Free

La Bête humaine

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Font:Smaller АаLarger Aa

Des querelles encore compliquèrent la situation. Philomène, qui apportait maintenant ses oeufs frais à Séverine, se montrait très insolente, chaque fois qu'elle rencontrait madame Lebleu; et, comme celle-ci laissait exprès sa porte ouverte, pour ennuyer tout le monde, c'étaient continuellement, au passage, des paroles désagréables entre les deux femmes. Cette intimité de Séverine et de Philomène en étant venue à des confidences, la dernière avait fini par faire les commissions de Jacques près de sa maîtresse, lorsqu'il n'osait monter lui-même. Elle arrivait avec ses oeufs, changeait les rendez-vous, disait pourquoi il avait dû être prudent la veille, racontait l'heure qu'il était resté chez elle, à causer. Jacques parfois, lorsqu'un obstacle l'arrêtait, s'oubliait volontiers ainsi dans la petite maison de Sauvagnat, le chef du dépôt. Il y suivait son chauffeur Pecqueux, comme si, par un besoin de s'étourdir, il redoutait de vivre toute une soirée seul. Même, quand le chauffeur disparaissait, en bordée dans les cabarets de matelots, il entrait chez Philomène, la chargeait d'un mot à dire, s'asseyait, ne partait plus. Et elle, peu à peu, mêlée à cet amour, s'attendrissait, car elle n'avait connu, jusque-là, que des amants brutaux. Les petites mains, les façons polies de ce garçon si triste, qui avait l'air très doux, lui semblaient des friandises auxquelles elle n'avait pas mordu encore. Avec Pecqueux, c'était maintenant le ménage, des saouleries, plus de rudesses que de caresses; tandis que, lorsqu'elle portait une parole gentille du mécanicien à la femme du sous-chef, elle en goûtait, pour elle-même, le goût délicat de fruit défendu. Un jour, elle lui fit ses confidences, se plaignit du chauffeur, un sournois, disait-elle, sous son air de rire, très capable d'un mauvais coup, les jours où il était ivre. Il remarqua qu'elle soignait davantage son grand corps brûlé de maigre cavale, désirable malgré tout, avec ses beaux yeux de passion, buvant moins, tenant la maison moins sale. Son frère Sauvagnat, ayant un soir entendu une voix d'homme, était entré la main haute, pour la corriger; mais, en reconnaissant le garçon qui causait avec elle, il avait simplement offert une bouteille de cidre. Jacques, bien reçu, guéri là de son frisson, paraissait s'y plaire. Aussi Philomène montrait-elle une amitié de plus en plus vive pour Séverine, s'emportant contre madame Lebleu, qu'elle traitait partout de vieille gueuse.

Une nuit qu'elle avait rencontré les deux amants derrière son petit jardin, elle les accompagna dans l'ombre, jusqu'à la remise, où ils se cachaient d'habitude.

– Ah bien! vous êtes trop bonne. Puisque le logement est à vous, c'est moi qui l'en tirerais par les cheveux… Tapez donc dessus!

Mais Jacques n'était pas pour un éclat.

– Non, non, monsieur Dabadie s'en occupe, il vaut mieux attendre que les choses se fassent régulièrement.

– Avant la fin du mois, déclara Séverine, je coucherai dans sa chambre, et nous pourrons nous y voir à toute heure.

Malgré les ténèbres, Philomène l'avait sentie, qui, à cet espoir, serrait le bras de son amant d'une pression tendre. Et elle les laissa pour rentrer chez elle. Mais, cachée dans l'ombre, à trente pas, elle s'arrêta, se retourna. Cela lui causait une grosse émotion, de les savoir ensemble. Elle n'était pas jalouse pourtant, elle avait le besoin ignorant d'aimer et d'être aimée ainsi.

Jacques, chaque jour, s'assombrissait davantage. A deux reprises, pouvant voir Séverine, il avait inventé des prétextes; et, s'il s'attardait parfois chez les Sauvagnat, c'était également pour l'éviter. Il l'aimait pourtant toujours, d'un désir exaspéré qui n'avait fait que s'accroître. Mais, dans ses bras, maintenant, l'affreux mal le reprenait, un tel vertige, qu'il s'en dégageait vite, glacé, terrifié de n'être plus lui, de sentir la bête prête à mordre. Il avait tâché de se rejeter dans la fatigue des longs parcours, sollicitant des corvées supplémentaires, passant des douze heures debout sur sa machine, le corps brisé par la trépidation, les poumons brûlés par le vent. Ses camarades, eux, se plaignaient de ce dur métier de mécanicien, qui, disaient-ils, en vingt années, mangeait un homme; lui, aurait voulu être mangé tout de suite, il ne tombait jamais assez de lassitude, il n'était heureux que lorsque la Lison l'emportait, ne pensant plus, n'ayant plus que des yeux pour voir les signaux. A l'arrivée, le sommeil le foudroyait, sans qu'il eût même le temps de se débarbouiller. Seulement, avec le réveil, revenait le tourment de l'idée fixe. Il avait également essayé de se reprendre de tendresse pour la Lison, passant de nouveau des heures à la nettoyer, exigeant de Pecqueux des aciers luisant comme de l'argent. Les inspecteurs, qui, en route, montaient près de lui, le félicitaient. Il hochait la tête, restait mécontent; car, lui, savait bien que sa machine, depuis l'arrêt dans la neige, n'était plus la bien portante, la vaillante d'autrefois. Sans doute, dans la réparation des pistons et des tiroirs, elle avait perdu de son âme, ce mystérieux équilibre de vie, dû au hasard du montage. Il en souffrait, cette déchéance tournait à une amertume chagrine, au point qu'il poursuivait ses supérieurs de plaintes déraisonnables, demandant des réparations inutiles, imaginant des améliorations impraticables. On les lui refusait, il en devenait plus sombre, convaincu que la Lison était très malade et qu'il n'y avait désormais rien à faire de propre avec elle. Sa tendresse s'en décourageait: à quoi bon aimer, puisqu'il tuerait tout ce qu'il aimerait? Et il apportait à sa maîtresse cette rage d'amour désespérée, que ne pouvait user ni la souffrance ni la fatigue.

Séverine l'avait bien senti changer, et elle se désolait elle aussi, croyant qu'il s'attristait à cause d'elle, depuis qu'il savait. Lorsqu'elle le voyait frémir à son cou, éviter son baiser d'un brusque recul, n'était-ce pas qu'il se souvenait et qu'elle lui faisait horreur? Jamais elle n'avait osé remettre la conversation sur ces choses. Elle se repentait d'avoir parlé, surprise de l'emportement de son aveu, dans ce lit étranger, où ils avaient brûlé tous deux, ne se souvenant même plus de son lointain besoin de confidence, comme satisfaite aujourd'hui de l'avoir avec elle, au fond de ce secret. Et elle l'aimait, elle le désirait certainement davantage, depuis qu'il n'ignorait plus rien. C'était une passion insatiable, la femme enfin éveillée, une créature faite uniquement pour la caresse, tout entière amante, et qui n'était point mère. Elle ne vivait plus que par Jacques, elle ne mentait pas, lorsqu'elle disait son effort pour se fondre en lui, car elle n'avait qu'un rêve, qu'il l'emportât, qu'il la gardât dans sa chair. Très douce toujours, très passive, ne tenant son plaisir que de lui, elle aurait voulu des sommeils de chatte sur ses genoux, du matin au soir. De l'affreux drame, elle avait simplement gardé l'étonnement d'y avoir été mêlée; de même qu'elle semblait être restée vierge et candide, au sortir des souillures de sa jeunesse. Cela était loin, elle souriait, elle n'aurait pas même eu de colère contre son mari, s'il ne l'avait pas gênée. Mais son exécration pour cet homme augmentait, à mesure que grandissait sa passion, son besoin de l'autre. Maintenant que l'autre savait et qu'il l'avait absoute, c'était lui le maître, celui qu'elle suivrait, qui pouvait disposer d'elle comme de sa chose. Elle s'était fait donner son portrait, une carte photographique; et elle couchait avec, elle s'endormait, la bouche collée sur l'image, très malheureuse depuis qu'elle le voyait malheureux, sans arriver à deviner au juste ce dont il souffrait ainsi.

Cependant, leurs rendez-vous continuaient au-dehors, en attendant qu'ils pussent se voir tranquillement chez elle, dans le nouveau logement conquis. L'hiver finissait, le mois de février était très doux. Ils prolongeaient leurs promenades, marchaient pendant des heures, à travers les terrains vagues de la gare; car lui évitait de s'arrêter, et lorsqu'elle se pendait à ses épaules, qu'il était forcé de s'asseoir et de la posséder, il exigeait que ce fût sans lumière, dans sa terreur de frapper, s'il apercevait un coin de sa peau nue: tant qu'il ne verrait pas, il résisterait peut-être. A Paris, où elle le suivait toujours, chaque vendredi, il fermait soigneusement les rideaux, en racontant que la pleine clarté lui coupait son plaisir. Ce voyage hebdomadaire, elle le faisait maintenant sans même donner d'explication à son mari. Pour les voisins, l'ancien prétexte, son mal au genou, servait; et elle disait aussi qu'elle allait embrasser sa nourrice, la mère Victoire, dont la convalescence traînait à l'hôpital. Tous deux encore y prenaient une grande distraction, lui très attentif ce jour-là à la bonne conduite de sa machine, elle ravie de le voir moins sombre, amusée elle-même par le trajet, bien qu'elle commençât à connaître les moindres coteaux, les moindres bouquets d'arbres du parcours. Du Havre à Motteville, c'étaient des prairies, des champs plats, coupés de haies vives, plantés de pommiers; et, jusqu'à Rouen ensuite, le pays se bossuait, désert. Après Rouen, la Seine se déroulait. On la traversait à Sotteville, à Oissel, à Pont-de-l'Arche; puis, au travers des vastes plaines, sans cesse elle reparaissait, largement déployée. Dès Gaillon, on ne la quittait plus, elle coulait à gauche, ralentie entre ses rives basses, bordée de peupliers et de saules. On filait à flanc de coteau, on ne l'abandonnait à Bonnières, que pour la retrouver brusquement à Rosny, au sortir du tunnel de Rolleboise. Elle était comme la compagne amicale du voyage. Trois fois encore, on la franchissait, avant l'arrivée. Et c'était Mantes et son clocher dans les arbres, Triel avec les taches blanches de ses plâtrières, Poissy que l'on coupait en plein coeur, les deux murailles vertes de la forêt de Saint-Germain, les talus de Colombes débordant de lilas, la banlieue enfin, Paris deviné, aperçu du pont d'Asnières, l'Arc de triomphe lointain, au-dessus des constructions lépreuses, hérissées de cheminées d'usine. La machine s'engouffrait sous les Batignolles, on débarquait dans la gare retentissante; et, jusqu'au soir, ils s'appartenaient, ils étaient libres. Au retour, il faisait nuit, elle fermait les yeux, revivait son bonheur. Mais, le matin comme le soir, chaque fois qu'elle passait à la Croix-de-Maufras, elle avançait la tête, jetait un coup d'oeil prudent, sans se montrer, certaine de trouver là, devant la barrière, Flore debout, présentant le drapeau dans sa gaine, enveloppant le train de son regard de flamme.

 

Depuis que cette fille, le jour de la neige, les avait vus s'embrasser, Jacques avait averti Séverine de se méfier d'elle. Il n'ignorait plus de quelle passion d'enfant sauvage elle le poursuivait, du fond de sa jeunesse, et il la sentait jalouse, d'une énergie virile, d'une rancune débridée et meurtrière. D'autre part, elle devait connaître beaucoup de choses, car il se rappelait son allusion aux rapports du président avec une demoiselle, que personne ne soupçonnait, qu'il avait mariée. Si elle savait cela, elle avait sûrement deviné le crime: sans doute allait-elle parler, écrire, se venger par une dénonciation. Mais les journées, les semaines s'étaient écoulées, et rien ne se produisait, il ne la trouvait toujours que plantée à son poste, au bord de la voie, avec son drapeau, raidie. Du plus loin qu'elle apercevait la machine, il avait sur lui la sensation de ses yeux ardents. Elle le voyait malgré la fumée, le prenait tout entier, l'accompagnait dans l'éclair de la vitesse, au milieu du tonnerre des roues. Et le train, en même temps, était sondé, transpercé, visité, de la première à la dernière voiture. Toujours, elle découvrait l'autre, la rivale, que maintenant elle savait là, chaque vendredi. L'autre avait beau n'avancer qu'un peu la tête, par un besoin impérieux de voir: elle était vue, leurs regards à toutes deux se croisaient comme des épées. Déjà le train fuyait, dévorant, et il y en avait une qui restait par terre, impuissante à le suivre, dans la rage de ce bonheur qu'il emportait. Elle semblait grandir, Jacques la retrouvait plus haute, à chaque voyage, inquiet désormais de ce qu'elle ne faisait rien, se demandant quel projet allait mûrir dans cette grande fille sombre, dont il ne pouvait éviter l'immobile apparition.

Un employé aussi, Henri Dauvergne, le conducteur-chef, gênait Séverine et Jacques. Il avait justement la conduite de ce train du vendredi, et il se montrait d'une amabilité importune pour la jeune femme. S'étant aperçu de sa liaison avec le mécanicien, il se disait que son tour viendrait peut-être. Au départ du Havre, les matins qu'il était de service, Roubaud en ricanait, tellement les attentions d'Henri devenaient claires: il réservait tout un compartiment pour elle, il l'installait, tâtait la bouillotte. Un jour même, le mari, qui continuait tranquillement de parler à Jacques, lui avait montré, d'un clignement d'yeux, le manège du jeune homme, comme pour lui demander s'il tolérait ça. D'ailleurs, dans les querelles, il accusait carrément sa femme de coucher avec les deux. Elle s'était imaginé un instant que Jacques le croyait et que, de là, venaient ses tristesses. Au milieu d'une crise de sanglots, elle avait protesté de son innocence, en lui disant de la tuer, si elle était infidèle. Alors, il avait plaisanté, très pâle, l'embrassant, lui répondant qu'il la savait honnête et qu'il espérait bien ne jamais tuer personne.

Mais les premières soirées de mars furent affreuses, ils durent interrompre leurs rendez-vous; et les voyages à Paris, les quelques heures de liberté, cherchées si loin, ne suffisaient plus à Séverine. C'était, en elle, un besoin grandissant d'avoir Jacques à elle, tout à elle, de vivre ensemble, les jours, les nuits, sans jamais plus se quitter. Son exécration pour son mari s'aggravait, la simple présence de cet homme la jetait dans une excitation maladive, intolérable. Si docile, d'une complaisance de femme tendre, elle s'irritait dès qu'il s'agissait de lui, s'emportait au moindre obstacle qu'il mettait à ses volontés. Alors, il semblait que l'ombre de ses cheveux noirs assombrissait le bleu limpide de ses yeux. Elle devenait farouche, elle l'accusait d'avoir gâté son existence, à ce point que la vie était désormais impossible, côte à côte. N'était-ce pas lui qui avait tout fait? si plus rien n'existait de leur ménage, si elle avait un amant, n'était-ce pas sa faute? La tranquillité pesante où elle le voyait, le coup d'oeil indifférent dont il accueillait ses colères, son dos rond, son ventre élargi, toute cette graisse morne qui ressemblait à du bonheur, achevait de l'exaspérer, elle qui souffrait. Rompre, s'éloigner, aller recommencer de vivre ailleurs, elle ne songeait plus qu'à cela. Oh! recommencer, faire surtout que le passé ne fût pas, recommencer la vie avant toutes ces abominations, se retrouver telle qu'elle était à quinze ans, et aimer, et être aimée, et vivre comme elle rêvait de vivre alors! Pendant huit jours, elle caressa un projet de fuite: elle partait avec Jacques, ils se cachaient en Belgique, ils s'y installaient en jeune ménage laborieux. Mais elle ne lui en parla même pas, tout de suite des empêchements s'étaient produits, l'irrégularité de la situation, le tremblement continuel où ils seraient, surtout l'ennui de laisser à son mari sa fortune, l'argent, la Croix-de-Maufras. Par une donation au dernier vivant, ils s'étaient tout légué; et elle se trouvait en sa puissance, dans cette tutelle légale de la femme, qui liait ses mains. Plutôt que de partir en abandonnant un sou, elle aurait préféré mourir là. Un jour qu'il remonta, livide, dire qu'en traversant devant une locomotive, il avait senti le tampon lui effleurer le coude, elle songea que, s'il était mort, elle serait libre. Elle le regardait de ses grands yeux fixes: pourquoi donc ne mourait-il pas, puisqu'elle ne l'aimait plus, et qu'il gênait tout le monde, maintenant?

Dès lors, le rêve de Séverine changea. Roubaud était mort d'accident, et elle partait avec Jacques pour l'Amérique. Mais ils étaient mariés, ils avaient vendu la Croix-de-Maufras, réalisé toute la fortune. Derrière eux, ils ne laissaient aucune crainte. S'ils s'expatriaient, c'était pour renaître, aux bras l'un de l'autre. Là-bas, rien ne serait plus de ce qu'elle voulait oublier, elle pourrait croire que la vie était neuve. Puisqu'elle s'était trompée, elle reprendrait au commencement l'expérience du bonheur. Lui, trouverait bien une occupation; elle-même entreprendrait quelque chose; ce serait la fortune, des enfants sans doute, une existence nouvelle de travail et de félicité. Dès qu'elle était seule, le matin au lit, la journée en brodant, elle retombait dans cette imagination, la corrigeait, l'élargissait, y ajoutait sans cesse des détails heureux, finissait par se croire comblée de joie et de biens. Elle, qui autrefois sortait si rarement, avait à cette heure la passion d'aller voir les paquebots partir: elle descendait sur la jetée, s'accoudait, suivait la fumée du navire jusqu'à ce qu'elle se fût confondue avec les brumes du large; et elle se dédoublait, se croyait sur le pont avec Jacques, déjà loin de France, en route pour le paradis rêvé.

Un soir du milieu de mars, le jeune homme, s'étant risqué à monter la voir chez elle, lui conta qu'il venait d'amener de Paris, dans son train, un de ses anciens camarades d'école, qui partait pour New York, exploiter une invention nouvelle, une machine à fabriquer des boutons; et, comme il lui fallait un associé, un mécanicien, il lui avait même offert de le prendre avec lui. Oh! une affaire superbe, qui ne nécessiterait guère qu'un apport d'une trentaine de mille francs, et où il y avait peut-être des millions à gagner. Il disait cela pour causer simplement, ajoutant d'ailleurs qu'il avait, bien entendu, refusé l'offre. Cependant, il en restait le coeur un peu gros, car il est dur tout de même de renoncer à la fortune, quand elle se présente.

Séverine l'écoutait, debout, les regards perdus. N'était-ce pas son rêve qui allait se réaliser?

– Ah! murmura-t-elle enfin, nous partirions demain…

Il leva la tête, surpris.

– Comment, nous partirions?

– Oui, s'il était mort.

Elle n'avait pas nommé Roubaud, ne le désignant que d'un mouvement du menton. Mais il avait compris, il eut un geste vague, pour dire que, par malheur, il n'était pas mort.

– Nous partirions, reprit-elle de sa voix lente et profonde, nous serions si heureux, là-bas! Les trente mille francs, je les aurais en vendant la propriété; et j'aurais encore de quoi nous installer… Toi, tu ferais valoir tout ça; moi, j'arrangerais un petit intérieur, où nous nous aimerions de toute notre force… Oh! ce serait bon, ce serait si bon!

Et elle ajouta très bas:

– Loin de tout souvenir, rien que des jours nouveaux devant nous!

Il était envahi d'une grande douceur, leurs mains se joignirent, se serrèrent instinctivement, et ni l'un ni l'autre ne causait plus, absorbés tous deux en cet espoir. Puis, ce fut elle encore qui parla.

– Tu devrais quand même revoir ton ami avant son départ, et le prier de ne pas prendre un associé sans te prévenir.

De nouveau, il s'étonnait.

– Pourquoi donc?

– Mon Dieu! est-ce qu'on sait? L'autre jour, avec cette locomotive, une seconde de plus, et j'étais libre… On est vivant le matin, n'est-ce pas? on est mort le soir.

Elle le regardait fixement, elle répéta:

– Ah! s'il était mort!

– Tu ne veux pourtant pas que je le tue? demanda-t-il, en essayant de sourire.

A trois reprises, elle dit non; mais ses yeux disaient oui, ses yeux de femme tendre, toute à l'inexorable cruauté de sa passion. Puisqu'il en avait tué un autre, pourquoi ne l'aurait-on pas tué? Cela venait de pousser en elle, brusquement, comme une conséquence, une fin nécessaire. Le tuer et s'en aller, rien de si simple. Lui mort, tout finirait, elle pourrait tout recommencer. Déjà, elle ne voyait plus d'autre dénouement possible, sa résolution était prise, absolue; tandis que, d'un branle léger, elle continuait à dire non, n'ayant pas le courage de sa violence.

Lui, adossé au buffet, affectait toujours de sourire. Il venait d'apercevoir le couteau qui traînait là.

– Si tu veux que je le tue, il faut que tu me donnes le couteau… J'ai déjà la montre, ça me fera un petit musée.

Il riait plus fort. Elle répondit gravement:

– Prends le couteau.

Et, lorsqu'il l'eut mis dans sa poche, comme pour pousser la plaisanterie jusqu'au bout, il l'embrassa.

– Eh bien! maintenant, bonsoir… Je vais tout de suite voir mon ami, je lui dirai d'attendre… Samedi, s'il ne pleut pas, viens donc me rejoindre derrière la maison des Sauvagnat. Hein? c'est entendu… Et sois tranquille, nous ne tuerons personne, c'est pour rire.

Cependant, malgré l'heure tardive, Jacques descendit vers le port, pour trouver, à l'hôtel où il devait coucher, le camarade qui partait le lendemain. Il lui parla d'un héritage possible, demanda quinze jours, avant de lui donner une réponse définitive. Puis, en revenant vers la gare, par les grandes avenues noires, il songea, s'étonna de sa démarche. Avait-il donc résolu de tuer Roubaud, puisqu'il disposait déjà de sa femme et de son argent? Non, certes, il n'avait rien décidé, il ne se précautionnait sans doute ainsi, que dans le cas où il se déciderait. Mais le souvenir de Séverine s'évoqua, la pression brûlante de sa main, son regard fixe qui disait oui, lorsque sa bouche disait non. évidemment, elle voulait qu'il tuât l'autre. Il fut pris d'un grand trouble, qu'allait-il faire?

Rentré rue François-Mazeline, couché près de Pecqueux, qui ronflait, Jacques ne put dormir. Malgré lui, son cerveau travaillait sur cette idée de meurtre, ce canevas d'un drame qu'il arrangeait, dont il calculait les plus lointaines conséquences. Il cherchait, il discutait les raisons pour, les raisons contre. En somme, à la réflexion, froidement, sans fièvre aucune, toutes étaient pour. Roubaud n'était-il pas l'unique obstacle à son bonheur? Lui mort, il épousait Séverine qu'il adorait, il ne se cachait plus, la possédait à jamais, tout entière. Puis, il y avait l'argent, une fortune. Il quittait son dur métier, devenait patron à son tour, dans cette Amérique, dont il entendait les camarades causer comme d'un pays où les mécaniciens remuaient l'or à la pelle. Son existence nouvelle, là-bas, se déroulait en un rêve: une femme qui l'aimait passionnément, des millions à gagner tout de suite, la vie large, l'ambition illimitée, ce qu'il voudrait. Et, pour réaliser ce rêve, rien qu'un geste à faire, rien qu'un homme à supprimer, la bête, la plante qui gêne la marche, et qu'on écrase. Il n'était pas même intéressant, cet homme, engraissé, alourdi à cette heure, enfoncé dans cet amour stupide du jeu, où sombraient ses anciennes énergies. Pourquoi l'épargner? Aucune circonstance, absolument aucune ne plaidait en sa faveur. Tout le condamnait, puisque, en réponse à chaque question, l'intérêt des autres était qu'il mourût. Hésiter serait imbécile et lâche.

 

Mais Jacques, dont le dos brûlait, et qui s'était mis sur le ventre, se retourna d'un bond, dans le sursaut d'une pensée, vague jusque-là, brusquement si aiguë, qu'il l'avait sentie comme une pointe, en son crâne. Lui, qui, dès l'enfance, voulait tuer, qui était ravagé jusqu'à la torture par l'horreur de cette idée fixe, pourquoi donc ne tuait-il pas Roubaud? Peut-être, sur cette victime choisie, assouvirait-il à jamais son besoin de meurtre; et, de la sorte, il ne ferait pas seulement une bonne affaire, il serait en outre guéri. Guéri, mon Dieu! ne plus avoir ce frisson du sang, pouvoir posséder Séverine, sans cet éveil farouche de l'ancien mâle, emportant à son cou les femelles éventrées! Une sueur l'inonda, il se vit le couteau au poing, frappant à la gorge Roubaud, comme celui-ci avait frappé le président, et satisfait, et rassasié, à mesure que la plaie saignait sur ses mains. Il le tuerait, il était résolu, puisque là était la guérison, la femme adorée, la fortune. A en tuer un, s'il devait tuer, c'était celui-là qu'il tuerait, sachant au moins ce qu'il faisait, raisonnablement, par intérêt et par logique.

Cette décision prise, comme trois heures du matin venaient de sonner, Jacques tâcha de dormir. Il perdait déjà connaissance, lorsqu'une secousse profonde le souleva, le fit asseoir dans son lit, étouffant. Tuer cet homme, mon Dieu! en avait-il le droit? Quand une mouche l'importunait, il la broyait d'une tape. Un jour qu'un chat s'était embarrassé dans ses jambes, il lui avait cassé les reins d'un coup de pied, sans le vouloir il est vrai. Mais cet homme, son semblable! Il dut reprendre tout son raisonnement, pour se prouver son droit au meurtre, le droit des forts que gênent les faibles, et qui les mangent. C'était lui, à cette heure, que la femme de l'autre aimait, et elle-même voulait être libre de l'épouser, de lui apporter son bien. Il ne faisait qu'écarter l'obstacle, simplement. Est-ce que, dans les bois, si deux loups se rencontrent, lorsqu'une louve est là, le plus solide ne se débarrasse pas de l'autre, d'un coup de gueule? Et, anciennement, quand les hommes s'abritaient, comme les loups, au fond des cavernes, est-ce que la femme désirée n'était pas à celui de la bande qui la pouvait conquérir, dans le sang des rivaux? Alors, puisque c'était la loi de la vie, on devait y obéir, en dehors des scrupules qu'on avait inventés plus tard, pour vivre ensemble. Peu à peu, son droit lui sembla absolu, il sentit renaître sa résolution entière: dès le lendemain, il choisirait le lieu et l'heure, il préparerait l'acte. Le mieux, sans doute, serait de poignarder Roubaud la nuit, dans la gare, pendant une de ses rondes, de façon à faire croire que des maraudeurs, surpris, l'avaient tué. Là-bas, derrière les tas de charbon, il savait un bon endroit, si l'on pouvait l'y attirer. Malgré son effort pour s'endormir, maintenant il arrangeait la scène, discutait où il se placerait, comment il frapperait, afin de l'étendre raide; et, sourdement, invinciblement, tandis qu'il descendait aux plus petits détails, sa répugnance revenait, une protestation intérieure qui le souleva de nouveau tout entier. Non, non, il ne frapperait pas! Cela lui paraissait monstrueux, inexécutable, impossible. En lui, l'homme civilisé se révoltait, la force acquise de l'éducation, le lent et indestructible échafaudage des idées transmises. On ne devait pas tuer, il avait sucé cela avec le lait des générations; son cerveau affiné, meublé de scrupules, repoussait le meurtre avec horreur, dès qu'il se mettait à le raisonner. Oui, tuer dans un besoin, dans un emportement de l'instinct! Mais tuer en le voulant, par calcul et par intérêt, non, jamais, jamais il ne pourrait!

Le jour naissait, lorsque Jacques parvint à s'assoupir, et d'une somnolence si légère, que le débat continuait confusément en lui, abominable. Les journées qui suivirent furent les plus douloureuses de son existence. Il évitait Séverine, il lui avait fait dire de ne pas se trouver au rendez-vous du samedi, craignant ses yeux. Mais, le lundi, il dut la revoir; et, comme il le redoutait, ses grands yeux bleus, si doux, si profonds, l'emplirent d'angoisse. Elle ne parla pas de cela, elle n'eut pas un geste, pas une parole pour le pousser. Seulement, ses yeux n'étaient pleins que de la chose, l'interrogeaient, le suppliaient. Il ne savait comment en éviter l'impatience et le reproche, toujours il les retrouvait fixés sur les siens, avec l'étonnement qu'il pût hésiter à être heureux. Quand il la quitta, il l'embrassa, d'une étreinte brusque, pour lui faire entendre qu'il était résolu. Il l'était en effet, il le fut jusqu'au bas de l'escalier, retomba dans la lutte de sa conscience. Lorsqu'il la revit, le surlendemain, il avait la pâleur confuse, le regard furtif d'un lâche, qui recule devant un acte nécessaire. Elle éclata en sanglots, sans rien dire, pleurant à son cou, horriblement malheureuse; et lui, bouleversé, débordait du mépris de lui-même. Il fallait en finir.

– Jeudi, là-bas, veux-tu? demanda-t-elle à voix basse.

– Oui, jeudi, je t'attendrai.

Ce jeudi-là, la nuit fut très noire, un ciel sans étoiles, opaque et sourd, chargé des brumes de la mer. Comme d'habitude, Jacques, arrivé le premier, debout derrière la maison des Sauvagnat, guetta la venue de Séverine. Mais les ténèbres étaient si épaisses, et elle accourait d'un pas si léger, qu'il tressaillit, frôlé par elle, sans l'avoir aperçue. Déjà, elle était dans ses bras, inquiète de le sentir tremblant.

– Je t'ai fait peur, murmura-t-elle.

– Non, non, je t'attendais… Marchons, personne ne peut nous voir.

Et, les bras liés à la taille, doucement, ils se promenèrent par les terrains vagues. De ce côté du dépôt, les becs de gaz étaient rares; certains enfoncements d'ombre en manquaient tout à fait; tandis qu'ils pullulaient au loin, vers la gare, pareils à des étincelles vives.

Longtemps, ils allèrent ainsi, sans une parole. Elle avait posé la tête à son épaule, elle la haussait parfois, le baisait au menton; et, se penchant, il lui rendait ce baiser sur la tempe, à la racine des cheveux. Le coup grave et unique d'une heure du matin venait de sonner aux églises lointaines. S'ils ne parlaient pas, c'était qu'ils s'entendaient penser, dans leur étreinte. Ils ne pensaient qu'à cela, ils ne pouvaient plus être ensemble, sans en être obsédés. Le débat continuait, à quoi bon dire tout haut des mots inutiles, puisqu'il fallait agir? Lorsqu'elle se haussait contre lui, pour une caresse, elle sentait le couteau, bossuant la poche du pantalon. Était-ce donc qu'il fût résolu?

Mais ses pensées la débordaient, ses lèvres s'ouvrirent, d'un souffle à peine distinct.

– Tout à l'heure, il est remonté, je ne savais pas pourquoi…

Puis, je l'ai vu prendre son revolver, qu'il avait oublié…

C'est, à coup sûr, qu'il va faire une ronde.

Le silence retomba, et vingt pas plus loin seulement, il dit à son tour:

– Des maraudeurs, la nuit dernière, ont enlevé du plomb par ici… Il viendra tout à l'heure, c'est certain.