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Les mystères du peuple, Tome IV

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–Oui, ce fut lors de cette grande bataille de Vannes que notre aïeul Guilhern emporta sur son cheval César tout armé. Bataille terrible, où se décida le sort de la Gaule… La victoire fut héroïquement disputée par nos pères; ils furent vaincus, mais avec gloire!

–Ah! Kervan! ces temps héroïques sont loin de nous; aussi, je vous l'ai dit, j'éprouvais un pieux désir de parcourir ce champ de bataille, et d'arriver sur la côte d'où l'on découvre à la fois la baie du Morbihan et la vaste plaine de Vannes. Nous avions marché une grande partie de la journée; nous longions la côte, aux environs du port du Croisik, lorsque nous apercevons une cabane de pêcheur adossée à des rochers; nous nous y rendions pour y prendre un peu de repos, lorsqu'à ma grande surprise, je vois, aux abords de cette hutte, plusieurs mules de voyage pesamment chargées, et des chevaux richement caparaçonnés, gardés par plusieurs esclaves; trois de ces montures, dont une petite haquenée, portaient des selles de femmes.

–Singulière rencontre en ce pays solitaire… Et à qui appartenaient ces chevaux?

–À Chram… Sa femme et ses deux filles se trouvaient dans cette cabane… Une barque était amarrée au rivage, et à trois portées de trait, un vaisseau léger se tenait prêt à mettre sous voile.

–Tu m'as parlé des moyens de fuite que le fils de Clotaire s'était ménagés en cas de fuite? Ce vaisseau l'attendait sans doute, lui et sa famille?

–Oui, ce vaisseau l'attendait… Mes deux compagnons et moi, nous hésitions à entrer dans cette cabane, lorsque la porte s'ouvrit, et au seuil apparut une jeune femme richement vêtue: deux petites filles l'accompagnaient; l'une, de cinq ou six ans, se tenait aux pans de la robe de sa mère; celle-ci donnait la main à l'autre enfant, âgée d'environ douze ans… La jeune femme paraissait profondément abattue: ses yeux étaient noyés de larmes; derrière elle je reconnus l'un des trois favoris de Chram, Imnachair; il assistait à la torture que l'on m'avait fait subir dans le burg du comte Neroweg.

–Cette femme, ces enfants, c'était la famille de Chram?.. Il me paraît toujours étrange que de pareils monstres aient une famille.

–Je faisais la même réflexion que vous, Kervan, lorsque cette jeune femme, remarquant sur nos épaules nos sacs de voyage, nous dit avec anxiété:

«Est-ce que vous venez des environs de Nantes?

»Oui, madame.

»Avez-vous des nouvelles de la bataille?

»Non…»

–Alors, se retournant vers Imnachair, la jeune femme reprit avec un redoublement d'anxiété:

«Est-ce un bien, est-ce un mal, que l'ignorance de ces voyageurs?»

–Puis elle ajouta, pleurant et se baissant, afin d'embrasser ses deux petites filles:

«Mes enfants! mes pauvres enfants!..»

–Soudain, un des esclaves, sans doute placé en vedette sur les rochers, accourut en criant:

«Des cavaliers!.. On voit au loin, dans un nuage de poussière, une troupe de cavaliers armés accourir bride abattue…

»Mort et furie! – dit Imnachair en pâlissant, – c'est Chram… La bataille est perdue!..»

–À ces mots la pauvre jeune femme se jeta à genoux, serra ses deux petites filles contre son sein, et je n'entendis plus que les sanglots et les gémissements de la mère et des enfants.

»Vite, vite, au bateau! – s'écria Imnachair. – Esclaves, déchargez les mules, transportez dans la barque les caisses qu'elles portent; et vous, madame, tenez-vous prête à partir: ces pleurs sont inutiles.»

–À ce moment on entendit au loin le galop précipité des chevaux, le choc des armures et des cris confus et furieux.

«C'est mon mari! – s'écria la femme de Chram en blêmissant; » – mais son père est à sa poursuite… Entendez-vous ces cris de mort? Oh! il est perdu!..»

–Imnachair prêta l'oreille… une bouffée de vent nous apporta ces cris:

«Tue! tue!..

»À mort! à mort!..

»C'est la voix du roi Clotaire! – s'écria Imnachair. – Fuyez, madame, vous et vos enfants… Courons au bateau… et force de rames… Dans un instant il sera trop tard…,

»Fuir… sans mon mari… jamais! – reprit la jeune femme en serrant convulsivement ses deux enfants contre son sein. – Ce n'est pas maintenant que j'abandonnerai Chram…»

–Les cris: Tue! tue! devenaient de plus en plus distincts; ceux qui les poussaient ne devaient plus être qu'à trois ou quatre cents pas…

«Malheureuse folle, une dernière fois, venez-vous? – dit Imnachair en la saisissant par le bras, – venez-vous?

»Non, – dit-elle: – non…

»Vous connaissez Clotaire… et vous voulez l'attendre!» – s'écria Imnachair avec épouvante; puis il disparut.

–Moi et mes deux compagnons, peu soucieux de la rencontre de Clotaire et de sa truste, nous n'eûmes que le temps de courir aux rochers dont était bordé le rivage, et de nous blottir entre ces immenses blocs de granit. De l'endroit où j'étais caché, je découvrais la cabane et la mer. Au bout de quelques instants je vis la barque chargée des caisses enlevées du bât des mules, et contenant sans doute les trésors de Chram, faire force de rames pour gagner le léger bâtiment à voiles.

–Et cette malheureuse femme? et ses deux enfants?

–Imnachair les abandonnait… Assis à la proue, il tenait le gouvernail: les esclaves, entassés dans la barque, accompagnaient la fuite du favori de Chram.

–Le ciel serait injuste si de tels hommes trouvaient des amis dévoués… Ce misérable livrait sans doute Chram à une mort méritée; mais cette femme, mais ces deux petites filles?

–Écoutez, Kervan, écoutez… Je vous l'ai dit, de ma cachette je découvrais la mer, la hutte et ses abords. Malgré mon éloignement du lieu de la scène horrible que je vais vous raconter, je pouvais entendre distinctement la voix des Franks, qui, de plus en plus, approchaient. Presque au même instant où Imnachair quittait le rivage, je vis l'épouse de Chram faire quelques pas, entraînant ses deux enfants après elle; puis, n'ayant pas la force de faire un pas de plus, elle tomba sur ses genoux, ainsi que ses deux petites filles, tendant les mains d'un air suppliant et épouvanté… Alors, Chram, tête nue, livide, son armure en désordre, et qui venait sans doute de sauter à bas de son cheval, parut aux abords de la hutte, marchant à reculons et l'épée à la main, tâchant de parer les coups que lui portaient trois guerriers… Soudain j'entendis la voix retentissante du roi Clotaire, et ces paroles arrivèrent jusqu'à moi:

«Seigneur, regarde-moi du haut du ciel! et juge ma cause, car je suis indignement outragé par mon fils!.. Vois, et juge-nous avec équité, – ajouta ce tueur d'enfants si fervent catholique, – et que ton jugement soit celui que tu prononças entre Absalon et son père DavidD.»

Clotaire achevait ces paroles lorsqu'il parut à mes yeux aux abords de la cabane; s'adressant alors à ses antrustions qui continuaient de charger Chram dont le sang coulait, il s'écria:

«Ne le tuez pas!.. je veux l'avoir vivant!»

Les guerriers abaissèrent leurs épées. Chram, dont le visage ruisselait de sang, fit deux ou trois pas en chancelant, puis il tomba dans les bras de sa femme, qui, s'élançant vers lui, l'étreignit convulsivement; ses deux petites filles, toujours agenouillées, tendaient leurs bras vers Clotaire, qui venait de descendre de son cheval blanchi d'écume; il tenait à la main sa longue épée; ses guerriers formèrent un cercle autour de Chram et de sa famille; Clotaire alors remit son épée au fourreau, croisa ses bras sur sa poitrine et contempla son fils en silence pendant quelques instants; Chram, après avoir imploré son père les mains jointes, courba son front sanglant jusque sur le sol; sa femme et ses deux enfants poussaient des sanglots suppliants; Clotaire, toujours immobile comme un spectre, les regardait; enfin, il dit tout bas quelques mots à l'un des hommes de sa suite; aussitôt Chram, sa femme, ses deux petites filles, furent garrottés malgré leur résistance désespérée, puis entraînés dans la hutte; leurs cris perçants parvenaient jusqu'à moi; au bout de quelques instants, les guerriers de Clotaire sortirent de la cabane, dont ils fermèrent la porte en disant: – Nous les avons attachés sur un bancE. – L'un d'eux tenait un tison enflammé pris sans doute au foyer. Le roi se plaça debout auprès de la cabane, il semblait prêter l'oreille avec une satisfaction féroce aux cris des victimes que, moi, je n'entendais plus.

–Mais quel supplice ce monstre réservait-il donc à son fils… à sa femme… à ses deux enfants?

–Écoutez encore, Kervan. La cabane était construite de poutres jointes les unes aux autres, et recouverte d'une toiture de roseaux; je vis bientôt des hommes de la suite du roi, apporter des bottes de joncs marins et de bruyères desséchées par l'hiver, puis les amonceler autour de la hutte jusqu'à la hauteur du toit…

–Je devine… Ah! Ronan… cela est horrible…

–Lorsque ces matières inflammables furent amoncelées autour de la cabane, Clotaire fit un signe… l'un de ses guerriers approcha des roseaux le tison embrasé, l'aviva de son souffle, la flamme brilla, les joncs et les bruyères s'allumèrent… d'autres guerriers, se façonnant des torches avec des roseaux enflammés, mirent le feu en plusieurs autres endroits, et bientôt la cabane disparut au milieu d'un immense tourbillon de flammes… Les cris des malheureux qui allaient périr de cette mort atroce devinrent alors si affreux, qu'ils arrivèrent jusqu'à moi; quoique la porte de la hutte fût close, je détournai la tête par un mouvement d'horreur invincible; jetant par hasard les yeux vers la haute mer, je vis au loin le léger vaisseau à voiles qui emportait Imnachair et les trésors de Chram disparaître à l'horizon…

–Ce Chram ne mérite pas de pitié… mais cette jeune femme… mais ces deux petites filles… ainsi brûlées vives… Ah! Ronan… tu l'as dit: cette race de Clovis semble fatalement née… pour épouvanter le monde…

 

–La flamme devint tellement intense que le roi Clotaire et sa suite, obligés de reculer devant l'ardeur de cet immense brasier, disparurent à mes yeux, je ne vis plus que la cabane en flammes; les cris des victimes avaient cessé, le toit s'effondra avec fracas, et au bout de quelques instants un énorme monceau de cendres et de débris brûlants avait remplacé la cabane. Le roi Clotaire reparut alors, il fit un geste; plusieurs guerriers, à l'aide de leurs longues lances, écartant la cendre et les charbons du brasier à demi éteint, découvrirent à ma vue d'informes débris humains à demi consumés… c'étaient les restes de Chram, de sa femme et de ses petites filles; ces débris humains, Clotaire les contempla longtemps en silence. Puis la nuit venue, on lui amena son grand cheval noir; il l'enfourcha et disparut avec sa suiteF. Vous le voyez, Kervan! ce glorieux roi Clotaire, protégé par les miracles du Dieu des catholiques, couronnait sa vie en faisant brûler vifs son fils, sa femme et ses deux enfants, invoquant pieusement le souvenir de David et d'Absalon!

–Il y a, Ronan, des hasards étranges; je me rappelle avoir lu dans ton récit que lorsque mon frère Karadeuk se fut introduit dans le burg du comte Neroweg, espérant te délivrer, toi et Loysik, ce Chram dit à Karadeuk: – qu'il jurait sa foi de roi de soumettre cette maudite Bretagne indomptée à la domination franque!.. – et c'est sur les frontières de notre vieille Armorique, toujours indépendante, que lui et sa famille innocente ont trouvé une mort horrible… Mais du moins cette infâme postérité de Clovis est-elle éteinte par le meurtre de Chram, son petit-fils? Est-ce que pour le malheur de la Gaule il resterait d'autres fils à Clotaire?

–En cette année 560 où nous sommes, Clotaire a encore quatre fils nommés Caribert, Gontran, Sigebert et Chilperik… ce dernier surtout, ce Chilperik, paraît, dit-on, avoir hérité de la férocité de son père Clotaire et de son aïeul Clovis, ce premier conquérant de la Gaule, dont le colporteur, il y a près de cinquante ans, dans cette même maison, Kervan, vous a raconté la mort et les crimes!

–Quatre fils!.. ce Clotaire laissera quatre fils après lui!.. Ah! Ronan! malheur… malheur à la Gaule…

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Le lendemain du jour où Ronan, fils de mon frère, eut cet entretien avec moi, Kervan, il nous a quittés, ses dernières paroles ont été celles-ci:

–Kervan, je quitte cette maison, heureux d'avoir accompli le dernier désir de mon père et le voeu de notre aïeul Joel, je suis heureux et fier de ce voyage au berceau de notre famille; oui, ici, dans ce coin de la vieille Armorique, aujourd'hui seule terre libre de la Gaule, j'aurai, en méditant de nouveau sur le passé, retrempé ma foi à la délivrance de notre pays… délivrance lointaine, je le sais, car Loysik l'a dit: les siècles sont des instants pour la marche de l'humanité.

Ronan le Vagre est donc parti dès l'aube pour retourner dans la vallée de Charolles, après avoir accompli le dernier voeu de son père et aussi celui de notre ancêtre Joel, le brenn de la tribu de Karnak, en joignant le récit précédent à notre légende. Ronan m'a promis, dans le cas où il lui arriverait quelque événement important, de m'en instruire s'il trouvait un voyageur qui se rendît en Bretagne; ce récit, il l'adresserait soit à moi, soit à toi, mon fils aîné, Yvon, si à cette époque j'avais quitté ce monde.

Puisse Ronan, le fils de mon frère, arriver sain et sauf dans la vallée de Charolles et y retrouver sa famille heureuse et tranquille, ainsi qu'il l'a laissée!

Si avant ma mort je n'ai rien à ajouter à notre chronique, moi Kervan, je te lègue, à toi mon fils Yvon, ces parchemins et nos reliques de famille.

Moi, Yvon, fils de Kervan, petit-fils de Jocelyn, j'inscris ici très-tristement la mort de mon père: il est allé revivre dans les mondes inconnus, vers la fin de ce mois de juin 561. – Nous avons appris par des voyageurs qu'en cette même année est mort à Compiègne le roi Clotaire, dans la cinquante et unième année de son règne; il a été enterré dans la basilique de Saint-Médard, à Soissons, église magnifique qu'il avait fait construire. Les évêques ont chanté les louanges de ce monstre couronné comme ils avaient chanté celles de son père Clovis.

Clotaire laisse quatre fils: Caribert, roi de Paris; Gontran, roi d'Orléans; Sigebert, roi d'Austrasie, contrées qui avoisinent le Rhin et s'étendent aussi vers le nord-est de la Gaule; Chilperik réside à Soissons et règne en Neustrie, territoire qui comprend la plus grande partie des provinces nord-ouest de la Gaule; ce Chilperik, ainsi que nous l'avait dit Ronan, le neveu de mon père, annonce devoir être le plus cruel des quatre fils de Clotaire.

Je n'ai pas reçu de nouvelles de Ronan; puisse-t-il vivre toujours en paix dans la vallée de Charolles, de même que nous vivons ici! car la Bretagne n'a pas encore subi le joug des Franks, fasse Hésus qu'elle ne le subisse jamais!

KARADEUK LE BAGAUDE ET RONAN LE VAGRE
ÉPILOGUE

LE MONASTÈRE DE CHAROLLES
ET
LE PALAIS DE LA REINE BRUNEHAUT

560-615

CHAPITRE PREMIER

La vallée de Charolles. – L'anniversaire. – Le monastère. – Une communauté laïque et une colonie libre au septième siècle. – Condition des moines et des colons. – Le bac. – L'archidiacre Salvien et Gondowald, chambellan de la reine Brunehaut. – La fête. – Les vieux Vagres. – Les prisonniers. – Départ de Loysik pour le château de la reine Brunehaut.

Cinquante ans environ se sont écoulés depuis que Clotaire a fait brûler vifs son fils Chram, sa femme et ses deux filles. Oublions le spectacle désolant que la Gaule conquise continue d'offrir sous la descendance de Clovis depuis un demi-siècle, pour reposer nos regards sur la vallée de Charolles… Ah! c'est qu'aussi les pères des heureux habitants de ce coin de terre n'ont pas lâchement courbé le front sous le joug des Franks et des évêques; non, non… ils ont prouvé que le vieux sang gaulois coulait encore dans leurs veines; aussi, voyez le paisible tableau de leur félicité! voyez, bâties à mi-côte du versant de la vallée, ces jolies maisons, à demi voilées sous les vignes qui tapissent les murailles, vieux ceps dont le soleil d'automne a rougi les feuilles et doré les grappes. Chacune de ces maisons est entourée d'un jardinet fleuri, ombragé d'un bouquet d'arbres… jamais la vue ne s'est reposée sur un plus riant village… Un village? non, c'est plutôt un bourg, un gros bourg; il y a au moins six à sept cents maisons disséminées sur cette colline, sans compter ces vastes bâtiments couverts de chaume, situés au milieu des prairies basses, arrosées par la féconde rivière qui prend sa source au nord de la vallée, la traverse et la borne au plus lointain horizon, en se divisant en deux bras; l'un se dirige vers l'Orient, l'autre vers l'Occident, après avoir baigné dans son cours le pied d'un bois de chênes séculaires, dont la cime laisse apercevoir les toits d'un grand bâtiment de pierres, surmonté d'une croix de fer.

Non, jamais terre promise n'a été mieux disposée pour les productions d'un sol fécondé par le travail: à mi-côte, les vignes empourprées; au-dessus du vignoble, les terres de labour, où brûle en quelques endroits le chaume des seigles et des blés de la dernière récolte; ces fertiles guérets s'étendent jusqu'à la lisière des bois qui couronnent les hauteurs, entre lesquelles cette immense vallée est encaissée; au-dessous des coteaux commencent les prairies arrosées par la rivière; de nombreux troupeaux de brebis et de génisses paissent ses gras pâturages; on entend tinter les clochettes des maîtres béliers et des taureaux. Çà et là, pendant que des charrues attelées de boeufs creusent lentement une partie du sol dont les chaumes ont été brûlés la veille, des chariots à quatre roues, remplis de raisins, descendent les pentes escarpées du vignoble, et se dirigent vers le pressoir commun, situé, ainsi que les étables, les bergeries et les porcheries communes, dans les bâtiments avoisinant la rivière. Sur sa rive sont établis différents ouvroirs; celui des lavandières et des filandières, où se prépare le chanvre, et où se lave la toison des brebis, plus tard convertie en chauds vêtements; là encore sont les tanneries, les forges, les moulins aux meules énormes; tout est dans cette vallée, paix, sécurité, contentement, travail: le bruit du battoir des lavandières et des corroyeurs, le choc du marteau des forgerons, les cris joyeux des vendangeurs, le chant cadencé des laboureurs, qui marquent l'égale et lente allure de leurs boeufs, la flûte rustique des bergers; tous ces bruits, jusqu'au bourdonnement des essaims d'abeilles, autres infatigables travailleuses, qui se hâtent de recueillir le suc des dernières fleurs d'automne; tous ces bruits si divers, des plus lointains, des plus vagues, aux plus retentissants, se fondent en une seule harmonie à la fois douce et imposante: c'est la voix du travail et du bonheur, s'élevant vers le ciel comme une éternelle action de grâce.

Que se passe-t-il donc dans cette maison bâtie comme les autres, mais qui, plus rapprochée de la crête de la colline, occupe le point culminant du village, et domine au loin la vallée? Les habitants de cette demeure, parés d'habits de fête, vont et viennent du dedans au dehors; ils amoncellent à une assez grande distance de la porte une espèce de bûcher de sarments de vigne; des jeunes filles, des enfants, apportent joyeusement leurs brassées de bois sec, puis repartent en courant chercher d'autres combustibles. Une bonne petite vieille, aux cheveux d'un blanc d'argent, mignonne, proprette et encore alerte pour son grand âge, surveille la confection du bûcher. Comme toutes les bonnes vieilles, elle bougonne et sermonne, non méchamment, mais gaiement… Écoutez plutôt:

–Ah! ces jeunes filles, ces jeunes filles! toujours folles! hâtez-vous donc, au lieu de rire; ce bûcher n'est point encore assez haut. C'était vraiment bien la peine de vous lever dès l'aube afin d'avoir terminé vos travaux accoutumés avant vos compagnes, pour folâtrer ainsi, au lieu d'achever promptement ce bûcher… Tenez, je suis certaine que déjà du fond de la vallée plus d'un regard impatient se sera tourné par ici, et que plus d'une voix aura dit: «Mais que font-ils donc là-bas, qu'ils ne nous donnent point le signal? est-ce qu'ils dorment comme loirs en hiver?» Voici pourtant à quels terribles soupçons vous nous exposez, sempiternelles rieuses!.. c'est de votre âge, je le sais, et ne devrais peut-être point vous le dire; mais enfin les jours sont courts en cette saison d'automne, et avant que nos bonnes gens aient eu le temps de rentrer les troupeaux des champs, les boeufs du labour, les chariots des vendanges, et de vêtir leurs habits de fête, le soleil sera couché, de sorte que l'on n'arrivera au monastère qu'à la pleine nuit, tandis que la communauté nous attend avant le coucher du soleil.

–Encore quelques brassées de sarment, dame Odille, et il n'y aura plus qu'à y mettre le feu, – répondit une belle jeune fille de seize ans, aux yeux bleus et aux cheveux noirs; – c'est moi qui me charge d'allumer le bûcher… vous verrez mon courage!

–Oh! combien ta grand'mère, ma vieille amie l'évêchesse, a raison de dire que tu ne doutes de rien, toi, Fulvie.

–Bonne grand'mère! elle est comme vous, dame Odille, ses gronderies sont des tendresses; elle aime tout ce qui est jeune et gai…

–C'est sans doute afin de la satisfaire, et moi aussi, que tu es folle?

–Oui, dame Odille; car il m'en coûte beaucoup, mais beaucoup d'être gaie… Hélas! hélas!..

Et de rire de tout coeur à chaque hélas! mais si drôlement, que la bonne petite vieille de faire chorus avec la rieuse; puis elle lui dit:

–Aussi vrai que voilà la cinquantième fois que nous fêtons l'anniversaire de notre établissement dans la vallée de Charolles, je n'ai jamais vu fille d'un caractère plus heureux que le tien.

–Cinquante ans! comme c'est long pourtant, dame Odille… il me semble que je ne pourrai jamais avoir cinquante ans!

–Cela paraît ainsi lorsque l'on a, comme toi, ce bel âge de seize ans; mais pour moi, vois-tu, Fulvie, ces cinquante ans de calme et de bonheur ont passé comme un songe… sauf la méchante année où j'ai vu mourir le père de Ronan… et où j'ai perdu mon premier-né.

 

–Tenez, dame Odille, voilà vos consolations qui reviennent des champs.

Ces consolations, c'était Ronan et son second fils Grégor, homme d'un âge déjà mûr, accompagné de ses deux enfants: Guenek, beau garçon de vingt ans, et Asilyk, jolie fille de dix-huit ans. Ronan le Vagre, malgré sa barbe et ses cheveux blancs, malgré ses soixante-quinze ans, était encore alerte, vigoureux, et, comme toujours, de bonne humeur.

–Bonsoir, – dit-il à sa femme en l'embrassant, – bonsoir, petite Odille.

Puis ce fut le tour de Grégor et de ses deux enfants à embrasser Odille en disant:

–Bonsoir, ma chère mère.

–Bonsoir, bonne grand'mère.

–Les entendez-vous tous? – reprit la compagne de Ronan avec ce rire si doux chez les vieillards, – les entendez-vous? pour ces deux-ci je suis mère-grand, et pour celui-ci, je suis: petite Odille…

–Quand tu auras cent ans, et tu les auras, foi de Ronan! je t'appellerai encore et toujours petite Odille… de même que ces vieux amis que voici, je les appellerai toujours le Veneur et l'évêchesse.

Le Veneur et sa femme venaient en effet rejoindre Ronan, tous deux aussi blanchis par les années, mais rayonnants de bonheur et de santé.

–Oh! oh! comme te voilà déjà beau, mon vieux compagnon, avec ta saie neuve et ton bonnet brodé… Et vous, belle évêchesse, que vous voilà brave aussi…

–Ronan, foi de vieux Vagre! – dit le Veneur, – je l'aime encore autant, ma Fulvie! ainsi vêtue en matrone, avec sa robe brune et sa coiffe blanche comme ses cheveux, qu'autrefois avec sa jupe orange, son écharpe bleue, ses colliers d'or et ses bas rouges brodés d'argent… te souviens-tu, Ronan? te souviens-tu?

–Odille, si mon mari et le vôtre commencent à parler du temps passé, nous n'arriverons pas au monastère avant la nuit, et Loysik nous attend.

–Belle et judicieuse évêchesse, vous serez écoutée, – reprit gaiement Ronan. – Viens, Grégor; venez, mes enfants; allons quitter nos habits de travail; hâtons-nous, car nous serons plus vite auprès de mon bon frère Loysik.

Bientôt, Fulvie, petite-fille de l'évêchesse, tenant à la main un brandon allumé, sortit de la maison avec plusieurs de ses compagnes, et mit le feu au bûcher… Les cris joyeux des jeunes filles et des enfants saluèrent la grande colonne de flamme claire et brillante qui monta vers le ciel. À ce signal, les habitants de la vallée, encore occupés aux travaux des champs, regagnèrent leurs maisons, et une heure après, tous réunis, hommes, femmes, enfants, vieillards, se rendaient gaiement par bandes au monastère de Charolles.

La communauté de Charolles est un grand bâtiment de pierres, solide, mais sans ornement; il contient, en outre des cellules des moines, les bâtiments de l'exploitation agricole, une chapelle, un hospice pour les malades de la vallée, une école pour les enfants. Ces frères laboureurs, depuis cinquante ans, ont toujours élu Loysik pour supérieur; ils sont, chose rare pour le temps, restés laïques, Loysik les ayant toujours engagés à ne se point lier imprudemment par des voeux éternels, et à ne se point confondre avec le clergé, les évêques étant très désireux de dominer temporellement les monastères, afin d'exploiter les travaux des moines, et de les réduire à une sorte de servage ecclésiastique, la vie de ces moines laborieux, paisibles, et véritablement chrétiens, contrastant avec la dissolution, la fainéantise et la cupidité des évêques, portait ombrage à ceux-ci. Les moines de la communauté de Charolles avaient jusqu'alors vécu sous une règle consentie en commun, et rigoureusement observée. La discipline de l'ordre de Saint-Benoît, adoptée dans un grand nombre de monastères de la Gaule, avait paru à Loysik, en raison de certains statuts, anéantir ou dégrader la conscience, la raison, la dignité humaine. Ainsi, le supérieur ordonnait-il à un moine d'accomplir une chose matériellement impossible, le moine, après avoir fait humblement observer à son chef l'impossibilité de l'acte que l'on exigeait de lui, devait cependant obéirA. Un autre statut disait formellement: – qu'il n'était pas même permis à un moine d'avoir en sa propre puissance son corps et sa volontéB. – Enfin, il était formellement interdit à un moine d'en défendre, d'en protéger un autre, fussent-ils unis par les liens du sangC. – Ce renoncement volontaire aux sentiments les plus tendres et les plus élevés; cette abnégation de sa conscience et de la raison humaine, poussée jusqu'à l'imbécillité; cette obéissance passive, qui fait de l'homme une machine inerte, une sorte de cadavre, avait paru par trop catholique à Loysik pour qu'il ne combattît pas l'envahissement de la règle de Saint-Benoît, malheureusement alors presque généralement adoptée en Gaule.

Loysik dirigeait les travaux de la communauté, auxquels il avait participé jusqu'à ce que le grand âge eût affaibli ses forces; il soignait les malades, enseignait les enfants des habitants de la vallée, assisté de plusieurs frères; le soir, après les rudes labeurs de la journée, il réunissait la communauté, l'été, sous les arceaux de la galerie qui entourait la cour intérieure du cloître; l'hiver, dans le réfectoire; là, fidèle à la tradition de sa famille, il racontait à ses frères les gloires de l'ancienne Gaule, les actions des vaillants héros des temps passés, entretenant ainsi dans tous les coeurs le culte sacré de la patrie, combattant le découragement qui souvent s'emparait des âmes les plus fermes à l'aspect de la conquête franque se prolongeant au milieu des ruines et des désastres du pays.

La communauté vivait ainsi laborieuse et paisible, depuis de longues années, sous la direction de Loysik; rarement il avait besoin de rappeler ses frères au bon accord. Quelques ferments de troubles passagers, et bientôt étouffés par l'ascendant du vieux moine laboureur, s'étaient cependant parfois manifestés, voici comment: La communauté de Charolles, quoique absolument libre et indépendante en ce qui touchait sa règle intérieure: l'élection de son supérieur, la disposition des fruits du sol cultivé par elle, était néanmoins soumise à la juridiction de l'évêque du diocèse; de plus, il avait le droit d'établir dans le monastère les prêtres de son choix pour y dire la messe, donner la communion, les sacrements, et desservir la chapelle du monastère, aussi destinée aux habitants de la vallée de Charolles. Loysik s'était soumis à cette nécessité du temps afin d'assurer le repos de ses frères et des habitants de la vallée; mais ainsi introduits au sein de la communauté laïque, ces prêtres, créatures des évêques de Châlons-sur-Saône, avaient plus d'une fois tenté de semer la division entre les moines laboureurs, disant à ceux-ci, qu'ils ne donnaient pas assez de temps à la prière, engageant ceux-là à entrer dans l'Église et à devenir moines ecclésiastiques, afin de participer à la puissance du clergé. Plus d'une fois ces tentatives d'embauchage arrivèrent aux oreilles de Loysik, qui dit fermement à ces catholiques artisans de troubles:

«-Qui travaille prie… Jésus de Nazareth blâme fort ces fainéants qui, ne touchant pas du doigt aux plus lourds fardeaux, en chargent, sous prétexte de longues prières, les épaules de leurs frères. Nous ne voulons pas ici d'oisifs… nous sommes tous frères et fils d'un même Dieu: moines laïques ou ecclésiastiques se valent lorsqu'ils vivent chrétiennement; que les uns, ayant vaillamment concouru aux travaux de la communauté, préfèrent employer à la prière les loisirs indispensables à l'homme après le labeur, libre à eux; de même que dans notre communauté il nous plaît d'employer nos loisirs à la culture des fleurs, à la lecture, à la conversation entre amis, à la pêche, à la promenade, au chant, à la peinture des manuscrits, aux métiers d'agrément, et de temps à autre à l'exercice des armes, puisque nous vivons dans un temps où il faut souvent repousser la force par la force, et défendre sa vie et celle des siens contre la violence. Ainsi, à nos yeux, celui qui après le travail se récrée honnêtement, est aussi méritant que celui qui emploie ses loisirs à prier… Les fainéants seuls sont des impies!..»