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La fabrique de mariages, Vol. I

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– Le contrat de mariage!.. je parie vingt sous qu'il s'agit du contrat de mariage.

Elle prit sa course comme si le feu eût été à la maison.

La portière referma son vasistas et dit aux courtisans qui emplissaient sa loge:

– La pauvre maman Carabosse a un toc! La tête n'y est plus. Avez-vous vu comme elle est fagotée?.. Elle a fait crédit pour des pains au beurre au clerc du cintième… et les locataires se plaignent qu'elle cause toute seule dans son grenier.

Les courtisans de la portière, servum pecus, répétèrent en chœur:

– La tête déménage… La pauvre maman Carabosse a un toc!

VII
– La barrière des Paillassons. —

Nous sommes bien aise d'illustrer un peu la plus humble de toutes nos barrières. C'est assurément un des lieux les moins connus qui soient au monde. Elle figure sur les plans de Paris, mais elle n'a jamais été ouverte, et consiste en un seul pavillon d'architecture baroque, enclavé dans le mur d'enceinte et flanqué de deux jardinets humides qui ne réussissent point à l'égayer. Ce pavillon est situé à l'extrémité de l'avenue d'Harcourt, entre les barrières de Sèvres et de l'École: c'est le point de l'enceinte le plus voisin des Invalides. Sans doute, cette raison motiva la construction de la barrière projetée; mais, comme elle se fût ouverte sur des marais complétement déserts, on y renonça.

Presque en face du bâtiment qui porte le nom de barrière des Paillassons, de l'autre côté du boulevard extérieur, débouche la ruelle Saint-Fiacre, maintenant inhabitée. Elle va du boulevard à la rue de l'École.

Tous ceux qui ont fait à Paris leur cours de droit ou de médecine avant 1848, savent que le château de la Savate, tenu par Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, était situé dans cette ruelle. Il y avait là un bosquet de marronniers dont l'écorce était lamentablement tatouée de chiffres amoureux, renfermés dans des cœurs. Les marronniers n'existent plus; ils ont emporté dans leur chute des milliers de contrats non authentiques. – Le spéculateur qui les a déracinés nous semble coupable au même titre que le destructeur de la bibliothèque d'Alexandrie.

Le château de la Savate était une grande vilaine masure bâtie en bois, mais qui avait je ne sais quel caractère farouche et mélodramatique. – Barbedor savait des histoires terribles qui s'étaient passées au château sous la Terreur et en d'autres temps. – Je crois que ce château avait été construit expressément lors de la régularisation des octrois pour favoriser une vaste entreprise de contrebande.

Barbedor prétendait qu'il était plus vieux que Paris, – et montrait la chambre où Julien l'Apostat s'était reposé – la veille du jour où ses caporaux lui offrirent le sceptre impérial.

Il y a maintenant un carré d'artichauts à la place de ce monument historique.

Le château était une guinguette, on y vendait du vin à six sous le litre; – mais ce Barbedor, maître homme s'il en fut, avait plusieurs genres de clientèles. – Quand on voulait, on avait au château de la Savate des glaces comme à Tortoni, des truffes comme chez Véfour.

Barbedor était membre de la Société des forts-et-adroits.

Ici, nous sommes forcé de soulever un petit coin du voile qui recouvre les mystères parisiens. Certains, parmi nos lecteurs, pourraient ne point connaître cette société aussi utile que recommandable.

Les forts-et-adroits sont des citoyens honorablement musclés, qui font argent de leur vigueur et travaillent en public de quelque manière que ce soit. Ils s'intitulent volontiers eux-mêmes artistes. Ils n'ont pas moins de droits à cette glorification que les vétérinaires et les gens qui remplissent au théâtre les rôles importants de vague, de canon, ou de chaise de poste dans la coulisse. – Les forts-et-adroits peuvent, du reste, pratiquer un état manuel ou autre comme tout le monde; mais, dès qu'il s'agit de travailler, ils mettent généralement de côté leur force et leur adresse: ce sont les paresseux par excellence.

Ils sont, d'ailleurs, trop fiers. Pour garder leur dignité d'homme intacte et immaculée, ils choisissent de préférence les professions où la main libre peut rester dans la poche. A Paris, ce sont eux presque toujours, ces artistes, qui continuent dans le ruisseau le rôle grotesquement travesti des chevaliers errants d'autrefois; ils protégent et se battent. Ceci n'a pas lieu gratis. – Pour un mot de plus que nous allions écrire, il nous a semblé tout à coup que cette page prenait couleur de boue.

Il y en a pourtant d'honnêtes, à ce qu'on dit.

Les forts-et-adroits s'appellent aussi bons-hommes, quand ils se bornent à pratiquer la lutte ou la gymnastique.

Naguère, avant la mort du lutteur Rabasson, «l'invincible paysan,» la salle Montesquieu nous donnait chaque année quelques échantillons de ces étranges combats. Nous offrons de gager qu'on ne suait pas plus horriblement dans les arènes antiques. – Mais c'était beau, il faut bien en convenir. Le cornac de ces robustes animaux faisait des discours macaroni, qui seuls eussent valu le prix d'entrée.

Ce fort-et-adroit était assurément le plus éloquent des bons-hommes.

Et le troupeau qu'il gardait! – Il l'appelait «sa troupe.» – Quels torses! quels cous! quels biceps! Il faut avoir vu ces jeux pour savoir combien l'homme peut se rapprocher du lion et du tigre. C'était beau.

Rabasson et Marseille, l'Achille et l'Hector de cette Iliade, Blas, l'Ajax indompté, Arpin, dont le pareil ne se trouve point dans Homère, et Rivoire, sage et brave comme l'époux de Pénélope.

Le cornac était Agamemnon, roi des rois, dont il rappelait énergiquement le profil. – Puis venaient les phalanges des Grecs et des Troyens, tous adroits, tous forts, tous bons-hommes, depuis Plantevin jusqu'à Ginos, depuis Henri de Paris (Robert le Fort, qui n'était pas maladroit et qui a fondé une si puissante dynastie, se disait aussi de Paris) jusqu'à Pierre le Savoyard, depuis Bacquet l'Artilleur jusqu'à Pile-de-Pont.

Maintenant, Paris est veuf de ces joies. L'autorité ne veut plus souffrir qu'un chrétien rende l'âme, étouffé par un autre chrétien, pour amuser un parterre en blouse et des fauteuils en habits noirs.

Où combattent-ils? Quel pays heureux se pâme à voir le temps de bras, le temps de hanche ou la ceinture?

A part les lutteurs de profession, la Société des forts-et-adroits compte d'innombrables adeptes. C'est une véritable franc-maçonnerie qui comprend les boxeurs anglais, natifs de basse Bretagne, les professeurs d'adresse française, les héros de la canne, du fleuret, du bâton, pointe, contre-pointe, et même danse de salon! – les avaleurs de sabres, – les gens qui portent sur leur dos une charrette chargée de vingt-quatre personnes de bonne volonté, – les pères de famille qui se couchent sur le dos pour lancer leurs enfants en l'air à grands coups de pied: jeux atlastiques, dit l'affiche du Cirque, jeux icariens, répond l'affiche de l'Hippodrome, – jeux de vilain, déciderai-je, – les Hercules du Nord, à massue et à peau de léopard, – les mouches humaines qui marchent au plafond, – les voltigeurs du trapèze, les désossés, les tableaux vivants, que sais-je!..

Il y a une chose faite pour étonner profondément les esprits simples comme le vôtre ou le mien: les forts-et-adroits se doivent mutuellement secours et assistance dans toute bagarre. Contre qui, bon Dieu? Contre les maladroits et les faibles?..

Le château de la Savate, domaine de Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, avait emprunté son nom à un genre de force et d'adresse bien connu sous le règne de Louis-Philippe. On appelait alors savate ce qui se dit maintenant plus poliment chausson: c'est l'art de prodiguer au prochain des coups de pied dans la figure, – ou boxe française.

Ne plaisantons pas: ceci touche au sport. Tout vrai gentleman peut tendre la main à un boxeur. – A la salle Montesquieu dont nous parlions tout à l'heure, il y avait de respectables messieurs, protecteurs éclairés des arts, qui venaient, avec leurs décorations et leurs cheveux blancs, donner des tapes amicales sur les muscles grands dorsaux des athlètes.

Voilà pourquoi Vaterlot avait souvent l'occasion de servir à ses pratiques des fromages glacés et des truffes, dans ce château de la Savate où se consommaient tant de vin bleu, tant de veau froid et tant de pommes de terre frites.

Barbedor avait une salle; Barbedor donnait des assauts. Il était de bon ton de connaître Barbedor. Son public ordinaire se composait d'ouvriers et d'étudiants; mais le boulevard de Gand faisait parfois l'école buissonnière pour assister à ses fêtes, et il y avait des coins de la salle où l'on parlait le pur anglais des jockeys.

Vers la fin de 1847, on commença à donner des assauts réguliers au casino du boulevard Montmartre et ailleurs. La barrière des Paillassons, si aimable qu'elle soit, se trouve un peu éloignée du centre. Peu à peu, les virtuoses du château de la Savate désertèrent; sa clientèle cossue les avait devancés. Barbedor dut profiter de la révolution pour faire faillite. Le château, acheté par les maraîchers voisins, disparut un beau jour. A la place où il était, jamais la charrue du laboureur ne fera sonner les casques des héros, mais le soc y rencontrera longtemps des marmites cassées et des tessons de bouteilles.

En 1836, c'était l'ère de gloire pour le castel de Barbedor. La devanture, d'aspect pauvre et mélancolique, avait été badigeonnée à neuf; on avait mis une petite balustrade en treillage vert des deux côtés de l'allée étroite qui conduisait de la ruelle Saint-Fiacre à la porte principale. La porte elle-même avait eu deux couches de peinture jaunâtre, et l'enseigne représentant deux hommes demi-nus, dont l'un lançait un coup de pied à l'oreille de l'autre, étalait, en outre, huit belles majuscules fraîchement rechampies qui formaient le nom de Barbedor.

 

Il y avait eu encore d'autres embellissements dont le but semblait plus difficile à saisir. Barbedor avait fait construire un petit péristyle en bois et en plâtre sur la ruelle qui rejoignait tortueusement la rue de l'École à travers les terrains. Quelques tilleuls naïfs avaient été plantés là en quinconce. Point d'enseigne de ce côté. Pour quiconque ne connaissait pas l'autre façade de cet important édifice, sa maison se présentait honnêtement, comme un de ces innocents cottages qui émaillent le pourtour de Paris. C'était blanc, c'était bête, c'était bourgeois à faire plaisir.

Les gens qui cherchent une signification à toute chose prétendaient que Barbedor allait se marier et qu'il avait construit cet appendice mignon pour y loger son bonheur conjugal.

En attendant, Barbedor vivait seul. Il avait eu jadis avec lui un neveu du nom de Jean Lagard, qui était son élève; mais Jean Lagard l'avait quitté pour courir le monde.

– C'était un très-gros homme, mangeant et buvant abondamment. Il passait les trois quarts et demi de sa vie assis sous un tilleul malade qui était au-devant de sa porte. Une table ronde dont le pied se fichait dans le sol, supportait sa pipe, sa blague et son pot de bière. Du matin au soir, il vidait la cruche bien des fois; sa pipe n'avait jamais le temps de refroidir. Il restait là, les jambes croisées, les mains dans ses poches, et présentant la plus parfaite image de l'inertie ennuyée.

A voir, sous sa veste de marchand de vin, cette masse de chair obèse et déformée, vous eussiez certes pensé que les jours de force et d'adresse étaient passés pour Jean-François Vaterlot, dit Barbedor; son aspect excluait toute idée d'agilité. – Son aspect trompait. Bien qu'il approchât de la soixantaine, Barbedor retrouvait au besoin ses muscles sous sa graisse. Il boxait comme un ange et battait Lazarus à plate couture. Il était agile à la manière de l'ours: c'était burlesque à voir, mais terrible. Au bâton à deux mains, il rossait Leboucher de Rouen et tenait tête à Trincart le Boiteux, qui est le Roland des paladins de la trique. Les maîtres du sabre et de la canne avaient peur de lui. Il n'avait trouvé en sa vie que notre Garnier de Clérambault pour lui rendre des points au jeu du fleuret.

La moralité de Barbedor ne passait pas pour être aussi robuste que sa constitution physique; néanmoins, il n'avait jamais eu de démêlés sérieux avec la justice. La préfecture tolérait son établissement, et il méritait cette faveur par son extrême prudence: jamais aucune rixe n'avait lieu au château de la Savate. Dès que le diapason des voix s'élevait dans la salle basse qui servait de cabaret, Barbedor jetait tout le monde dehors et fermait boutique.

Il avait des cabinets; ce qui se passait dans les cabinets ne faisait point de bruit.

En somme, dans ce quartier perdu et très-dangereux après la brune tombée, le château de la Savate était plutôt une sécurité qu'un péril.

Barbedor, ancien soldat, menait sa maison militairement. Il avait un chef, deux marmitons et quatre garçons, – sauf les jours d'extra. Comme son casuel était très-capricieux, les fournisseurs de la rue de l'École lui avaient consenti des abonnements. Il avait tout ce qu'il voulait à la minute et ne payait que les objets consommés. Sa maison marchait, et l'on peut dire que, si son neveu Jean Lagard avait voulu revenir au bercail, Barbedor eût été un fort-et-adroit parfaitement heureux.

En franchissant la porte du château, on entrait dans le cabaret. Une cloison mobile séparait de la salle cette pièce, qui servait de parterre les jours d'assaut; la salle était une manière de grange, soutenue par des piliers de bois peints en jaune. Elle était tout entourée de trophées composés d'armes d'assaut, de duel et de guerre, depuis le briquet du fantassin jusqu'à la latte hautaine du cuirassier, en passant par les fleurets, épées, bâtons, bancals, etc. Les gants fourrés, les masques et les plastrons complétaient le coup d'œil. Entre les trophées, se voyaient bon nombre de ces estampes si pleines de caractère qui servent de diplôme aux forts-et-adroits. Ces estampes représentent invariablement une galerie circulaire avec panoplies, drapeaux et panaches. Les galeries sont pleines de sous-officiers, de bourgeois et de prodigieuses dames; sur chaque médaillon pendu aux piliers se lit une devise: «Honneur aux braves!.. Respect au beau sexe!..» Deux champions sont au centre, qui se prodiguent avec joie des coups de ceci ou de cela, suivant la nature du brevet, à moins que ce ne soit un brevet de maître à danser (danse de salon;) auquel cas un caporal et une demoiselle tiennent seuls l'arène: la demoiselle, rouge comme un piment, le caporal droit, fier, une main à la couture, l'autre arrondie avec une grâce orgueilleuse qu'il ne faut point essayer de décrire. Au-dessous de l'estampe est le diplôme, signé par les maîtres et prévôts.

Barbedor avait assez de diplômes personnels pour tapisser la salle. Il était maître en tous arts de force et d'adresse. Parfois, quand il avait bu assez de bière, il venait se promener avec sa pipe dans cette salle qui parlait si haut de ses exploits; ses grosses mains se croisaient paresseusement derrière son dos, et il se redressait tout seul au milieu de sa fierté.

Au premier étage du château étaient les cabinets pour bombances; au second, le logis des maîtres et des serviteurs; mais la topographie intérieure était loin d'être aussi simple que cet exposé pourrait le faire croire: c'était, aux deux étages, un véritable dédale de couloirs et de corridors où Jean-François Vaterlot, malgré sa force et son adresse, se perdait parfois lui-même quand il avait remplacé la bière par l'eau-de-vie.

Nous terminerons cette monographie du château de la Savate en disant que la clientèle de Jean-François Vaterlot n'avait droit qu'à l'entrée officielle donnant sur la ruelle Saint-Fiacre. L'autre, celle qui s'ouvrait sur le marais, était toujours fermée, ce qui ne contribuait pas peu à lui garder cette physionomie décente et un peu triste que nous avons indiquée.

Le soir du jour où commence notre histoire, vers six heures et demie, Barbedor était seul au-devant de sa porte, fumant paisiblement et buvant sa bière. Les fourneaux refroidissaient dans la cuisine; il n'y avait personne au cabaret, personne dans les cabinets. Le chef parlait déjà de renvoyer la viande au boucher, les légumes à la fruitière, et les deux aides somnolents rêvaient la volupté d'une longue nuit. Les garçons, plus éveillés, jouaient au bouchon sous les marronniers.

Barbedor réfléchissait.

– La routine! se disait-il avec amertume, – la routine… le chemin battu, quoi!.. Ils vont à la barrière de l'École, ils vont à la barrière de Sèvres, c'est un pli pris… Ils savent bien qu'ils ne trouveront pas ailleurs si bon et si beau qu'ici, mais ils vont ailleurs… Pour les amener chez moi, il faut le tremblement: des assauts qui coûtent les yeux de la tête… Pourquoi? Parce que la chambre des députés s'occupe de cinquante millions de bêtises, au lieu de percer la barrière des Paillassons, voilà!

Barbedor ôta sa pipe de sa bouche et but sa choppe d'une seule lampée.

– J'ai fait des pétitions, reprit-il, – j'ai dépensé du temps et de l'argent… mais on se moque des gens qui ont des idées… la routine!.. Celui qui a inventé la vapeur est mort sur la paille… moi, j'ai inventé la barrière des Paillassons, nom d'un cœur!.. On attendra après ma mort pour dire: «C'était pourtant un garçon qui avait du toupet!»

– Vous n'attendez personne, patron? demanda le chef par la fenêtre de la cuisine.

– J'attends toujours du monde, répliqua Barbedor sans se retourner; – est-ce que ce n'est pas une honte, Casseur, ma fille, de voir comme ça le dôme par-dessus le mur d'enceinte, à deux pas, et de dire qu'il faut passer par une de ces deux coquines pour y aller!

Le chef se nommait M. Pontoux, dit Casseur. Tous les forts-et-adroits ont un surnom. C'était bien le moins que le chef du château de la Savate fût un fort-et-adroit.

Quant aux coquines dont parlait Jean-François Vaterlot, c'étaient les barrières de l'École et de Sèvres, ses voisines, – ses ennemies!

Dire ce qu'il y avait de haine dans le cœur de Barbedor contre les barrières de Sèvres et de l'École est impossible.

Il avait rêvé une fois qu'il était empereur, et le premier acte de sa puissance avait été non-seulement de faire ouvrir la barrière des Paillassons, mais encore de faire murer les deux coquines.

Pontoux, dit Casseur, répondit:

– Quant à ça, oui, patron… En plus que, si on perçait une porte, là-bas de chaque côté de la baraque, la rue Saint-Fiacre deviendrait une des plus conséquentes de Grenelle… Faut-il éteindre et renvoyer les côtelettes?

– Pas encore, fit le patron, qui appuya sa tête contre sa main.

Casseur rentra dans sa cuisine et dit aux marmitons.

– Je vas me faire payer mes quinze jours… La cassine branle.

– Si la police avait voulu me permettre les combats de coqs, pensait Barbedor; – ça amuse les gens de l'autre côté de l'eau… Je vous demande de quoi se mêle la police!.. des coqs!.. elle mange bien du poulet, la police!.. J'ai pensé à faire venir des bas Bretons pour les faire se bûcher à coups de tête… la lutte à main plate dépérit… le chausson s'en va… la canne baisse… – C'est un fait, ça, tout de même, s'interrompit-il en hochant la tête, – je ne suis pas superstitieux, mais n'y a pas à dire: depuis que mon vaurien de neveu Jean Lagard m'a planté là, j'ai la malechance!

Il essaya de rebourrer sa pipe, qui lui brûla les doigts.

– C'est le Clérambault qui est la cause de ça, reprit-il, – et c'te femme… Voilà des années qu'ils me promettent ma fortune… Si mes oreilles s'échauffent une bonne fois…

Il emplit sa choppe et se mit à boire lentement.

– Ah! fit-il, – je ne verrai pas percer ma barrière!

Son front s'inclina sous cette pensée décourageante.

Puis je ne sais quelle lueur passa dans son esprit. Il revit, par le souvenir, ces jours radieux où le château de la Savate était le rendez-vous de la meilleure société. Les assauts faisaient salle comble; il y avait des Anglais qui venaient parier des tas de guinées. Jean Lagard, à la fleur de l'âge, boxait comme Adams; Jean Lagard luttait comme Turc ou Lebœuf, ces athlètes oubliés qui brillèrent d'un si vif éclat; Jean Lagard tirait comme Lozes, – et, pour se reposer, Jean Lagard jouait avec des poids de cinquante livres qui semblaient, entre ses mains, plus légers que des plumes.

Et gai, ce Jean Lagard! et toujours en train! Il aimait à rire, il aimait à boire comme la commère de la chanson. La joie de la maison s'en était allée avec lui.

Il y avait quatre ou cinq ans de cela. Un soir que Jean Lagard était accoudé sur la barre de sa fenêtre qui donnait sur le bosquet de marronniers, il entendit que Barbedor causait en bas avec quelqu'un. Il reconnut la voix de sa marraine. La marraine de Jean Lagard était notre bonne amie, la petite marchande de plaisirs.

– Mon cousin, disait-elle, car elle avait réellement des liens de parenté avec Barbedor, – mon cousin, je sais ce qui se passe chez vous aussi bien et mieux que vous ne le savez vous-même. Si je voulais, je vous dirais pourquoi vous avez mis les maçons là-bas sur vos derrières.

Barbedor tressaillit.

La petite bonne femme baissa la voix pour continuer:

– La marquise vient souvent; Garnier aussi… vous vous mettrez dans de mauvaises affaires.

Mais Barbedor s'était remis; il haussa les épaules et se prit à siffler un air en vogue au théâtre du Montparnasse.

– Vous ne connaissez pas ces gens-là, mon cousin, poursuivit la petite bonne femme.

Jean Lagard, bon garçon sans soucis, n'était pas de ceux qui écoutent aux portes, mais sa marraine avait toujours été sa meilleure amie, et, d'ailleurs, le sujet l'intéressait tout particulièrement. Il détestait d'instinct cette femme qu'on appelait la marquise et son acolyte éternel M. Garnier de Clérambault.

Quand ceux-ci venaient chez Barbedor, ils s'entouraient d'un grand mystère, ils arrivaient séparément. Ils avaient seuls le privilége d'entrer par la petite porte neuve qui s'ouvrait sur les cultures. Clérambault avait sa voiture qui l'attendait au bout de la rue Saint-Fiacre, sur le boulevard extérieur. Le coupé de la marquise stationnait rue de l'École.

Et Barbedor, depuis quelque temps, prenait des airs d'importance. Il négligeait la force et l'adresse. Les hercules se plaignaient de son froid accueil. Il parlait à mots couverts de fortune faite et du percement prochain de la barrière des Paillassons.

En ce temps-là, Jean Lagard était amoureux. Vous l'eussiez peut-être deviné en le voyant accoudé ainsi, le soir, sur l'appui de sa croisée, regardant tomber la brune, écoutant le vent chanter dans le feuillage des marronniers. Jean Lagard avait pour connaissance une jeune fille sans père ni mère, qui brodait en chambre dans la rue de Sèvres. Elle était honnête; Jean Lagard comptait l'épouser et avait déjà pris là-dessus l'avis de sa marraine. La petite bonne femme avait dit:

 

– Épouse, si elle t'aime.

Jean Lagard, nature fanfaronne et confiante, n'avait aucun doute à cet égard. Cependant, depuis une semaine, il voyait du changement dans le caractère de sa jolie brodeuse. On eût dit qu'un élément nouveau était venu dans la vie de Justine. Elle passait plus de temps à sa toilette et le métier chômait bien souvent.

C'était à cela que Jean Lagard réfléchissait quand il entendit et reconnut la voix de la petite bonne femme, causant avec Barbedor. Ils s'éloignèrent, marchant lentement tous deux sous les marronniers. Quand ils se rapprochèrent, c'était Barbedor qui parlait. Il disait:

– Ce sont des choses au-dessus de votre portée, ma cousine. La fin justifie les moyens, pas vrai? Que résulte-t-il de tout cela? De beaux et bons mariages. Est-il défendu de se ramasser de quoi en faisant le bien?

– Le bien!.. répéta la petite bonne femme; – ce n'est pas faire le bien que d'être complice d'une tromperie… cela se découvrira un jour ou l'autre… Voilà déjà trois nièces que cette femme-là marie… les autres étaient ses nièces comme celles-ci, j'en suis sûre… Et avez-vous le cœur de chagriner ainsi le pauvre Jean Lagard qui l'aime comme un fou?

Jean tressaillit à sa fenêtre et devint tout oreilles.

– J'empêche mon neveu de se casser le cou, voilà! répondit Barbedor d'un ton bourru.

– Mon cousin, mon cousin! répliqua la petite bonne femme, dont la voix prit des inflexions sévères, – je vous ai dit de quoi ils sont capables tous les deux… vous savez l'histoire du no 81… vous savez l'histoire du no 34…

Barbedor fit un geste d'impatience.

– Si on écoutait tous vos cancans… commença-t-il.

Jean Lagard vit la petite bonne femme s'arrêter et se redresser.

– En sommes-nous là? reprit-elle vivement. – On peut être honnête dans tous les métiers, mon cousin Jean-François… le vôtre n'a pas bonne odeur, mais je vois bien que vous en voulez choisir un pire… C'est bon: vous êtes d'âge à vous conduire… cherchez des nièces à madame de Sainte-Croix… prêtez votre logis à ses coquineries…

– Ah! s'écria Barbedor exaspéré, – je ne m'étonne plus si le cousin Roger, votre homme, vous a planté là dans le temps… Nom d'un cœur! j'irais au diable, moi, pour ne plus vous voir ni vous entendre!

La petite bonne femme resta muette un instant. Jean Lagard crut la voir porter la main à ses yeux comme pour essuyer une larme. Ce fut d'une voix ferme, néanmoins, qu'elle repartit:

– Que Dieu pardonne à mon mari comme je lui ai pardonné!.. Quant à vous, Jean-François, j'ai cru vous devoir un bon avis; vous l'avez mal reçu, ça vous regarde… Je ne dirai rien à mon filleul, parce qu'il casserait quelque tête et peut-être la vôtre… Adieu!

La petite bonne femme s'en alla.

Jean Lagard était tellement stupéfait, qu'il ne songea même pas à courir après elle. – Que signifiait tout cela? Et comment Justine, sa promise, s'y trouvait-elle mêlée?

Casser des têtes! Jean Lagard n'était pas à cela près. – Mais pourquoi?

Son cerveau travaillait. – Il se demandait surtout, mais bien inutilement, ce que signifiaient ces paroles prononcées avec tant d'amertume:

– Cherchez des nièces pour madame de Sainte-Croix.

Des nièces! – et pour quel genre de coquineries Barbedor prêtait-il sa maison?

Celui-ci, après le départ de la petite bonne femme, continuait d'arpenter le bosquet comme un furieux.

– Carabosse! grommelait-il; – de quoi se mêle-t-elle, celle-là!.. Un mariage est un mariage… Où est la loi qui défend de faire des mariages?.. on ne peut donc plus gagner sa vie?.. Et la barrière des Paillassons se percera donc toute seule!

Il alluma sa pipe et finit par se calmer peu à peu.

– Ta ta ta ta! fit-il enfin répondant aux derniers murmures de sa conscience, – c'est pour le bien de mon neveu Jean Lagard… il est trop jeune…

Une demi-heure après, Barbedor était enfermé dans sa chambre avec M. Garnier de Clérambault et une femme vêtue de noir, dont un voile cachait le visage.

Jean Lagard avait entendu s'ouvrir la porte de la façade neuve, qui donnait sur les cultures. Ce qu'il avait pu saisir de l'entretien de son oncle avec sa marraine le tenait en éveil. Il quitta son réduit tout doucement et s'engagea dans le couloir qui conduisait à la chambre de Barbedor.

Il vit de loin de la lumière sous la porte, et le son des voix parvint jusqu'à lui.

Il crut saisir le nom prononcé de Justine.

Quand Jean Lagard fut à portée d'entendre, c'était l'habit bleu qui parlait.

– De deux choses l'une, disait-il: – ou le nigaud épousera de bon gré, ce qui est probable, car la jeune fille est ravissante, et je dois rendre hommage ici au bon goût de l'ami Barbedor… ou il voudra reculer… S'il épouse, tout est bien: on reconnaît à Justine cinq cent mille francs en mariage…

Jean Lagard s'appuya, défaillant, contre le mur du corridor. Il s'agissait de Justine!

– Sur lesquels cinq cent mille francs, continuait l'habit bleu, – nous avons naturellement notre affaire. La petite a été très-facile à endoctriner…

– N'est-ce pas, interrompit Barbedor avec sentiment, – n'est-ce pas qu'elle n'aurait pas fait le bonheur de mon grand bêta de neveu?

– Votre neveu, répondit Garnier, – aurait vu trente-six millions de chandelles… Suivez-bien. La petite a compris tout de suite et admirablement les bases de notre opération… Elle a sauté comme un cabri tout autour de sa chambre, à la seule idée d'avoir un équipage… Ces fillettes qui se conduisent bien dans leurs mansardes, sont presque toutes ambitieuses comme des démons… Quand on lui a dit qu'elle serait baronne, j'ai cru qu'elle allait devenir folle!

Jean Lagard était maintenant tout auprès de la porte. La sueur coulait sous ses cheveux. Il mit son œil à la serrure.

Il vit les trois interlocuteurs rangés autour d'un guéridon où il y avait une bouteille d'eau-de-vie et un seul verre. Le verre était devant la femme voilée. Barbedor, il faut lui rendre cette justice, avait l'air fort ému et l'indécision se peignait énergiquement sur son visage, d'ordinaire si paisible. L'habit bleu avait ce nez au vent que nous lui avons toujours vu et toute la vaillante apparence d'un commis voyageur cossu qui s'est habitué à la victoire. La femme voilée restait absolument immobile. Elle n'avait pas encore prononcé une parole.

– Tout cela est bel et bon, dit Barbedor; – mais, si votre baron recule…

– Pas la moindre difficulté, répliqua Garnier; – pensez-vous, mon garçon, qu'on puisse traiter ainsi sans façon la nièce propre de madame la marquise de Sainte-Croix… la fille unique de feu M. le vicomte de Génestal, en son vivant chargé d'affaires de Lippe-Augustembourg près la cour de Bavière!..

Ceci était dit avec un si grand sérieux, que Jean Lagard en fut ébranlé. Il se demanda si Justine avait réellement retrouvé une famille, comme cela se voit en définitive de temps à autre.

Mais Barbedor se chargea de la désabuser.

– Les pièces pour établir cela… commença-t-il.

– En règle! interrompit l'habit bleu. – Nous avons un gaillard qui fabrique l'état civil aux petits oignons!.. De sorte que, comprenez bien, si notre baron fait la grimace, nous montons sur nos grands chevaux… La Justine est mineure… Votre maison, mon vieux, est l'asile de toutes les vertus, mais elle n'en a pas l'air… Faites donc croire aux gens de justice qu'on a attiré une jeune fille ici pour prendre le frais… Madame la marquise a des entrées superbes dans ces occasions-là… Elle paraît tout à coup; elle évoque la mémoire de M. de Génestal et même de son protecteur, l'auguste prince de Lippe; elle pose ce dilemme: épousez ou indemnisez… Pas moyen d'en sortir; d'autant que je suis là, jouant avec un certain atout le rôle d'un collatéral offensé… Notez bien que l'indemnité est peut-être préférable au mariage, puisque, dans ce cas-là, notre petite Justine peut resservir…