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Histoire de Sibylle

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– C'est très-beau, monsieur! – reprit-elle.

Puis elle s'éloigna, et Raoul n'entendit plus que le frôlement de ses jupes traînant sur les dalles.

V
L'AMOUR DE SIBYLLE

Pendant qu'elle retournait au château, Sibylle était agitée d'une sorte d'ivresse: elle ne pouvait se dissimuler que la convention par laquelle s'était terminée son entrevue avec Raoul était un de ces compromis équivoques et suspects que la passion suggère; elle était donc allée elle-même au-devant de cette défaillance qu'elle avait tant redoutée. Cependant elle ne se reprochait rien. Elle se disait, et nous sommes loin de l'en blâmer, que trop de sagesse et de force touche à la dureté de l'égoïsme, et qu'un élan de l'âme, une faiblesse du coeur conseillent plus noblement, à certaines heures de la vie, que les règles de la plus haute raison. Elle concevait sans illusions toutes les délicatesses, tous les écueils, toutes les angoisses de l'épreuve qu'elle venait d'accepter; mais elle les affrontait désormais avec une joie secrète: sa tendresse s'était réveillée tout entière et même exaltée au contact de la passion de Raoul; elle avait appris en même temps à lui rendre plus de justice, à l'estimer plus haut, et dès ce moment il lui avait semblé qu'à la place des principes rigides auxquels elle avait obéi jusque-là se posait devant elle un devoir à la fois plus élevé et plus doux, celui de se vouer au salut moral de cette âme qu'elle adorait, et de hasarder dans cette tentative généreuse son repos, sa réputation même, et, s'il le fallait, sa vie.

La conséquence strictement logique d'une telle résolution eût été sans doute d'agréer sans conditions les voeux et la main du comte; mais si mademoiselle de Férias eut cette pensée, elle la repoussa, soit qu'elle ne pût vaincre si complétement la fière obstination de son naturel et les principes réfléchis de son esprit, soit qu'elle éprouvât la crainte vague que le coeur de Raoul ne se prêtât plus avec la même ardeur au miracle qu'elle implorait pour lui, si elle cessait d'en être le prix.

Quelques instants plus tard, le marquis et la marquise entendaient de la bouche même de Sibylle le récit de sa campagne, laquelle, comme elle le dit en riant, n'avait pas tourné à sa gloire. Elle termina en soumettant à leur approbation le traité de paix et d'amitié qu'elle avait cru devoir conclure avec M. de Chalys sous la restriction expresse qu'il abandonnerait toutes prétentions à sa main. Cette restriction expresse ne trompa pas plus M. et madame de Férias qu'elle ne trompait au fond Sibylle elle-même. Ils ne doutèrent même pas que dès cet instant leur petite-fille n'eût arrêté formellement dans sa pensée le projet de son union avec le comte, et que le temps d'épreuve qu'elle lui imposait ne fût simplement, suivant l'expression du vieux marquis, un moyen de sauver l'honneur des armes. Leur conférence avec miss O'Neil et avec l'abbé Renaud les avait d'ailleurs disposés de plus en plus en faveur du comte, pour lequel le curé en particulier avait témoigné une prédilection tendre, disant que c'était une âme bien troublée sans doute, mais non perverse, qui offrait encore de la prise pour le ciel, et qu'il y aurait conscience à désespérer. Malgré tout, M. et madame de Férias furent tentés de croire que Sibylle entrait un peu trop vivement dans la voie où ils semblaient l'avoir eux-mêmes engagée. Le marquis la gronda doucement de son équipée: il ne refusa pas de ratifier les préliminaires qu'elle avait signés avec Raoul, et de le traiter comme un homme distingué, un artiste éminent qui se trouvait par hasard dans le pays, et avec lequel on serait heureux d'entretenir quelques relations de temps à autre.

– Mais vous comprendrez, ma fille, ajouta le vieillard avec un sourire un peu ironique, quelle réserve doit présider à des relations dont le but en définitive reste si mystérieux!

M. de Férias, apparemment pour donner lui-même le ton de cette réserve désirable, accompagna dès le lundi suivant sa petite-fille et miss O'Neil dans une excursion au village, et tous trois vinrent surprendre M. de Chalys sur son échafaudage. Raoul avait passé la journée du dimanche, penché sur sa fenêtre, à recueillir d'une oreille émue les soins lointains de l'orgue, que la brise lui apportait avec les sourds murmures de l'Océan. L'apparition du marquis et de Sibylle lui parut d'un augure si excellent que ses beaux traits s'éclairèrent d'une splendeur de joie. M. de Férias, après avoir prodigué les éloges, informa M. de Chalys que, si jamais il prenait une heure de repos dans l'après-midi et que le hasard de sa promenade le dirigeât du côté du château de Férias, madame de Férias en serait reconnaissante.

On peut croire que ce hasard ne se fit pas attendre. Raoul toutefois ne profita qu'avec beaucoup de discrétion des politesses du vieux marquis, dont il avait senti la mesure. Il trouvait d'ailleurs un charme si étrange dans l'espèce de noviciat romanesque auquel il était soumis, qu'il semblait craindre de l'abréger. Il osait à peine toucher à ce bonheur, qui pouvait n'être qu'une illusion. La saison était admirable. Pendant que le soleil incendiait de ses feux l'aride sommet des falaises et réjouissait dans l'herbe desséchée les petites sauterelles bleues qu'on voit sur ces côtes, il se cloîtrait dans l'ombre et dans la fraîcheur de l'église, et il y goûtait entre son art et sa rêverie les heures les plus douces qu'il eût connues. Le curé ne manquait pas de venir chaque jour s'attendrir devant son oeuvre. Il lui apportait des fruits de son jardin, que le comte dévorait comme un écolier, à la vive satisfaction du vieillard. Quand il arrivait à Raoul de se reposer quelques minutes en fumant à l'ombre des murs de l'église, le curé venait s'asseoir près de lui sur le gazon ou sur la pierre d'une tombe, et ils devisaient tous deux amicalement au bruit des flots tranquilles, qui mouraient au pied de la falaise.

Le comte avait un compagnon encore plus assidu et qui ne lui était pas moins cher, parce qu'il portait, comme le vieux curé, la marque de Sibylle, et que, s'il n'était pas la rose, il avait vécu près d'elle. C'était Jacques Féray. Jacques Féray, dans sa flânerie perpétuelle, n'avait pas tardé à découvrir la chose merveilleuse qui se passait dans l'église de Férias. Il avait commencé par rôder timidement aux environs du porche, puis il s'était hasardé sur l'échafaudage, où il était demeuré en extase devant le monde radieux qui sortait peu à peu des murailles et de la voûte. Raoul connaissait par Sibylle elle-même une partie de l'histoire de ce pauvre homme, sur laquelle le curé avait achevé de l'édifier. Par bonté naturelle et par une sorte de diplomatie innocente, il fit à Jacques un accueil encourageant, et il n'eut pas de peine à l'apprivoiser en lui parlant de Sibylle avec un accent de sympathie dont l'instinct du fou comprit la sincérité. Jacques, à dater de ce jour, jugea convenable de venir s'installer chaque matin sur le plancher de l'échafaudage, d'où il surveillait le travail de Raoul avec un intérêt le plus ordinairement silencieux. Il ne tarda pas cependant à répondre de bonne grâce aux questions que le comte lui adressait par intervalles sur le ton de bonhomie qui est particulier aux artistes. Sibylle était le thème habituel de ces dialogues bizarres.

– Tu l'aimes bien, mon garçon, n'est-ce pas? lui dit un jour

Raoul.

– Et vous aussi! répondit Jacques Féray en souriant avec un air de ruse et de finesse. – Ne lui faites pas de mal! ajouta-t-il aussitôt d'un ton sévère.

La confiance croissante de Jacques dans son nouvel ami alla jusqu'à lui communiquer un secret chagrin dont il était cruellement obsédé. La femme et la petite-fille de ce malheureux reposaient dans le cimetière de Férias sous deux tombes de gazon, dont le relief, bien qu'affaissé par les années, était encore apparent. Depuis que l'intérêt pieux de Sibylle avait rendu un peu de paix et de lucidité à cette intelligence foudroyée, Jacques avait pris l'habitude de planter sur ces deux tombes des tiges de fleurs sauvages qu'il renouvelait avec soin lorsqu'elles étaient fanées. D'après les usages du pays, le moment était venu où cette partie du terrain consacré devait rentrer dans le domaine commun, et Jacques avait été instruit par on ne sait quel féroce plaisant de village de cette expropriation imminente: il savait que d'un jour à l'autre la pioche allait bouleverser ces deux tertres et tout ce qu'ils contenaient. Cette idée se présentait à l'esprit effaré de l'idiot avec un cortège d'images douloureuses et sinistres. Il parlait d'ailleurs de ses alarmes à ce sujet avec tant de mystère et de circonlocutions que la véritable nature de son tourment avait échappé même à la pénétration de Sibylle. Raoul ne la devina qu'à force de patience, et grâce à l'intimité quotidienne et prolongée de ses relations avec le fou. Comme il venait de faire cette découverte, l'abbé Renaud entra dans l'église; il le mit au courant en deux mots:

– Monsieur le curé, ajouta-t-il à demi-voix en terminant, je désire acheter ce terrain. Chargez-vous de cela et gardez-moi le secret, je vous prie.

Puis s'adressant à Jacques Féray:

– Ne te tourmente plus, lui dit-il, on ne touchera pas à tes tombes; elles t'appartiennent, c'est arrangé.

Et il se remit à son travail. L'instant d'après, il sentit un froissement qui le fit retourner: c'était le fou qui avait saisi le bas de sa blouse et qui y collait ses lèvres. Une larme se détacha brusquement de l'oeil de Raoul; puis, apercevant à deux pas le curé immobile et attentif, il rougit, frappa du pied, et repoussant Jacques Féray avec une sorte de violence:

– Laisse-moi donc, bête! dit-il.

L'abbé Renaud s'était fait un devoir d'épier et de recueillir dans le caractère et dans la conduite de Raoul tous les traits qui pouvaient justifier les espérances auxquelles il s'était associé. Il ne manqua pas, malgré les recommandations du comte, de porter le soir même le récit de cet incident aux châtelains de Férias. Ces excellents coeurs en furent touchés au point de perdre ce qu'il leur restait de prudence formaliste, et le lendemain, dans la matinée, Raoul recevait une invitation à dîner au château. – M. et madame de Férias dînaient alors à six heures par une concession aux habitudes parisiennes de leur petite-fille. – C'était la première fois que Raoul pénétrait si particulièrement dans leur intimité: il fut surpris de l'expansion et de la gaieté dont Sibylle l'animait; cette disposition rieuse, qu'il avait difficilement entrevue sous la contrainte de l'étiquette mondaine, ajoutait aux grâces sévères de la jeune fille une nuance charmante, et qui le ravit profondément. Il y eut toutefois dans le cours de cette heureuse soirée un moment délicat: ce fut celui où les domestiques du château envahirent le salon, suivant l'usage, pour faire la prière du soir en commun avec leurs maîtres. Quelques minutes auparavant, Sibylle avait prévenu le comte en souriant de la cérémonie qui se préparait:

 

– Allez faire une promenade dans le jardin pendant ce temps-là, ajouta-t-elle, je vous le permets.

– Mon Dieu, non! répondit-il du même ton, je ne veux pas être un objet de scandale dans votre maison.

Il prit sa place un peu à l'écart, les deux mains appuyées sur le dossier d'une chaise dans une attitude de recueillement suffisant, et il se trouva payé outre mesure d'un acte de bon goût aussi simple par le coup d'oeil de reconnaissance que Sibylle lui adressa à travers son dernier signe de croix.

Dès ce moment, les rapports de Raoul avec le château devinrent plus familiers, et cette scène de piété se renouvela plus d'une fois en sa présence. Elle lui causait une sorte d'émotion indéfinie qu'il éprouvait encore en assistant heure par heure à l'existence monastique du curé, et en respirant continuellement l'atmosphère de l'église et les vagues parfums du sanctuaire. Ce cadre singulier où sa vie se trouvait enfermée le faisait sourire quelquefois avec une sorte d'amertume dédaigneuse. Au fond, il ne s'y déplaisait pas. Les pratiques pieuses, lorsqu'elles sont entachées d'une superstition puérile et d'une basse dévotion, ont pour effet ordinaire d'inquiéter et d'effaroucher les esprits qu'elles prétendent édifier; mais la vraie piété, les observances d'un culte pur, la discipline religieuse de la vie, sans doute parce qu'elles répondent à l'instinct le plus puissant et le plus élevé de notre nature, ont un charme sans égal, et qui semble être contagieux. Quel est celui de nous, parmi les plus tièdes, qui, pénétrant à l'heure la plus troublée de sa vie morale dans un de ces intérieurs d'aïeul où une piété souriante et calme règle et sanctifie les habitudes de chaque jour, n'y ait pas senti des élans d'attendrissement, de regret et de désir? Ce n'était donc point sans raison que les parents de Sibylle et Sibylle elle-même avaient espéré que Raoul n'échapperait pas à l'influence du milieu salubre qui l'enveloppait. Dans ce milieu en effet, entre la simplicité évangélique du presbytère et la noblesse patriarcale du château, rien ne choquait son esprit, tout plaisait à son imagination, et tout apaisait son coeur. Il est peut-être vrai de dire que la vie factice et tumultueuse du monde, le contact d'une société dépravée, les jeux effrayants de la force et du mal sur la surface de la terre, contribuent plus encore que les arguments et l'orgueil de la raison moderne à jeter une intelligence dans les abîmes du doute. S'il y avait un lieu dans l'univers où un homme pût n'avoir sous les yeux que l'aspect des grandes scènes de la nature et le spectacle d'honnêtes gens, il serait difficile que son âme, si bouleversée qu'on la suppose, n'y recouvrât pas un peu de paix et de confiance. C'était en quelque sorte dans ce coin idéal de l'univers que Raoul était transporté, et lui-même s'étonnait des couleurs nouvelles dont sa pensée s'imprégnait quelquefois sous ces cieux inconnus.

Il y avait encore bien loin sans doute de ces dispositions émues et de ces aspirations poétiques à une sérieuse renaissance morale et à une foi positive. L'esprit droit de Sibylle ne s'y trompait pas. Sans bien connaître les objections si multiples et si complexes dont s'alimente le scepticisme moderne, et qu'il est trop superflu d'indiquer à un lecteur de ce temps, elle comprenait qu'elles ne pouvaient céder en un jour à de vagues attendrissements. L'abbé Renaud la rassurait.

– Dieu se sent, lui disait-il, et ne se prouve pas… Laissons ce coeur s'ouvrir encore plus largement, et les objections radicales de l'esprit viendront s'y perdre et s'y noyer d'elles-mêmes. S'il croit une fois en Dieu, je me charge du reste.

Sibylle d'ailleurs semblait s'être fait une loi d'éviter avec tous, et surtout avec Raoul, ce texte d'entretien. Elle lui laissait même voir, dans le cours de leurs relations familières, une sérénité paisible dont il s'inquiétait, la prenant pour de l'indifférence: il craignait qu'elle n'eût vraiment accepté au pied de la lettre, et sans en attendre rien de plus, l'amitié passagère qu'elle lui avait permise; quant à l'épreuve mystérieuse dont l'avenir de leur amour avait paru dépendre, elle n'y faisait aucune allusion, et il pouvait croire qu'elle n'y pensait jamais. – Elle y pensait toujours; elle y pensait quelquefois avec de mortels découragements, quelquefois avec des ravissements où son coeur se fondait.

– Hélas! dit-elle un jour au curé, n'y a-t-il pas de la folie à espérer qu'une âme si endurcie puisse être touchée en si peu de temps et par de si faibles moyens?.. Il faudrait qu'elle fût saisie!

Et après une pause elle ajouta avec un triste sourire:

– Il me semble quelquefois, mon père, que si je mourais… il croirait!

Le vieillard ne put que lui faire signe de la main de chasser ces pensées, et ses yeux s'emplirent de larmes.

Un autre jour, ayant cru surprendre sur le visage ou dans les paroles du comte quelque symptôme heureux:

– Ah! mon père, dit-elle au vieux prêtre, quel rêve je fais! N'est-il point trop beau pour la terre? Sauver du mal et ramener à Dieu celui qu'on aime… qu'on aime éperdument!

Et elle mit dans ce mot un accent de passion inexprimable.

– Ah! quel rêve je fais! répéta-t-elle.

Elle fondit en larmes à son tour, et cacha son front dans ses mains charmantes.

Cette étrange vie durait depuis deux moins environ, quand un soir, à la nuit tombante, M. de Chalys, qui avait dîné au château, prit le bras de mademoiselle de Férias et l'entraîna doucement dans l'avenue de châtaigniers qui s'étendait devant la grille.

– Mademoiselle, lui dit-il, est-ce que je me trompe? Je me figure que vous ne tenez plus à me convertir…

– Pourquoi, monsieur? Parce que je ne vous catéchise pas?.. Outre que je suis une pauvre théologienne, je crains les rôles malséants… J'ai grande envie de vous convertir, ajouta-t-elle en souriant; mais j'ai grande envie aussi de ne pas vous déplaire.

– Je ne sais pas trop dans quel rôle vous pourriez me déplaire, dit Raoul du même ton;… mais enfin voulez-vous connaître l'état de mon âme, mademoiselle Sibylle?

– Oui, s'il est meilleur qu'autrefois.

– Il est meilleur.

– C'est vrai? dit-elle vivement.

Et il sentit le bras de la jeune fille trembler contre le sien.

– Il faut que ce soit bien vrai pour que je vous le dise, car rien ne me paraîtrait plus cruel que de m'abuser, et plus coupable que de vous abuser vous-même sur un tel sujet… Oui, vous et tous ceux qui vous entourent, vous me faites douter… de tous mes doutes. Il est si difficile, il est si révoltant de croire que des coeurs comme les vôtres soient sortis tout entiers de la matière, et qu'ils y rentrent tout entiers! Chaque jour je me fortifie dans la pensée qu'il y a vraiment une source plus pure d'où les âmes descendent et où elles remontent, – comme les anges de la vision biblique… Oui, j'entrevois Dieu par éclairs depuis quelque temps avec une certitude qui m'éblouit… Ce Dieu n'est pas encore le vôtre sans doute;… mais enfin dites-moi, mademoiselle Sibylle, que vous êtes contente!

– Contente! dit-elle d'une voix basse et pénétrée, non, je ne suis pas contente… mais j'ai le ciel dans le coeur!

Ils continuèrent à marcher quelque temps en silence sous les sombres arcades de l'avenue. Sibylle tout à coup lui tendit la main:

– Mon ami! murmura-t-elle.

Il prit cette main et la serra sans parler… Elle s'éloigna aussitôt, et il vit son ombre se perdre dans les jardins.

Après la plus heureuse nuit de sa vie, mademoiselle de Férias eut le lendemain un triste réveil. L'abbé Renaud vint lui annoncer que M. de Chalys avait reçu dans la matinée une dépêche qui le forçait de partir immédiatement pour Paris. Raoul comptait d'ailleurs revenir sous peu de jours. Il avait prié le curé de remettre à mademoiselle de Férias la dépêche qui motivait son départ. Elle contenait ces trois mots:

"Viens vite!

"GANDRAX."

En lisant cette signature, Sibylle pâlit.

VI
L'AMOUR DE CLOTILDE

A l'heure même où, sous la voûte des avenues de Férias, Sibylle laissait tomber sa main et son coeur dans la main de Raoul, une scène d'amour fort différente se passait dans le salon d'une de ces élégantes résidences d'été qu'on voit suspendues à peu de distance de Paris sur les coteaux de Luciennes. La baron de Val-Chesnay, propriétaire de cette habitation, avait eu ce jour-là à dîner un mai qu'il s'était fait depuis quelque temps, sans trop savoir comment ni pourquoi. C'était Louis Gandrax. Pour s'introduire sur le pied de la familiarité dans la maison de ce jeune homme, Gandrax n'avait pas eu besoin de déployer les souplesses stratégiques qui sont d'usage en pareil cas, et auxquelles la roideur de son naturel se fût difficilement prêtée. Le génie de Clotilde avait pourvu à tout. Comme toutes les femmes à tête forte qui méditent d'unir les agréments de l'indépendance aux bénéfices d'une situation régulière, elle avait jugé bon d'affermir préalablement sur les yeux de son mari le bandeau d'une confiance à toute épreuve. Avec une imagination de feu et nuls principes, elle avait su lui persuader qu'elle était à la fois une sainte et un marbre. M. de Val-Chesnay, pénétré de cette flatteuse conviction, nourrissait pour cette belle statue de secrètes ardeurs qui n'étaient égalées que par son respect. S'il lui arrivait de rechercher parfois dans les théâtres ou dans les tribunes du sport quelques amours moins éthérées et plus en harmonie avec l'argile inférieure dont il se sentait pétri, il en rapportait des remords et des terreurs qui n'échappaient point à Clotilde et qui achevaient de lui assurer l'empire. Le jeune baron, malgré tout, était trop amoureux de sa femme pour n'en être pas jaloux. Ce fut donc avec une véritable satisfaction qu'il la vit un jour tourner l'activité de sa pensée vers les hautes spéculations de la science, sous la direction spirituelle de Louis Gandrax. La réputation de Gandrax était d'ailleurs particulièrement rassurante; l'intégrité de ses moeurs n'était pas moins notoire que son talent. M. de Val-Chesnay crut donc dans sa mince cervelle faire un coup de diplomatie raffinée en ménageant à sa femme ces innocents loisirs, et en attirant dans son intimité domestique un homme qui semblait devoir y être une égide plutôt qu'un danger.

Le premier charme de Gandrax aux yeux de Clotilde avait été le reflet que jetait sur lui son amitié avec Raoul. Puis peu à peu la puissance personnelle, la beauté imposante et la célébrité du jeune savant avaient exercé sur l'esprit de Clotilde une sorte de fascination qu'elle avait pu prendre pour de l'amour. Désespérée à ce moment même par l'abandon et par le départ de M. de Chalys, dont elle avait fini par perdre les traces, elle s'était livrée brusquement à cet entraînement équivoque dont un goût subit pour les curiosités de la science fut le mensonge inutile. Ce ne fut pas toutefois sans sincérité ni sans ardeur que cette jeune femme essaya de s'initier aux graves études qui occupaient Gandrax, et de donner à leur liaison un caractère élevé qui en rachetât vis-à-vis d'elle-même les tristesses et les rougeurs. Née avec de grandes passions, Clotilde n'était pas une âme basse, et même dans ses fautes on devait retrouver les indices d'une noblesse originelle étouffée par une éducation détestable.

Louis Gandrax avait eu une jeunesse ascétique. Assailli sans sa maturité par un de ces amours vengeurs que déchaîne quelquefois le démon de midi, il avait transigé avec son orgueil, qui était sa maîtresse vertu, par un singulier compromis. Impuissant à vaincre sa passion, il avait cru faire acte de supériorité dominatrice en l'imposant à Clotilde, et il était parvenu ainsi à ériger en nouveau triomphe de sa volonté ce qui n'en était au fond qu'une défaillance. Ce triomphe l'enivra. Epris jusqu'au fond de ses veines de la beauté de Clotilde, secrètement touché de l'auréole de gloire mondaine que cette conquête élégante ajoutait à son front sévère, il s'abandonna avec une sorte de candeur aux délices et aux vanités d'un amour qui lui paraissait compléter sa fière personnalité. Il arrangea pour toujours son existence dans ce cadre idéal, et il se vit même couronné devant la postérité du prestige d'une de ces grandes liaisons en même temps profanes et intellectuelles que l'histoire ne dédaigne pas de consacrer. Dès ce moment, le jeune matérialiste foula d'un pied souverain cette terre qui semblait lui appartenir, et il put se répéter, avec plus de certitude que jamais, son axiome favori: "Il y a un Dieu!.. c'est l'homme qui sait et qui veut!"

 

Il ne savait pas tout cependant, et il devait s'en convaincre formellement dans cette soirée même où nous le retrouvons à Luciennes entre madame de Val-Chesnay et son mari. Sous le prétexte ordinaire d'études et d'expériences scientifiques, il avait passé la journée chez Clotilde, qui s'était organisé un petit laboratoire dans sa villa. Elle lui avait communiqué à son arrivée une lettre qu'elle venait de recevoir de sa pieuse tante, et dans laquelle madame de Beaumesnil lui révélait la présence du comte de Chalys à Férias, en joignant à cette nouvelle quelques détails venimeux sur la personne de Raoul, sur son genre de vie et sur ses relations avec Sibylle. Madame de Val-Chesnay s'était extrêmement divertie à la pensée du comte de Chalys transformé en ermite et en enfant de choeur. Gandrax s'était contenté de lever les épaules et d'éviter ce sujet d'entretien. Clotilde avait paru distraite le reste du jour, et pendant le dîner, en particulier, elle avait décoché à Gandrax quelques traits de mauvaise humeur, qui, sans inquiéter le jeune savant, avaient légèrement blessé son orgueil. Ce n'était pas d'ailleurs la première fois que la nature orageuse de Clotilde soulevait quelques nuages dans leur ciel. Gandrax avait coutume d'opposer victorieusement à ces caprices passagers la froideur sarcastique et hautaine que son langage et sa physionomie exprimaient avec prédilection. Il était toujours sorti de ces épreuves avec une confiance plus forte dans cette suprématie irrésistible et magnétique qu'il aimait à se reconnaître. Il ménageait ce soir-là à son élève une de ces répressions ironiques; il attendait donc avec impatience que M. de Val-Chesnay voulût bien, suivant son usage, aller fumer dans son parc ou dans ses écuries, et le laissât en tête-à-tête avec Clotilde dans le salon d'été, où ils avaient passé en quittant la table.

Mais Clotilde, de son côté, lui ménageait une surprise. Elle venait de s'étendre sur une causeuse dans une attitude de nonchalance épuisée. Au moment où le débonnaire baron s'esquivait discrètement, elle l'appela tout à coup d'une voix caressante:

– Roland, fumez donc ici, mon ami, je vous en prie!.. Nous sommes seuls… et je vous ai vu si peu aujourd'hui!

M. de Val-Chesnay, peu habitué à ces élans de tendresse, s'arrêta tout interdit. Il murmura quelques mots de gratitude, alluma un cigare, et s'établit dans un coin retiré du salon, pendant que Gandrax s'asseyait avec un peu de brusquerie à deux pas de la causeuse et lançait à Clotilde un coup d'oeil sévère. La jeune femme n'y prit point garde: elle contempla vaguement, pendant quelques minutes, à travers la porte entr'ouverte, les rayons de lune qui se jouaient dans les ombrages du parc et dans les brumes de l'automne; puis, s'adressant de nouveau à son mari du même accent affectueux et pénétré:

– Mon ami, reprit-elle, où êtes-vous donc? Pourquoi si loin?..

J'aime l'odeur de vos cigares… Venez donc ici!

Elle lui montra du bout de son éventail une espèce de gros tabouret qu'elle approcha elle-même de la causeuse.

Roland s'était empressé de se rendre à cet appel. Elle laissa pendre sa blanche main sur la tête du jeune homme, puis, le forçant de se renverser sur le bord de la causeuse, et se penchant alors gracieusement au-dessus de son front, elle le regarda dans les yeux:

– Vous êtes joli! dit-elle à demi-voix.

Et elle reprit sa pose rêveuse, sans cesser de promener sa main sur la tête blonde de Roland.

Après un silence, elle se tourna subitement vers Gandrax:

– Quelle belle soirée, n'est-ce pas? lui dit-elle.

– Très-belle! dit Gandrax.

– J'adore ces premiers soirs d'automne!.. Vos cheveux sont comme de la soie, Roland… Avez-vous remarqué, Gandrax, les cheveux de mon mari? Des cheveux d'enfant… et d'honnête homme!

– Tout à fait, murmura Gandrax.

Il y eut un nouveau silence. Elle se mit à rire.

– Voyons, Roland, reprit-elle, j'abuse de votre bonté… Allez voir un instant vos chevaux, je vous le permets, – d'autant plus qu'à la longue cette fumée de cigare… Oh! elle ne me fait pas mal, non!.. mais elle me grise… elle m'enivre!.. Allez, mon ami… je vous donne vingt minutes… mais pas une de plus, vous entendez!

Le jeune baron, hébété de son bonheur, appuya ses lèvres sur la main de sa femme, et sortit en triomphe.

Gandrax le laissa s'éloigner; puis il se leva, et, affectant vainement le calme, car sa voix tremblait de colère:

– Clotilde, dit-il, vous allez bien vouloir m'expliquer cette scène, n'est-ce pas?

– Quelle scène, mon ami? dit Clotilde d'une voix douce et traînante.

– La scène d'atroce coquetterie que vous venez de jouer là!

– Comment!.. il faut vous l'expliquer?.. vraiment? Vous ne la comprenez pas tout seul?

Elle sourit.

– Oh! ne plissez pas votre sourcil olympien… vous perdez vos peines, allez! Eh bien, cette scène, je vais vous l'expliquer d'un mot… d'un mot qui brûle mes lèvres depuis trop longtemps;… mais enfin mieux vaut tard que jamais!

Elle se dressa alors sur la causeuse, le regarda en face, et, accentuant tout à coup sa parole avec une sombre énergie:

– Vous m'ennuyez!.. Comprenez-vous?

Gandrax demeura d'abord immobile, puis brusquement, comme s'il eût reçu dans la tête une balle de pistolet, il tourna sur ses talons en chancelant; il se remit toutefois par un effort de volonté suprême, fit quelques pas dans le salon, et, revenant vers Clotilde, qui, toujours à demi couchée, mais le buste rigide et la tête haute, l'avait suivi d'un oeil impitoyable:

– Une insulte, dit-il froidement, n'est pas une explication.

Que s'est-il passé? que se passe-t-il? Pourquoi ne m'aimez-vous plus?

– Pourquoi? reprit-elle du même ton âpre et violent: parce que je ne vous ai jamais aimé! parce que jamais une femme ne vous aimera… à moins que vous n'alliez la chercher dans la fange d'un harem! parce qu'avec toute votre science vous n'avez ni coeur, ni âme, ni esprit… ni rien de ce qui peut relever à ses propres yeux une femme qui tombe, lui voiler sa faute, lui ennoblir sa faiblesse, lui charmer sa honte… rien de ce qui peut lui faire quelquefois de son amour un rêve généreux, un enthousiasme, une poésie… une religion!.. Non! Dieu merci, je ne vous ai jamais aimé! Je n'ai aimé en vous que l'ombre de votre ami… de votre ami que j'adorais, que j'adore toujours!.. Et ce que je vous dis là, je l'ai dans le coeur depuis la première heure, sachez-le. Je me résignais cependant, j'essayais de me tromper, de me persuader que je vous aimais, car une femme qui en est à sa première faute s'y attache avec désespoir, si indigne qu'elle ait reconnu son complice!.. Et vous, vous avez cru que vous me domptiez, que vous me fasciniez, que vous étiez mon maître et seigneur!.. Pauvre homme!.. vous voyez si j'ai peur! – Tenez, n'en parlons plus… Je pense que vous comprenez maintenant?.. Au surplus, que vous compreniez ou non, cela m'est égal! L'important est d'en finir… finissons-en donc… Allez-vous-en!.. et tâchez que je ne vous revoie jamais, car vous me faites horreur, – simplement.