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Thérèse Raquin

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Une crainte venait de le prendre: il redoutait de ne pouvoir plus dessiner une tête, sans dessiner celle du noyé. Il voulut savoir tout de suite s’ilétait maître de sa main. Il posa une toile blanche sur son chevalet; puis, avec un bout de fusain, il indiqua une figure en quelques traits. La figure ressemblait à Camille. Laurent effaça brusquement cette esquisse et en tenta une autre. Pendant une heure, il se débattit contre la fatalité qui poussait ses doigts. À chaque nouvel essai, il revenait à la tête du noyé. Il avait beau tendre sa volonté, éviter les lignes qu’il connaissait si bien; malgré lui, il traçait ces lignes, il obéissait à ses muscles, à ses nerfs révoltés. Il avait d’abord jeté les croquis rapidement; il s’appliqua ensuite à conduire le fusain avec lenteur. Le résultat fut le même: Camille, grimaçant et douloureux, apparaissait sans cesse sur la toile. L’artiste esquissa successivement les têtes les plus diverses, des têtes d’anges, de vierges avec des auréoles, de guerriers romains coiffés de leur casque, d’enfants blonds et roses, de vieux bandits couturés de cicatrices; toujours, toujours le noyé renaissait, ilétait tour à tour ange, vierge, guerrier, enfant et bandit. Alors Laurent se jeta dans la caricature, il exagéra les traits, il fit des profils monstrueux, il inventa des têtes grotesques, et il ne réussit qu’à rendre plus horribles les portraits frappants de sa victime. Il finit par dessiner des animaux, des chiens et des chats; les chiens et les chats ressemblaient vaguement à Camille.

Une rage sourde s’était emparée de Laurent. Il creva la toile d’un coup de poing, en songeant avec désespoir à son grand tableau. Maintenant il n’y fallait plus penser; il sentait bien que, désormais, il ne dessinerait plus que la tête de Camille, et, comme le lui avait dit son ami, des figures qui se ressembleraient toutes feraient rire. Il s’imaginait ce qu’auraitété sonœuvre; il voyait sur lesépaules de ses personnages, des hommes et des femmes, la face blafarde etépouvantée du noyé; l’étrange spectacle qu’ilévoquait ainsi lui parut d’un ridicule atroce et l’exaspéra.

Ainsi il n’oserait plus travailler, il redouterait toujours de ressusciter sa victime au moindre coup de pinceau. S’il voulait vivre paisible dans son atelier, il devrait ne jamais y peindre. Cette pensée que ses doigts avaient la faculté fatale et inconsciente de reproduire sans cesse le portrait de Camille lui fit regarder sa main avec terreur. Il lui semblait que cette main ne lui appartenait plus.

Chapitre 26

La crise dont Mme Raquinétait menacée se déclara. Brusquement, la paralysie, qui depuis plusieurs mois rampait le long de ses membres, toujours près de l’étreindre, la prit à la gorge et lui lia le corps. Un soir, comme elle s’entretenait paisiblement avec Thérèse et Laurent, elle resta, au milieu d’une phrase, la bouche béante: il lui semblait qu’on l’étranglait. Quand elle voulut crier, appeler au secours, elle ne put balbutier que des sons rauques. Sa langue était devenue de pierre. Ses mains et ses pieds s’étaient roidis. Elle se trouvait frappée de mutisme et d’immobilité.

Thérèse et Laurent se levèrent, effrayés devant ce coup de foudre, qui tordit la vieille mercière en moins de cinq secondes. Quand elle fut roide et qu’elle fixa sur eux des regards suppliants, ils la pressèrent de questions pour connaître la cause de sa souffrance. Elle ne put répondre, elle continua à les regarder avec une angoisse profonde. Ils comprirent alors qu’ils n’avaient plus qu’un cadavre devant eux, un cadavre vivant à moitié qui les voyait et les entendait, mais qui ne pouvait leur parler. Cette crise les désespéra: au fond, ils se souciaient peu des douleurs de la paralytique, ils pleuraient sur eux, qui vivraient désormais dans unéternel tête- à-tête.

Dès ce jour, la vie desépoux devint intolérable. Ils passèrent des soirées cruelles, en face de la vieille impotente qui n’endormait plus leur effroi de ses doux radotages. Elle gisait dans un fauteuil, comme un paquet, comme une chose, et ils restaient seuls, aux deux bouts de la table, embarrassés et inquiets. Ce cadavre ne les séparait plus; par moments, ils l’oubliaient, ils le confondaient avec les meubles. Alors leursépouvantes de la nuit les prenaient, la salle à manger devenait, comme la chambre, un lieu terrible où se dressait le spectre de Camille. Ils souffrirent ainsi quatre ou cinq heures de plus par jour. Dès le crépuscule, ils frissonnaient, baissant l’abat-jour de la lampe pour ne pas se voir, tâchant de croire que Mme Raquin allait parler et leur rappeler ainsi sa présence. S’ils la gardaient, s’ils ne se débarrassaient pas d’elle, c’est que ses yeux vivaient encore, et qu’ilséprouvaient parfois quelque soulagement à les regarder se mouvoir et briller.

Ils plaçaient toujours la vieille impotente sous la clarté crue de la lampe, afin de bienéclairer son visage et de l’avoir sans cesse devant eux. Ce visage mou et blafard eûtété un spectacle insoutenable pour d’autres, mais ilséprouvaient un tel besoin de compagnie, qu’ils y reposaient leurs regards avec une véritable joie. On eût dit le masque dissous d’une morte, au milieu duquel on aurait mis deux yeux vivants; ces yeux seuls bougeaient, roulant rapidement dans leur orbite; les joues, la bouche étaient comme pétrifiées, elles gardaient une immobilité quiépouvantait. Lorsque Mme Raquin se laissait aller au sommeil et baissait les paupières, sa face, alors toute blanche et toute muette, était vraiment celle d’un cadavre; Thérèse et Laurent, qui ne sentaient plus personne avec eux, faisaient du bruit jusqu’à ce que la paralytique eût relevé les paupières et les eût regardés. Ils l’obligeaient ainsi à resteréveillée.

Ils la considéraient comme une distraction qui les tirait de leurs mauvais rêves. Depuis qu’elle était infirme, il fallait la soigner ainsi qu’un enfant. Les soins qu’ils lui prodiguaient les forçaient à secouer leurs pensées. Le matin, Laurent la levait, la portait dans son fauteuil, et, le soir, il la remettait sur son lit; elle était lourde encore, il devait user de toute sa force pour la prendre délicatement entre ses bras et la transporter. C’étaitégalement lui qui roulait son fauteuil. Les autres soins regardaient Thérèse: elle habillait l’impotente, elle la faisait manger, elle cherchait à comprendre ses moindres désirs. Mme Raquin conserva pendant quelques jours l’usage de ses mains, elle putécrire sur une ardoise et demander ainsi ce dont elle avait besoin; puis ces mains moururent, il lui devint impossible de les soulever et de tenir un crayon; dès lors, elle n’eut plus que le langage du regard, il fallut que sa nièce devinât ce qu’elle désirait. La jeune femme se voua au rude métier de garde-malade; cela lui créa une occupation de corps et d’esprit qui lui fit grand bien.

Lesépoux, pour ne point rester face à face, roulaient dès le matin, dans la salle à manger, le fauteuil de la pauvre vieille. Ils l’apportaient entre eux, comme si elle eûtété nécessaire à leur existence; ils la faisaient assister à leur repas, à toutes leurs entrevues. Ils feignaient de ne pas comprendre, lorsqu’elle témoignait le désir de passer dans sa chambre. Elle n’était bonne qu’à rompre leur tête- à-tête, elle n’avait pas le droit de vivre à part. À huit heures, Laurent allait à son atelier, Thérèse descendait à la boutique, la paralytique demeurait seule dans la salle à manger jusqu’à midi; puis, après le déjeuner, elle se trouvait seule à nouveau jusqu’à six heures. Souvent, pendant la journée, sa nièce montait et tournait autour d’elle, s’assurant si elle ne manquait de rien. Les amis de la famille ne savaient quelséloges inventer pour exalter les vertus de Thérèse et de Laurent.

Les réceptions du jeudi continuèrent, et l’impotente y assista, comme par le passé. On approchait son fauteuil de la table; de huit heures à onze heures, elle tenait les yeux ouverts, regardant tour à tour les invités avec des lueurs pénétrantes. Les premiers jours, le vieux Michaud et Grivet demeurèrent un peu embarrassés en face du cadavre de leur vieille amie; ils ne savaient quelle contenance tenir, ils n’éprouvaient qu’un chagrin médiocre, et ils se demandaient dans quelle juste mesure ilétait convenable de s’attrister. Fallait-il parler à cette face morte, fallait-il ne pas s’en occuper du tout? Peu à peu, ils prirent le parti de traiter Mme Raquin comme si rien ne luiétait arrivé. Ils finirent par feindre d’ignorer complètement sonétat. Ils causaient avec elle, faisant les demandes et les réponses, riant pour elle et pour eux, ne se laissant jamais démonter par l’expression rigide de son visage. Ce fut unétrange spectacle; ces hommes avaient l’air de parler raisonnablement à une statue, comme les petites filles parlent à leur poupée. La paralytique se tenait roide et muette devant eux, et ils bavardaient, et ils multipliaient les gestes, ayant avec elle des conversations très animées. Michaud et Grivet s’applaudirent de leur excellente tenue. En agissant ainsi, ils croyaient faire preuve de politesse; ils s’évitaient, en outre, l’ennui des condoléances d’usage. Mme Raquin devaitêtre flattée de se voir traitée en personne bien portante, et, dès lors, il leurétait permis de s’égayer en sa présence sans le moindre scrupule.

Grivet eut une manie. Il affirma qu’il s’entendait parfaitement avec Mme Raquin, qu’elle ne pouvait le regarder sans qu’il comprît sur-le-champ ce qu’elle désirait. C’était encore là une attention délicate. Seulement, à chaque fois, Grivet se trompait. Souvent, il interrompait la partie de dominos, il examinait la paralytique dont les yeux suivaient paisiblement le jeu, et il déclarait qu’elle demandait telle ou telle chose. Vérification faite, Mme Raquin ne demandait rien du tout ou demandait une chose toute différente. Cela ne décourageait pas Grivet, qui lançait un victorieux: «Quand je vous le disais!» et qui recommençait quelques minutes plus tard. C’était une bien autre affaire lorsque l’impotente témoignait ouvertement un désir; Thérèse, Laurent, les invités nommaient l’un après l’autre les objets qu’elle pouvait souhaiter. Grivet se faisait alors remarquer par la maladresse de ses offres. Il nommait tout ce qui lui passait par la tête, au hasard, offrant toujours le contraire de ce que Mme Raquin désirait. Ce qui ne lui empêchait pas de répéter:

 

«Moi, je lis dans ses yeux comme dans un livre. Tenez, elle me dit que j’ai raison… N’est-ce pas, chère dame… Oui, oui.»

D’ailleurs, ce n’était pas une chose facile que de saisir les souhaits de la pauvre vieille. Thérèse seule avait cette science. Elle communiquait assez aisément avec cette intelligence murée, vivante encore et enterrée au fond d’une chair morte. Que se passait-il dans cette misérable créature qui vivait juste assez pour assister à la vie sans y prendre part? Elle voyait, elle entendait, elle raisonnait sans doute d’une façon nette et claire, et elle n’avait plus le geste, elle n’avait plus la voix pour exprimer au-dehors les pensées qui naissaient en elle. Ses idées l’étouffaient peut-être. Elle n’aurait pu lever la main, ouvrir la bouche, quand même un de ses mouvements, une de ses paroles eût décidé des destinées du monde. Son espritétait comme un de ces vivants qu’on ensevelit par mégarde et qui se réveillent dans la nuit de la terre, à deux ou trois mètres au-dessous du sol; ils crient, ils se débattent, et l’on passe sur eux sans entendre leurs atroces lamentations. Souvent, Laurent regardait Mme Raquin, les lèvres serrées, les mains allongées sur les genoux, mettant toute sa vie dans ses yeux vifs et rapides, et il se disait:

«Qui sait à quoi elle peut penser toute seule… Il doit se passer quelque drame cruel au fond de cette morte.»

Laurent se trompait, Mme Raquinétait heureuse, heureuse des soins et de l’affection de ses chers enfants. Elle avait toujours rêvé de finir comme cela, lentement, au milieu de dévouements et de caresses. Certes, elle aurait voulu conserver la parole pour remercier ses amis qui l’aidaient à mourir en paix. Mais elle acceptait sonétat sans révolte; la vie paisible et retirée qu’elle avait toujours menée, les douceurs de son tempérament lui empêchaient de sentir trop rudement les souffrances du mutisme et de l’immobilité. Elle était redevenue enfant, elle passait des journées sans ennui, à regarder devant elle, à songer au passé. Elle finit même par goûter des charmes à rester bien sage dans son fauteuil, comme une petite fille.

Ses yeux prenaient chaque jour une douceur, une clarté plus pénétrantes. Elle enétait arrivée à se servir de ses yeux comme d’une main, comme d’une bouche, pour demander et remercier. Elle suppléait ainsi, d’une façonétrange et charmante, aux organes qui lui faisaient défaut. Ses regardsétaient beaux d’une beauté céleste, au milieu de sa face dont les chairs pendaient molles et grimaçantes. Depuis que ses lèvres tordues et inertes ne pouvaient plus sourire, elle souriait du regard, avec des tendresses adorables; des lueurs humides passaient, et des rayons d’aurore sortaient des orbites. Rien n’était plus singulier que ces yeux qui riaient comme des lèvres dans ce visage mort; le bas du visage restait morne et blafard, le haut s’éclairait divinement. C’était surtout pour ses chers enfants qu’elle mettait ainsi toutes ses reconnaissances, toutes les affections de sonâme dans un simple coup d’œil. Lorsque, le soir et le matin, Laurent la prenait entre ses bras pour la transporter, elle le remerciait avec amour par des regards pleins d’une tendre effusion.

Elle vécut ainsi pendant plusieurs semaines, attendant la mort, se croyant à l’abri de tout nouveau malheur. Elle pensait avoir payé sa part de souffrance. Elle se trompait. Un soir, un effroyable coup l’écrasa.

Thérèse et Laurent avaient beau la mettre entre eux, en pleine lumière, elle ne vivait plus assez pour les séparer et les défendre contre leurs angoisses. Quand ils oubliaient qu’elle était là, qu’elle les voyait et les entendait, la folie les prenait, ils apercevaient Camille et cherchaient à le chasser. Alors, ils balbutiaient, ils laissaientéchapper malgré eux des aveux, des phrases qui finirent par tout révéler à Mme Raquin. Laurent eut une sorte de crise pendant laquelle il parla comme un halluciné. Brusquement, la paralytique comprit.

Une effrayante contraction passa sur son visage, et elle éprouva une telle secousse, que Thérèse crut qu’elle allait bondir et crier. Puis elle retomba dans une rigidité de fer. Cette espèce de choc fut d’autant plusépouvantable qu’il sembla galvaniser un cadavre. La sensibilité, un instant rappelée, disparut; l’impotente demeura plusécrasée, plus blafarde. Ses yeux, si doux d’ordinaire, étaient devenus noirs et durs, pareils à des morceaux de métal.

Jamais désespoir n’était tombé plus rudement dans unêtre. La sinistre vérité, comme unéclair, brûla les yeux de la paralytique et entra en elle avec le heurt suprême d’un coup de foudre. Si elle avait pu se lever, jeter le cri d’horreur qui montait à sa gorge, maudire les assassins de son fils, elle eût moins souffert. Mais, après avoir tout entendu, tout compris, il lui fallut rester immobile et muette, gardant en elle l’éclat de sa douleur. Il lui sembla que Thérèse et Laurent l’avaient liée, clouée sur son fauteuil pour l’empêcher de s’élancer, et qu’ils prenaient un atroce plaisir à lui répéter: «Nous avons tué Camille», après avoir posé sur ses lèvres un bâillon quiétouffait ses sanglots. L’épouvante, l’angoisse couraient furieusement dans son corps sans trouver une issue. Elle faisait des efforts surhumains pour soulever le poids qui l’écrasait, pour dégager sa gorge et donner ainsi passage au flot de son désespoir. Et vainement elle tendait ses dernièresénergies; elle sentait sa langue froide contre son palais, elle ne pouvait s’arracher de la mort. Une impuissance de cadavre la tenait rigide. Ses sensations ressemblaient à celles d’un homme tombé en léthargie qu’on enterrerait et qui, bâillonné par les liens de sa chair, entendrait sur sa tête le bruit sourd des pelletées de sable.

Le ravage qui se fit dans son cœur fut plus terrible encore. Elle sentit en elle unécroulement qui la brisa. Sa vie entière était désolée, toutes ses tendresses, toutes ses bontés, tous ses dévouements venaient d’être brutalement renversés et foulés aux pieds. Elle avait mené une vie d’affection et de douceur, et, à ses heures dernières, lorsqu’elle allait emporter dans la tombe la croyance aux bonheurs calmes de l’existence, une voix lui criait que tout est mensonge et que tout est crime. Le voile qui se déchirait lui montrait, au-delà des amours et des amitiés qu’elle avait cru voir, un spectacle effroyable de sang et de honte. Elle eût injurié Dieu, si elle avait pu crier un blasphème. Dieu l’avait trompée pendant plus de soixante ans, en la traitant en petite fille douce et bonne, en amusant ses yeux par des tableaux mensongers de joie tranquille. Et elle était demeurée enfant, croyant sottement à mille choses niaises, ne voyant pas la vie réelle se traîner dans la boue sanglante des passions. Dieuétait mauvais; il aurait dû lui dire la vérité plus tôt, ou la laisser s’en aller avec ses innocences et son aveuglement. Maintenant, il ne lui restait qu’à mourir en niant l’amour, en niant l’amitié, en niant le dévouement. Rien n’existait que le meurtre et la luxure.

Hé quoi! Camille était mort sous les coups de Thérèse et de Laurent, et ceux-ci avaient conçu le crime au milieu des hontes de l’adultère! Il y avait pour Mme Raquin un tel abîme dans cette pensée, qu’elle ne pouvait la raisonner ni la saisir d’une façon nette et détaillée. Elle n’éprouvait qu’une sensation, celle d’une chute horrible; il lui semblait qu’elle tombait dans un trou noir et froid. Et elle se disait: «Je vais aller me briser au fond.»

Après la première secousse, la monstruosité du crime lui parut invraisemblable. Puis elle eut peur de devenir folle, lorsque la conviction de l’adultère et du meurtre s’établit en elle, au souvenir de petites circonstances qu’elle ne s’était pas expliquées jadis. Thérèse et Laurentétaient bien les meurtriers de Camille, Thérèse qu’elle avaitélevée, Laurent qu’elle avait aimé en mère dévouée et tendre. Cela tournait dans sa tête comme une roue immense, avec un bruit assourdissant. Elle devinait des détails si ignobles, elle descendait dans une hypocrisie si grande, elle assistait en pensée à un double spectacle d’une ironie si atroce, qu’elle eût voulu mourir pour ne plus penser. Une seule idée, machinale et implacable, broyait son cerveau avec une pesanteur et un entêtement de meule. Elle se répétait: «Ce sont mes enfants qui ont tué mon enfant», et elle ne trouvait rien autre chose pour exprimer son désespoir.

Dans le brusque changement de son cœur, elle se cherchait avecégarement et ne se reconnaissait plus; elle restaitécrasée sous l’envahissement brutal des pensées de vengeance qui chassaient toute la bonté de sa vie. Quand elle eutété transformée, il fit noir en elle; elle sentit naître dans sa chair mourante un nouvelêtre, impitoyable et cruel, qui aurait voulu mordre les assassins de son fils.

Lorsqu’elle eut succombé sous l’étreinte accablante de la paralysie, lorsqu’elle eut compris qu’elle ne pouvait sauter à la gorge de Thérèse et de Laurent, qu’elle rêvait d’étrangler, elle se résigna au silence et à l’immobilité, et de grosses larmes tombèrent lentement de ses yeux. Rien ne fut plus navrant que ce désespoir muet et immobile. Ces larmes qui coulaient une à une sur ce visage mort dont pas une ride ne bougeait, cette face inerte et blafarde qui ne pouvait pleurer par tous ses traits et où les yeux seuls sanglotaient, offraient un spectacle poignant.

Thérèse fut prise d’une pitiéépouvantée.

«Il faut la coucher», dit-elle à Laurent en lui montrant sa tante.

Laurent se hâta de rouler la paralytique dans sa chambre. Puis il se baissa pour la prendre entre ses bras. À ce moment, Mme Raquin espéra qu’un ressort puissant allait la mettre sur ses pieds; elle tenta un effort suprême. Dieu ne pouvait permettre que Laurent la serrât contre sa poitrine; elle comptait que la foudre allait l’écraser s’il avait cette impudence monstrueuse. Mais aucun ressort ne la poussa, et le ciel réserva son tonnerre. Elle resta affaissée, passive, comme un paquet de linge. Elle fut saisie, soulevée, transportée par l’assassin; elle éprouva l’angoisse de se sentir, molle et abandonnée, entre les bras du meurtrier de Camille. Sa tête roula sur l’épaule de Laurent, qu’elle regarda avec des yeux agrandis par l’horreur.

«Va, va, regarde-moi bien, murmura-t-il, tes yeux ne me mangeront pas…»

Et il la jeta brutalement sur le lit. L’impotente y tombaévanouie. Sa dernière pensée avaitété une pensée de terreur et de dégoût. Désormais, il lui faudrait, matin et soir, subir l’étreinte immonde des bras de Laurent.