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La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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Dans la cour de sa petite ferme, qui dominait le village, au sortir du défilé d'Haraucourt, le père Fouchard chargeait sa carriole de deux moutons tués la veille. La vue de son neveu, dans un si triste équipage, le bouscula à un tel point, qu'il s'écria brutalement, après les premières explications:



– Que je vous garde, toi et ton ami? … Pour avoir des histoires avec les Prussiens, ah! non, par exemple! J'aimerais mieux crever tout de suite!



Pourtant, il n'osa empêcher Maurice et Prosper de descendre Jean de cheval et de l'allonger sur la grande table de la cuisine. Silvine courut chercher son propre traversin, qu'elle glissa sous la tête du blessé, toujours évanoui. Mais le vieux grondait, exaspéré de voir cet homme sur sa table, disant qu'il y était fort mal, demandant pourquoi on ne le portait pas tout de suite à l'ambulance, puisqu'on avait la chance d'avoir une ambulance à Remilly, près de l'église, dans l'ancienne maison d'école, un reste de couvent, où se trouvait une grande salle très commode.



– À l'ambulance! Se récria Maurice à son tour, pour que les Prussiens l'envoient en Allemagne, après sa guérison, puisque tout blessé leur appartient!.. Est-ce que vous vous fichez de moi, l'oncle? Je ne l'ai pas amené jusqu'ici pour le leur rendre.



Les choses se gâtaient, l'oncle parlait de les flanquer à la porte, lorsque le nom d'Henriette fut prononcé.



– Comment, Henriette? demanda le jeune homme.



Et il finit par savoir que sa soeur était à Remilly depuis l'avant-veille, si mortellement triste de son deuil, que le séjour de Sedan, où elle avait vécu heureuse, lui était devenu intolérable. Une rencontre avec le docteur Dalichamp, de Raucourt, qu'elle connaissait, l'avait décidée à venir s'installer chez le père Fouchard, dans une petite chambre, pour se donner tout entière aux blessés de l'ambulance voisine. Cela seul, disait- elle, la distrairait. Elle payait sa pension, elle était, à la ferme, la source de mille douceurs qui la faisaient regarder par le vieux d'un oeil de complaisance. Quand il gagnait, c'était toujours beau.



– Ah! ma soeur est ici! répétait Maurice. C'est donc ça que Monsieur Delaherche voulait me dire, avec son grand geste que je ne comprenais pas!.. Eh bien! Si elle est ici, ça va tout seul, nous restons.



Tout de suite, il voulut aller lui-même, malgré sa fatigue, la chercher à l'ambulance, où elle avait passé la nuit; tandis que l'oncle se fâchait maintenant de ne pouvoir filer avec sa carriole et ses deux moutons, pour son commerce de boucher ambulant, au travers des villages, tant que cette sacrée affaire de blessé qui lui tombait sur les bras, ne serait pas finie.



Lorsque Maurice ramena Henriette, ils surprirent le père Fouchard en train d'examiner soigneusement le cheval, que Prosper venait de conduire à l'écurie. Une bête fatiguée, mais diablement solide, et qui lui plaisait! En riant, le jeune homme dit qu'il lui en faisait cadeau. Henriette, de son côté, le prit à part, lui expliqua que Jean payerait, qu'elle-même se chargeait de lui, qu'elle le soignerait dans la petite chambre, derrière l'étable, où certes pas un Prussien n'irait le chercher. Et le père Fouchard, maussade, mal convaincu encore qu'il trouverait au fond de tout ça un vrai bénéfice, finit cependant par monter dans sa carriole et par s'en aller, en la laissant libre d'agir à sa guise.



Alors, en quelques minutes, aidée de Silvine et de Prosper, Henriette organisa la chambre, y fit porter Jean, que l'on coucha dans un lit tout frais, sans qu'il donnât d'autres signes de vie que des balbutiements vagues. Il ouvrait les yeux, regardait, ne semblait voir personne. Maurice achevait de boire un verre de vin et de manger un reste de viande, tout d'un coup anéanti, dans la détente de sa fatigue, lorsque le docteur Dalichamp arriva, comme tous les matins, pour sa visite à l'ambulance; et le jeune homme trouva encore la force de le suivre, avec sa soeur, au chevet du blessé, anxieux de savoir.



Le docteur était un homme court, à la grosse tête ronde, dont le collier de barbe et les cheveux grisonnaient. Son visage coloré s'était durci, pareil à ceux des paysans, dans sa continuelle vie au grand air, toujours en marche pour le soulagement de quelque souffrance; tandis que ses yeux vifs, son nez têtu, ses lèvres bonnes disaient son existence entière de brave homme charitable, un peu braque parfois, médecin sans génie, dont une longue pratique avait fait un excellent guérisseur.



Lorsqu'il eut examiné Jean, toujours assoupi, il murmura:



– Je crains bien que l'amputation ne devienne nécessaire.



Ce fut un chagrin pour Maurice et Henriette.



Pourtant, il ajouta:



– Peut-être pourra-t-on lui conserver sa jambe, mais il faudra de grands soins, et ce sera très long… En ce moment, il est sous le coup d'une telle dépression physique et morale, que l'unique chose à faire est de le laisser dormir… Nous verrons demain.



Puis, quand il l'eut pansé, il s'intéressa à Maurice, qu'il avait connu enfant, autrefois.



– Et vous, mon brave, vous seriez mieux dans un lit que sur cette chaise.



Comme s'il n'entendait pas, le jeune homme regardait fixement devant lui, les yeux perdus. Dans l'ivresse de sa fatigue, une fièvre remontait, une surexcitation nerveuse extraordinaire, toutes les souffrances, toutes les révoltes amassées depuis le commencement de la campagne. La vue de son ami agonisant, le sentiment de sa propre défaite, nu, sans armes, bon à rien, la pensée que tant d'héroïques efforts avaient abouti à une pareille détresse, le jetaient dans un besoin frénétique de rébellion contre le destin. Enfin, il parla.



– Non, non! Ce n'est pas fini, non! Il faut que je m'en aille… Non! Puisque lui, maintenant, en a pour des semaines, pour des mois peut-être, à être là, je ne puis pas rester, je veux m'en aller tout de suite… N'est-ce pas? Docteur, vous m'aiderez, vous me donnerez bien les moyens de m'échapper et de rentrer à Paris.



Tremblante, Henriette l'avait saisi entre ses bras.



– Que dis-tu? Affaibli comme tu l'es, ayant tant souffert! Mais je te garde, jamais je ne te permettrai de partir!.. Est-ce que tu n'as pas payé ta dette? Songe à moi aussi, que tu laisserais seule, et qui n'ai plus que toi désormais.



Leurs larmes se confondirent. Ils s'embrassèrent éperdument, dans leur adoration, cette tendresse des jumeaux, plus étroite, comme venue de par delà la naissance. Mais il s'exaltait davantage.



– Je t'assure, il faut que je parte… On m'attend, je mourrais d'angoisse, si je ne partais pas… Tu ne peux t'imaginer ce qui bouillonne en moi, à l'idée de me tenir tranquille. Je te dis que ça ne peut pas finir ainsi, qu'il faut nous venger, contre qui, contre quoi? Ah! je ne sais pas, mais nous venger enfin de tant de malheur, pour que nous ayons encore le courage de vivre!



D'un signe, le docteur Dalichamp qui suivait la scène avec un vif intérêt, empêcha Henriette de répondre. Quand Maurice aurait dormi, il serait sans doute plus calme; et il dormit toute la journée, toute la nuit suivante, pendant plus de vingt heures, sans remuer un doigt. Seulement, à son réveil, le lendemain matin, sa résolution de partir reparut, inébranlable. Il n'avait plus la fièvre, il était sombre, inquiet, pressé d'échapper à toutes les tentations de calme qu'il sentait autour de lui. Sa soeur en larmes comprit qu'elle ne devait pas insister. Et le docteur Dalichamp, lors de sa visite, promit de faciliter la fuite, grâce aux papiers d'un aide ambulancier qui venait de mourir à Raucourt. Maurice prendrait la blouse grise, le brassard à croix rouge, et il passerait par la Belgique, pour se rabattre ensuite sur Paris, qui était ouvert encore.



Ce jour-là, il ne quitta pas la ferme, se cachant, attendant la nuit. Il ouvrit à peine la bouche, il tenta seulement d'emmener Prosper.



– Dites donc, ça ne vous tente pas, de retourner voir les



Prussiens?



L'ancien chasseur d'Afrique, qui achevait une tartine de fromage, leva son couteau en l'air.



– Ah! pour ce qu'on nous les a montrés, ça ne vaut guère la peine!.. Puisque ça n'est plus bon à rien, la cavalerie, qu'à se faire tuer quand tout est fini, pourquoi voulez-vous que je retourne là-bas? … Ma foi, non! ils m'ont trop embêté, à ne rien me faire faire de propre!



Il y eut un silence, et il reprit, sans doute pour étouffer le malaise de son coeur de soldat:



– Puis, il y a trop de travail ici, maintenant. Voilà les grands labours qui viennent, ensuite ce seront les semailles. Faut aussi songer à la terre, n'est-ce pas? Parce que ça va bien de se battre, mais Qu'est-ce qu'on deviendrait, si l'on ne labourait plus? … Vous comprenez, je ne peux pas lâcher l'ouvrage. Ce n'est pas que le père Fouchard soit raisonnable, car je me doute que je ne verrai guère la couleur de son argent; mais les bêtes commencent à m'aimer, et ma foi! Ce matin, pendant que j'étais, là-haut, dans la pièce du Vieux-Clos, je regardais au loin ce sacré Sedan, je me sentais quand même tout réconforté, d'être tout seul, au grand soleil, avec mes bêtes, à pousser ma charrue!



Dès la nuit tombée, le docteur Dalichamp fut là, avec son cabriolet. Il voulait lui-même conduire Maurice jusqu'à la frontière. Le père Fouchard, content d'en voir filer au moins un, descendit faire le guet sur la route, pour être certain qu'aucune patrouille ne rôdait; tandis que Silvine achevait de recoudre la vieille blouse d'ambulancier, garnie, sur la manche, du brassard à croix rouge. Avant de partir, le docteur, qui examina de nouveau la jambe de Jean, ne put encore promettre de la lui conserver. Le blessé était toujours dans une somnolence invincible, ne reconnaissant personne, ne parlant pas. Et Maurice allait s'éloigner, sans lui avoir dit adieu, lorsque, s'étant penché pour l'embrasser, il le vit ouvrir les yeux très grands, les lèvres remuantes, parlant d'une voix faible.

 



– Tu t'en vas?



Puis, comme on s'étonnait:



– Oui, je vous ai entendus, pendant que je ne pouvais pas bouger… Alors, prends tout l'argent. Fouille dans la poche de mon pantalon.



Sur l'argent du trésor, qu'ils avaient partagé, il leur restait à peu près à chacun deux cents francs.



– L'argent! se récria Maurice, mais tu en as plus besoin que moi, qui ai mes deux jambes! Avec deux cents francs, j'ai de quoi rentrer à Paris, et pour me faire casser la tête ensuite, ça ne me coûtera rien… Au revoir tout de même, mon vieux, et merci de ce que tu as fait de raisonnable et de bon, car, sans toi, je serais sûrement resté au bord de quelque champ, comme un chien crevé.



D'un geste, Jean le fit taire.



– Tu ne me dois rien, nous sommes quittes… C'est moi que les Prussiens auraient ramassé, là-bas, si tu ne m'avais pas emporté sur ton dos. Et, hier encore, tu m'as arraché de leurs pattes… Tu as payé deux fois, ce serait à mon tour de donner ma vie… Ah! que je vais être inquiet de n'être plus avec toi!



Sa voix tremblait, des larmes parurent dans ses yeux.



– Embrasse-moi, mon petit.



Et ils se baisèrent, et comme dans le bois, la veille, il y avait, au fond de ce baiser, la fraternité des dangers courus ensemble, ces quelques semaines d'héroïque vie commune qui les avaient unis, plus étroitement que des années d'ordinaire amitié n'auraient pu le faire. Les jours sans pain, les nuits sans sommeil, les fatigues excessives, la mort toujours présente, passaient dans leur attendrissement. Est-ce que jamais deux coeurs peuvent se reprendre, quand le don de soi-même les a de la sorte fondus l'un dans l'autre? Mais le baiser, échangé sous les ténèbres des arbres, était plein de l'espoir nouveau que la fuite leur ouvrait; tandis que ce baiser, à cette heure, restait frissonnant des angoisses de l'adieu. Se reverrait-on, un jour? Et comment, dans quelles circonstances de douleur ou de joie?



Déjà, le docteur Dalichamp, remonté dans son cabriolet, appelait



Maurice. Celui-ci, de toute son âme, embrassa enfin sa soeur



Henriette, qui le regardait avec des larmes silencieuses, très pâle sous ses noirs vêtements de veuve.



– C'est mon frère que je te confie… Soigne-le bien, aime-le comme je l'aime!



IV

La chambre était une grande pièce carrelée, badigeonnée simplement à la chaux, qui avait autrefois servi de fruitier. On y sentait encore la bonne odeur des pommes et des poires; et, pour tout meuble, il y avait là un lit de fer, une table de bois blanc et deux chaises, sans compter une vieille armoire en noyer, aux flancs immenses, où tenait tout un monde. Mais le calme y était d'une douceur profonde, on n'entendait que les bruits sourds de l'étable voisine, des coups affaiblis de sabots, des meuglements de bêtes. Par la fenêtre, tournée au midi, le clair soleil entrait. On voyait seulement un bout de coteau, un champ de blé que bordait un petit bois. Et cette chambre close, mystérieuse, était si bien cachée à tous les yeux, que personne au monde ne pouvait en soupçonner là l'existence.



Tout de suite, Henriette régla les choses: il fut entendu que, pour éviter les soupçons, elle seule et le docteur pénétreraient auprès de Jean. Jamais Silvine ne devait entrer, sans qu'elle l'appelât. De grand matin, le ménage était fait par les deux femmes; puis, la journée entière, la porte restait comme murée. La nuit, si le blessé avait eu besoin de quelqu'un, il n'aurait eu qu'à taper au mur, car la pièce occupée par Henriette était voisine. Et ce fut ainsi que Jean se trouva brusquement séparé du monde, après des semaines de cohue violente, ne voyant plus que cette jeune femme si douce, dont le pas léger ne faisait aucun bruit. Il la revoyait telle qu'il l'avait vue, là-bas, à Sedan, pour la première fois, pareille à une apparition, avec sa bouche un peu grande, ses traits menus, ses beaux cheveux d'avoine mûre, s'occupant de lui d'un air d'infinie bonté.



Les premiers jours, la fièvre du blessé fut si intense, qu'Henriette ne le quitta guère. Chaque matin, en passant, le docteur Dalichamp entrait, sous le prétexte de la prendre, pour se rendre avec elle à l'ambulance; et il examinait Jean, le pansait. La balle, après avoir cassé le tibia, étant ressortie, il s'étonnait du mauvais aspect de la plaie, il craignait que la présence d'une esquille, introuvable pourtant sous la sonde, ne l'obligeât à une résection de l'os. Il en avait causé avec Jean; mais celui-ci, à la pensée d'un raccourcissement de la jambe, qui l'aurait rendu boiteux, s'était révolté: non, non! Il préférait mourir que de rester infirme. Et le docteur, laissant la blessure en observation, se contentait donc de la panser avec de la charpie imbibée d'huile d'olive et d'acide phénique, après avoir placé au fond de la plaie un drain, un tube de caoutchouc, pour l'écoulement du pus. Seulement, il l'avait averti que, s'il n'intervenait pas, la guérison pourrait être extrêmement longue. Dès la seconde semaine, cependant, la fièvre diminua, l'état devint meilleur, à la condition d'une immobilité complète.



Et l'intimité de Jean et d'Henriette, alors, se trouva réglée. Des habitudes leur vinrent, il leur semblait qu'ils n'avaient jamais vécu autrement, qu'ils devaient toujours vivre ainsi. Elle passait avec lui toutes les heures qu'elle ne donnait pas à l'ambulance, veillait à ce qu'il bût, à ce qu'il mangeât régulièrement, l'aidait à se retourner, d'une force de poignet qu'on n'aurait pas soupçonnée dans ses bras minces. Parfois ils causaient ensemble, le plus souvent ils ne disaient rien, surtout dans les commencements. Mais jamais ils n'avaient l'air de s'ennuyer, c'était une vie très douce, au fond de ce grand repos, lui tout massacré encore de la bataille, elle en robe de deuil, le coeur broyé par la perte qu'elle venait de faire. D'abord, il avait éprouvé quelque gêne, car il sentait bien qu'elle était au-dessus de lui, presque une dame, tandis qu'il n'avait jamais été qu'un paysan et qu'un soldat. À peine savait-il lire et écrire. Puis, il s'était rassuré un peu, en voyant qu'elle le traitait sans fierté, comme son égal, ce qui l'avait enhardi à se montrer ce qu'il était, intelligent à sa manière, à force de tranquille raison. D'ailleurs, lui-même s'étonnait d'avoir la sensation de s'être aminci, allégé, avec des idées nouvelles: était-ce l'abominable vie qu'il menait depuis deux mois? Il sortait affiné de tant de souffrances physiques et morales. Mais ce qui acheva de le conquérir, ce fut de comprendre qu'elle n'en savait pas beaucoup plus que lui. Toute jeune, après la mort de sa mère, devenue la cendrillon, la petite ménagère ayant la charge de ses trois hommes, comme elle disait, son grand-père, son père et son frère, elle n'avait pas eu le temps d'apprendre. La lecture, l'écriture, un peu d'orthographe et de calcul, il ne fallait point lui en demander davantage. Et elle ne l'intimidait encore, elle ne lui apparaissait bien au-dessus de toutes les autres, que parce qu'il la savait d'une bonté supérieure, d'un courage extraordinaire, sous son apparence de petite femme effacée qui se plaisait aux menus soins de la vie.



Ils s'entendirent tout de suite, en causant de Maurice. Si elle se dévouait ainsi, c'était pour l'ami, pour le frère de Maurice, le brave homme secourable envers qui elle payait à son tour une dette de son coeur. Elle était pleine de gratitude, d'une affection qui grandissait, à mesure qu'elle le connaissait mieux, simple et sage, de cerveau solide; et lui, qu'elle soignait comme un enfant, contractait une dette d'infinie reconnaissance, lui aurait baisé les mains, pour chaque tasse de bouillon qu'elle lui donnait. Entre eux, ce lien de tendre sympathie allait en se resserrant chaque jour, dans cette solitude profonde où ils vivaient, agités des mêmes peines. Quand ils avaient épuisé les souvenirs, les détails qu'elle lui demandait sans se lasser sur leur douloureuse marche de Reims à Sedan, la même question revenait toujours: que faisait Maurice à cette heure? Pourquoi n'écrivait-il pas? Paris était-il donc complètement investi, qu'ils ne recevaient plus de nouvelles? Ils n'avaient encore eu de lui qu'une lettre, datée de Rouen, trois jours après son départ, dans laquelle il expliquait, en quelques lignes, comment il venait de débarquer dans cette ville, à la suite d'un large détour, pour atteindre Paris. Et plus rien depuis une semaine, l'absolu silence.



Le matin, lorsque le docteur Dalichamp avait pansé le blessé, il aimait à s'oublier là, pendant quelques minutes. Même il revenait parfois le soir, s'attardait davantage; et il était ainsi le seul lien avec le monde, ce vaste monde du dehors, si bouleversé de catastrophes. Les nouvelles n'entraient que par lui, il avait un coeur ardent de patriote qui débordait de colère et de chagrin, à chaque défaite. Aussi ne parlait-il guère que de la marche envahissante des Prussiens, dont le flot, depuis Sedan, s'étendait peu à peu sur toute la France, comme une marée noire. Chaque jour apportait son deuil, et il restait accablé sur l'une des deux chaises, contre le lit, il disait la situation de plus en plus grave, avec des gestes tremblants. Souvent, il avait les poches bourrées de journaux belges, qu'il laissait. À des semaines de distance, l'écho de chaque désastre arrivait ainsi au fond de cette chambre perdue, rapprochant encore, dans une commune angoisse, les deux pauvres êtres souffrants qui s'y trouvaient renfermés.



Et ce fut de la sorte qu'Henriette dans de vieux journaux, lut à Jean les événements de Metz, les grandes batailles héroïques qui avaient recommencé par trois fois, à un jour de distance. Elles dataient de cinq semaines déjà, mais il les ignorait encore, il les écoutait, le coeur serré de retrouver là-bas les misères et les défaites dont il avait souffert. Dans le silence frissonnant de la pièce, pendant qu'Henriette, de sa voix un peu chantante d'écolière appliquée, détachait nettement chaque phrase, l'histoire lamentable se déroulait. Après Froeschwiller, après Spickeren, au moment où le 1er corps, écrasé, entraînait le 5e dans sa déroute, les autres corps, échelonnés de Metz à Bitche, hésitaient, refluaient dans la consternation de ces désastres, finissaient par se concentrer en avant du camp retranché, sur la rive droite de la Moselle. Mais quel temps précieux perdu, au lieu de hâter, vers Paris, une retraite qui allait devenir si difficile! L'empereur avait dû céder le commandement au maréchal Bazaine, dont on attendait la victoire. Alors, le 14, c'était Borny, l'armée attaquée au moment où elle se décidait enfin à passer sur la rive gauche, ayant contre elle deux armées allemandes, celle de Steinmetz immobile en face du camp retranché qu'elle menaçait, celle de Frédéric-Charles qui avait franchi le fleuve en amont et qui remontait le long de la rive gauche, pour couper Bazaine du reste de la France, Borny dont les premiers coups de feu n'avaient éclaté qu'à trois heures du soir, Borny cette victoire sans lendemain, qui laissa les corps Français maîtres de leurs positions, mais qui les immobilisa, à cheval sur la Moselle, pendant que le mouvement tournant de la deuxième armée allemande s'achevait. Puis, le 16, c'était Rézonville, tous les corps enfin sur la rive gauche, le 3e et le 4e seulement en arrière, attardés dans l'effroyable encombrement qui se produisait au carrefour des routes d'étain et de Mars-la-Tour, l'attaque audacieuse de la cavalerie et de l'artillerie Prussiennes coupant ces routes dès le matin, la bataille lente et confuse que, jusqu'à deux heures, Bazaine aurait pu gagner, n'ayant qu'une poignée d'hommes à culbuter devant lui, et qu'il avait fini par perdre, dans son inexplicable crainte d'être coupé de Metz, la bataille immense, couvrant des lieues de coteaux et de plaines, où les Français, attaqués de front et de flanc, avaient fait des prodiges pour ne pas marcher en avant, laissant à l'ennemi le temps de se concentrer, travaillant d'eux-mêmes au plan Prussien qui était de les faire rétrograder de l'autre côté du fleuve. Le 18 enfin, après le retour devant le camp retranché, c'était Saint-Privat, la lutte suprême, un front d'attaque de treize kilomètres, deux cent mille allemands, avec sept cents canons, contre cent vingt mille Français, n'ayant que cinq cents pièces, les allemands la face tournée vers l'Allemagne, les Français, vers la France, comme si les envahisseurs étaient devenus les envahis, dans le singulier pivotement qui venait de se produire, la plus effrayante mêlée à partir de deux heures, la garde Prussienne repoussée, hachée, Bazaine longtemps victorieux, fort de son aile gauche inébranlable, jusqu'au moment, vers le soir, où l'aile droite, plus faible, avait dû abandonner Saint-Privat, au milieu d'un horrible carnage, entraînant avec elle toute l'armée, battue, rejetée sous Metz, enserrée désormais dans un cercle de fer.

 



À chaque instant, pendant qu'Henriette lisait, Jean l'interrompait pour dire:



– Ah bien! Nous autres qui, depuis Reims, attendions Bazaine!



La dépêche du maréchal, datée du 19, après Saint-Privat, dans laquelle il parlait de reprendre son mouvement de retraite, par Montmédy, cette dépêche qui avait décidé la marche en avant de l'armée de Châlons, ne paraissait être que le rapport d'un général battu, désireux d'atténuer sa défaite; et plus tard, le 29 seulement, lorsque la nouvelle de cette approche d'une armée de secours lui était parvenue, au travers des lignes Prussiennes, il avait bien tenté un dernier effort, sur la rive droite, à Noiseville, mais si mollement, que, le 1er septembre, le jour même où l'armée de Châlons était écrasée à Sedan, celle de Metz se repliait, définitivement paralysée, morte pour la France. Le maréchal, qui, jusque-là, avait pu n'être qu'un capitaine médiocre, négligeant de passer lorsque les routes restaient ouvertes, véritablement barré ensuite par des forces supérieures, allait devenir maintenant, sous l'empire de préoccupations politiques, un conspirateur et un traître.



Mais, dans les journaux que le docteur Dalichamp apportait, Bazaine restait le grand homme, le brave soldat, dont la France attendait encore son salut. Et Jean se faisait relire des passages, pour bien comprendre comment la troisième armée allemande, avec le prince royal de Prusse, avait pu les poursuivre, tandis que la première et la deuxième bloquaient Metz, toutes les deux si fortes en hommes et en canons, qu'il était devenu possible d'y puiser et d'en détacher cette quatrième armée, qui, sous les ordres du prince royal de Saxe, avait achevé le désastre de Sedan. Puis, renseigné enfin, sur ce lit de douleur où le clouait sa blessure, il se forçait quand même à l'espoir.



– C'est donc ça que nous n'avons pas été les plus forts!.. N'importe, on donne les chiffres: Bazaine a cent cinquante mille hommes, trois cent mille fusils, plus de cinq cents canons; et bien sûr qu'il leur ménage un sacré coup de sa façon.



Henriette hochait la tête, se rangeait à son avis, pour ne pas l'assombrir davantage. Elle se perdait au milieu de ces vastes mouvements de troupes, mais elle sentait le malheur inévitable. Sa voix restait claire, elle aurait lu ainsi pendant des heures, simplement heureuse de l'amuser. Parfois, pourtant, à un récit de massacre, elle bégayait, les yeux emplis d'un brusque flot de larmes. Sans doute, elle venait de penser à son mari foudroyé là- bas, poussé du pied par l'officier Bavarois, contre le mur.



– Si ça vous fait trop de peine, disait Jean surpris, il ne faut plus me lire les batailles.



Mais elle se remettait tout de suite, très douce et complaisante.



– Non, non, pardonnez-moi, je vous assure que ça me fait plaisir aussi.



Un soir des premiers jours d'octobre, comme un vent furieux soufflait au dehors, elle revint de l'ambulance, elle entra dans la chambre, très émue, en disant:



– Une lettre de Maurice! C'est le docteur qui vient de me la remettre.



Chaque matin, tous deux s'étaient inquiétés davantage, de ce que le jeune homme ne donnait aucun signe d'existence; et surtout, depuis une grande semaine que le bruit courait du complet investissement de Paris, ils désespéraient de recevoir des nouvelles, anxieux, se demandant ce qu'il avait pu devenir, après avoir quitté Rouen. Maintenant, ce silence leur était expliqué, la lettre qu'il avait adressée de Paris au docteur Dalichamp, le 18, le jour même où partaient les derniers trains pour le Havre, venait de faire un détour énorme et n'arrivait que par miracle, après s'être égarée vingt fois en route.



– Ah! le cher petit! s'écria Jean, tout heureux. Lisez-moi ça bien vite.



Le vent redoublait de violence, la fenêtre craquait comme sous des coups de bélier. Et Henriette, ayant apporté la lampe sur la table, contre le lit, se mit à lire, si près de Jean, que leurs cheveux se touchaient. Il faisait là très doux, très bon, dans cette chambre si calme, au milieu de la tempête du dehors.



C'était une longue lettre de huit pages, dans laquelle Maurice, d'abord, expliquait comment, dès son arrivée, le 16, il avait eu la chance de se faire engager dans un régiment de ligne, dont on complétait l'effectif. Ensuite, il revenait sur les faits, il racontait avec une fièvre extraordinaire ce qu'il avait appris, les événements de