lit de jour et prit Aurore dans ses bras. Ce qu'elle éprouvait, comment le dire? Y a-t-il en aucune langue des paroles pour blâmer ou flétrir ce crime divin: l'égoïsme du cœur maternel?

La princesse avait son trésor tout entier; sa fille était sur ses genoux, faible de corps et d'esprit: une enfant, une pauvre enfant. – La princesse voyait bien Flor qui ne pouvait retenir ses larmes.

Mais la princesse était heureuse, et, folle aussi, elle berçait Aurore dans ses bras en murmurant malgré elle je ne sais quel chant doux et naïf.

Et Aurore mettait sa tête dans son sein. C'était charmant et c'était navrant. Dona Cruz détourna les yeux.

– Mère, dit Aurore, j'ai des pensées tout autour de moi et je ne peux les saisir… Il me semble que c'est toi qui ne veux pas me laisser voir clair… Pourtant je sens bien qu'il y a en moi quelque chose qui n'est pas moi-même. Je devrais être autrement avec vous, ma mère…

– Tu es sur mon cœur, enfant, chère enfant, répondit la princesse dont la voix avait d'indicibles douceurs. Ne cherche rien au delà… repose-toi contre mon sein… sois heureuse du bonheur que tu me donnes…

– Madame… madame! dit dona Cruz qui se pencha jusqu'à son oreille; le réveil sera terrible!

La princesse fit un geste d'impatience. Elle voulait s'endormir dans cette étrange volupté qui pourtant lui torturait l'âme.

Avait-on besoin de lui dire que tout ceci n'était qu'un rêve?

– Mère, reprit Aurore, si tu me parlais… je crois bien que le bandeau tomberait de mes yeux… Si tu savais… Je souffre…

– Tu souffres? répéta madame de Gonzague en la pressant passionnément contre sa poitrine.

– Oui… je souffre bien… j'ai peur… horriblement, ma mère… et je ne sais pas… je ne sais pas…

Il y avait des larmes dans sa voix; ses deux belles mains pressaient son front.

La princesse sentit comme un choc intérieur dans cette poitrine qu'elle collait à la sienne.

– Oh!.. oh!.. fit par deux fois Aurore. Laissez-moi… c'est à genoux qu'il me faut vous contempler, ma mère… Je me souviens… chose inouïe! tout à l'heure, je pensais n'avoir jamais quitté votre sein…

Elle regarda la princesse avec des yeux effarés.

Celle-ci essaya de sourire, mais son visage exprimait l'épouvante.

– Qu'avez-vous? qu'avez-vous, ma mère? demanda Aurore; vous êtes contente de m'avoir retrouvée, n'est-ce pas?

– Si je suis contente, enfant adorée!..

– Oui… c'est cela… vous m'avez retrouvée… Je n'avais pas de mère…

– Et Dieu qui nous a réunis, ma fille, ne nous séparera plus!

– Dieu?.. fit Aurore dont les yeux agrandis se fixaient dans le vide; Dieu?.. Je ne pourrais pas le prier en ce moment… je ne sais plus ma prière…

– Veux-tu la répéter avec moi, ta prière? demanda la princesse, saisissant cette diversion avec avidité.

– Oui, ma mère… attendez!.. Il y a autre chose…

– Notre père qui êtes aux cieux… commença madame de Gonzague en joignant les mains d'Aurore entre les siennes.

– Notre père qui êtes aux cieux… répéta Aurore comme un petit enfant.

– Que votre nom soit sanctifié… continua la mère.

Aurore, cette fois, au lieu de répéter, se roidit.

– Il y a autre chose, murmura-t-elle encore, tandis que ses doigts crispés pressaient ses tempes mouillées de sueur. – Autre chose… Flor! tu le sais, dis-le-moi…

– Petite sœur… balbutia la gitanita.

– Tu le sais! tu le sais, dit Aurore dont les yeux battirent et devinrent humides. – Oh! personne ne veut donc venir à mon secours?..

Elle se redressa tout à coup et regarda sa mère en face.

– Cette prière!.. prononça-t-elle en saccadant ses mots; cette prière… est-ce vous qui me l'avez apprise, ma mère?

La princesse courba la tête, et sa gorge rendit un gémissement.

Aurore fixait sur elle ses yeux ardents.

– Non… ce n'est pas vous… murmura-t-elle.

Son cerveau fit un suprême effort. Un cri déchirant s'échappa de sa poitrine.

– Henri!.. Henri!.. dit-elle; où est Henri?..

Elle était debout. Son regard farouche et superbe couvrait la princesse.

Flor essaya de lui prendre les mains. Elle la repoussa de toute la force d'un homme.

La princesse sanglotait, la tête sur ses genoux.

– Répondez-moi! s'écria Aurore; Henri!.. qu'a-t-on fait d'Henri?..

– Je n'ai songé qu'à toi, ma fille… balbutia madame de Gonzague.

Aurore se retourna brusquement vers dona Cruz.

– L'ont-ils tué?.. interrogea-t-elle la tête haute et le regard brûlant.

Dona Cruz ne répondit point. Aurore revint vers sa mère.

Celle-ci se laissa glisser à genoux et murmura:

– Tu me brises le cœur, enfant… je te demande pitié.

– L'ont-ils tué? répéta Aurore.

– Lui! toujours lui! s'écria la princesse en se tordant les mains; dans le cœur de cette enfant il n'y a plus de place pour l'amour de sa mère!

Aurore avait les yeux fixés au sol.

– Elles ne veulent pas me dire si on me l'a tué! pensa-t-elle tout haut.

La princesse tendit les bras vers elle, puis se renversa en arrière, évanouie.

Aurore tenait les deux mains de sa mère. Son visage était pourpre, son œil tragique.

– Sur mon salut, je vous crois, madame, dit-elle; vous n'avez rien fait contre lui… et c'est tant mieux pour vous, si vous m'aimez comme je vous aime… Si vous aviez fait quelque chose contre lui…

– Aurore! Aurore! interrompit dona Cruz, qui lui mit sa main sur la bouche.

– Je parle, interrompit à son tour mademoiselle de Nevers avec une dignité hautaine; je ne menace pas… nous nous connaissons depuis quelques heures seulement, ma mère et moi: il est bon que nos cœurs se mettent à nu… Ma mère est une princesse, je suis une pauvre fille: c'est ce qui me donne le droit de parler haut à ma mère… Si ma mère était une pauvre femme, faible, abandonnée, je ne me serais pas relevée encore et je ne lui aurais parlé qu'à genoux!

Elle baisa les mains de la princesse qui la contemplait avec admiration.

C'est qu'elle était belle! C'est que cette angoisse profonde qui torturait son cœur sans abaisser sa fierté, mettait une auréole à son front de vierge!

Vierge, nous avons bien dit, mais vierge-épouse, ayant toute la force et toute la majesté de la femme.

– Il n'y a que toi au monde pour moi, ma fille, dit la princesse; si je ne t'ai pas, je suis faible et je suis abandonnée… Juge-moi, mais avec la pitié qu'on doit à ceux qui souffrent… Tu me reproches de ne point avoir arraché le bandeau qui aveuglait ta raison… mais tu m'aimais quand tu avais le délire… et c'est vrai! c'est vrai!.. je craignais ton réveil!..

Aurore glissa un regard du côté de la porte.

– Est-ce que tu veux me quitter? s'écria la mère effrayée.

– Il le faut, répondit la jeune fille; quelque chose me dit qu'Henri m'appelle en ce moment, et qu'il a besoin de moi!

 

– Henri!.. toujours Henri!.. murmura madame de Gonzague avec l'accent du désespoir; tout pour lui, rien pour ta mère!

Aurore fixa sur elle ses grands yeux fixes et brûlants:

– S'il était là, madame, répliqua-t-elle avec douceur, et que vous fussiez, vous, loin d'ici, en danger de mort, je ne lui parlerais que de vous!

– Est-ce vrai, cela? s'écria la princesse charmée, est-ce que tu m'aimes autant que lui?

Aurore se laissa aller dans ses bras en murmurant:

– Que ne l'avez-vous connu plus tôt, ma mère.

La princesse la dévorait de baisers.

– Écoute! disait-elle; je sais ce que c'est qu'aimer un homme… mon noble et cher époux qui m'entend et dont le souvenir emplit cette retraite, doit sourire aux pieds de Dieu en voyant le fond de mon cœur… oui, je t'aime plus que je n'aimais Nevers, parce que mon amour de femme se confond avec mon amour de mère… c'est toi, mais c'est lui aussi que j'aime en toi, Aurore, mon espoir chéri, mon bonheur… Écoute! pour que tu m'aimes, je l'aimerai… Je sais que tu ne m'aimerais plus, tu l'as écrit, Aurore, si je le repoussais… Je lui ouvrirai mes bras…

Elle pâlit tout à coup parce que son regard venait de tomber sur dona Cruz.

La gitanita passa dans un cabinet dont la porte s'ouvrait derrière le lit de jour.

– Vous lui ouvrirez vos bras, ma mère! répéta Aurore.

La princesse était muette et son cœur battait violemment.

Aurore s'arracha de ses bras.

– Vous ne savez pas mentir! s'écria-t-elle; il est mort… vous le croyez mort!

Avant que la princesse, qui était tombée sur un siége, pût répondre, dona Cruz reparut et barra le passage à Aurore qui s'élançait vers la porte.

Dona Cruz avait sa mante et son voile.

– As-tu confiance en moi, petite sœur? dit-elle; tes forces trahiraient ton courage… tout ce que tu voudrais faire, moi je le ferai.

Puis s'adressant à madame de Gonzague, elle ajouta:

– Ordonnez d'atteler, je vous prie, madame la princesse!

– Où vas-tu, petite sœur? demanda Aurore défaillante.

– Madame la princesse va me dire, répliqua la gitanita d'un ton ferme, où il faut aller pour le sauver.

VI
– Condamné à mort. —

Dona Cruz attendait, debout auprès de la porte.

La mère et la fille étaient en face l'une de l'autre. La princesse venait d'ordonner qu'on attelât.

– Aurore, dit-elle, je n'ai pas attendu le conseil de ton amie… c'est pour toi qu'elle a parlé, je ne lui en veux point… mais qu'a-t-elle donc cru, cette jeune fille?.. que je prolongeais le sommeil de ton intelligence pour t'empêcher d'agir?..

Dona Cruz se rapprocha involontairement.

– Hier, reprit la princesse, j'étais l'ennemie de cet homme… sais-tu pourquoi?.. il m'avait pris ma fille, et les apparences me criaient: Nevers est tombé sous ses coups…

La taille d'Aurore se redressa, mais ses yeux se baissèrent. Elle devint si pâle, que sa mère fit un pas pour la soutenir. Aurore lui dit:

– Poursuivez, madame; j'écoute… Je vois à votre visage que vous avez déjà reconnu la calomnie.

– J'ai lu tes souvenirs, ma fille, répondit la princesse; c'est un éloquent plaidoyer… l'homme qui a gardé si pur un cœur de vingt ans sous son toit ne peut être un assassin… l'homme qui m'a rendu ma fille telle que j'espérais à peine la revoir dans mes rêves les plus ambitieux d'amour maternel, doit avoir une conscience sans tache…

– Merci pour lui, ma mère… N'avez-vous pas d'autre preuve que cela?

– Si fait… j'ai les témoignages d'une digne femme et de son petit-fils… Henri de Lagardère…

– Mon mari, ma mère…

– Ton mari, ma fille, prononça la princesse en baissant la voix, n'a pas frappé Philippe de Nevers, il l'a défendu.

Aurore se jeta au cou de sa mère, et perdant soudain sa froideur, couvrit de baisers son front et ses joues.

– C'est pour lui! dit madame de Gonzague en souriant tristement.

– C'est pour toi! dit Aurore en portant la main de sa mère à ses lèvres; pour toi, que je retrouve enfin, mère chérie!.. pour toi que j'aime, pour toi qu'il aimera… Et qu'as-tu fait?

– Le régent, répondit la princesse, a la lettre qui met en lumière l'innocence de M. de Lagardère.

– Merci! oh! merci!.. dit Aurore; mais, pourquoi ne le voyons-nous point?

La princesse fit signe à Flor d'approcher.

– Je te pardonne, petite, fit-elle en la baisant au front; le carrosse est attelé… C'est toi qui vas aller chercher la réponse à la question de ma fille… Pars et reviens bien vite: nous t'attendons.

Dona Cruz s'éloigna en courant.

– Eh bien, chérie, dit la princesse à Aurore en la conduisant vers le sofa; ai-je assez mortifié cet orgueil de grande dame que tu réprouvais sans le connaître… suis-je assez obéissante devant les hauts commandements de mademoiselle de Nevers?

– Vous êtes bonne, ma mère… commença Aurore.

Elles s'asseyaient. Madame de Gonzague lui ferma la bouche d'un baiser.

– Je t'aime, voilà tout, dit-elle; tout à l'heure j'avais peur de toi… maintenant je ne crains rien: j'ai un talisman.

– Quel talisman? demanda la jeune fille qui souriait.

La princesse la contempla un instant en silence, puis elle répondit:

– L'aimer pour que tu m'aimes.

Aurore se jeta dans ses bras.

Dona Cruz cependant avait traversé le salon de madame de Gonzague et arrivait à l'antichambre, lorsqu'un grand bruit vint frapper ses oreilles. On se disputait vivement sur l'escalier. Une voix qu'elle crut vaguement reconnaître gourmandait les valets et caméristes de madame de Gonzague. Ceux-ci, qui semblaient massés en bataillon de l'autre côté de la porte, défendaient l'entrée du sanctuaire.

– Vous êtes ivre!.. disaient les laquais, tandis que la voix aiguë des chambrières ajoutait: Vous avez du plâtre plein vos chausses et de la paille dans vos cheveux… belle tenue pour se présenter chez une princesse!..

– Palsambleu! marauds! s'écria la voix de l'assiégeant, il s'agit bien de plâtre, de paille ou de tenue… Pour sortir de l'endroit d'où je viens, on n'y regarde pas de si près!..

– Vous sortez du cabaret, dit le chœur des valets.

– Ou du violon! amendèrent les servantes.

Dona Cruz s'était arrêtée pour écouter.

– Insolente engeance! reprit la voix; allez dire à votre maîtresse que son cousin, M. le marquis de Chaverny demande à l'entretenir sur-le-champ.

– Chaverny! répéta dona Cruz étonnée.

De l'autre côté de la porte, la valetaille semblait se consulter. On avait fini par reconnaître le marquis de Chaverny, malgré son étrange accoutrement et le plâtre qui souillait le velours de ses chausses. – Chacun savait que Chaverny était cousin de Gonzague.

Il paraît que le petit marquis trouva la délibération trop longue. – Dona Cruz entendit un bruit de lutte, des cris de femmes et le tapage que fait un corps humain en dégringolant à la volée les marches d'un escalier. – Puis, la porte s'ouvrit brusquement et le dos du petit marquis, portant le superbe frac de M. de Peyrolles, se montra.

– Victoire! cria-t-il en repoussant le flot des assiégés des deux sexes qui se précipitaient sur lui de nouveau; du diable si ces coquins n'ont pas été sur le point de me mettre en colère!

Il leur jeta la porte au nez et poussa le verrou.

En se retournant il aperçut dona Cruz. – Avant que celle-ci pût reculer ou se défendre, il lui saisit les deux mains et les baisa en riant.

Les idées lui venaient comme cela à ce petit marquis, sans transition. Il ne s'étonnait de rien.

– Bel ange, lui dit-il, tandis que la jeune fille se dégageait moitié gaie, moitié confuse, j'ai rêvé de vous toute la nuit… le hasard veut que je sois trop occupé ce matin pour vous faire une déclaration en règle… aussi, brusquant les préliminaires, je tombe tout d'abord à vos genoux en vous offrant mon cœur et ma main.

Il s'agenouilla en effet au milieu de l'antichambre.

La gitanita ne s'attendait guère à cette aventure. – Mais elle n'était pas beaucoup plus embarrassée que M. le marquis.

– Je suis pressée aussi, dit-elle en faisant effort pour garder son sérieux; – laissez-moi passer, je vous prie!

Chaverny se releva et l'embrassa franchement, comme Frontin embrasse Lisette au théâtre.

– Vous ferez la plus ravissante marquise du monde! s'écria-t-il; – c'est entendu… ne croyez pas que j'agisse à la légère… j'ai réfléchi à cela tout le long du chemin.

– Mais, mon consentement?.. objecta dona Cruz.

– J'y ai songé!.. si vous ne consentez pas, je vous enlève… Or çà, ne parlons pas plus longtemps d'une affaire conclue… J'apporte ici de bien importantes nouvelles… Je veux voir madame de Gonzague.

– Madame de Gonzague est avec sa fille, répliqua dona Cruz; – elle ne reçoit pas.

– Sa fille! s'écria Chaverny; – mademoiselle de Nevers!.. ma femme d'hier soir!.. Charmante enfant, vive Dieu!.. Mais c'est vous que j'aime et que j'épouse aujourd'hui… Écoutez-moi bien, adorée, je parle sérieusement: puisque mademoiselle de Nevers est avec sa mère, raison de plus pour que je sois introduit.

– Impossible! voulut dire la gitanita.

– Rien d'impossible aux chevaliers français!.. prononça gravement Chaverny.

Il prit dona Cruz dans ses bras, et, tout en lui dérobant, comme on disait alors, une demi-douzaine de baisers, il la mit à l'écart.

– Je ne sais pas le chemin, poursuivit-il, – mais le dieu des aventures me guidera… avez-vous lu les romans de la Calprenède?.. un homme qui porte un message écrit avec du sang sur un chiffon de batiste ne passe-t-il pas partout?..

– Un message… écrit avec du sang!.. répéta dona Cruz qui ne riait plus.

Chaverny était déjà dans le salon. La gitanita courut après lui, mais elle ne put l'empêcher d'ouvrir la porte de l'oratoire et de pénétrer chez la princesse à l'improviste.

Ici, les manières de Chaverny changèrent un petit peu. Ces fous savaient leur monde.

– Madame ma noble cousine, dit-il en restant sur le seuil et respectueusement incliné, – je n'ai jamais eu l'honneur de mettre mes hommages à vos pieds et vous ne me connaissez pas. – Je suis le marquis de Chaverny, cousin de Nevers, par mademoiselle de Chaneilles, ma mère…

A ce nom de Chaverny, Aurore, effrayée, s'était serrée contre sa mère.

Dona Cruz venait de rentrer derrière le marquis.

– Et que venez-vous faire chez moi, monsieur? demanda la princesse qui se leva courroucée.

– Je viens expier les torts d'un écervelé de ma connaissance, répondit Chaverny en tournant vers Aurore un regard presque suppliant, – d'un fou qui porte un peu le même nom que moi… et au lieu de faire à mademoiselle de Nevers des excuses qui ne pourraient être acceptées, j'achète mon pardon en lui apportant un message.

Il mit un genou en terre devant Aurore.

– Un message de qui? demanda la princesse en fronçant le sourcil.

Aurore, tremblante et changeant de couleur, avait déjà deviné.

– Un message du chevalier Henri de Lagardère, répondit Chaverny.

En même temps, il tira de son sein le mouchoir où Henri avait tracé quelques mots avec son sang.

Aurore essaya de se lever, mais elle retomba, défaillante, sur le sofa.

– Est ce que…? commença la princesse en voyant ce lambeau, maculé de taches rouges.

Chaverny regardait Aurore que dona Cruz soutenait déjà dans ses bras.

– La missive a une apparence lugubre, dit-il, – mais ne vous effrayez pas… quand on n'a ni encre ni papier pour écrire…

– Il vit! murmura Aurore en poussant un grand soupir.

Puis, ses beaux yeux pleins de larmes, levés vers le ciel, remercièrent Dieu.

Elle prit des mains de Chaverny le mouchoir teint de sang et le pressa passionnément contre ses lèvres.

La princesse détourna la tête. Ce devait être la dernière révolte de sa fierté.

Aurore essaya de lire, – mais ses pleurs l'aveuglaient et, d'ailleurs, le linge avait bu. Les caractères étaient presque indéchiffrables.

Madame de Gonzague, dona Cruz et Chaverny voulurent lui venir en aide. Ces larges hiéroglyphes, mêlés et fondus, furent muets pour eux.

– Je lirai! dit Aurore en essuyant ses yeux avec le mouchoir lui-même.

Elle s'approcha de la fenêtre et s'agenouilla devant la batiste étendue.

Elle lut en effet:

«A madame la princesse de Gonzague… que je voie Aurore encore une fois avant de mourir!..»

Aurore resta un instant immobile et glacée.

Quand elle se releva dans les bras de sa mère, elle dit à Chaverny:

– Où est-il?

– A la prison du Châtelet.

– Il est donc condamné?

– Je l'ignore… ce que je sais, c'est qu'il est au secret.

 

Aurore s'arracha des étreintes de sa mère.

– Je vais aller à la prison du Châtelet, dit-elle.

– Vous avez près de vous votre mère, ma fille, murmura la princesse dont la voix trouva des accents de reproche; votre mère est désormais pour vous un guide et un soutien… votre cœur n'a point parlé; votre cœur eût dit: Ma mère, conduisez-moi à la prison du Châtelet.

– Quoi! balbutia Aurore, vous consentiriez!

– L'époux de ma fille est mon fils, répondit la princesse; s'il succombe, je le pleurerai… s'il peut être sauvé, je le sauverai!

Elle marcha la première vers la porte. – Aurore la suivit, et, baisant ses mains qu'elle baigna de ses larmes:

– Que Dieu vous récompense, ma mère!

On avait déjeuné copieusement et longuement au grand greffe du Châtelet. M. le marquis de Segré méritait la réputation qu'il avait de faire bien les choses. C'était un gourmet d'excellent ton, un magistrat à la mode et un parfait gentilhomme.

Les assesseurs, depuis le sieur Bertelot de la Beaumelle jusqu'au jeune Husson Bordesson, auditeur en la grand'chambre, qui n'avait que voix consultative, étaient de bons vivants, bien nourris, de bel appétit et plus à l'aide à table qu'à l'audience.

Il faut leur rendre cette justice que la seconde séance de la chambre ardente fut beaucoup moins longue que le déjeuner.

Des trois témoins que l'on devait entendre, deux avait du reste fait défaut; les nommés Cocardasse et Passepoil, prisonniers fugitifs. – Un seul, M. de Peyrolles avait déposé.

Les charges produites par lui étaient si précises et si accablantes, que la procédure avait dû être singulièrement simplifiée.

Tout était provisoire en ce moment au Châtelet. Les juges n'avaient point leurs aises comme au palais du parlement. M. le marquis de Segré n'avait pour vestiaire qu'un petit cabinet noir attenant au grand greffe et séparé seulement par une cloison du réduit où MM. les conseillers faisaient leur toilette en commun.

C'était fort gênant, et MM. les conseillers étaient mieux traités que cela dans les plus minces présidiaux de province.

La salle du grand greffe donnait par une porte-fenêtre sur le pont qui reliait la tour de briques ou tour neuve au château, à la hauteur de l'ancien cachot de Chaverny. – Les condamnés devaient passer par cette salle pour regagner la prison.

– Quelle heure avez-vous, monsieur de la Beaumelle? demanda le marquis de Segré à travers sa cloison.

– Deux heures, monsieur le président, répondit le conseiller.

– La baronne doit m'attendre!.. la peste soit de ces doubles séances… Priez M. Husson de voir si ma chaise est à la porte.

Husson-Bordesson descendit les escaliers quatre à quatre. – Ainsi fait-on quand on veut monter dans les carrières sérieuses.

– Savez-vous, disait cependant Perrin-Hocquelin du Teil de Viefville-en-Forez, que ce témoin, M. de Peyrolles s'exprime très-convenablement!.. Sans lui, nous aurions dû délibérer jusqu'à trois heures…

– Il est à M. le prince de Gonzague, répondit la Beaumelle; M. le prince choisit bien ses gens.

– Qu'ai-je donc entendu dire? fit le marquis président; M. de Gonzague serait en disgrâce?

– Point, point, répliqua Perrin-Hocquelin; M. de Gonzague a eu pour lui tout seul, le matin de ce jour, le petit lever de Son Altesse Royale… C'est une faveur à chaux et à sable!

– Coquin! maraud! bélître! pendard! s'écria en ce moment le président de Segré.

C'était sa manière d'accueillir son valet de chambre, lequel le dévalisait en revanche.

– Fais attention, reprit-il, que je vais chez la baronne et qu'il faut que je sois coiffé à miracle.

Au moment où le valet de chambre allait commencer son office, un huissier entra dans le boudoir commun de MM. les conseillers et dit:

– Peut-on parler à M. le président?

Le marquis de Segré entendit au travers de sa cloison et cria à tue-tête:

– Je n'y suis pas, corbieu! envoyez tous ces gens au diable!

– Ce sont des dames… reprit l'huissier.

– Des plaideuses… A la porte!.. Comment mises?

– Toutes deux en noir… et voilées.

– Costume de procès perdu… Comment venues?

– Dans un carrosse aux armes de M. le prince de Gonzague.

– Ah! diable!.. fit M. de Segré; ce Gonzague n'avait pourtant pas l'air à son aise en témoignant devant la cour… Mais puisque M. le régent… Faites attendre… Husson-Bordesson!

– Il est allé voir si la chaise de M. le président est à la porte.

– Jamais là quand on a besoin de lui! grommela M. le marquis reconnaissant; il ne parviendra pas, ce bêta-là!..

Puis, élevant la voix:

– Vous êtes habillé, monsieur de la Beaumelle?.. faites-moi le plaisir d'aller tenir compagnie à ces dames… je suis à elles dans un instant.

Bertelot de la Beaumelle qui était en bras de chemise, endossa son vaste frac de velours noir, souffleta sa perruque et se rendit à la corvée.

M. le marquis de Segré dit à son valet de chambre:

– Tu sais… si la baronne ne me trouve pas bien coiffé, je te chasse!.. Mes gants… Un carrosse aux armes de Gonzague… qui peuvent être ces pimbèches?.. Mon chapeau… ma canne… pourquoi ce pli à mon jabot, coquin digne de la roue?.. Tu m'auras un bouquet… pour madame la baronne… Précède-moi, maroufle!

M. le marquis traversa le cabinet de toilette pour cinq et répondit par un signe de tête au salut respectueux de ses conseillers.

Puis, il fit son entrée dans la salle du greffe en vrai petit-maître de palais.

Ce fut peine perdue. Les deux dames qui l'attendaient, en compagnie de M. de la Beaumelle muet comme un poisson et plus droit qu'un piquet, ne remarquèrent nullement les grâces de sa tournure.

M. de Segré mit le binocle à l'œil. – Il ne connaissait point ces dames.

Tout ce qu'il put se dire, c'est que ce n'étaient pas des demoiselles d'Opéra comme celles que M. le prince de Gonzague patronnait d'ordinaire.

– A qui ai-je l'honneur de parler, belles dames? demanda-t-il en pirouettant et en jouant de son mieux au gentilhomme d'épée.

La Beaumelle, délivré, regagna le vestiaire.

– Monsieur le président, répondit la plus grande des femmes voilées, je suis la veuve de Philippe de Lorraine, duc de Nevers…

– Hein!.. fit Segré; mais la veuve du duc de Nevers a épousé le prince de Gonzague, il me semble!..

– Je suis la princesse de Gonzague, répondit-on avec une sorte de répugnance.

Le président fit trois ou quatre saluts de cour, et se précipitant vers l'antichambre:

– Des fauteuils, coquins! s'écria-t-il; je vois bien qu'il faudra que je vous chasse tous un jour ou l'autre!

Son accent terrible mit en branle les huissiers, les garçons de chambre, les massiers, les commis greffiers, les expéditionnaires et généralement tous les rats de palais qui moisissaient dans les cellules voisines.

On apporta en tumulte une douzaine de fauteuils.

– Point n'est besoin, monsieur le président, dit la princesse qui resta debout; nous venons, ma fille et moi…

– Ah!.. peste!.. interrompit M. de Segré en s'inclinant; un bouton de lis!.. Je ne savais pas que M. le prince de Gonzague…

– Mademoiselle de Nevers! prononça gravement la princesse.

Le président fit des yeux en coulisse et salua.

– Nous venons, poursuivit la princesse, apporter à la justice des renseignements…

– Permettez-moi de vous dire que je devine, belle dame, interrompit encore le marquis; notre profession aiguise et subtilise l'esprit, si l'on peut ainsi s'exprimer, d'une façon assez remarquable… Nous étonnons beaucoup de gens… sur un mot, nous voyons la phrase… sur la phrase le livre… Je devine que vous venez nous apporter des preuves nouvelles de la culpabilité de ce misérable…

– Monsieur!.. firent en même temps la princesse et Aurore.

– Superflu! superflu!.. dit M. de Segré qui mit une grâce précieuse à chiffonner son jabot; la chose est faite… elle est bien faite… Le malheureux n'assassinera plus personne!

– N'avez-vous donc rien reçu de Son Altesse Royale? demanda la princesse d'une voix sourde.

Aurore, prête à défaillir, s'appuyait sur elle.

– Rien absolument, madame la princesse, répondit le marquis. Mais il n'était pas besoin… La chose est faite… elle est bien faite… Voilà déjà une demi-heure que l'arrêt est rendu.

– Et vous n'avez rien reçu du régent? répéta la princesse qui était comme atterrée.

Elle sentit Aurore trembler et frémir à son côté.

– Que vouliez-vous de plus? s'écria M. de Segré; qu'il fût roué vif en place de Grève? Son Altesse Royale n'aime pas ce genre d'exécution… sauf les cas où il faut faire exemple pour la banque…

– Est-il donc condamné à mort?.. balbutia Aurore.

– Et à quoi donc, charmante enfant?.. Vouliez-vous qu'on le mît au pain sec et à l'eau?