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Le Naturalisme au théâtre, les théories et les exemples

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Maintenant, le malheur est qu'elle l'a mise sans aucune prudence. Elle avait besoin d'une histoire quelconque pour employer le héros, et l'histoire qu'elle a choisie est des moins heureuses. Encore aurait-elle pu s'en contenter, car les histoires en elles-mêmes importent peu. Mais il fallait alors souffler la vie à tous ces pantins, donner aux faits la profonde émotion de la vérité. J'arrive ici au vif de la question, et je demande à m'expliquer très nettement.

Le soir de la première représentation, le public riait et la critique se fâchait, ai-je dit. Dans les couloirs, j'entendais dire que l'immoralité de la pièce était révoltante, qu'un pareil monde n'existait pas. Surtout, c'était le langage qui blessait; des spectateurs juraient que les femmes du monde ne parlent pas avec cette crudité et ne se lancent point ainsi leurs amants à la tête. Que répondre à cela? on sourit on hausse les épaules. La brutalité est partout, en haut comme en bas. Quand les passions soufflent, les marquises deviennent des poissardes. Il n'y a que les tout jeunes gens qui se font du grand monde une idée d'Olympe, où les bouches des dames ne lâchent que des perles.

Pour mon compte, – j'ignore si j'ai l'âme plus scélérate que la moyenne du public, – je ne trouve, dans Châteaufort, pas plus de gredinerie que dans beaucoup d'autres pièces applaudies pendant cent représentations. Que voyons-nous donc d'épouvantable dans cette oeuvre? Un homme qui a eu des relations avec sa belle-mère, et qui convoite les biens de son beau-père. Mais ce sont là de simples gentillesses, à côté de l'amas effroyable des noirs forfaits de notre répertoire. Je ne citerai pas les tragédies grecques, ni les mélodrames du boulevard, où l'on s'empoisonne en famille avec le plus belle tranquillité du monde. Je rappellerai simplement les oeuvres de cette année, l'Étrangère, par exemple, où le duc de Septmont se conduit en vilain monsieur, tout comme Châteaufort.

Pourquoi, en ce cas, rit-on et se fâche-t-on au Gymnase? C'est uniquement parce que l'auteur a manqué de science et d'adresse. Il aurait pu nous conter une aventure dix fois plus odieuse et nous l'imposer parfaitement, s'il avait su procéder avec art. Question de facture, rien de plus, je le répète. Le public a acclamé d'autres vilenies, sans s'en douter. Les infamies ne l'effrayent pas, la façon de présenter les infamies seule le révolte.

La grande faute de madame de Mirabeau a été de bâtir son action dans le vide. Ses personnages n'ont pas d'acte civil. On ne sait d'où ils viennent, qui ils sont, comment s'est passée leur vie jusqu'au jour où on nous les présente. Châteaufort aurait eu besoin d'être expliqué dans ses antécédents. Cette grande figure devait être complète. Un drame n'est pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu; il faut circonstancier et amener les orages de la passion et des intérêts.

Une autre faute grave est d'avoir raidi les personnages dans une attitude. Châteaufort, à mon sens, manque surtout de souplesse. Le marquis est une ganache et la marquise une louve de mélodrame. Quant à Nadine, elle serait le seul personnage sympathique, si elle n'était pas toujours en colère. La vie a plus de bonhomie, et, même dans les crises dramatiques, il faut conserver aux personnages des échappées de repos et de détente. Une action toute nue, une abstraction pure, ne réussit au théâtre qu'à la condition d'être maniée par des mains très savantes, qui la conduisent avec une raideur de démonstration géométrique.

D'ailleurs, madame de Mirabeau est loin de manquer de talent. J'ose même confesser que son oeuvre m'a beaucoup plus intéressé que certaines pièces, jouées dans ces derniers temps, et qui ont réussi. Cela est si peu ordinaire, une belle inexpérience, parlant carrément, appelant les choses par leurs noms, allant droit devant elle sans crier gare. Il y a bien des hommes, parmi nos auteurs dramatiques, auxquels je souhaiterais l'énergie de madame de Mirabeau. Et il ne faut pas ricaner, employer le gros mot de brutalité, l'énergie reste une chose rare et belle, qu'on n'acquiert pas, et qui fait les grandes oeuvres. On ne devient pas fort, tandis que l'on peut émonder sa force et trouver un équilibre.

Dans tout cela, il y a une morale à tirer. La chute Châteaufort va être un argument de plus entre les mains de ceux qui refusent la vérité au théâtre, sous prétexte que la vérité est affligeante et que le public demande avant tout des tableaux consolants. Je les entends d'ici foudroyer les héros corrompus, déclarer que le théâtre n'est pas une dalle de dissection, réclamer des idylles qui ne contrarient pas leur digestion. Avez-vous remarqué une chose? il est rare qu'un honnête homme se scandalise en face d'un coquin; ce sont les coquins eux-mêmes qui crient le plus fort, comme s'ils voyaient une allusion personnelle dans le personnage qu'on leur montre.

Donc, c'est le naturalisme au théâtre qui payera une fois de plus les pots cassés. Il va être formellement conclu que toutes les plaies ne sont pas bonnes à montrer, surtout lorsqu'il s'agit des plaies du beau monde. Et l'on aura raison, dans un certain sens. Je crois qu'on peut tout dire et tout peindre, mais je commence à être persuadé aussi qu'il y a façon de tout peindre et de tout dire. Là est la solution du problème.

Ah! comme nous serions forts, si un naturaliste, sans rien perdre de sa méthode d'analyse ni de sa vigueur de peinture, naissait avec le sens du théâtre, cette adresse du métier qui escamote les difficultés au nez du public. Il n'est pas vrai, à coup sûr, que tout le théâtre soit dans le métier, comme on le répète. Le métier suffit le plus souvent, mais le métier pourrait aussi aider simplement à rendre possible sur les planches les drames et les comédies de la vie réelle. Apporter la vérité et savoir l'imposer, tel doit être le but.

Aussi ne me lasserai-je pas de répéter aux jeunes auteurs dramatiques qui grandissent: «Voyez les chutes de toutes les pièces naturalistes tentées depuis dix ans. Est-ce à dire que le mensonge seul réussit au théâtre? Non, certes. Il faut garder sa foi dans le vrai, même quand le vrai semble crouler de toutes parts. La vérité reste supérieure, inattaquable, souveraine. C'est à notre imbécillité, à notre manque de talent, qu'il faut s'en prendre. C'est nous, et non pas la vérité, qui faisons tomber nos pièces. Etudiez donc le théâtre, comparez et cherchez. Il existe certainement une tactique pour conquérir le public, on flaire dans l'air une formule, qu'un débutant découvrira, et qui indiquera la voie à suivre, si l'on veut donner à notre théâtre une vie nouvelle. Les révolutions dans les idées ne se précisent et ne triomphent que grâce à une formule. Inventez une facture, tout est là.»

III

Deux débutants, MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile, ont fait jouer au Troisième-Théâtre-Français une pièce en cinq actes: l'Obstacle.

Voici, en gros, le sujet. Un jeune homme, Georges de Liray, a rencontré aux bains de mer une adorable jeune fille, mademoiselle de Champlieu. Il l'aime, il demande sa main à M. de Champlieu, et là il apprend tout un drame de famille: la mère de la jeune fille n'est pas morte, comme on l'a dit, elle a fui, il y a des années, avec un amant. Georges n'en poursuit pas moins son projet de mariage; mais il se heurte contre un nouveau drame, son père lui confesse qu'il est l'amant de madame de Champlieu, laquelle a naturellement changé de nom. Dès lors, le mariage entre les jeunes gens paraît impossible. Les auteurs se sont tirés de toutes ces difficultés accumulées, en condamnant M. de Liray à un exil lointain et en empoisonnant madame de Champlieu, qui meurt pardonnée de son mari.

La critique a bien accueilli cette oeuvre. Elle a fait des réserves, mais elle a été unanime à y constater des situations fortes et des scènes bien faites. Ses réserves ont surtout porté sur l'impasse dans laquelle les auteurs se sont mis, en choisissant un de ces sujets dont il est impossible de sortir. Ses éloges se sont adressés à l'habileté de l'exposition, aux coups de théâtre successifs: la confession de M. de Champlieu; l'aveu de M. de Liray à son fils; la rencontre des deux pères, avec la femme coupable entre eux. On a trouvé tout cela, je le répète, très bien combiné, emmanché solidement, fabriqué avec adresse. Aussi a-t-on salué MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile comme des jeunes écrivains heureusement doués pour le théâtre.

J'ai eu la curiosité de lire tout ce qu'on a écrit sur l'Obstacle, et j'affirme que le seul regret de la critique a été que les auteurs n'eussent pas pu sortir plus brillamment du problème insoluble qu'ils s'étaient posé. Imaginez un joueur de piquet dont une nombreuse galerie suit le jeu. La galerie est émerveillée par la hardiesse de l'écart et tout à fait enchantée par deux ou trois coups successifs qui dénotent une science hors ligne. Malheureusement, la fin de la partie est moins brillante: le joueur gagne, mais grâce à des expédients dangereux, et il ne gagne que d'un point. Alors, la galerie dit: «C'est fâcheux, une partie si bien commencée! N'importe, ce joueur n'est pas la première mazette venue.» Telle a été exactement l'attitude de la critique, à l'égard de MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile.

Eh bien! que ces messieurs me permettent de leur tenir un autre langage. Je suis le seul de mon opinion; aussi vais-je lâcher d'être très clair et d'appuyer mon dire sur des arguments décisifs. Certes, les deux auteurs, en écrivant l'Obstacle, ont fait une oeuvre très honorable, et je me réjouis de leur succès. Mais je crois remplir strictement mon devoir de critique, en leur disant qu'ils ont choisi là une formule dramatique inférieure, et qu'ils doivent se dégager au plus tôt de cette formule, s'ils ont la moindre ambition littéraire.

J'arrive aux preuves. Que sont leurs personnages? Des pantins, pas davantage. Les jeunes gens sont des jeunes gens, les pères sont des pères, le tout complètement abstrait, chaque figure représentant une idée et non un individu. Il me semble voir ces personnages portant chacun un écriteau sur la poitrine: «Moi je suis un jeune homme honnête qui aime une jeune fille… Moi je suis un père honnête dont la femme s'est mal conduite…» Quant à l'homme que cache l'écriteau, il nous reste profondément inconnu; nous ne voyons seulement pas le bout de son nez, nous ignorons ce qu'il a dans le ventre. Aucune analyse humaine, en somme; pas un seul document nouveau, une simple exhibition de sentiments généraux qui manquent même de tout relief artistique.

 

Mais les faits sont encore plus significatifs. Si les personnages restent uniquement des poupées destinées à être rangées sur une table, comme les soldats de plomb des enfants, tout l'intérêt se porte sur le drame dont ils vont être les acteurs complaisants. Ils deviennent passifs, ils subissent l'action, demeurent où on les place, font un pas en arrière ou en avant, selon les besoins de la stratégie dramatique. Or, rien n'est plus étrange que cette action qu'ils subissent. Il s'agit pour les auteurs de pousser leurs soldats de plomb, de les mettre en face les uns des autres, dans des positions critiques, de faire croire qu'ils sont perdus et qu'ils vont se manger, puis de les dégager le plus habilement possible, en sacrifiant ceux qui sont trop embarrassants, et de dire enfin au public ravi: «Mesdames et Messieurs, voilà comment la farce se joue. Tout ceci n'était que pour vous plaire et vous montrer notre adresse d'escamoteurs.» Peu importent la vie réelle, le développement logique des histoires vraies, la grandeur simple de ce qui se passe tous les jours sous nos yeux. Les hommes d'expérience et d'autorité vous répéteront qu'il faut des situations au théâtre; entendez par là qu'il faut mener en guerre vos soldats de plomb et vous exercer à les jeter dans des bagarres, pour avoir la gloire de les en tirer sans une égratignure.

Je le dis une fois encore, l'art dramatique ainsi entendu est un art absolument inférieur, qui doit dégoûter les penseurs et les artistes. Je parlais d'une partie de piquet. Mais il est une comparaison plus juste encore, celle d'une partie d'échecs. Les personnages ne sont plus que des pions. MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile ont pu se dire: «Les blancs font mat en cinq coups.» Et ils ont joué leurs cinq actes. Oui, leurs personnages sont en bois, de simples pièces de buis; j'accorde, si l'on veut, qu'on les a sculptés et qu'ils ont des figures humaines; mais ils n'ont sûrement ni cervelles ni entrailles. Quant au drame, il devient une combinaison, plus ou moins ingénieuse; on entend le petit claquement des pièces sur l'échiquier, et le problème est résolu, la critique se contente de déclarer le lendemain: «Bien joué!» ou: «Mal joué!» De l'étude humaine, de l'analyse des tempéraments, de la nature des milieux, pas un mot!

Voilà, n'est-ce pas, qui est d'un grand vol, voilà qui élargit singulièrement notre littérature dramatique! Remarquez que les pièces à situations qui règnent aujourd'hui, n'ont envahi le théâtre que depuis le commencement du siècle. Ce sont elles qui ont imposé l'étrange code auquel on veut soumettre tous les débutants. Les fameuses règles, le critérium d'après lequel on juge si tel écrivain est ou n'est pas doué pour le théâtre, viennent de ces pièces. Peu à peu, elles se sont imposées comme un amusement facile qui intéresse sans faire penser, et on a voulu plier toutes les productions dramatiques à leur formule. Il n'a plus été question que «des scènes à faire». On a déserté la grande étude humaine pour ce joujou, mettre des bonshommes en bataille et leur faire exécuter des culbutes de plus en plus compliquées. Ajoutez que des esprits ingénieux, et même quelques esprits puissants, se sont livrés à ce jeu et y ont accompli des merveilles. Voilà comment le théâtre actuel, – une simple formule passagère dont on veut faire «le théâtre», – occupe les planches, à la grande tristesse des écrivains naturalistes.

Souvent la critique cite les maîtres. C'est pourtant peu les honorer que de ne point se montrer sévère pour les pièces à situations. Dans toutes les littératures, tous les chefs-d'oeuvre dramatiques condamnent ces pièces et montrent leur infériorité. Certes, ce n'est ni dans le théâtre grec, ni dans le théâtre latin que nos auteurs habiles ont pris les règles du petit jeu de société auquel ils se livrent. Ni Shakespeare ni Schiller ne leur ont enseigné l'art de plonger un personnage dans une fable compliquée, puis de l'en retirer par la peau du cou, sans que ses vêtements eux-mêmes aient souffert. Si j'arrive à nos classiques, l'exemple devient encore plus frappant. Où prend-on que Corneille, Molière, Racine sont les maîtres du théâtre à notre époque? Les auteurs contemporains n'ont rien d'eux, je ne parle pas du talent, mais de l'entente de la scène et de la veine dramatique. Qu'on cesse donc de parler des maîtres, à propos de notre théâtre actuel, car nous les insultons chaque jour par la façon ridicule et étroite dont nous employons leur glorieux héritage.

La formule qui règne en ce moment n'a donc pas d'excuse. Elle ne saurait même invoquer en sa faveur la tradition. Elle ne se rattache en rien aux chefs-d'oeuvre de notre littérature dramatique. Je ne puis développer ici les arguments que je fournis; mais il est aisé de le faire. Cette formule est née de l'ingéniosité et de l'habileté d'une génération d'auteurs. Elle a récréé le public, car elle offre le gros intérêt du roman-feuilleton, dont l'invention a passionné la masse des lecteurs illettrés. Et c'est ainsi qu'elle s'est étalée, au point de faire dire qu'elle est tout le théâtre, et qu'en dehors d'elle il n'y a pas de succès possible. Heureusement, l'histoire littéraire est là pour affirmer que l'étude de l'homme passe avant tout, avant l'action elle-même. On a découragé les esprits supérieurs en faisant un simple échiquier de la scène. Telle est l'explication de la royauté du roman à notre époque, tandis que le théâtre se traîne et agonise.

Un grand écrivain étranger s'étonnait un jour devant moi des deux littératures si nettement tranchées qui vivent chez nous côte à côte, le roman et le théâtre. Le premier s'élargit et grandit chaque jour; le second s'épuise et tend à retomber aux tréteaux. Cela provient, selon moi, de ce que le roman est dans le courant du siècle, dans ce courant naturaliste qui emporte tout. Au contraire, le théâtre résiste, s'entête dans des combinaisons ridicules, refuse la vie qui déborde autour de lui. La routine, les engouements du public, la complicité de la critique, l'enfoncent davantage. On prévoit le résultat: si, dans un temps donné, une rénovation n'a pas lieu, le théâtre roulera de plus bas en plus bas; car il est impossible que la foule, nourrie des vérités du roman, ne se dégoûte pas tout à fait des enfantillages laborieux des auteurs dramatiques. D'ailleurs, de même que le théâtre a régné au dix-septième siècle, peut-être au dix-neuvième siècle le roman doit-il régner à son tour.

Je reviens à MM. Jules Kervani et Pierre de l'Estoile, et je conclus. Sans doute, ils ont fait preuve d'un effort louable en produisant l'Obstacle. Mais ils débutent, ils ont de l'ambition, ils désirent monter le plus haut possible. Alors, je crois devoir leur dire ce que personne ne leur a dit. La pièce à situations, si honorablement qu'on la traite, reste une oeuvre inférieure. Ils auraient dénoué l'Obstacle d'une façon plus habile encore, qu'ils n'auraient jamais été que des joueurs d'échecs. S'ils veulent grandir, ils doivent se hausser jusqu'à l'étude de l'homme, aborder les passions, nouer et dénouer leurs drames par les seules passions. Plus haut, toujours plus haut! Tâchez de monter dans la vérité et dans le génie! Tel est, selon moi, le seul langage qu'un critique ait lieu de tenir aux débutants qui arrivent avec leur jeunesse et leur bonne volonté.

IV

MM. Aurélien Scholl et Armand Dartois ont donné à l'Odéon une très agréable comédie, qui a eu un joli succès d'esprit.

Le titre le Nid des autres, dit le sujet d'une façon charmante. Il s'agit d'une certaine Désirée Blavière, dont le passé est fort louche, et qui a pris le titre sonore et romanesque de comtesse de Villetaneuse. Cette dame, à laquelle un Russe cosmopolite et original, toujours en voyage, M. Cramer, a eu l'étrange idée de confier sa fille Mathilde, vivait à Cannes de la pension que le père lui payait, lorsque l'envie lui est venue de marier Mathilde pour se faire à elle-même un intérieur. Un garçon riche, Rodolphe, épouse l'héritière, et Désirée s'installe chez eux avec ses trois enfants. C'est là le nid des autres.

On voit dès lors comment l'action s'engage. Désirée est plus impérieuse et plus exigeante qu'une belle-mère. Elle a fait le bonheur des époux, elle le leur rappelle à chaque minute et exige une reconnaissance éternelle. C'est elle qui gouverne, qui dispose des chambres de la maison, qui se sert des voitures, qui commande les domestiques. Et, à la moindre observation, elle éclate en reproches et en lamentations. Rodolphe sent bien vite qu'il s'est donné un maître. Mais, lorsqu'il veut sauver son bonheur menacé, tout un drame commence. Désirée exerce sur Mathilde un empire absolu. Elle fâche les époux, elle emmène la jeune femme et la pousse à plaider en séparation.

Les choses finiraient fort mal sans doute, si Rodolphe n'avait pour ami un jeune peintre, Montbrisson, qui arrive fort dépenaillé au premier acte, mais qui est un garçon de belle humeur et de talent. Rodolphe l'installe chez lui. C'est encore le nid des autres, habité seulement par un oiseau qui paye son gîte en égayant ses hôtes et en veillant sur leur bonheur. A la fin, quand Montbrisson reparaît, il s'est réconcilié avec son père et il n'a qu'un mot à dire pour confondre la prétendue comtesse de Villetaneuse, dont il vient d'apprendre l'histoire. Ai-je besoin d'ajouter que cet excellent Montbrisson épouse une soeur de Rodolphe, que les auteurs ont mise là tout exprès? Je n'ai pas parlé non plus d'un certain Ducluzeau, un vieil ami de Désirée, qui pille aussi le nid des autres d'une façon impudente.

Il paraît que cette comédie, qui au fond n'est qu'un drame avorté, est une histoire tristement vraie, dont tout Paris s'est occupé autrefois. Et, à ce propos, M. Francisque Sarcey, le critique si écouté du Temps, faisait remarquer combien cette histoire portée au théâtre est devenue pauvre d'allures et même invraisemblable dans les détails. Sa remarque est fort juste, en apparence. Pendant les trois actes, j'ai été blessé par un je ne sais quoi, par des sous-entendus qui m'échappaient et qui m'empêchaient de comprendre nettement la pièce. Ainsi, je ne m'expliquais pas du tout l'empire que Désirée exerce sur Mathilde. Comment se fait-il que cette Mathilde, dont les auteurs font une charmante créature, puisse quitter de la sorte un mari qu'elle adore, pour suivre une amie et lui obéir en toutes choses? Évidemment, cela n'est ni logique ni acceptable. Et M. Sarcey part de là pour laisser entendre que, toutes les fois qu'on porte la vérité telle quelle sur les planches, elle y paraît forcément absurde.

La conclusion est inattendue, car je soupçonne au contraire que si, dans le Nid des autres, la situation paraît fausse, c'est que les auteurs n'ont point osé la mettre au théâtre dans sa monstrueuse vérité. Tout cela est si délicat que je ne saurais même insister. Il n'y a qu'une débauche qui puisse donner à Désirée son empire sur Mathilde. Dès lors, on comprend tout, et le drame qui s'ouvre est d'une grandeur abominable. Sans doute, c'était un sujet impossible. Seulement, qu'on ne vienne pas dire, en s'appuyant sur cet exemple, que la vérité exacte est absurde sur les planches; car ici, loin d'avoir reproduit la vérité exacte, les auteurs ont dû l'amputer violemment, la réduire à une fable inoffensive et peu intelligible. Imaginez certaines comédies d'Aristophane arrangées pour un public parisien.

Et l'embarras des auteurs a été si évident, lorsqu'ils ont abordé cette terrible figure de Désirée, qu'ils se sont résignés à la tourner au comique. Il faut la voir se jeter au cou de Mathilde, quand celle-ci revient de voyage; elle pousse de petits cris, elle se pâme, si bien qu'elle soulève des rires dans la salle. Le soir de la première représentation, on a trouvé ça drôle, on ne comprenait pas. Pourtant, j'étais un peu étonné. Cette exagération devait-elle être mise au compte de l'actrice? Je ne le crois pas aujourd'hui, je pense plutôt que les auteurs ont voulu indiquer ce qu'ils ne pouvaient dire. Leur pièce me fait l'effet d'un paravent charmant, un peu rococo, bon à mettre dans un salon, et derrière lequel se passe une effroyable aventure. Certes, ce n'est pas avec de tels éléments qu'on peut expérimenter si la vérité toute crue est possible ou impossible au théâtre. La vérité du Nid des autres ne se dit qu'à l'oreille.

 

Même admettons que l'histoire soit propre, il faudra toujours faire de Mathilde une femme sotte ou une femme méchante, si l'on veut expliquer sa fuite avec Désirée. Dans la réalité, on n'a jamais vu les jeunes épouses quitter leurs maris pour suivre des dames de leur connaissance. Si cela arrive, c'est qu'il y a des raisons, et il faut mettre ces raisons en lumière; autrement, les figures ne se tiennent plus debout. C'est une surprise, lorsque Mathilde s'en va avec Désirée, parce que l'analyse du personnage ne nous a pas préparés à cette action. L'écrivain qui étudie la vie, l'explique par là même, jusque dans ses inconséquences. Quand je demande qu'on porte la réalité au théâtre, j'entends qu'on y fasse fonctionner la vie, avec tous ses rouages, dans la merveilleuse logique de son labeur.

C'est donc une singulière idée que de parler de vérité exacte à propos du Nid des autres. Aucune pièce, au contraire, n'a dû être plus faussée. Et je n'ai pas encore cité ce Montbrisson, qui est las de traîner partout, cet éternel Desgenais qui apporte dans sa poche un dénoûment enfantin. Est-il assez factice, celui-là! Puis, comme cette Désirée se laisse aisément écraser! Dans la réalité, les Désirée triomphent toujours. C'est que là encore les auteurs ont voulu plaire. Décidés à rire de l'aventure, ils ont évité le drame par un tour d'escamotage. Mais, bon Dieu! sommes-nous assez loin de l'histoire dont tout Paris s'est occupé!

Et sait-on pourquoi les auteurs ont préféré une comédie aimable? C'est à coup sûr pour conquérir le public, qui exige des personnages sympathiques. On ne se doute pas de la quantité des pièces médiocres que la nécessité des personnages sympathiques fait écrire. Par exemple, on a un beau drame; seulement, on s'aperçoit que les héros ne sauraient plaire aux âmes sensibles; ce sont de grands passionnés ou de grands révoltés, qui marchent trop brutalement dans la vie; alors, on les chausse de pantoufles pour qu'ils fassent moins de bruit, on les taille, on les rogne, jusqu'à ce qu'ils soient dignes d'un prix de vertu. Et ce n'est pas tout, il faut établir une compensation, mettre deux honnêtes gens pour un gredin; c'est à peu près la proportion ordinaire. Mathilde est nulle et effacée, parce que, si elle était perverse, son mari ne pourrait la reprendre, et il faut pourtant qu'il la reprenne au dénoûment. D'autre part, les auteurs ont ajouté Montbrisson, pour compenser Désirée. Nous touchons là à la plaie de médiocrité du théâtre.

Je prends le Nid des autres, non comme un exemple de ce que devient la réalité au théâtre, mais comme un exemple de ce que l'on fait de la réalité au théâtre. Et cet exemple est caractéristique, lorsqu'on l'étudie.

V

Les pièces à thèse sont de fâcheuses pièces. Elles argumentent au lieu de vivre. Comme toute question a deux faces, le pour et le contre, elles ne plaident fatalement qu'une opinion, elles n'ont qu'un côté de la réalité. Or, l'art est absolu. Les pièces à thèse sont donc en dehors de l'art, ou du moins ont toute une partie de discussion qui encombre et rabaisse l'oeuvre entière.

Voici, par exemple, MM. A. Decourcelle et J. Claretie qui viennent de faire jouer au Gymnase un drame en quatre actes, le Père, dans lequel ils ont voulu prouver des vérités délicates et fort discutables. Selon eux, le père adoptif qui élève un enfant est plus le père de cet enfant que le véritable père qui l'a abandonné. La voix du sang n'existe pas. Il ne suffit point de donner par hasard l'être à une créature pour se dire son père, il faut encore achever cette naissance en faisant une belle âme de cette créature. Tout cela est parfait en théorie, et même beau; seulement, dans la réalité, les choses prennent une allure moins nette, le bien et le mal se mêlent, et il est singulièrement difficile de se prononcer.

Les pièces à thèse ont surtout ceci de fâcheux, que les auteurs peuvent et doivent les arranger pour leur faire signifier ce qu'ils veulent. Tous les paradoxes sont permis au théâtre, pourvu qu'on les y mette avec esprit. On a un plaidoyer, on n'a pas la vérité. Si l'on dérange une seule des poutres de l'échafaudage, tout croule. C'est un château de cartes qu'il faut considérer de loin, en évitant de le renverser d'un souffle.

Ainsi, on ne s'imagine pas toutes les précautions que les auteurs ont dû prendre pour faire tenir leur drame debout. D'abord, il s'agissait de donner le père adoptif, M. Darcey, comme l'homme le plus sympathique du monde, honnête, loyal, un héros. Par contre, il fallait présenter le père véritable comme un gredin, tout en lui laissant l'apparence d'un homme du monde; et M. de Saint-André est devenu un viveur, un profil romantique de misérable dont les bottines vernies foulent toutes les choses saintes. Mais cela ne suffisait pas. Pour creuser l'abîme entre l'enfant et le vrai père, les auteurs ont dû inventer un viol de la mère: M. de Saint-André a violé madame Darcey et a disparu sans même savoir que la malheureuse femme est morte de cet attentat, après avoir donné le jour au petit Georges.

Est-ce tout? les faits se trouvaient-ils dès lors combinés de façon à pouvoir soutenir la thèse? Non, il était nécessaire de fausser encore d'un coup de pouce la réalité. M. Darcey avait élevé Georges. Seulement, il ne fallait pas que Georges connût le mystère de sa naissance. Il devait l'apprendre à vingt-cinq ans, pour être frappé par ce coup de foudre, et en recevoir un tel ébranlement, qu'il se mît immédiatement à la recherche de son père, dans un but étrange que je dirai tout à l'heure.

Alors, afin d'obtenir les situations voulues, les auteurs ont imaginé le premier acte suivant. Georges attend M. Darcey, qui revient d'Amérique. Il l'attend avec d'autant plus d'impatience qu'il doit épouser, dès son retour, une jeune fille qu'il aime, mademoiselle Alice Herbelin. Mais il n'est pas sans inquiétude. On n'a pas de nouvelles du Saint-Laurent, qui ramène M. Darcey. Brusquement, une dépêche arrive, annonçant la perte du Saint-Laurent sur les côtes de Bretagne. Georges sanglote, et son désespoir est tel qu'il veut se tuer. C'est à ce moment que Borel, un vieil employé de la maison, pour empêcher ce suicide, raconte au jeune homme que M. Darcey n'est pas son père. Naturellement, tout de suite après cet aveu, M. Darcey se présente. Il a été sauvé. Georges se jette d'abord dans ses bras, puis il se montre troublé, et une explication a lieu. A la fin de l'acte, le jeune homme, ajournant son mariage, part à la recherche de son père, pour venger sa mère.

On voit quels événements peu naturels les auteurs ont dû employer pour arriver à justifier leur donnée première. Je passe encore sur la singulière dépêche qui détermine le désespoir de Georges; il y a là une histoire de capitaine remplacé pendant la traversée qui est enfantine. Ce qui est plus grave, c'est la situation fausse de ce jeune homme, dont la première idée est de se faire sauter la cervelle, parce que son père est mort. Je doute que les auteurs aient à citer un fait réel pour appuyer leur fable. Je ne dis point que la perte d'un être cher ne puisse pas tuer, après des journées de larmes. Mais, là, brusquement, prendre un pistolet, c'est bien peu vraisemblable. Évidemment, les auteurs n'ont pas eu d'autre but que d'amener la confidence de Borel, à l'aide de ce suicide. S'ils ont éprouvé un instant des scrupules, ils se sont ensuite persuadé que le désespoir de Georges allant jusqu'à vouloir mourir, était une excellente note pour leur pièce, en ce sens que ce désespoir montrait l'affection passionnée du jeune homme à l'égard de M. Darcey.