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Le Rêve

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Hubert et Hubertine, alors, voulurent refuser à leur tour, de crainte qu'elle ne se fatiguât trop.

– Non, non, on ne peut pas renvoyer l'argent qui vient…

Comptez sur moi. Votre mitre sera prête, la veille de la procession. Félicien laissa le dessin et se retira, le cœur navré, sans trouver le courage de donner des explications nouvelles, pour s'attarder encore. Elle ne l'aimait certainement pas, elle avait affecté de ne point le reconnaître et de le traiter en client ordinaire, dont l'argent seul est bon à prendre. D'abord, il s'emporta, il l'accusa d'avoir l'âme basse. Tant mieux! c'était fini, il ne penserait plus à elle. Puis, comme il y pensait toujours, il finit par l'excuser: ne vivait-elle pas de son travail, ne devait-elle pas gagner son pain? Deux jours après, il fut très malheureux, il se remit à rôder, malade de ne point la voir. Elle ne sortait plus, elle ne paraissait même plus aux fenêtres. Et il en était à se dire que, si elle ne l'aimait pas, si elle n'aimait que le gain, lui chaque jour l'aimait davantage, comme on aime l'amour à vingt ans, sans raison, au hasard du cœur, pour la joie et la douleur d'aimer. Un soir, il l'avait vue, et c'en était fait: maintenant, c'était celle-ci, et non une autre; quelle qu'elle fût, mauvaise ou bonne, laide ou jolie, pauvre ou riche, il allait en mourir, s'il ne l'avait point. Le troisième jour, sa souffrance devint telle, que, malgré son serment d'oublier, il retourna chez les Hubert.

En bas, quand il eut sonné, il fut encore reçu par le brodeur, qui, devant l'obscurité de ses explications, se décida à le faire monter de nouveau.

– Ma fille, monsieur désire t'expliquer des choses que je ne comprends pas très bien.

Alors, Félicien balbutia:

– Si ça ne gêne pas trop mademoiselle, j'aimerais à me rendre compte… Ces dames m'ont recommandé de suivre en personne le travail… À moins pourtant que je ne dérange…

Angélique, en le voyant paraître, avait senti son cœur battre violemment, jusque dans sa gorge. Il l'étouffait. Mais elle l'apaisa d'un effort; le sang n'en monta même pas à ses joues; et ce fut très calme, l'air indifférent, qu'elle répondit:

– Oh! rien ne me dérange, monsieur. Je travaille aussi bien devant le monde… Le dessin est de vous, il est naturel que vous en suiviez l'exécution.

Décontenancé, Félicien n'aurait point osé s'asseoir, sans l'accueil d'Hubertine, qui souriait de son grave sourire à ce bon client. Tout de suite, elle se remit au travail, penchée sur le métier, où elle brodait en guipure les ornements gothiques du revers de la mitre. De son côté, Hubert venait de décrocher de la muraille une bannière terminée, encollée, qui depuis deux jours y séchait, et qu'il voulait détendre. Personne ne parla plus, les deux brodeuses et le brodeur travaillaient, comme si personne ne se fût trouvé là.

Et le jeune homme s'apaisa un peu, au milieu de cette grande paix. Trois heures sonnaient, l'ombre de la cathédrale s'allongeait déjà, un demi-jour fin entrait par la fenêtre large ouverte.

C'était l'heure crépusculaire, qui commençait dès midi, pour la petite maison, fraîche et verdissante, au pied du colosse. On entendit un bruit léger de souliers sur les dalles, un pensionnat de fillettes qu'on menait à confesse. Dans l'atelier, les vieux outils, les vieux murs, tout ce qui restait là immuable, semblait dormir du sommeil des siècles; et il en venait aussi beaucoup de fraîcheur et de calme. Un grand carré de lumière blanche, égale et pure, tombait sur le métier, où se courbaient les brodeuses, avec leurs délicats profils, dans le reflet fauve de l'or.

– Mademoiselle, je voulais vous dire, commença Félicien gêné, sentant qu'il devait motiver sa venue, je voulais vous dire que, pour les cheveux, l'or me semblait préférable à la soie.

Elle avait levé la tête. Le rire de ses yeux signifia clairement qu'il aurait pu ne pas se déranger, s'il n'avait point d'autre recommandation à faire. Et elle se pencha de nouveau, en répondant d'une voix doucement moqueuse:

– Sans doute, monsieur.

Il fut très sot, il remarqua seulement alors que, justement, elle travaillait aux cheveux. Devant elle, était le dessin qu'il avait fait, mais lavé de teintes d'aquarelle, rehaussé d'or, d'une douceur de ton d'ancienne miniature, pâlie dans un livre d'heures. Et elle copiait cette image; avec une patience et une adresse d'artiste peignant à la loupe. Après l'avoir reproduite d'un trait un peu gros sur du satin blanc, fortement tendu, doublé d'une toile solide, elle avait couvert le satin de fils d'or lancés de gauche à droite, arrêtés aux deux bouts simplement, libres et se touchant tous. Puis, se servant de ces fils comme d'une trame, elle les écartait de la pointe de son aiguille pour retrouver dessous le dessin, elle suivait ce dessin, cousait les fils d'or de points de soie en travers, qu'elle assortissait aux nuances du modèle. Dans les parties d'ombre, la soie cachait complètement l'or; dans les demi-teintes, les points s'espaçaient de plus en plus; et les lumières étaient faites de l'or seul, laissé à découvert. C'était l'or nué, le fond d'or que l'aiguille nuançait de soie, un tableau aux couleurs fondues, comme chauffées dessous par une gloire, d'un éclat mystique.

– Ah! dit brusquement Hubert, qui commençait à détendre la bannière, en dévidant sur ses doigts la ficelle du trélissage, le chef-d'œuvre d'une brodeuse autrefois était d'or nué…

Elle devait faire, comme il est écrit dans les statuts, «une image seule qui est d'or nué, d'un demi-tiers de haut…» Tu aurais été reçue, Angélique.

Et le silence retomba. Pour les cheveux, dérogeant à la règle, Angélique avait eu la même idée que Félicien; celle de ne point employer de soie, de recouvrir l'or avec de l'or; et elle manœuvrait dix aiguillées d'or à passer, de tons différents, depuis l'or rouge sombre des brasiers qui meurent, jusqu'à l'or jaune pâle des forêts d'automne. Agnès, du col aux chevilles, se vêtait ainsi d'un ruissellement de cheveux d'or. Le flot partait de la nuque, couvrait les reins d'un épais manteau, débordait devant, par dessus les épaules, en deux ondes qui, rejointes sous le menton, coulaient jusqu'aux pieds. Une chevelure du miracle, une toison fabuleuse, aux boucles énormes, une robe tiède et vivante, parfumée de nudité pure.

Ce jour-là, Félicien ne sut que regarder Angélique brodant les boucles à points fendus, dans le sens de leurs enroulements; et il ne se lassait pas de voir les cheveux croître et flamber sous son aiguille. Leur profondeur, le grand frisson qui les déroulait d'un coup, le troublaient. Hubertine, en train de coudre des paillettes, cachant le fil à chacune avec un grain de frisure, se tournait de temps à autre, l'enveloppait de son calme regard, quand elle devait jeter au bourriquet quelque paillette mal faite.

Hubert, qui avait retiré les lattes pour découdre la bannière des ensubles, achevait de la plier soigneusement. Et Félicien, dont le silence augmentait l'embarras, finit par comprendre qu'il devait avoir la sagesse de partir, puisqu'il ne retrouvait aucune des observations qu'il s'était promis de faire. Il se leva, il bégaya:

– Je reviendrai… J'ai si mal reproduit le dessin charmant de la tête, que vous aurez peut-être besoin de mes indications.

Angélique posa sur les siens ses grands yeux noirs tranquillement.

– Non, non… Mais revenez, monsieur, revenez, si l'exécution vous inquiète.

Il s'en alla, heureux de la permission, désolé de cette froideur. Elle ne l'aimait pas, elle ne l'aimerait jamais, c'était décidé.

À quoi bon, alors? Et le lendemain, et les jours suivants, il revint à la fraîche maison de la rue des Orfèvres. Les heures qu'il n'y passait pas étaient abominables, ravagées de son combat intérieur, torturées d'incertitudes. Il ne se calmait que près de la brodeuse, même résigné à ne pas lui plaire, consolé de tout, pourvu qu'elle fût présente. Chaque matin, il arrivait, parlait du travail, s'asseyait devant le métier, comme si sa présence eût été nécessaire; et cela l'enchantait de retrouver son fin profil immobile, baigné de la clarté blonde de ses cheveux, de suivre le jeu agile de ses petites mains souples, se débrouillant au milieu des longues aiguillées. Elle était très simple, elle le traitait maintenant en camarade. Pourtant, il sentait toujours entre eux des choses qu'elle ne disait pas et dont son cœur à lui s'angoissait. Elle levait parfois la tête, avec son air de moquerie, les yeux impatients et interrogateurs. Puis, en le voyant s'effarer, elle redevenait très froide.

Mais Félicien avait découvert un moyen de la passionner, dont-il abusait. C'était de lui parler de son art, des anciens chefs d'œuvre de broderie qu'il avait vus, conservés dans les trésors des cathédrales, ou gravés dans les livres: des chapes superbes, la chape de Charlemagne, en soie rouge, avec de grands aigles aux ailes éployées, la chape de Sion, que décore tout un peuple de figures saintes; une dalmatique qui passe pour la plus belle pièce connue, la dalmatique impériale, où est célébrée la gloire de Jésus-Christ sur la terre et dans le ciel, la Transfiguration, le Jugement dernier, dont les nombreux personnages sont brodés de soies nuancées, d'or et d'argent; un arbre de Jessé aussi, un orfroi de soie sur satin, qui semble détaché d'un vitrail du quinzième siècle, Abraham en bas, David, Salomon, la Vierge Marie, puis en haut Jésus; et ses chasubles admirables, la chasuble d'une simplicité si grande, le Christ en croix, saignant, éclaboussé de soie rouge sur le drap d'or, ayant à ses pieds la Vierge soutenue par saint Jean, la chasuble de Naintré enfin, où l'on voit Marie, assise en majesté, les pieds chaussés, tenant l'Enfant nu sur ses genoux. D'autres, d'autres merveilles défilaient, vénérables par leur grand âge, d'une foi, d'une naïveté dans la richesse, perdues de nos jours, gardant des tabernacles l'odeur d'encens et la mystique lueur de l'or pâli.

 

– Ah! soupirait Angélique, c'est fini, ces belles choses. On ne peut pas seulement retrouver les tons.

Et, les yeux luisants, elle s'arrêtait de travailler, quand il lui contait l'histoire des grandes brodeuses et des grands brodeurs d'autrefois, Simonne de Gaules, Coli Jolye, dont les noms ont traversé les âges. Puis, tirant de nouveau l'aiguille, elle en restait transfigurée, elle gardait au visage le rayonnement de sa passion d'artiste. Jamais elle ne lui semblait plus belle, si enthousiaste, si virginale, brûlant d'une flamme pure dans l'éclat de l'or et de la soie, avec son application profonde, son travail de précision, les points menus où elle mettait toute son âme.

Il cessait de parler, il la contemplait, jusqu'à ce que, réveillée par le silence, elle s'aperçût de la fièvre où il la jetait. Elle en était confuse comme d'une défaite, elle rattrapait son calme indifférent, la voix fâchée.

– Bon! voilà encore mes soies qui s'emmêlent!.. Mère, ne remuez donc pas! Hubertine, qui n'avait point bougé, souriait, tranquille.

Elle s'était inquiétée d'abord des assiduités du jeune homme, elle en avait causé un soir avec Hubert, en se couchant. Mais ce garçon ne leur déplaisait pas, il demeurait très convenable: pourquoi se seraient-ils opposés à des entrevues d'où pouvait sortir le bonheur d'Angélique? Elle laissait donc aller les choses, qu'elle surveillait, de son air sage. D'ailleurs, elle-même, depuis quelques semaines, vivait le cœur gros des tendresses vaines de son mari. C'était le mois où ils avaient perdu leur enfant; et chaque année, à cette date, ramenait chez eux les mêmes regrets, les mêmes désirs, lui tremblant à ses pieds, brûlant de se croire pardonné enfin, elle aimante et désolée, se donnant toute, désespérant de fléchir le sort. Ils n'en parlaient point, n'en échangeaient pas un baiser de plus, devant le monde; mais ce redoublement d'amour sortait du silence de leur chambre, se dégageait de leur personne, au moindre geste, à la façon dont leurs regards se rencontraient, s'oubliaient une seconde l'un dans l'autre.

Une semaine s'écoula, le travail de la mitre avançait. Ces entrevues quotidiennes avaient pris une grande douceur familière.

– Le front très haut, n'est-ce pas? sans trace de sourcils.

– Oui, très haut, et pas une ombre, comme dans les miniatures du temps. – Passez-moi la soie blanche.

– Attendez, je vais l'effiler.

Il l'aidait, c'était un apaisement que cet ouvrage à deux. Cela les mettait dans la réalité de tous les jours. Sans qu'un mot d'amour fût prononcé, sans même qu'un frôlement volontaire rapprochât leurs doigts, le lien se resserrait à chaque heure.

– Père, que fais-tu donc? on ne t'entend plus.

Elle se tournait, apercevait le brodeur, les mains occupées à charger une broche, les yeux tendres, fixés sur sa femme.

– Je donne de l'or à ta mère.

Et, de la broche apportée, du remerciement muet d'Hubertine, du continuel empressement d'Hubert autour d'elle, un souffle tiède de caresse se dégageait, enveloppait Angélique et Félicien, penchés de nouveau sur le métier.

L'atelier lui-même, l'antique pièce avec ses vieux outils, sa paix d'un autre âge, était complice. Il semblait si loin de la rue, reculé au fond du rêve, dans ce pays des bonnes âmes où règne le prodige, la réalisation aisée de toutes les joies.

Dans cinq jours, la mitre devait être livrée; et Angélique, certaine d'avoir fini, de gagner même vingt-quatre heures, respira, s'étonna de trouver Félicien si près d'elle, accoudé au tréteau. Ils étaient donc camarades? Elle ne se défendait plus contre ce qu'elle sentait de conquérant en lui, elle ne souriait plus de malice, à tout ce qu'il cachait et qu'elle devinait.

Qu'était-ce donc qui l'avait endormie, dans son attente inquiète? Et l'éternelle question revint, la question qu'elle se posait chaque soir, à son coucher: l'aimait-elle? Pendant des heures, au fond de son grand lit, elle avait retourné les mots, cherchant des sens qui lui échappaient. Brusquement, cette nuit là, elle sentit son cœur se fendre, elle fondit en larmes, la tête dans l'oreiller, pour qu'on ne l'entendît point. Elle l'aimait, elle l'aimait, à en mourir. Pourquoi? comment? elle n'en savait, elle n'en saurait jamais rien; mais elle l'aimait, tout son être le criait. La clarté s'était faite, l'amour éclatait comme la lumière du soleil. Elle pleura longtemps, pleine d'une confusion et d'un bonheur inexprimables, reprise du regret de ne s'être pas confiée à Hubertine. Son secret l'étouffait, et elle fit un grand serment, celui de redevenir de glace pour Félicien, de souffrir tout plutôt que de lui laisser voir sa tendresse.

L'aimer, l'aimer sans le dire, c'était la punition, l'épreuve qui devait racheter la faute. Elle en souffrait délicieusement, elle songeait aux martyres de la Légende, il lui semblait qu'elle était leur sœur, à se flageller ainsi, et que sa gardienne Agnès la regardait avec des yeux tristes et doux.

Le lendemain, Angélique acheva la mitre. Elle avait brodé avec des soies refendues, plus légères que des fils de la Vierge, les petites mains et les petits pieds, les seuls coins de nudité blanche qui sortaient de la royale chevelure d'or. Elle terminait la face, d'une délicatesse de lis, où l'or apparaissait comme le sang des veines, sous l'épiderme des soies. Et cette face de soleil montait à l'horizon de la plaine bleue, emportée par les deux anges.

Lorsque Félicien entra, il eut un cri d'admiration.

– Oh! elle vous ressemble!

C'était une confession involontaire, l'aveu de cette ressemblance qu'il avait mise dans son dessin. Il le comprit, devint très rouge.

– C'est vrai, fillette, elle a tes beaux yeux, dit Hubert, qui s'était approché.

Hubertine se contentait de sourire, ayant fait la remarque depuis longtemps; et elle parut surprise, attristée même, quand elle entendit Angélique répondre, de son ancienne voix des mauvais jours:

– Mes beaux yeux, moquez-vous de moi!.. Je suis laide, je me connais bien.

Puis, se levant, se secouant, outrant son rôle de fille intéressée et froide:

– Ah! c'est donc fini!.. J'en avais assez, un fameux poids de moins sur les épaules!.. Vous savez, je ne recommencerais pas pour le même prix.

Saisi, Félicien l'écoutait. Eh! quoi? encore l'argent! Il l'avait sentie un moment si tendre, si passionnée de son art! S'était-il donc trompé, qu'il la retrouvait sensible à la seule pensée du gain, indifférente au point de se réjouir d'avoir fini et de ne plus le voir? Depuis quelques jours, il se désespérait, cherchait vainement sous quel prétexte il pourrait revenir. Et elle ne l'aimait pas, et elle ne l'aimerait jamais! Une telle souffrance lui étreignit le cœur, que ses yeux pâlirent.

– Mademoiselle, n'est-ce pas vous qui monterez la mitre?

– Non, mère fera ça beaucoup mieux…

Je suis trop contente de ne plus avoir à y toucher.

– Vous n'aimez donc pas votre travail?..

– Moi!.. Je n'aime rien.

Il fallut qu'Hubertine, sévèrement, la fit taire. Et elle pria Félicien d'excuser cette enfant nerveuse, elle lui dit que le lendemain, de bonne heure, la mitre serait à sa disposition.

C'était un congé, mais il ne s'en allait pas, il regardait le vieil atelier, plein d'ombre et de paix, comme si on l'eût chassé du paradis. Il avait eu là l'illusion d'heures si douces, il sentait si douloureusement que son cœur y restait, arraché!

Ce qui le torturait, c'était de ne pouvoir s'expliquer, d'emporter l'affreuse incertitude. Enfin, il dut partir.

La porte à peine refermée, Hubert demanda:

– Qu'as-tu donc, mon enfant? Es-tu souffrante?

– Eh! non, c'est ce garçon qui m'ennuyait. Je ne veux plus le voir.

Et Hubertine conclut alors:

– C'est bon, tu ne le verras plus. Seulement, rien n'empêche d'être polie.

Angélique, sous un prétexte, n'eut que le temps de monter dans sa chambre. Elle y éclata en larmes. Ah! qu'elle était heureuse et qu'elle souffrait! Son pauvre cher amour, comme il avait dû s'en aller triste! Mais c'était juré aux saintes, elle l'aimerait à en mourir, et jamais il ne le saurait.

VII

Le soir du même jour, tout de suite en sortant de table, Angélique se plaignit d'un grand malaise et remonta dans sa chambre. Ses émotions de la matinée, ses luttes contre elle-même, l'avaient anéantie. Elle se coucha immédiatement, elle éclata de nouveau en larmes, la tête enfoncée sous le drap, avec le besoin désespéré de disparaître, de n'être plus.

Les heures s'écoulèrent, la nuit s'était faite, une ardente nuit de juillet, dont la paix lourde entrait par la fenêtre, laissée grande ouverte. Dans le ciel noir luisait un fourmillement d'étoiles. Il devait être près de onze heures, la lune n'allait se lever que vers minuit, à son dernier quartier, amincie déjà.

Et, dans la chambre sombre, Angélique pleurait toujours, d'un flot de pleurs intarissable, lorsqu'un craquement, à sa porte, lui fit lever la tête.

Il y eut un silence, puis une voix, tendrement, l'appela.

– Angélique… Angélique… ma chérie…

Elle avait reconnu la voix d'Hubertine. Sans doute, celle-ci, en se couchant avec son mari, venait d'entendre le bruit lointain des sanglots; et, inquiète, à demi déshabillée, elle montait voir:

– Angélique, es-tu malade?

Retenant son haleine, la jeune fille ne répondit pas.

Elle n'éprouvait qu'un désir immense de solitude, l'unique soulagement à son mal. Une consolation, une caresse, même de sa mère, l'aurait meurtrie. Elle se l'imaginait derrière la porte, elle devinait qu'elle avait les pieds nus, à la douceur du frôlement sur le carreau. Deux minutes se passèrent, et elle la sentait toujours là, penchée, l'oreille collée au bois, ramenant de ses beaux bras ses vêtements défaits.

Hubertine, ne percevant plus rien, pas un souffle, n'osa appeler de nouveau. Elle était bien certaine d'avoir entendu des plaintes; mais, si l'enfant avait fini par s'endormir, à quoi bon l'éveiller? Elle attendit encore une minute, troublée de ce chagrin que lui cachait sa fille, devinant confusément, emplie elle-même d'une grande émotion tendre. Et elle se décida à redescendre comme elle était montée, les mains familières aux moindres détours, sans laisser d'autre bruit derrière elle, dans la maison noire, que le frôlement doux de ses pieds nus.

Alors, ce fut Angélique qui, assise sur son séant, au milieu de son lit, écouta. Le silence était si absolu, qu'elle distinguait la pression légère des talons au bord de chaque marche. En bas, la porte de la chambre s'ouvrit, se referma; puis, elle saisit un murmure à peine distinct, un chuchotement affectueux et triste, ce que ses parents disaient d'elle sans doute, leurs craintes, leurs souhaits; et cela ne cessait pas, bien qu'ils dussent s'être couchés, après avoir éteint la lumière. Jamais les bruits nocturnes du vieux logis n'étaient montés de la sorte jusqu'à elle. D'habitude, elle dormait de son gros sommeil de jeunesse, elle n'entendait pas même les meubles craquer; tandis que, dans l'insomnie de sa passion combattue, il lui semblait que la maison entière aimait et se lamentait. N'étaient-ce pas les Hubert qui, eux aussi, étouffaient des larmes, toute une tendresse éperdue et désolée d'être stérile? Elle ne savait rien, elle avait la seule sensation, dans la nuit chaude, au-dessous d'elle, de cette veille des deux époux, un grand amour, un grand chagrin, la longue et chaste étreinte des noces toujours jeunes.

Et, pendant qu'elle était assise, écoutant la maison frissonnante et soupirante, Angélique ne pouvait se contenir, ses larmes coulaient encore; mais, à présent, elles ruisselaient muettes, tièdes et vives, pareilles au sang de ses veines. Une seule question, depuis le matin, se retournait en elle, la blessait dans tout son être: avait-elle eu raison de désespérer Félicien, de le renvoyer ainsi, avec la pensée qu'elle ne l'aimait pas, enfoncée en plein cœur, comme un couteau? Elle l'aimait, et elle lui avait fait cette souffrance, et elle-même en souffrait affreusement. Pourquoi tant de douleur? Les saintes demandaient-elles des larmes? est-ce que cela aurait fâché Agnès, de la savoir heureuse? Un doute, maintenant, la déchirait.

Autrefois, lorsqu'elle attendait celui qui devait venir, elle arrangeait mieux les choses: il entrerait, elle le reconnaîtrait, tous deux s'en iraient ensemble, très loin, pour toujours. Et il était venu, et voilà que l'un et l'autre sanglotaient, à jamais séparés. À quoi bon? que s'était-il donc produit? qui avait exigé d'elle ce cruel serment, de l'aimer sans le lui dire?

Mais, surtout, la crainte d'être la coupable, d'avoir été méchante, désolait Angélique. Peut-être la fille mauvaise avait-elle repoussé. Étonnée, elle se rappelait son manège d'indifférence, la façon moqueuse dont elle accueillait Félicien, le plaisir de malice qu'elle prenait à lui donner d'elle une idée fausse. Ses larmes redoublaient, son cœur fondait d'une pitié immense, infinie, pour la souffrance qu'elle avait ainsi faite, sans le vouloir. Elle le revoyait toujours s'en allant, elle avait présente la désolation de son visage, ses yeux troubles, ses lèvres tremblantes; et elle le suivait dans les rues, chez lui, pâle, blessé à mort par elle, perdant le sang goutte à goutte. Où était-il, à cette heure? ne frissonnait-il pas de fièvre? Ses mains se serraient d'angoisse, à l'idée de ne savoir comment réparer, le mal.

 

Ah! faire souffrir, cette pensée la révoltait! Elle aurait voulu être bonne, tout de suite, faire du bonheur autour d'elle.

Minuit allait sonner bientôt, les grands ormes de l'Évêché cachaient la lune à l'horizon, et la chambre restait noire. Alors, la tête retombée sur l'oreiller, Angélique ne pensa plus, voulut s'endormir; mais elle ne le pouvait, ses larmes continuaient à couler de ses paupières closes. Et la pensée revenait, elle songeait aux violettes que, depuis quinze jours, elle trouvait en montant se coucher, sur le balcon, devant sa fenêtre. Chaque soir, c'était un bouquet de violettes. Félicien, certainement, le jetait du Clos-Marie, car elle se souvenait de lui avoir conté que les violettes seules, par une singulière vertu, la calmaient, lorsque le parfum des autres fleurs, au contraire, la tourmentait de terribles migraines; et il lui envoyait ainsi des nuits douces, tout un sommeil embaumé, rafraîchi de bons rêves. Ce soir-là, comme elle avait mis le bouquet à son chevet, elle eut l'heureuse idée de le prendre, elle le coucha avec elle, près de sa joue, s'apaisa à le respirer. Les violettes enfin tarirent ses larmes.

Elle ne dormait toujours pas, elle demeurait les yeux fermés, baignée de ce parfum qui venait de lui, heureuse de se reposer et d'attendre, dans un abandon confiant de tout son être.

Mais un grand frisson passa sur elle. Minuit sonnait, elle ouvrit les paupières, elle s'étonna de retrouver sa chambre pleine d'une clarté vive. Au-dessus des ormes, la lune montait avec lenteur, éteignant les étoiles, dans le ciel pâli. Par la fenêtre, elle apercevait l'abside de la cathédrale, très blanche.

Et il semblait que ce fût le reflet de cette blancheur qui éclairât la chambre, une lumière d'aube, laiteuse et fraîche. Les murs blancs, les solives blanches, toute cette nudité blanche en était accrue, élargie et reculée ainsi que dans un rêve. Elle reconnaissait pourtant les vieux meubles de chêne sombre, l'armoire, le coffre, les chaises, avec les arêtes luisantes de leurs sculptures. Son lit seul, son lit carré, d'une ampleur royale, l'émotionnait, comme si elle ne l'avait jamais vu, dressant ses colonnes, portant son dais d'ancienne perse rose, baigné d'une telle nappe de lune, profonde, qu'elle se croyait sur une nuée, en plein ciel, soulevée par un vol d'ailes muettes et invisibles.

Un instant, elle en eut le balancement large; puis, ses yeux s'accoutumèrent, son lit était bien dans l'angle habituel. Elle resta la tête immobile, les regards errants, au milieu de ce lac de rayons, le bouquet de violettes sur les lèvres. Qu'attendait-elle? pourquoi ne pouvait-elle dormir? Elle en était certaine maintenant! elle attendait quelqu'un. Si elle avait cessé de pleurer, c'était qu'il allait venir. Cette clarté consolatrice, qui mettait en fuite le noir des mauvais songes, l'annonçait. Il allait venir, la lune messagère n'était entrée avant lui que pour les éclairer de cette blancheur d'aurore. La chambre était tendue de velours blanc, ils pourraient se voir.

Alors, elle se leva, elle s'habilla: une robe blanche simplement, la robe de mousseline qu'elle avait le jour de la promenade aux ruines d'Hautecœur. Elle ne noua même pas ses cheveux qui vêtirent ses épaules. Ses pieds restèrent nus dans ses pantoufles.

Et elle attendit.

À présent, Angélique ne savait par où il arriverait. Sans doute, il ne pourrait monter, ils se verraient tous deux, elle accoudée au balcon, lui en bas, dans le Clos-Marie. Cependant, elle s'était assise, comme si elle eût compris l'inutilité d'aller à la fenêtre. Pourquoi ne passerait-il pas au travers des murs, comme les saints de la Légende? Elle attendait. Mais elle n'était point seule à attendre, elle les sentait toutes à son entour, les vierges dont le vol blanc l'enveloppait depuis sa jeunesse. Elles entraient avec le rayon de lune, elle venaient des grands arbres mystérieux de l'Évêché, aux cimes bleues, des coins perdus de la cathédrale, enchevêtrant sa forêt de pierres. De tout l'horizon connu et aimé, de la Chevrotte, des saules, des herbes, la jeune fille entendait ses rêves qui lui revenaient, les espoirs, les désirs, ce qu'elle avait mis d'elle dans les choses, à les voir chaque jour, et que les choses lui renvoyaient.

Jamais les voix de l'invisible n'avaient parlé si haut, elle écoutait l'au-delà, elle reconnaissait, au fond de la nuit brûlante, sans un souffle d'air, le léger frisson qui était pour elle le frôlement de la robe d'Agnès, quand la gardienne de son corps se tenait à son côté. Elle s'égayait de savoir Agnès là, avec les autres. Et elle attendait.

Du temps s'écoula encore, Angélique n'en avait pas conscience. Cela lui parut naturel, lorsque Félicien arriva, enjambant la balustrade du balcon. Sur le ciel blanc, sa taille haute se détachait. Il n'entra pas, il resta dans le cadre lumineux de la fenêtre.

– N'ayez pas peur… C'est moi, je suis venu. Elle n'avait pas peur, elle le trouvait simplement exact.

– C'est par les charpentes, n'est-ce pas, que vous êtes monté?

– Oui, par les charpentes.

Ce moyen si aisé la fit rire. Il s'était hissé d'abord sur l'auvent de la porte; puis, de là, grimpant le long de la console, dont le pied s'appuyait au bandeau du rez-de-chaussée, il avait sans peine atteint le balcon.

– Je vous attendais, venez près de moi.

Félicien, qui arrivait violent, jeté aux résolutions folles, ne bougea pas, étourdi de cette félicité brusque. Et Angélique, maintenant, était certaine que les saintes ne lui défendaient pas d'aimer, car elle les entendait l'accueillir avec elle, d'un rire d'affection, léger comme une haleine de la nuit; Où avait-elle eu la sottise de prendre qu'Agnès se fâcherait? À son côté, Agnès était radieuse d'une joie qu'elle sentait descendre sur ses épaules et l'envelopper, pareille à la caresse de deux grandes ailes. Toutes, qui étaient mortes d'amour, se montraient compatissantes aux peines des vierges, et ne revenaient errer, par les nuits chaudes, que pour veiller, invisibles, sur leurs tendresses en larmes.

– Venez près de moi, je vous attendais.

Alors, chancelant, Félicien entra. Il s'était dit qu'il la voulait, qu'il la saisirait entre ses bras, à l'étouffer, malgré ses cris. Et voilà qu'en la trouvant si douce, voilà qu'en pénétrant dans cette chambre toute blanche et si pure, il redevenait plus candide et plus faible qu'un enfant.

Il avait fait trois pas. Mais il frissonnait, il tomba sur les deux genoux, loin d'elle.

– Si vous saviez quelle abominable torture! Je n'avais jamais souffert ainsi, l'unique douleur est de ne se croire pas aimé… Je veux bien tout perdre, être un misérable, mourant de faim, tordu par la maladie. Mais je ne veux plus passer une journée, avec ce mal dévorant dans le cœur, de me dire que vous ne m'aimez pas… Soyez bonne, épargnez-moi…

Elle l'écoutait, muette, bouleversée de pitié, bienheureuse cependant.

– Ce matin, comme vous m'avez laissé partir! Je m'imaginais que vous étiez devenue meilleure, que vous aviez compris. Et je vous ai retrouvée telle qu'au premier jour, indifférente, me traitant en simple client qui passe, me rappelant durement aux questions basses de la vie… Dans l'escalier, je trébuchais. Dehors, j'ai couru, j'avais peur d'éclater en larmes.