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L'Anticléricalisme

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On voit donc bien que si, par la force des choses, les républicains despotistes doivent être obligés d'en venir à la suppression de toute liberté d'enseignement et au pur et simple monopole, s'apercevant qu'à interdire l'enseignement aux congréganistes ils n'ont rien gagné tant que les prêtres séculiers pourront enseigner et enseigneront, et qu'à interdire l'enseignement aux prêtres séculiers ils n'auront rien gagné tant que les laïques croyants pourront enseigner et enseigneront; selon la doctrine, aussi, la liberté d'enseignement s'effondre et doit s'effondrer dès que la doctrine prend conscience d'elle-même et s'aperçoit qu'elle vise non pas telle ou telle façon de vivre de tels hommes, mais leur état d'âme lui-même, leur conception de la vie et du monde, leur mentalité et leur conscience, et dès qu'elle s'aperçoit qu'elle est en son fond la libre pensée pure et simple opposée à toute espèce de foi et à toute espèce de croyance, et la libre pensée qui refuse toute liberté de pensée à tout ce qui n'est pas elle-même.

Entre la liberté d'enseignement et le pur et simple et rude monopole de l'enseignement aux mains de l'État il n'y a rien du tout, rien, si ce n'est des subtilités d'opportunisme ou de polémique et des sophismes un peu ridicules dont ne sont pas dupes ceux-là même qui les alignent et auxquels ils renoncent sitôt, ou qu'ils sont vivement pressés, ou qu'ils prennent plus nettement conscience et maîtrise de leur pensée même.

Et non seulement les républicains despotistes seront acculés par la force des choses et conduits tout droit par leurs principes autant que par leurs passions au monopole de l'enseignement; mais encore il serait étonnant qu'ils ne s'avisassent point un jour et prochainement qu'ils doivent interdire aux prêtres même l'enseignement religieux et qu'il n'est que logique et aussi qu'il est nécessaire, après avoir fermé l'école au prêtre, de lui fermer l'église et de l'empêcher de parler de quelque façon que ce soit et sur quoi que ce puisse être.

C'est ce que le pasteur Farel a très lumineusement démontré, chose qui n'était pas très difficile, dans une lettre à la Dépêche de Toulouse. Il écrivait, sans se fâcher, et très pertinemment, en homme qui sait que le logique et intégral Calvin n'a pas interdit aux catholiques seulement l'enseignement général, mais tout enseignement et surtout l'enseignement de leur religion: «Monsieur, voici ce que je lis dans votre article du 7 novembre 1903: «Ce que nous voulons mater, ce n'est pas l'enseignement en soutane. C'est l'enseignement sectaire de l'Église, sous quelque vêtement qu'il se cache, c'est l'enseignement confessionnel… Nous entendons protéger l'enfant contre toutes les mainmises, plus ou moins dissimulées, plus ou moins hypocrites, de l'Église.» J'aurais pu relever des citations de même nature dans d'autres articles de vous sur la question de l'enseignement. Vous voulez donc pour l'État le monopole complet de l'enseignement et vous le voulez dans l'intérêt de la liberté de l'enfant que vous désirez soustraire à l'influence de l'Église. Non sans doute que vous pensiez que l'Église a une grammaire ou une arithmétique différentes de celles des écoles de l'État, mais parce que vous craignez que, à la faveur de la grammaire et de l'arithmétique, ou concurremment avec elles, l'Église ne glisse son enseignement religieux. Je me demande alors comment vous faites – avec les arguments dont vous appuyez le droit et le devoir de l'État d'accaparer l'enseignement – pour ne pas aboutir à l'interdiction à l'Église de donner son enseignement religieux lui-même à la jeunesse. Vous lui contestez le droit de donner l'enseignement que nous appellerons «profane»; vous le lui contestez par défiance, évidemment, de l'enseignement religieux, que l'Église pourrait donner sous le couvert de l'autre… Cet enseignement vous paraîtra-t-il moins dangereux quand il sera donné tout seul, que lorsqu'il est donné concurremment avec d'autres leçons? Je voudrais bien savoir, en un mot, comment vous faites, avec vos principes, pour respecter la liberté de l'enseignement religieux.»

Et voilà qui est raisonné et à quoi il n'y a rien à répondre, et il serait plus logique de dire aux Églises: «Comme c'est de votre enseignement religieux que nous nous défions, vous enseignerez tout ce que vous voudrez, excepté votre religion», que de leur dire: «Comme c'est de votre enseignement religieux que nous nous défions, vous n'enseignerez rien du tout, excepté votre religion.»

Et le plus logique encore est de leur dire: «Comme c'est de votre enseignement religieux que nous nous défions, et comme nous ne l'aimons ni lui-même ni se glissant sous le couvert de l'enseignement de l'histoire, de la physique ou de la trigonométrie, vous n'enseignerez ni votre religion ni autre chose.»

Et c'est inévitablement, d'après leurs principes et par les nécessités de leur dessein, ce que les anticléricaux en arriveront à dire en effet.

Comme le proclamait sans fard la Lanterne du 17 mars 1903: «Un jour viendra où les sociétés policées poursuivront les marchands de messes comme des malfaiteurs.»

Ajoutez ceci, qui n'a que peu d'importance, tant que les socialistes sont en minorité assez faible; mais ce qui pourra être considérable un jour, et qui dès à présent doit compter: les socialistes sont dans les mêmes idées au point de vue religieux que les radicaux, et cela par conformité et par fidélité à leurs principes les plus profonds et à leurs idées les plus générales.

La grande différence entre le radical et le socialiste, c'est que pour le radical il n'y a qu'une question, la question religieuse, et qu'un dessein à poursuivre, l'écrasement des religions; et que, dès qu'il est question de socialisme, le radical ne comprend plus et, du reste, se méfie et, du reste, a peur.

Mais si le radical n'est pas socialiste (et malgré certains essais d'alliance et certaines étiquettes de caractère tout électoral, personne n'est plus antisocialiste que le radical), si le radical n'est pas socialiste, le socialiste est radical, c'est-à-dire anticlérical et antireligieux.

Pourquoi cela? Très conformément à ses principes, comme je le disais. C'est parce qu'il voit très bien que le monopole de l'enseignement aux mains de l'État et, d'une façon plus générale, le monopole de toute pensée attribué à l'État est du même ordre et du même système que le monopole de toute propriété aux mains de l'État et est un acheminement à l'établissement de ce monopole de propriété. Le socialisme, c'est le retour à Louis XIV. Or, Louis XIV prétendait tout aussi bien être le propriétaire de tous les biens de ses sujets qu'il prétendait que tous ses sujets n'eussent qu'une religion et qu'une manière de penser, à savoir la sienne.

Ce rapport parfaitement juste entre des monopolisations et des socialisations du reste si différentes, est à remarquer et à méditer. M. Jean Izoulet, radical sans doute, a dit ce mot, que je cite souvent en lui demandant la permission de le trouver abominable: «Ce ne sont pas les biens qu'il faut socialiser; ce sont les personnes.» Et voilà ce que disent les radicaux. Socialisons les personnes en faisant de telle sorte qu'elles n'aient qu'une pensée, celle que l'État leur dictera. Le socialiste dit, lui: «Il faut socialiser les biens et les personnes, et qu'on socialise les personnes avant les biens, nous en sommes, parce que, tout au moins, la socialisation des personnes achemine à la socialisation des biens et, en attendant, en rend l'idée familière et habitue à la conception de l'État souverain. L'essentiel, après tout, c'est que la liberté recule. Qu'elle recule ici ou là, c'est toujours gain.»

C'est ce que M. Brousse établissait naguère dans un article qu'il faut lire lentement; car M. Brousse n'est pas lumineux; mais qui n'est ni sans portée, ni sans profondeur, ni sans justesse: «Inouï que des amis aussi proches de nous que les citoyens Aulard et Buisson soient amenés à défendre, sous couleur de liberté d'enseigner, la suprématie des éternels adversaires de la République et de la Démocratie!.. Leur liberté d'enseigner ressemble étrangement à la fameuse liberté de travail de Messieurs les économistes… Je le proclame ici sans ambages, le père Combes parviendrait-il à nettoyer le territoire de toutes congrégations, en aurait-il fini avec les comédies de sécularisations, je demeurerais partisan du monopole de l'enseignement de l'État, à tous les degrés, parce que c'est uniquement avec un service public de l'enseignement qu'il sera loisible d'assurer à tous les gens capables le droit d'enseigner. On croira que je tiens une gageure; mais je ne sais pas si, à tout prendre, il ne vaudrait pas mieux pour la Démocratie subir à perpétuité la suprématie de l'enseignement congréganiste… que l'enseignement victorieux de telle grande compagnie mômière ou laïque, telle que les sceptiques à la Jules Lemaître seraient fort capables d'en créer… Ce n'est pas le caractère confessionnel seulement de la Congrégation qui constitue un danger, mais le fait même du monopole [religieux], et je le répète, il pourrait se former tel monopole laïque [à caractère religieux] dont l'enseignement serait pour notre avenir plus dangereux encore que le congréganiste. Le clergé régulier, par la création d'un monopole de l'enseignement, joue le même rôle social que celui qui est dévolu dans le monde capitaliste aux grandes compagnies industrielles. Et de même qu'on n'assurera à tous le droit au travail que par la nationalisation des moyens de production, de même on ne pourra garantir à quiconque le droit d'enseigner que par le monopole de renseignement [aux mains de l'État]. Que demain, dans le monde économique, quelqu'un fasse table rase des fortunes et que partout l'intégrale concurrence s'exerce: avant un quart de siècle, de vastes monopoles privés, de grandes compagnies industrielles se seront créées sur l'écrasement des plus faibles dans la lutte pour la vie… Il en serait de même le jour où la liberté intégrale de l'enseignement serait proclamée. A défaut de la corporation congréganiste, il se formerait un grand nombre de monopoles privés désireux de conduire la jeunesse à leur gré. Et un seul remède serait efficace: l'expropriation et la nationalisation de tout cet enseignement particulier, aux vues égoïstes…»

 

La question, au point de vue socialiste, est très bien posée dans cet article, quoique lourdement. Plus habile à écrire en français et à trouver la formule nette, M. Jaurès a dit, de son côté, exactement la même chose d'une façon plus forte. Il a dit, et le mot doit rester: «Le monopole universitaire, c'est le collectivisme de l'enseignement.» – Certainement cette étroite parenté entre la socialisation intellectuelle et la socialisation matérielle, cette connexité indiscutable entre la socialisation des personnes et la socialisation des propriétés, sera peu du goût des radicaux quand, l'un des deux termes acquis, on passera à l'autre; certainement ils diront: «ce n'est pas du tout la même chose;» certainement M. Jaurès a raison de dire, en souriant dans sa barbe: «Peut-être les radicaux, qui demandent aujourd'hui avec nous le collectivisme de l'enseignement, seront-ils embarrassés un jour pour combattre le collectivisme de la production. Peut-être, après avoir démontré et proclamé que la nation enseignante ne menace dans une démocratie aucune liberté, devront-ils reconnaître que la même nation possédante ne menacerait dans une démocratie aucune initiative et aucun droit.» Mais j'en suis à mettre en lumière, d'une part que les socialistes, conséquents avec eux-mêmes, seront les alliés des radicaux dans l'œuvre de la destruction de la liberté de l'enseignement tant que de cette liberté il restera un vestige ou une ombre; d'autre part que toutes les socialisations sont solidaires comme toutes les libertés se tiennent, et que par le chemin du monopole de l'enseignement on va tout droit à la «nation possédante», c'est-à-dire à l'abolition de la propriété et à la confiscation des propriétés.

Et qu'est-ce, en effet, que le droit de penser, le droit de parler, le droit d'écrire, le droit d'enseigner, si ce n'est propriétés intellectuelles?

*
* *

Et enfin j'ai dit qu'après avoir interdit aux congréganistes d'enseigner, après avoir interdit aux prêtres séculiers d'enseigner, pour les mêmes raisons qui s'appliquaient aux congréganistes; après avoir interdit aux laïques à sentiments religieux d'enseigner, pour les mêmes raisons qui s'appliquaient aux prêtres séculiers – voir l'argumentation de M. Brousse; voir le mot de la Dépêche: «Aussi bien à leurs dévots qu'à leurs prêtres» – après avoir établi le monopole universitaire absolu, les anticléricaux en viendraient, dans le monopole même, dans l'Université, dans leur Université même, à établir et à faire régner un despotisme absolu et une absolue conformité et servilité à leur manière de voir, au credo qu'ils dicteraient.

C'est ce que l'on conteste beaucoup. Une formule assez bien trouvée, assez spécieuse, a eu beaucoup de succès et a été répétée, avec variantes négligeables, par tous les ennemis secrets ou déclarés de la liberté de l'enseignement, depuis M. Buisson jusqu'à la Dépêche de Toulouse, et depuis la Dépêche jusqu'à M. Brousse: «A la liberté de l'enseignement nous voulons substituer la liberté dans l'enseignement. Nous ne voulons pas de la liberté de l'enseignement; nous voulons la liberté dans l'enseignement; le seul enseignement libre, c'est l'enseignement monopolisé par l'État, mais où la liberté régnera.»

Je ne veux jamais suspecter la sincérité de mes adversaires; mais en laissant à d'autres de déclarer que cette formule est hypocrite, j'affirme qu'il n'en est pas de plus décevante, ni de plus creuse. Soit; vous avez parfaitement, en toute sincérité et même en toute conviction, en y tenant, l'intention, d'abord de n'avoir en France qu'une Université d'État, ensuite de laisser les professeurs de cette Université d'État enseigner «ce qu'ils voudront, comme ils voudront». Soit; c'est bien votre intention et, si cela vous peut plaire que je vous le dise, je reconnaîtrai que je suis moi-même assez persuadé que vous laisserez une certaine latitude de doctrine et d'enseignement dans l'Université qui sera à vous, malgré la tentation bien naturelle d'imposer ses idées aux gens qu'on paie. Soit donc. Mais cette latitude, vous ne la laisserez évidemment que dans certaines limites…

– Non; sans limites!

– Comment! Mais alors pourquoi faites-vous votre Université et lui donnez-vous le monopole? Ce n'est donc pas pour arracher la jeunesse à l'influence cléricale? Ce n est donc pas pour qu'il n'y ait plus «deux jeunesses» et «deux Frances»? Ce n'est donc pas pour établir «l'Unité morale»? Si c'est pour cela, et vous ne pouvez pas dire, après toutes vos déclarations, que ce ne soit pas pour cela; si c'est pour cela, ne voyez-vous pas que tout ce qui détruit l'unité morale, que tout ce qui fait deux jeunesses, que tout ce qui fait deux Frances, que l'influence contre-révolutionnaire, que l'influence religieuse, que l'influence cléricale va rentrer dans votre Université et y sévir et que vous n'aurez fait que transporter chez vous ce que vous aurez voulu détruire ailleurs?

Doutez-vous que vos ennemis, leurs écoles détruites, n'entrent dans les vôtres, précisément parce que détruites auront été les leurs, comme ils ont mis soin et ardeur à entrer à l'École polytechnique et à l'École Saint-Cyr? Vous les connaissez; vous ne doutez pas de cela.

Eh bien alors, qu'aurez-vous fait et quoi de gagné? La liberté de l'enseignement, c'était la France à moitié «infestée»; la liberté dans l'enseignement, ce sera l'Université à moitié «infestée», et la France, par suite, à moitié «infestée» comme auparavant.

On pourrait même dire: «un peu plus»; car la moitié des professeurs de l'Université cléricalisant la jeunesse, les cléricalisera avec plus d'autorité que des professeurs libres, parce qu'ils auront comme l'estampille et l'apostille de l'État et feront comme partie du gouvernement; et l'on aura ce spectacle curieux d'un gouvernement «affranchissant» et «libéralisant» la France par une moitié de ses professeurs et la christianisant et cléricalisant par l'autre moitié.

Avouez que ce spectacle et ce résultat, vous n'en voudrez pas. Vous ne pourrez pas en vouloir, puisque précisément ce que vous aurez voulu éviter en monopolisant l'enseignement, vous vous trouverez le faire vous-même par votre enseignement monopolisé et parce que vous l'aurez monopolisé. On ne réussit pas à ce point contre son dessein et contre toutes les raisons de son dessein, sans regimber contre soi-même et sans dire: «Ah! Cependant! Ah! mais non!»

Et dès lors vous serez amenés à imposer un credo, c'est-à-dire à supprimer la liberté dans l'enseignement, après avoir supprimé la liberté de l'enseignement.

Ce credo, j'admets que vous ne l'imposerez pas par un programme, par une déclaration, par une bulle, par un Syllabus; je l'admets; mais vous l'imposerez par vos inspecteurs, proviseurs, doyens, directeurs et les avertissements qu'ils donneront aux professeurs hérétiques ou dissidents, et ce sera exactement la même chose qu'un credo affiché sur les murailles ou inséré à l'Officiel.

Je reconnais encore que ce credo aura un caractère particulier: il aura un caractère négatif. Vous admettrez très bien une certaine liberté de penser en dehors de la mentalité chrétienne et de la mentalité contre-révolutionnaire. Qu'un professeur enseigne Kant ou enseigne Spencer, cela vous sera à peu près indifférent; qu'un professeur enseigne Danton ou enseigne Robespierre, vous n'y regarderez pas de très près. Mais qu'un professeur enseigne la foi prouvée par la raison; ou la nécessité de la foi, la raison étant infirme; ou, comme veut M. Bourget, la «destruction méthodique de l'œuvre de la Révolution»; il est clair comme le jour que vous ne le laisserez pas se livrer à ces exercices.

Votre credo sera donc négatif. En sera-t-il moins impérieux, moins exclusif, moins tyrannique? Pas le moins du monde. Il sera comme celui de l'Église, qui laisse toute liberté de penser et d'enseigner dans certaines limites, celles au delà desquelles les hérésies commencent. La liberté que vous laisserez sera celle d'être libre penseur comme on voudra et révolutionnaire comme on l'entendra; elle ne sera jamais celle d'être ancien-régime ou d'être croyant.

Cela veut dire que le seul moyen d'avoir la liberté dans l'enseignement, c'est d'avoir la liberté de l'enseignement, et qu'en dehors de la liberté de l'enseignement il n'y a plus de liberté du tout. Et, tout au fond, vous le savez bien. «Je ne veux pas de la liberté des autres; je veux être libéral moi-même.» Naïveté ou hypocrisie, c'est un joli mot de comédie, que personne ne prendra un instant au sérieux.

Pour ce qui est de la liberté d'enseignement, ce qui reste encore à faire aux républicains despotistes et ce qu'ils sont condamnés à faire, c'est supprimer la liberté d'enseignement pour les prêtres, supprimer la liberté d'enseignement pour les laïques croyants, établir le monopole universitaire, exclure toute liberté véritable de l'Université monopolisée. Donc la bataille continue.

Elle continuera également sur la question de l'existence même de l'Église catholique libre, sur la question de l'existence de l'Église catholique, quelque séparée qu'elle ait été de l'État. Il ne faut se faire aucune illusion là-dessus. La loi de séparation, la loi de 1905, n'a satisfait personne, sans doute, ni les hommes de droite ni les hommes de gauche; mais ce sont surtout les hommes de gauche qu'elle n'a pas satisfaits.

La question, avant la loi de 1905, se posait ainsi: on séparera l'Église de l'État; mais, une fois séparée, lui appliquera-t-on tout simplement le droit commun, ou lui imposera-t-on un régime exceptionnel? Les républicains libéraux, groupe insignifiant dans l'armée républicaine, répondaient: «On la mettra simplement dans le droit commun». Les républicains despotistes répondaient: «Jamais de la vie! On lui imposera un régime exceptionnel et aussi dur que possible.»

Les républicains libéraux avaient leur représentant le plus net et leur interprète le plus précis en la personne du regretté M. Goblet. M. Goblet disait, dans les Annales de la Jeunesse laïque (1903): «Si je reste fidèle à l'idée de la séparation, dont j'ai toujours été le partisan convaincu, c'est avant tout pour affranchir l'État d'un lien qui lui est plus nuisible qu'à la religion et aux Églises elles-mêmes; mais c'est aussi sous cette réserve que l'État, en reprenant sa liberté, devra respecter celle des croyances religieuses et aussi celle des Églises. Son rôle est, suivant moi, de les ignorer. Le jour où l'État aura cessé de subventionner les Églises et de leur communiquer la force qu'elles tirent de leur union avec lui, il n'aurait plus à les considérer que comme des associations ordinaires soumises à la loi commune. Les sectes diverses qui ne manqueraient pas de se former auraient bientôt réduit l'autorité de l'Église catholique à ce qu'est aujourd'hui celle des Églises protestantes. Les unes et les autres pourraient bien exercer encore, et peut-être même plus qu'aujourd'hui, une influence morale que je ne veux nullement leur enlever; elles auraient perdu l'influence politique que seule il importe de détruire. Je ne vois même pas, sous ce régime, la nécessité d'une loi sur la police des cultes; car les mandements des évêques, comme les prédications des membres du clergé, n'auraient pas plus de valeur alors que les articles de journaux ou les discours de réunions publiques. Les dispositions de la loi pénale suffiraient pour les réprimer.»

Voilà la pure doctrine libérale en cette matière, la doctrine libérale intégrale et absolue. Mais de cette doctrine les républicains despotistes, les républicains autoritaires et même beaucoup de républicains modérés étaient aussi éloignés que possible, comme on peut croire, et tenaient la doctrine de M. Goblet pour une doctrine ultra-cléricale.

Dans le même temps, M. Aulard écrivait: «J'entends bien dire que c'est violer les principes du républicanisme que de refuser à quiconque le bénéfice de la liberté et du droit commun. Mais je réponds que l'Église catholique n'est pas quiconque. Cette Église internationale, dirigée par un monarque étranger, par un monarque tout-puissant et qui se dit infaillible, par un monarque auquel ses sujets font profession de soumettre toute leur conscience, toute leur personne morale; cette Église organisée en une solide et serrée hiérarchie despotique; cette Église qui prétend être elle-même une cité, une société, un État, l'État parfait, l'État dans lequel devraient s'absorber tous les États; cette Église qui affecte un rôle mondial, à la fois politique et social, le rôle de conductrice de peuples, et qui conduit en effet les peuples à un idéal opposé à celui des sociétés modernes, affichant la haine et le mépris de la civilisation actuelle, de la liberté de conscience, de toutes les libertés, de la raison; cette Église, enfin, qui complote ouvertement la destruction de l'édifice politique et social élevé par la Révolution française et l'abolition des Droits de l'homme qu'elle appelle sataniques; comment cette Église pourrait-elle se réclamer du droit commun? Quel droit a-t-elle au droit commun, puisqu'elle n'existe, ne parle et n'agit que pour renverser ce droit commun?»

 

Cette déclaration, qui, moins l'éloquence, se ramène à cette formule: «Je n'accorde la liberté qu'à ceux qui sont si faibles qu'ils me sont inoffensifs et qu'à ceux qui ont le même idéal que moi», était l'expression même de l'esprit général du parti républicain; je n'ai pas besoin, après tout ce que j'ai rapporté dans ce volume, de le prouver, ni même de le dire.

Elle concluait à un régime exceptionnel et très rigoureux pour cette association tout à fait exceptionnelle qui s'appelle l'Église catholique.

De son côté, le rédacteur ordinaire de la Dépêche de Toulouse, avec les mêmes arguments et avec d'autres, prenant plus précisément à partie M. Goblet, écrivait: «… les associations catholiques ne sont pas et ne seront jamais des associations comme les autres. Elles obéissent, elles sont tenues d'obéir à un mot d'ordre étranger. Cela suffit, et amplement, à leur donner un caractère exceptionnel. Elles ne peuvent donc être soumises qu'à un régime d'exception. M. de Pressensé l'a compris. Avec beaucoup de prévoyance, il limite leur développement d'abord et ensuite leurs richesses. M. de Pressensé n'a pas tort. Ce développement, ces richesses, si on ne leur assignait des limites, pourraient précisément devenir des instruments de règne de l'Église temporelle. Ils pourraient être des facteurs de cette influence politique que, de l'aveu même de M. Goblet, il importe de détruire.»

Et allant, cette fois, droit au point, avec un remarquable esprit de précision, le rédacteur ajoutait: «Le législateur (de 1903) a pris le plus grand soin de surveiller et d'endiguer les associations religieuses constituées par les congrégations. N'aura-t-il pas les mêmes motifs de surveiller et d'endiguer les associations religieuses que le clergé séculier constituera au lendemain de la séparation?»

Voilà précisément le fond des choses. Les associations religieuses, les associations cultuelles qui seront la contexture même de l'Église après la séparation, ces associations, à très peu près, seront la même chose que ce qu'étaient les associations de congréganistes; et il y aura pour les républicains, d'après leurs idées et leurs passions, exactement les mêmes raisons de surveiller, puis d'endiguer, puis de détruire les associations cultuelles, qu'il y a eu pour surveiller, puis endiguer, puis détruire les associations congréganistes.

Pourquoi oui, cela saute aux yeux; et pourquoi non, il m'est impossible de l'entrevoir.

Cherchant, pour conclure, une formule qui exprimât au plus juste la mentalité républicaine en matière ecclésiastique, le rédacteur s'arrêtait à ceci: «Pour ce qui est de la propagande, Église libre dans l'État neutre; mais pour ce qui est de l'association, Église libre dans l'État souverain.» C'est-à-dire que l'Église pourra dire ce qu'elle voudra; mais que, pour exister, l'association étant désormais son seul mode possible d'existence, elle sera libre dans l'État ayant tout droit de la supprimer.

Et tel me semble bien être depuis une dizaine d'années l'esprit général et presque universel du parti républicain.

Or, depuis ces échanges de vue, la loi de 1905 a été faite. Cette loi, comme nous l'avons vu, s'est placée entre les deux doctrines exposées ci-dessus. Elle s'est placée entre le droit commun et le régime exceptionnel dur; et elle est, à mon avis, quoique établissant un régime d'exception, plus près du droit commun que du régime exceptionnel rigoureux. Cela ne peut aucunement satisfaire le parti républicain et, s'il l'a déjà inquiété au cours des discussions de la loi, l'irritera et lui sera insupportable dans la pratique. Il n'y a pas de raison pour que son esprit change et il y a toutes sortes de raisons pour que les faits qui doivent sortir du régime nouveau établi par la loi de 1905, vus l'exaspèrent, puisque, seulement prévus, ils l'ont alarmé.

Oui, sans doute, il se trouvera en face d'associations cultuelles qui lui paraîtront des foyers de réaction et des antres d'obscurantisme. Lui qui n'a pas pu supporter jadis la Société de Saint-Vincent-de-Paul, comment pourrait-il supporter des associations qui, avec un maniement de fonds, limité, sans doute, mais encore considérable, auront clientèle, subordonnés, alliés, hiérarchie, seront ce que les républicains appellent tout de suite des «États dans l'État» et ce que, à ce titre, ils détestent d'une haine sauvage et d'une horreur qui leur ôte tout usage de la raison?

Remarquez encore que ce que le Concordat avait interdit, à savoir les communications, non contrôlées par le gouvernement français, entre le Saint-Siège et l'Église française, n'est plus interdit par la loi nouvelle. La loi de séparation ne connaît pas le Saint-Siège, elle l'ignore, et, parce qu'elle l'ignore, elle le passe sous silence, et il le faut bien, car si elle en parlait, elle serait une manière de Concordat; elle serait un Concordat unilatéral, si l'on peut parler ainsi; mais elle serait une manière de Concordat, en ce qu'elle connaîtrait des relations entre le Saint-Siège et l'Église française et les réglerait. Les communications du Saint-Siège à l'Église de France, sous le régime nouveau, ne tombent plus que sous l'article 34 de la loi de séparation: comme tous les autres «discours prononcés, lectures faites, écrits distribués, affiches apposées», elles ne sont poursuivies que si elles outragent ou diffament un citoyen chargé d'un service public, ou si elles constituent une provocation directe à résister à l'exécution des lois, ou si elles tendent à soulever ou armer une partie des citoyens contre les autres. Mais, sauf ces cas, elles sont permises.

De quel œil les républicains verront-ils des communications du Saint-Siège aux fidèles de France lues en chaire sans avoir passé par la censure du gouvernement français? Ils trouveront évidemment que la loi nouvelle a désarmé la France, la République française, l'Unité morale de la France, devant le Saint-Siège, devant la Rome pontificale. Ils regretteront le Concordat, «la digue» du Concordat.

Remarquez encore le mot, parfait pour moi, inquiétant pour eux, de M. Goblet: «Les sectes diverses [lisez: associations cultuelles, d'esprits différents peut-être] pourraient bien exercer encore et peut-être plus qu'aujourd'hui une influence morale que je ne veux nullement leur enlever; elles auraient perdu l'influence politique.»

Ceci est si juste, probablement, ceci est si vraisemblable qu'un article de la Semaine religieuse de Paris, dû peut-être à la plume et assurément à l'inspiration de l'archevêque de Paris, se rencontre absolument avec ces quelques lignes de M. Goblet: «Ne se pourrait-il pas que l'obligation où nous allons nous trouver de recourir à l'association pour sauvegarder les intérêts de l'Église de France tourne en définitive à l'avantage de nos paroisses et que nous retrouvions par là cette cohésion que l'organisation trop administrative du Concordat nous a fait perdre en nous déchargeant de trop de soucis? Qui peut dire s'il n'y aura pas là un vaste champ ouvert à des initiatives jusque-là comprimées et si ce ne sera pas, pour bien des vocations laïques, en particulier, l'occasion de se révéler? S'il devait en être ainsi et qu'on pût arriver dans chaque paroisse à grouper dans un faisceau unique, sous l'autorité du curé, les œuvres devenues plus nombreuses; si l'on pouvait, ensuite, constituer, sous l'autorité de l'évêque, une union de tous ces organismes bien vivants qui échapperaient ainsi à l'individualisme et centupleraient par là leur action; ne serait-on pas en droit d'espérer qu'après les tristesses de demain des jours meilleurs pourraient se lever pour l'Église de France?»

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