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La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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Lorsque Jean et Maurice s'avancèrent, l'officier d'abord retira la poignée de louis qu'il tenait.

– Vous n'êtes sergent ni l'un ni l'autre… Il n'y a que les sergents qui aient le droit de toucher…

Puis, lassé déjà, ayant hâte d'en finir:

– Ah! tenez, vous, le caporal, prenez tout de même… Dépêchons- nous, à un autre!

Et il avait laissé tomber les pièces d'or dans le képi que Jean lui tendait. Celui-ci, remué par le chiffre de la somme, près de six cents francs, voulut tout de suite que Maurice en prît la moitié. On ne savait pas, ils pouvaient être brusquement séparés l'un de l'autre.

Ce fut dans le jardin qu'ils firent le partage, devant l'ambulance; et ils y entrèrent ensuite, en reconnaissant sur la paille, presque à la porte, le tambour de leur compagnie, Bastian, un gros garçon gai, qui avait eu la malchance d'attraper une balle perdue dans l'aine, vers cinq heures, lorsque la bataille était finie. Il agonisait depuis la veille.

Sous le petit jour blanc du matin, à ce moment du réveil, la vue de l'ambulance les glaça. Trois blessés encore étaient morts pendant la nuit, sans qu'on s'en aperçût; et les infirmiers se hâtaient de faire de la place aux autres, en emportant les cadavres. Les opérés de la veille, dans leur somnolence, rouvraient de grands yeux, regardaient avec hébétement ce vaste dortoir de souffrance, où, sur de la litière, gisait tout un troupeau à demi égorgé. On avait eu beau donner un coup de balai, le soir, faire un bout de ménage, après la cuisine sanglante des opérations: le sol mal essuyé gardait des traînées de sang, une grosse éponge tachée de rouge, pareille à une cervelle, nageait dans un seau; une main oubliée, avec ses doigts cassés, traînait à la porte, sous le hangar. C'étaient les miettes de la boucherie, l'affreux déchet d'un lendemain de massacre, dans le morne lever de l'aube. Et l'agitation, ce besoin de vie turbulent des premières heures, avait fait place à une sorte d'écrasement, sous la fièvre lourde. À peine, troublant le moite silence, une plainte s'élevait-elle, bégayée, assourdie de sommeil. Les yeux vitreux s'effaraient de revoir le jour, les bouches empâtées soufflaient une haleine mauvaise, toute la salle tombait à cette suite de journées sans fin, livides, nauséabondes, coupées d'agonie, qu'allaient vivre les misérables éclopés qui s'en tireraient peut- être, au bout de deux ou trois mois, avec un membre de moins.

Bouroche, dont la tournée commençait, après quelques heures de repos, s'arrêta devant le tambour Bastian, puis passa, avec un imperceptible haussement d'épaules. Rien à faire. Pourtant, le tambour avait ouvert les yeux; et, comme ressuscité, il suivait d'un regard vif un sergent qui avait eu la bonne idée d'entrer, son képi plein d'or à la main, pour voir s'il n'y aurait pas quelques-uns de ses hommes, parmi ces pauvres diables. Justement, il en trouva deux, leur donna à chacun vingt francs. D'autres sergents arrivèrent, l'or se mit à pleuvoir sur la paille. Et Bastian, qui était parvenu à se redresser, tendit ses deux mains que l'agonie secouait.

– À moi! à moi!

Le sergent voulut passer outre, comme avait passé Bouroche. À quoi bon? Puis, cédant à une impulsion de brave homme, il jeta des pièces sans compter, dans les deux mains déjà froides.

– À moi! à moi!

Bastian était retombé en arrière. Il tâcha de rattraper l'or qui s'échappait, tâtonna longuement, les doigts raidis. Et il mourut.

– Bonsoir, monsieur a soufflé sa chandelle! dit un voisin, un petit zouave sec et noir. C'est vexant, quand on a de quoi se payer du sirop!

Lui, avait le pied gauche serré dans un appareil. Pourtant, il réussit à se soulever, à se traîner sur les coudes et sur les genoux; et, arrivé près du mort, il ramassa tout, fouilla les mains, fouilla les plis de la capote. Lorsqu'il fut revenu à sa place, remarquant qu'on le regardait, il se contenta de dire:

– Pas besoin, n'est-ce pas? que ça se perde.

Maurice, le coeur étouffé dans cet air de détresse humaine, s'était hâté d'entraîner Jean. Comme ils retraversaient le hangar aux opérations, ils virent Bouroche, exaspéré de n'avoir pu se procurer du chloroforme, qui se décidait à couper tout de même la jambe d'un pauvre petit bonhomme de vingt ans. Et ils s'enfuirent, pour ne pas entendre.

À cette minute, Delaherche revenait de la rue. Il les appela du geste, leur cria:

– Montez, montez vite!.. Nous allons déjeuner, la cuisinière a réussi à se procurer du lait. Vraiment, ce n'est pas dommage, on a grand besoin de prendre quelque chose de chaud!

Et, malgré son effort, il ne pouvait renfoncer toute la joie dont il exultait. Il baissa la voix, il ajouta, rayonnant:

– Ca y est, cette fois! le général de Wimpffen est reparti, pour signer la capitulation.

Ah! quel soulagement immense, sa fabrique sauvée, l'atroce cauchemar dissipé, la vie qui allait reprendre, douloureuse, mais la vie, la vie enfin! Neuf heures sonnaient, c'était la petite Rose, accourue dans le quartier, chez une tante boulangère, pour avoir du pain, au travers des rues un peu désencombrées, qui venait de lui conter les événements de la matinée, à la Sous- Préfecture. Dès huit heures, le général de Wimpffen avait réuni un nouveau conseil de guerre, plus de trente généraux, auxquels il avait dit les résultats de sa démarche, ses efforts inutiles, les dures exigences de l'ennemi victorieux. Ses mains tremblaient, une émotion violente lui emplissait les yeux de larmes. Et il parlait encore, lorsqu'un colonel de l'état-major Prussien s'était présenté en parlementaire, au nom du général de Moltke, pour rappeler que si, à dix heures, une résolution n'était pas prise, le feu serait rouvert sur la ville de Sedan. Le conseil, alors, devant l'effroyable nécessité, n'avait pu qu'autoriser le général à se rendre de nouveau au château de Bellevue, pour accepter tout. Déjà, le général devait y être, l'armée Française entière était prisonnière, avec armes et bagages.

Ensuite, Rose s'était répandue en détails sur l'agitation extraordinaire que la nouvelle soulevait dans la ville. À la Sous- Préfecture, elle avait vu des officiers qui arrachaient leurs épaulettes, en fondant en pleurs comme des enfants. Sur le pont, des cuirassiers jetaient leurs sabres à la Meuse; et tout un régiment avait défilé, chaque homme lançait le sien, regardait l'eau jaillir, puis se refermer. Dans les rues, les soldats saisissaient leur fusil par le canon, en brisaient la crosse contre les murs; tandis que des artilleurs, qui avaient enlevé le mécanisme des mitrailleuses, s'en débarrassaient au fond des égouts. Il y en avait qui enterraient, qui brûlaient des drapeaux. Place Turenne, un vieux sergent, monté sur une borne, insultait les chefs, les traitait de lâches, comme pris d'une folie subite. D'autres semblaient hébétés, avec de grosses larmes silencieuses. Et, il fallait bien l'avouer, d'autres, le plus grand nombre, avaient des yeux qui riaient d'aise, un allégement ravi de toute leur personne. Enfin, c'était donc le bout de leur misère, ils étaient prisonniers, ils ne se battraient plus! Depuis tant de jours, ils souffraient de trop marcher, de ne pas manger! D'ailleurs, à quoi bon se battre, puisqu'on n'était pas les plus forts? Tant mieux si les chefs les avaient vendus, pour en finir tout de suite! Cela était si délicieux, de se dire qu'on allait ravoir du pain blanc et se coucher dans des lits!

En haut, comme Delaherche rentrait dans la salle à manger, avec

Maurice et Jean, sa mère l'appela.

– Viens donc, le colonel m'inquiète.

M De Vineuil, les yeux ouverts, avait repris tout haut le rêve haletant de sa fièvre.

– Qu'importe! si les Prussiens nous coupent de Mézières… Les voici qui finissent par tourner le bois de la Falizette, tandis que d'autres montent le long du ruisseau de la Givonne… La frontière est derrière nous, et nous la franchirons d'un saut, lorsque nous en aurons tué le plus possible… Hier, c'était ce que je voulais…

Mais ses regards ardents venaient de rencontrer Delaherche. Il le reconnut, il sembla se dégriser, sortir de l'hallucination de sa somnolence; et, retombé à la réalité terrible, il demanda pour la troisième fois:

– N'est-ce pas? c'est fini!

Du coup, le fabricant de drap ne put réprimer l'explosion de son contentement.

– Ah! oui, Dieu merci! Fini tout à fait… La capitulation doit être signée à cette heure.

Violemment, le colonel s'était mis debout, malgré son pied bandé; et il prit son épée, restée sur une chaise, il voulut la rompre d'un effort. Mais ses mains tremblaient trop, l'acier glissa.

– Prenez garde! il va se couper! criait Delaherche. C'est dangereux, ôte-lui donc ça des mains!

Et ce fut Madame Delaherche qui s'empara de l'épée. Puis, devant le désespoir de M De Vineuil, au lieu de la cacher, comme son fils lui disait de le faire, elle la brisa d'un coup sec, sur son genou, avec une force extraordinaire, dont elle-même n'aurait pas cru capables ses pauvres mains. Le colonel s'était recouché, et il pleura, en regardant sa vieille amie d'un air d'infinie douceur.

Dans la salle à manger, cependant, la cuisinière venait de servir des bols de café au lait pour tout le monde. Henriette et Gilberte s'étaient réveillées, cette dernière reposée par un bon sommeil, le visage clair, les yeux gais; et elle embrassait tendrement son amie, qu'elle plaignait, disait-elle, du plus profond de son âme. Maurice se plaça près de sa soeur, tandis que Jean, un peu gauche, ayant dû accepter lui aussi, se trouva en face de Delaherche. Jamais Madame Delaherche ne consentit à venir s'attabler, on lui porta un bol, qu'elle se contenta de boire. Mais, à côté, le déjeuner des cinq, d'abord silencieux, s'anima bientôt. On était délabré, on avait très faim, comment ne pas se réjouir de se retrouver là, intacts, bien portants, lorsque des milliers de pauvres diables couvraient encore les campagnes environnantes? Dans la grande salle à manger fraîche, la nappe toute blanche était une joie pour les yeux, et le café au lait, très chaud, semblait exquis.

 

On causa. Delaherche, qui avait déjà repris son aplomb de riche industriel, d'une bonhomie de patron aimant la popularité, sévère seulement à l'insuccès, en revint sur Napoléon III, dont la figure hantait, depuis l'avant-veille, sa curiosité de badaud. Et il s'adressait à Jean, n'ayant là que ce garçon simple.

– Ah! monsieur, oui! Je puis le dire, l'empereur m'a bien trompé… Car, enfin, ses thuriféraires ont beau plaider les circonstances atténuantes, il est évidemment la cause première, l'unique cause de nos désastres.

Déjà, il oubliait que, bonapartiste ardent, il avait, quelques mois plus tôt, travaillé au triomphe du plébiscite. Et il n'en était même plus à plaindre celui qui allait devenir l'homme de Sedan, il le chargeait de toutes les iniquités.

– Un incapable, comme on est forcé d'en convenir à cette heure; mais cela ne serait rien encore… Un esprit chimérique, un cerveau mal fait, à qui les choses ont semblé réussir, tant que la chance a été pour lui… Non, voyez-vous, il ne faut pas qu'on essaye de nous apitoyer sur son sort, en nous disant qu'on l'a trompé, que l'opposition lui a refusé les hommes et les crédits nécessaires. C'est lui qui nous a trompés, dont les vices et les fautes nous ont jetés dans l'affreux gâchis où nous sommes.

Maurice, qui ne voulait pas parler, ne put réprimer un sourire; tandis que Jean, gêné par cette conversation sur la politique, craignant de dire des sottises, se contenta de répondre:

– On raconte tout de même que c'est un brave homme.

Mais ces quelques mots, dits modestement, firent bondir Delaherche. Toute la peur qu'il avait eue, toutes ses angoisses éclatèrent, en un cri de passion exaspérée, tournée à la haine.

– Un brave homme, en vérité, c'est bientôt dit!.. Savez-vous, monsieur, que ma fabrique a reçu trois obus, et que ce n'est pas la faute à l'empereur, si elle n'a pas été brûlée!.. Savez-vous que, moi qui vous parle, j'y vais perdre une centaine de mille francs, à toute cette histoire imbécile!.. Ah! non, non! La France envahie, incendiée, exterminée, l'industrie forcée au chômage, le commerce détruit, c'est trop! Un brave homme comme ça, nous en avons assez, que Dieu nous en préserve!.. Il est dans la boue et dans le sang, qu'il y reste!

Du poing, il fit le geste énergique d'enfoncer, de maintenir sous l'eau quelque misérable qui se débattait. Puis, il acheva son café, d'une lèvre gourmande. Gilberte avait eu un léger rire involontaire, devant la distraction douloureuse d'Henriette, qu'elle servait comme une enfant. Quand les bols furent vides, on s'attarda, dans la paix heureuse de la grande salle à manger fraîche.

Et, à cette heure même, Napoléon III était dans la pauvre maison du tisserand, sur la route de Donchery. Dès cinq heures du matin, il avait voulu quitter la Sous-Préfecture, mal à l'aise de sentir Sedan autour de lui, comme un remords et une menace, toujours tourmenté du reste par le besoin d'apaiser un peu son coeur sensible, en obtenant pour sa malheureuse armée des conditions meilleures. Il désirait voir le roi de Prusse. Il était monté dans une calèche de louage, il avait suivi la grande route large, bordée de hauts peupliers, cette première étape de l'exil, faite sous le petit froid de l'aube, avec la sensation de toute la grandeur déchue qu'il laissait, dans sa fuite; et c'était, sur cette route, qu'il venait de rencontrer Bismarck, accouru à la hâte, en vieille casquette, en grosses bottes graissées, uniquement désireux de l'amuser, de l'empêcher de voir le roi, tant que la capitulation ne serait pas signée. Le roi était encore à Vendresse, à quatorze kilomètres. Où aller? Sous quel toit attendre? Là-bas, perdu dans une nuée d'orage, le palais des Tuileries avait disparu. Sedan semblait s'être reculé déjà à des lieues, comme barré par un fleuve de sang. Il n'y avait plus de châteaux impériaux, en France, plus de demeures officielles, plus même de coin chez le moindre des fonctionnaires, où il osât s'asseoir. Et c'était dans la maison du tisserand qu'il voulut échouer, la misérable maison aperçue au bord du chemin, avec son étroit potager enclos d'une haie, sa façade d'un étage, aux petites fenêtres mornes. En haut, la chambre, simplement blanchie à la chaux, était carrelée, n'avait d'autres meubles qu'une table de bois blanc et deux chaises de paille. Il y patienta pendant des heures, d'abord en compagnie de Bismarck qui souriait à l'entendre parler de générosité, seul ensuite, traînant sa misère, collant sa face terreuse aux vitres, regardant encore ce sol de France, cette Meuse qui coulait si belle, au travers des vastes champs fertiles.

Puis, le lendemain, les jours suivants, ce furent les autres étapes abominables: le château de Bellevue, ce riant castel bourgeois, dominant le fleuve, où il coucha, où il pleura, à la suite de son entrevue avec le roi Guillaume; le cruel départ, Sedan évité par crainte de la colère des vaincus et des affamés, le pont de bateaux que les Prussiens avaient jeté à Iges, le long détour au nord de la ville, les chemins de traverse, les routes écartées de Floing, de Fleigneux, d'Illy, toute cette lamentable fuite en calèche découverte; et là, sur ce tragique plateau d'Illy, encombré de cadavres, la légendaire rencontre, le misérable empereur, qui, ne pouvant plus même supporter le trot du cheval, s'était affaissé sous la violence de quelque crise, fumant peut-être machinalement son éternelle cigarette, tandis qu'un troupeau de prisonniers, hâves, couverts de sang et de poussière, ramenés de Fleigneux à Sedan, se rangeaient au bord du chemin pour laisser passer la voiture, les premiers silencieux, les autres grondant, les autres peu à peu exaspérés, éclatant en huées, les poings tendus, dans un geste d'insulte et de malédiction. Ensuite, il y eut encore la traversée interminable du champ de bataille, il y eut une lieue de chemins défoncés, parmi les débris, parmi les débris, parmi les morts, aux yeux grands ouverts et menaçants, il y eut la campagne nue, les vastes bois muets, la frontière en haut d'une montée, puis la fin de tout qui dévalait au delà, avec la route bordée de sapins, au fond de la vallée étroite.

Et quelle première nuit d'exil, à Bouillon, dans une auberge, l'hôtel de la poste, entouré d'une telle foule de Français réfugiés et de simples curieux, que l'empereur avait cru devoir se montrer, au milieu de murmures et de coups de sifflet! La chambre, dont les trois fenêtres donnaient sur la place et sur la Semoy, était la banale chambre aux chaises recouvertes de damas rouge, à l'armoire à glace d'acajou, à la cheminée garnie d'une pendule de zinc, que flanquaient des coquillages et des vases de fleurs artificielles sous globe. À droite et à gauche de la porte, il y avait deux petits lits jumeaux. Dans l'un, coucha un aide de camp, que la fatigue fit dormir dès neuf heures, à poings fermés. Dans l'autre, l'empereur dut se retourner longuement, sans trouver le sommeil; et, s'il se releva, pour promener son mal, il n'eut que la distraction de regarder contre le mur, aux deux côtés de la cheminée, des gravures qui se trouvaient là, l'une représentant Rouget De L'Isle chantant la Marseillaise, l'autre, le jugement dernier, un appel furieux des trompettes des archanges qui faisaient sortir de la terre tous les morts, la résurrection du charnier des batailles montant témoigner devant Dieu.

À Sedan, le train de la maison impériale, les bagages encombrants et maudits étaient restés en détresse, derrière les lilas du sous- préfet. On ne savait plus comment les faire disparaître, les ôter des yeux du pauvre monde qui crevait de misère, tellement l'insolence agressive qu'ils avaient prise, l'ironie affreuse qu'ils devaient à la défaite, devenaient intolérables. Il fallut attendre une nuit très noire. Les chevaux, les voitures, les fourgons, avec leurs casseroles d'argent, leurs tournebroches, leurs paniers de vins fins, sortirent en grand mystère de Sedan, s'en allèrent eux aussi en Belgique, par les routes sombres, à petit bruit, dans un frisson inquiet de vol.

Troisième partie

I

Pendant l'interminable journée de la bataille, Silvine, du coteau de Remilly, où était bâtie la petite ferme du père Fouchard, n'avait cessé de regarder vers Sedan, dans le tonnerre et la fumée des canons, toute frissonnante à la pensée d'Honoré. Et, le lendemain, son inquiétude augmenta encore, accrue par l'impossibilité de se procurer des nouvelles exactes, au milieu des Prussiens qui gardaient les routes, refusant de répondre, ne sachant du reste rien eux-mêmes. Le clair soleil de la veille avait disparu, des averses étaient tombées, qui attristaient la vallée d'un jour livide.

Vers le soir, le père Fouchard, tourmenté également dans son mutisme voulu, ne pensant guère à son fils, mais anxieux de savoir comment le malheur des autres allait tourner pour lui, était sur le pas de sa porte à voir venir les événements, lorsqu'il remarqua un grand gaillard en blouse, qui, depuis un instant, rôdait le long de la route, l'air embarrassé de sa personne. Sa surprise fut si forte, en le reconnaissant, qu'il l'appela tout haut, malgré trois Prussiens qui passaient.

– Comment! C'est toi, Prosper?

D'un geste énergique, le chasseur d'Afrique lui ferma la bouche.

Puis, s'approchant, à demi-voix:

– Oui, c'est moi. J'en ai assez de me battre pour rien, et j'ai filé… Dites donc, père Fouchard, vous n'avez pas besoin d'un garçon de ferme?

Le vieux, du coup, avait retrouvé toute sa prudence. Justement, il cherchait quelqu'un. Mais c'était inutile à dire.

– Un garçon, ma foi, non! Pas dans ce moment… Entre tout de même boire un verre. Je ne vais pas, bien sûr, te laisser en peine sur la route.

Dans la salle, Silvine mettait la soupe au feu, tandis que le petit Charlot se pendait à ses jupes, jouant et riant. D'abord, elle ne reconnut pas Prosper, qui pourtant avait déjà servi avec elle, autrefois; et ce ne fut qu'en apportant deux verres et une bouteille de vin, qu'elle le dévisagea. Elle eut un cri, elle ne pensa qu'à Honoré.

– Ah! Vous en venez, n'est-ce pas? … Est-ce qu'Honoré va bien?

Prosper allait répondre, ensuite il hésita. Depuis deux jours, il vivait dans un rêve, parmi une violente succession de choses vagues, qui ne lui laissaient aucun souvenir précis. Sans doute, il croyait bien avoir vu Honoré mort, renversé sur un canon; mais il ne l'aurait plus affirmé; et à quoi bon désoler le monde, quand on n'est pas certain?

– Honoré, murmura-t-il, je ne sais pas… je ne puis pas dire…

Elle le regardait fixement, elle insista.

– Alors, vous ne l'avez pas vu?

D'un geste lent, il agita les mains, avec un hochement de tête.

– Si vous croyez qu'on peut savoir! Il y a eu tant de choses, tant de choses! De toute cette sacrée bataille, tenez! Je ne serais pas fichu d'en conter long comme ça… Non! Pas même les endroits par où j'ai passé… On est comme des idiots, ma parole!

Et, après avoir avalé un verre de vin, il resta morne, les yeux perdus, là-bas, dans les ténèbres de sa mémoire.

– Tout ce que je me rappelle, c'est que la nuit déjà tombait, au moment où j'ai repris connaissance… Lorsque j'avais culbuté, en chargeant, le soleil était très haut. Depuis des heures, je devais être là, la jambe droite écrasée sous mon vieux Zéphir, qui, lui, avait reçu une balle en plein poitrail… Je vous assure que ça n'avait rien de gai, cette position-Là, des tas de camarades morts, et pas un chat de vivant, et l'idée que j'allais crever moi aussi, si personne ne venait me ramasser… Doucement, j'avais tâché de dégager ma hanche; mais impossible, Zéphir pesait bien comme les cinq cent mille diables. Il était chaud encore. Je le caressais, je l'appelais, avec des mots gentils. Et c'est ça, voyez-vous, que jamais je n'oublierai: il a rouvert les yeux, il a fait un effort pour relever sa pauvre tête, qui traînait par terre, à côté de la mienne. Alors, nous avons causé: «mon pauvre vieux, que je lui ai dit, ce n'est pas pour te le reprocher, mais tu veux donc me voir claquer avec toi, que tu me tiens si fort?» naturellement, il n'a pas répondu oui. Ca n'empêche que j'ai lu dans son regard trouble la grosse peine qu'il avait de me quitter. Et je ne sais pas comment ça s'est fait, s'il l'a voulu ou si ça n'a été qu'une convulsion, mais il a eu une brusque secousse qui l'a jeté de côté. J'ai pu me mettre debout, ah! dans un sacré état, la jambe lourde comme du plomb… N'importe, j'ai pris la tête de Zéphir entre mes bras, en continuant à lui dire des choses, tout ce qui me venait du coeur, que c'était un bon cheval, que je l'aimais bien, que je me souviendrais toujours de lui. Il m'écoutait, il paraissait si content! Puis, il a eu encore une secousse, et il est mort, avec ses grands yeux vides, qui ne m'avaient pas quitté… Tout de même, c'est drôle, et l'on ne me croira pas: la vérité pure est pourtant qu'il avait dans les yeux de grosses larmes… Mon pauvre Zéphir, il pleurait comme un homme…

 

Étranglé de chagrin, Prosper dut s'interrompre, pleurant encore lui-même. Il avala un nouveau verre de vin, il continua son histoire, en phrases coupées, incomplètes. La nuit se faisait davantage, il n'y avait plus qu'un rouge rayon de lumière, au ras du champ de bataille, projetant à l'infini l'ombre immense des chevaux morts. Lui, sans doute, était resté longtemps près du sien, incapable de s'éloigner, avec sa jambe lourde. Puis, une brusque épouvante l'avait fait marcher quand même, le besoin de ne pas être seul, de se retrouver avec des camarades, pour avoir moins peur. Ainsi, de partout, des fossés, des broussailles, de tous les coins perdus, les blessés oubliés se traînaient, tâchaient de se rejoindre, faisaient des groupes à quatre ou cinq, des petites sociétés, où il était moins dur de râler ensemble et de mourir. Ce fut ainsi que, dans le bois de la Garenne, il tomba sur deux soldats du 43e, qui n'avaient pas une égratignure, mais qui étaient là, terrés comme des lièvres, attendant la nuit. Quand ils surent qu'il connaissait les chemins, ils lui dirent leur idée, filer en Belgique, gagner la frontière à travers bois, avant le jour. Il refusa d'abord de les conduire, il aurait préféré gagner tout de suite Remilly, certain d'y trouver un refuge; seulement, où se procurer une blouse et un pantalon? Sans compter que, du bois de la Garenne à Remilly, d'un bord de la vallée à l'autre, il ne fallait point espérer traverser les nombreuses lignes Prussiennes. Aussi finit-il par consentir à servir de guide aux deux camarades. Sa jambe s'était échauffée, ils eurent la chance de se faire donner un pain dans une ferme. Neuf heures sonnèrent à un clocher lointain, comme ils se remettaient en route. Le seul grand danger qu'ils coururent, ce fut à La Chapelle, où ils se jetèrent au beau milieu d'un poste ennemi, qui prit les armes et tira dans les ténèbres, tandis que, se glissant à plat ventre, galopant à quatre pattes, ils regagnaient les taillis, sous le sifflement des balles. Dès lors, ils ne quittèrent plus les bois, l'oreille aux aguets, les mains tâtonnantes. Au détour d'un sentier, ils rampèrent, ils sautèrent aux épaules d'une sentinelle perdue, dont ils ouvrirent la gorge d'un coup de couteau. Ensuite, les chemins furent libres, ils continuèrent en riant et en sifflant. Et, vers trois heures du matin, ils arrivèrent dans un petit village belge, chez un fermier brave homme, qui, réveillé, leur ouvrit tout de suite sa grange, où ils dormirent profondément sur des bottes de foin.

Le soleil était déjà haut, lorsque Prosper se réveilla. En ouvrant les yeux, tandis que les camarades ronflaient encore, il aperçut leur hôte, en train d'atteler un cheval à une grande carriole, chargée de pains, de riz, de café, de sucre, toutes sortes de provisions, cachées sous des sacs de charbon de bois; et il apprit que le brave homme avait en France, à Raucourt, deux filles mariées, auxquelles il allait porter ces provisions, les sachant dans un dénuement complet, à la suite du passage des Bavarois. Dès le matin, il s'était procuré le sauf-Conduit nécessaire. Tout de suite, Prosper fut saisi d'un désir fou, s'asseoir lui aussi sur le banc de la carriole, retourner là-bas, dans le coin de terre, dont la nostalgie l'angoissait déjà. Rien n'était plus simple, il descendrait à Remilly, que le fermier se trouvait forcé de traverser. Et ce fut arrangé en trois minutes, on lui prêta le pantalon et la blouse tant souhaités, le fermier le donna partout comme son garçon; de sorte que, vers six heures, il débarqua devant l'église, après n'avoir été arrêté que deux ou trois fois par des postes allemands.

– Non, j'en avais assez! répéta Prosper, après un silence. Encore si l'on avait tiré de nous quelque chose de bon, comme là-bas, en Afrique! Mais aller à gauche pour revenir à droite, sentir qu'on ne sert absolument à rien, ça finit par ne pas être une existence… Et puis, maintenant, mon pauvre Zéphir est mort, je serais tout seul, je n'ai plus qu'à me remettre à la terre. N'est- ce pas? ça vaudra mieux que d'être prisonnier chez les Prussiens… Vous avez des chevaux, père Fouchard, vous verrez si je les aime et si je les soigne!

L'oeil du vieux avait brillé. Il trinqua encore, il conclut sans hâte:

– Mon Dieu! Puisque ça te rend service, je veux bien tout de même, je te prends… Mais, quant aux gages, faudra n'en parler que lorsque la guerre sera finie, car je n'ai vraiment besoin de personne, et les temps sont trop durs.

Silvine, qui était restée assise, avec Charlot sur les genoux, n'avait pas quitté Prosper des yeux. Lorsqu'elle le vit se lever, pour se rendre tout de suite à l'écurie et faire la connaissance des bêtes, elle demanda de nouveau:

– Alors, vous n'avez pas vu Honoré?

Cette question qui revenait si brusquement, le fit tressaillir, comme si elle éclairait d'une lumière subite un coin obscur de sa mémoire. Il hésita encore, se décida pourtant.

– Écoutez, je n'ai pas voulu vous faire de la peine tout à l'heure, mais je crois bien qu'Honoré est resté là-bas.

– Comment, resté?

– Oui, je crois que les Prussiens lui ont fait son affaire… Je l'ai vu à moitié renversé sur un canon, la tête droite, avec un trou sous le coeur.

Il y eut un silence. Silvine avait blêmi affreusement, tandis que le père Fouchard, saisi, remettait sur la table son verre, où il avait achevé de vider la bouteille.

– Vous en êtes bien sûr? reprit-elle d'une voix étranglée.

– Dame! Aussi sûr qu'on peut l'être d'une chose qu'on a vue… C'était sur un petit monticule, à côté de trois arbres, et il me semble que j'irais, les yeux fermés.

En elle, c'était un écroulement. Ce garçon qui lui avait pardonné, qui s'était lié d'une promesse, qu'elle devait épouser, dès qu'il rentrerait du service, la campagne finie! Et on le lui avait tué, il était là-bas, avec un trou sous le coeur! Jamais elle n'avait senti qu'elle l'aimait si fort, tellement un besoin de le revoir, de l'avoir malgré tout à elle, même dans la terre, la soulevait, la jetait hors de sa passivité habituelle.

Elle posa rudement Charlot, elle s'écria:

– Bon! je ne croirai ça que lorsque j'aurai vu, moi aussi… Puisque vous savez où c'est, vous allez m'y conduire. Et, si c'est vrai, si nous le retrouvons, nous le ramènerons.

Des larmes l'étouffaient, elle s'affaissa sur la table, secouée de longs sanglots, pendant que le petit, stupéfait d'avoir été bousculé par sa mère, éclatait aussi en pleurs. Elle le reprit, le serra contre elle, avec des paroles éperdues, bégayées.

– Mon pauvre enfant! Mon pauvre enfant!

Le père Fouchard restait consterné. Il aimait tout de même son fils, à sa manière. Des souvenirs anciens durent lui revenir, de très loin, du temps où sa femme vivait, où Honoré allait encore à l'école; et deux grosses larmes parurent également dans ses yeux rouges, coulèrent le long du cuir tanné de ses joues. Depuis plus de dix ans, il n'avait pas pleuré. Des jurons lui échappaient, il finissait par se fâcher de ce fils qui était à lui, qu'il ne verrait plus jamais pourtant.

– Nom de Dieu! C'est vexant, de n'avoir qu'un garçon, et qu'on vous le prenne!

Mais, quand le calme fut un peu revenu, Fouchard fut très ennuyé d'entendre que Silvine parlait toujours d'aller chercher le corps d'Honoré, là-bas. Elle s'obstinait, sans cris maintenant, dans un silence désespéré et invincible; et il ne la reconnaissait plus, elle si docile, faisant toutes les besognes en fille résignée: ses grands yeux de soumission qui suffisaient à la beauté de son visage avaient pris une décision farouche, tandis que son front restait pâle, sous le flot de ses épais cheveux bruns. Elle venait d'arracher un fichu rouge qu'elle avait aux épaules, elle s'était mise toute en noir, comme une veuve. Vainement, il lui représenta la difficulté des recherches, les dangers qu'elle pouvait courir, le peu d'espoir qu'il y avait de retrouver le corps. Elle cessait même de répondre, il voyait bien qu'elle partirait seule, qu'elle ferait quelque folie, s'il ne s'en occupait pas, ce qui l'inquiétait plus encore, à cause des complications où cela pouvait le jeter avec les autorités Prussiennes. Aussi finit-il par se décider à se rendre chez le maire de Remilly, qui était un peu son cousin, et à eux deux ils arrangèrent une histoire: Silvine fut donnée pour la veuve véritable d'Honoré, Prosper devint son frère; de sorte que le colonel Bavarois, installé en bas du village, à l'hôtel de la croix de Malte, voulut bien délivrer un laissez-Passer pour le frère et la soeur, les autorisant à ramener le corps du mari, s'ils le découvraient. La nuit était venue, tout ce qu'on put obtenir de la jeune femme, ce fut qu'elle attendrait le jour pour se mettre en marche.