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L'Œuvre

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Sandoz et Claude se retrouvèrent dehors, le long des larges avenues, avec Dubuche, qui poussait de nouveau la voiture d'Alice; tandis que Gaston, à présent, marchait près de lui. On causa de la propriété, en se dirigeant vers la grille. Le maître jetait sur le vaste parc des yeux timides et inquiets, comme s'il ne se fût pas senti chez lui. Du reste, il ne savait rien, il ne s'occupait de rien.

Il semblait avoir oublié jusqu'à son métier d'architecte qu'on l'accusait de ne pas connaître, dévoyé, anéanti d'oisiveté.

«Et tes parents, comment vont-ils?» demanda Sandoz.

Une flamme ralluma les yeux éteints de Dubuche.

«Oh! mes parents, ils sont heureux. Je leur ai acheté une petite maison, où ils mangent la rente que j'ai fait mettre au contrat… N'est-ce pas? maman avait assez avancé pour mon instruction, il fallait bien tout rendre, comme je l'avais promis… Ça, je peux le dire, mes parents n'ont pas de reproches à m'adresser.» On était arrivé à la grille, on stationna quelques minutes.

Enfin, il serra de son air brisé les mains de ses vieux camarades; puis, gardant un instant celle de Claude, il conclut, dans une simple constatation, où il n'y avait même pas de colère:

«Adieu, tâche de t'en sortir… Moi, j'ai raté ma vie.» Et ils le virent s'en retourner, poussant Alice, soutenant les pas déjà trébuchants de Gaston, lui-même avec le dos voûté et la marche lourde d'un vieillard.

Une heure sonnait, tous deux se hâtèrent de descendre vers Bennecourt, attristés, affamés. Mais d'autres mélancolies les y attendaient, un vent meurtrier avait passé là: les Faucheur, le mari, la femme, le père Poirette étaient morts; et l'auberge, tombée aux mains de cette oie de Mélie, devenait répugnante de saleté et de grossièreté. On leur y servit un déjeuner abominable, des cheveux dans l'omelette, des côtelettes sentant le suint, au milieu de la salle grande ouverte à la pestilence du trou à fumier, tellement remplie de mouches, que les tables en étaient noires. La chaleur du brûlant après-midi d'août entrait avec la puanteur, ils n'eurent pas le courage de commander du café, ils se sauvèrent.

«Et toi qui célébrais les omelettes de la mère Faucheur! dit Sandoz. Une maison finie… Nous faisons un tour, n'est-ce pas?» Claude allait refuser. Depuis le matin il n'avait qu'une hâte, marcher plus vite, comme si chaque pas abrégeait la corvée et le ramenait vers Paris. Son cœur, sa tête, son être entier était resté là-bas. Il ne regardait ni à droite ni à gauche, filant sans rien distinguer des champs ni des arbres, n'ayant au crâne que son idée fixe, dans une hallucination telle que, par moments, la pointe de la Cité lui semblait se dresser et l'appeler du milieu des vastes chaumes. Pourtant, la proposition de Sandoz éveillait en lui des souvenirs; et, une mollesse l'envahissant, il répondit:

«Oui, c'est ça, allons voir.»

Mais, à mesure qu'il avançait le long de la berge, il se révoltait de douleur. C'était à peine s'il reconnaissait le pays. On avait construit un pont pour relier Bonnières à Bennecourt: un pont, grand Dieu! à la place de ce vieux bac craquant sur sa chaîne, et dont la note noire, coupant le courant, était si intéressante! En outre, le barrage établi en aval, à Port-Villez, ayant remonté le niveau de la rivière, la plupart des îles se trouvaient submergées, les petits bras s'élargissaient. Plus de jolis coins, plus de ruelles mouvantes où se perdre, un désastre à étrangler tous les ingénieurs de la marine!

«Tiens! ce bouquet de saules qui émergent encore, à gauche, c'était le Barreux, l'île où nous allions causer dans l'herbe, tu te souviens?.. Ah! les misérables!» Sandoz, qui ne pouvait voir couper un arbre sans montrer le poing au bûcheron, pâlissait de la même colère, exaspéré qu'on se fût permis d'abîmer la nature.

Puis, Claude, lorsqu'il s'approcha de son ancienne demeure, devint muet, les dents serrées. On avait vendu la maison à des bourgeois, il y avait maintenant une grille, à laquelle il colla son visage. Les rosiers étaient morts, les abricotiers étaient morts; le jardin, très propre, avec ses petites allées, ses carrés de fleurs et de légumes entourés de buis, se reflétait dans une grosse boule de verre étamé, posée sur un pied, au beau milieu; et la maison, badigeonnée à neuf, peinturlurée aux angles et aux encadrements en fausses pierres de taille, avait un endimanchement gauche de rustre parvenu, qui enragea le peintre. Non, non, il ne restait là rien de lui, rien de Christine, rien de leur grand amour de jeunesse! Il voulut voir encore, il monta derrière l'habitation, chercha le petit bois de chênes, ce trou de verdure où ils avaient laissé le vivant frisson de leur première étreinte; mais le petit bois était mort, mort avec le reste, abattu, vendu, brûlé.

Alors, il eut un geste de malédiction, il jeta son chagrin à toute cette campagne si changée, où il ne retrouvait pas un vestige de leur existence. Quelques années suffisaient donc pour effacer la place où l'on avait travaillé, joui et souffert? À quoi bon cette agitation vaine, si le vent, derrière l'homme qui marche, balaie et emporte la trace de ses pas? Il l'avait bien senti qu'il n'aurait point dû revenir, car le passé n'était que le cimetière de nos illusions, on s'y brisait les pieds contre des tombes.

«Allons-nous-en! cria-t-il, allons-nous-en vite! C'est stupide, de se crever ainsi le cœur!» Sur le nouveau pont, Sandoz tenta de le calmer, en lui faisant voir un motif qui n'existait pas autrefois, la coulée de la Seine élargie, roulant à pleins bords, dans une lenteur superbe. Mais cette eau n'intéressait plus Claude.

Il fit une seule réflexion: c'était la même eau qui, en traversant Paris, avait ruisselé contre les vieux quais de la Cité; et elle le toucha dès lors, il se pencha un instant, il crut y apercevoir des reflets glorieux, les tours de Notre-Dame et l'aiguille de la Sainte-Chapelle que le courant emportait à la mer.

Les deux amis, manquèrent le train de trois heures. Ce fut un supplice que de passer deux grandes heures encore, dans ce pays si lourd à leurs épaules. Heureusement, ils avaient prévenu chez eux qu'ils rentreraient par un train de nuit, si on les retenait. Aussi résolurent-ils de dîner en garçons, dans un restaurant de la place du Havre, pour tâcher de se remettre, en causant au ressert, comme jadis.

Huit heures allaient sonner lorsqu'ils s'attablèrent.

Claude, ou sortir de la gare, les pieds sur le pavé de Paris, avait cessé de s'agiter nerveusement, en homme qui se retrouvait enfin chez lui. Et il écoutait, de l'air froid et absorbé qu'il gardait maintenant, les paroles bavardes dont Sandoz essayait de l'égayer. Celui-ci le traitait comme une maîtresse qu'il aurait voulu étourdir: des plats fins et épicés, des vins, qui grisent. Mais la gaieté restait rebelle, Sandoz lui-même finit par s'assombrir.

Cette campagne ingrate, ce Bennecourt tant chéri et oublieux, dans lequel ils n'avaient pas rencontré une pierre qui eût conservé leur souvenir, ébranlait en lui tous ses espoirs d'immortalité. Si les choses, qui ont l'éternité, oubliaient si vite, est-ce qu'on pouvait compter une heure sur la mémoire des hommes?

«Vois-tu, mon vieux, c'est ce qui me donne des sueurs froides, parfois… As-tu jamais songé à cela, toi, que la postérité n'est peut-être pas l'impeccable justicière que nous rêvons? On se console d'être injurié, d'être nié, on compte sur l'équité des siècles à venir, on est comme le fidèle qui supporte l'abomination de cette terre, dans la ferme croyance à une autre vie, où chacun sera traité selon ses mérites. Et s'il n'y avait pas plus de paradis pour l'artiste que pour le catholique, si les générations futures se trompaient comme les contemporains, continuaient le malentendu, préféraient aux œuvres fortes les petites bêtises aimables!.. Ah! quelle duperie, hein? quelle existence de forçat, cloué au travail, pour une chimère!.. Remarque que c'est bien possible, après tout.

Il y a des admirations consacrées dont je ne donnerais pas deux liards. Par exemple, l'enseignement classique a tout déformé, nous a imposé comme génies des gaillards corrects et faciles, auxquels on peut préférer les tempéraments libres, de production inégale, connus des seuls lettrés. L'immortalité ne serait donc qu'à la moyenne bourgeoisie, à ceux qu'on nous entre violemment dans le crâne, quand nous n'avons pas encore la force de nous défendre… Non, non, il ne faut pas se dire ces choses, j'en frissonne, moi! Est-ce que je garderais le courage de ma besogne, est-ce que je resterais debout sous les huées, si je n'avais plus l'illusion consolante que je serai aimé un jour!» Claude l'avait écouté, de son air d'accablement. Puis, il eut un geste d'amère indifférence.

«Bah! qu'est-ce que ça fiche? il n'y a rien… Nous sommes plus fous encore que les imbéciles qui se tuent pour une femme. Quand la terre claquera dans l'espace comme une noix sèche, nos œuvres n'ajouteront pas un atome à sa poussière.

– Ça, c'est bien vrai! conclut Sandoz très pâle. À quoi bon vouloir combler le néant?.. Et dire que nous le savons, et que notre orgueil s'acharne!» Ils quittèrent le restaurant, vaguèrent dans les rues, s'échouèrent de nouveau au fond d'un café. Ils philosophaient, ils en étaient venus aux souvenirs de leur enfance, ce qui achevait de leur noyer le cœur de tristesse. Une heure du matin sonnait, quand ils se décidèrent à rentrer chez eux. Mais Sandoz parla d'accompagner Claude jusqu'à la rue Tourlaque. La nuit d'août était superbe, chaude, criblée d'étoiles. Et, comme ils faisaient un détour, remontant par le quartier de l'Europe, ils passèrent devant l'ancien café Baudequin, sur le boulevard des Batignolles. Le propriétaire avait changé trois fois; la salle n'était plus la même, repeinte, disposée autrement, avec deux billards à droite; et les couches de consommateurs s'y étaient succédé, les unes recouvrant les autres, si bien que les anciennes avaient disparu comme des peuples ensevelis.

 

Pourtant, la curiosité, l'émotion de toutes les choses mortes qu'ils venaient de remuer ensemble, leur firent traverser le boulevard, pour jeter un coup d'œil dans le café, par la porte grande ouverte. Ils voulaient revoir leur table d'autrefois, au fond, à gauche.

«Oh! regarde! dit Sandoz, stupéfait.

– Gagnière!» murmura Claude. C'était Gagnière, en effet, tout seul à cette table, au fond de la salle vide. Il avait dû venir de Melun pour un de ces concerts du dimanche, dont il se donnait la débauche; puis, le soir, perdu dans Paris, il était monté au café Baudequin, par une vieille habitude des jambes.

Pas un des camarades n'y remettait les pieds, et lui, témoin d'un autre âge, s'y entêtait, solitaire. Il n'avait pas encore touché à sa chope, il la regardait, si pensif, que les garçons commençaient à mettre les chaises sur les tables pour le balayage du lendemain, sans qu'il bougeât.

Les deux amis hâtèrent le pas, inquiets de cette figure vague, pris de la terreur enfantine des revenants. Et ils se séparèrent rue Tourlaque.

«Ah! ce triste Dubuche! dit Sandoz en serrant la main de Claude, c'est lui qui nous a gâté notre journée.» Dès novembre, lorsque tous les vieux amis furent rentrés, Sandoz songea à les réunir dans un de ses dîners du jeudi, comme il en avait gardé la coutume. C'était toujours la meilleure de ses joies: la vente de ses livres augmentait, le faisait riche; l'appartement de la rue de Londres prenait un grand luxe, à côté de la petite maison bourgeoise des Batignolles; et lui restait immuable. En outre, cette fois, il complotait, dans sa bonhomie, de donner à Claude une distraction certaine, par une de leurs chères soirées de jeunesse. Aussi veilla-t-il aux invitations: Claude et Christine naturellement; Jory et sa femme, qu'il avait fallu recevoir depuis le mariage; puis, Dubuche qui venait toujours seul; Fagerolles, Mahoudeau, Gagnière enfin. On serait dix, et rien que des camarades de l'ancienne bande, pas un gêneur, pour que la bonne entente et la gaieté fussent complètes.

Henriette, plus méfiante, hésita, lorsqu'ils arrêtèrent cette liste de convives.

«Oh! Fagerolles? Tu crois, Fagerolles avec les autres?

Ils ne l'aiment guère… Et Claude non plus d'ailleurs, j'ai cru remarquer un froid…» Mais il l'interrompit, ne voulant pas en convenir.

«Comment! un froid?.. C'est drôle, les femmes ne peuvent comprendre qu'on se plaisante. Au fond, ça n'empêche pas d'avoir le cœur solide.»

Ce jeudi-là, Henriette voulut soigner le menu. Elle avait maintenant tout un petit personnel à diriger, une cuisinière, un valet de chambre; et, si elle ne faisait plus des plats elle-même, elle continuait à tenir la maison sur un pied de chère très délicate, par tendresse pour son mari, dont la gourmandise était le seul vice. Elle accompagna la cuisinière à la halle, passa en personne chez les fournisseurs. Le ménage avait le goût des curiosités gastronomiques, venues des quatre coins du monde. Cette fois, on se décida pour un potage queue de bœuf, des rougets de roche grillés, un filet aux cèpes, des raviolis à l'italienne, des gelinottes de Russie, et une salade de truffes, sans compter du caviar et des kilkis en hors-d'œuvre, une glace pralinée, un petit fromage hongrois couleur d'émeraude, des fruits, des pâtisseries. Comme vin, simplement, du vieux bordeaux dans les carafes, du Chambertin au rôti, et un vin mousseux de la Moselle au dessert, en remplacement du vin de champagne, jugé banal.

Dès sept heures, Sandoz et Henriette attendirent leurs convives, lui en simple jaquette, elle très élégante dans une robe de satin noir tout unie. On venait chez eux en redingote, librement. Le salon, qu'ils achevaient d'installer, s'encombrait de vieux meubles, de vieilles tapisseries, de bibelots de tous les peuples et de tous les siècles, un flot montant, débordant à cette heure, qui avait commencé aux Batignolles par le vieux pot de Rouen, qu'elle lui avait donné un jour de fête. Ils couraient ensemble les brocanteurs, ils avaient une rage joyeuse d'acheter; et lui contentait là d'anciens désirs de jeunesse, des ambitions romantiques, nées jadis de ses premières lectures; si bien que cet écrivain, si farouchement moderne, se logeait dans le Moyen Âge vermoulu qu'il rêvait d'habiter à quinze ans. Comme excuse, il disait en riant que les beaux meubles d'aujourd'hui coûtaient trop cher, tandis qu'on arrivait tout de suite à de l'allure et à de la couleur, avec des vieilleries, même communes. Il n'avait rien du collectionneur, il était tout pour le décor, pour les grands effets d'ensemble; et le salon, à la vérité, éclairé par deux lampes de vieux Delft, prenait des tons fanés très doux et très chauds, les ors éteints des dalmatiques réappliqués sur les sièges, les incrustations jaunies des cabinets italiens et des vitrines hollandaises, les teintes fondues des portières orientales, les cent petites notes des ivoires, des faïences, des émaux, pâlis par l'âge et se détachant contre la tenture neutre de la pièce, d'un rouge sombre.

Claude et Christine arrivèrent les derniers. Cette dernière avait mis son unique robe de soie noire, une robe usée, finie, qu'elle entretenait avec des soins extrêmes, pour les occasions semblables. Tout de suite, Henriette lui prit les deux mains, en l'attirant sur un canapé. Elle l'aimait beaucoup, elle la questionna, en la voyant singulière, les yeux inquiets dans sa pâleur touchante. Qu'avait-elle donc? souffrait-elle? Non, non, elle répondit qu'elle était très gaie, très heureuse de venir; et ses regards, à chaque minute, allaient vers Claude, comme pour l'étudier, puis se détournaient. Lui paraissait excité, d'une fièvre de paroles et de gestes qu'il n'avait pas montrée depuis plusieurs mois. Seulement, par instants, cette agitation tombait, il demeurait silencieux, les yeux larges et perdus, fixés là-bas, au loin dans le vide, sur quelque chose qui semblait l'appeler.

«Ah! mon vieux, dit-il à Sandoz, j'ai achevé ton bouquin cette nuit. C'est rudement fort, tu leur as cloué le bec, cette fois.» Tous deux causèrent devant la cheminée, où des bûches flambaient. L'écrivain, en effet, venait de publier un nouveau roman; et, bien que la critique ne désarmât pas, il se faisait enfin, autour de ce dernier, cette rumeur du succès qui consacre un homme, sous les attaques persistantes de ses adversaires. D'ailleurs, il n'avait aucune illusion, il savait bien que la bataille, même gagnée, recommencerait à chacun de ses livres. Le grand travail de sa vie avançait, cette série de romans, ces volumes qu'il lançait coup sur coup, d'une main obstinée et régulière, marchant au but qu'il s'était donné, sans se laisser vaincre par rien, obstacles, injures, fatigues.

«C'est vrai, répondit-il gaiement, ils faiblissent, cette fois! Il y en a même un qui a fait la fâcheuse concession de reconnaître que je suis un honnête homme. Voilà comment tout dégénère!.. Mais, va! ils se rattraperont.

J'en sais dont le crâne est trop différent du mien pour qu'ils acceptent jamais ma formule littéraire, mes audaces de langue, mes bonshommes physiologiques évoluant sous l'influence des milieux; et je parle des confrères qui se respectent, je laisse de côté les imbéciles et les gredins…

Le mieux, vois-tu, pour travailler gaillardement, c'est de n'attendre ni bonne foi ni justice. Il faut mourir pour avoir raison.» Les yeux de Claude s'étaient brusquement dirigés vers un coin du salon, trouant le mur, allant là-bas, où quelque chose l'avait appelé. Puis, il se troublèrent, ils revinrent, tandis qu'il disait:

«Bah! tu parles pour toi. Si je crevais, moi, j'aurais tort… N'importe, ton bouquin m'a fichu une sacrée fièvre.

J'ai voulu peindre aujourd'hui, impossible! Ah! ça va bien que je ne puisse pas être jaloux de toi, autrement tu me rendrais trop malheureux.» Mais la porte s'était ouverte, et Mathilde entra, suivie de Jory. Elle avait une toilette riche, une tunique de velours capucine, sur une jupe de satin paille, avec des brillants aux oreilles et un gros bouquet de roses au corsage. Et ce qui étonnait Claude, c'était qu'il ne la reconnaissait pas, devenue très grasse, ronde et blonde, de maigre et brûlée qu'elle était. Sa laideur inquiétante de fille se fondait dans une enflure bourgeoise de la face, sa bouche aux trous noirs montrait maintenant des dents trop blanches, quand elle voulait bien sourire, d'un retroussement dédaigneux des lèvres. On la sentait respectable avec exagération, ses quarante-cinq ans lui donnaient du poids, à côté de son mari plus jeune, qui semblait être son neveu. La seule chose qu'elle gardait était une violence de parfums, elle se noyait des essences les plus fortes, comme si elle eût tenté d'arracher de sa peau les senteurs d'aromates dont l'herboristerie l'avait imprégnée; mais l'amertume de la rhubarbe, l'âpreté du sureau, la flamme de la menthe poivrée persistaient; et le salon, dès qu'elle le traversa, s'emplit d'une odeur indéfinissable de pharmacie, corrigée d'une pointe aimé de musc.

Henriette, qui s'était levée, la fit asseoir en face de Christine. «Vous vous connaissez, n'est-ce pas? Vous vous êtes déjà rencontrées ici?».

Mathilde eut un regard froid sur la toilette modeste de cette femme, qui, disait-on, avait vécu longtemps avec un homme, avant d'être mariée. Elle était d'une rigidité excessive sur ce point, depuis que la tolérance du monde littéraire et artistique l'avait fait admettre elle-même dans quelques salons. D'ailleurs, Henriette, qui l'exécrait, reprit sa conversation avec Christine, après les strictes politesses d'usage.

Jory avait serré les mains de Claude et de Sandoz. Et, debout avec eux, devant la cheminée, il s'excusait, auprès de ce dernier, d'un article paru le matin même dans sa revue, qui maltraitait le roman de l'écrivain.

«Mon cher, tu le sais, on n'est jamais le maître chez soi… Je devrais tout faire, mais j'ai si peu de temps!

Imagine-toi que je ne l'avais même pas lu, cet article, me fiant à ce qu'on m'en avait dit. Aussi tu comprends ma colère, quand je l'ai parcouru tout à l'heure… Je suis désolé, désolé…

– Laisse donc, c'est dans l'ordre, répondit tranquillement Sandoz, Maintenant que mes ennemis se mettent à me louer, il faut bien que ce soient mes amis qui m'attaquent.»

De nouveau, la porte s'entrebâilla, et Gagnière se glissa doucement, de son air vague d'ombre falote. Il arrivait droit de Melun, et tout seul, car il ne montrait sa femme à personne. Quand il venait dîner ainsi, il gardait à ses souliers la poussière de la province, qu'il remportait le soir même, en reprenant un train de nuit. Du reste, il ne changeait pas, l'âge semblait le rajeunir, il blondissait en vieillissant.

«Tiens! mais Gagnière est là!» s'écria Sandoz.

Alors, comme Gagnière se décidait à saluer les dames, Mahoudeau fit son entrée. Lui, avait blanchi déjà, avec sa face creusée et farouche, où vacillaient des yeux d'enfance. Il portait encore un pantalon trop court, une redingote qui plissait dans le dos, malgré l'argent qu'il gagnait à présent; car le marchand de bronzes, pour lequel il travaillait, avait lancé de lui des statuettes charmantes, que l'on commençait à voir sur les cheminées et les consoles bourgeoises.

Sandoz et Claude s'étaient tournés, curieux d'assister à cette rencontre de Mahoudeau avec Mathilde et Jory.

Mais la chose se passa très simplement. Le sculpteur s'inclinait devant elle, respectueux, lorsque le mari, de son air d'inconscience sereine, crut devoir la lui présenter, pour la vingtième fois peut-être.

«Eh! c'est ma femme, camarade! Serrez-vous donc la main!» Alors, très graves, en gens du monde que l'on force à une familiarité un peu prompte, Mathilde et Mahoudeau se serrèrent la main. Seulement, dès que celui-ci se fut débarrassé de la corvée et qu'il eut retrouvé Gagnière dans un coin du salon, tous deux se murent à ricaner et à se rappeler en mots terribles les abominations d'autrefois.

Hein? elle avait des dents aujourd'hui, elle qui jadis ne pouvait pas mordre, heureusement!

On attendait Dubuche, car il avait formellement promis de venir.

«Oui, expliqua tout haut Henriette, nous ne serons que neuf. Fagerolles nous a écrit ce matin, pour s'excuser: un dîner officiel, où il a été brusquement forcé de paraître… Il s'échappera et nous rejoindra vers onze heures.»

Mais, à ce moment, on apporta une dépêche. C'était Dubuche qui télégraphiait;«Impossible de bouger. Toux inquiétante d'Alice.»

«Eh bien, nous ne serons que huit!» reprit Henriette, avec la résignation chagrine d'une maîtresse de maison qui voit s'émietter ses convives.

Et, le domestique ayant ouvert la porte de la salle à manger en annonçant que Madame était servie, elle ajouta:

 

«Nous y sommes tous… Offrez-moi votre bras, Claude.» Sandoz avait pris celui de Mathilde, Jory se chargea de Christine, tandis que Mahoudeau et Gagnière suivaient, en continuant de plaisanter crûment ce qu'ils appelaient le rembourrage de la belle herboriste.

La salle à manger où l'on entra, très grande, était d'une vive gaieté de lumière, au sortir de la clarté discrète du salon. Les murs, couverts de vieilles faïences, avaient des tons amusants d'imagerie d'Épinal. Deux dressoirs, l'un de verrerie, l'autre d'argenterie, étincelaient comme des vitrines de joyaux. Et la table surtout braisillait au milieu, en chapelle ardente, sous la suspension garnie de bougies, avec la blancheur de sa nappe, qui détachait la belle ordonnance du couvert, les assiettes peintes, les verres taillés, les carafes blanches et rouges, les hors-d'œuvre symétriques, rangés autour du bouquet central, une corbeille de roses pourpres.

On s'asseyait, Henriette entre Claude et Mahoudeau, Sandoz ayant à ses côtés Mathilde et Christine, Jory et Gagnière aux deux bouts, et le domestique achevait à peine de servir le potage, lorsque Mme Jory lâcha une phrase malheureuse. Voulant être aimable, n'ayant pas entendu les excuses de son mari, elle dit au maître de la maison: «Eh bien, vous avez été content de l'article de ce matin, Édouard en a revu lui-même les épreuves avec tant de soin!» Du coup, Jory se troubla, bégaya:

«Mais non! mais non! Il est très mauvais, cet article, tu sais bien qu'il a passé pendant mon absence, l'autre soir.» Au silence gêné qui s'était fait, elle comprit sa faute.

Mais elle aggrava la situation, elle lui jeta un regard aigu, en répondant très haut, pour l'accabler et se mettre à part:

«Encore un de tes mensonges! Je répète ce que tu m'as dit… Tu entends, je ne veux pas que tu me rendes ridicule!».

Cela glaça le commencement du dîner. Vainement, Henriette recommanda les kilkis, seule Christine les trouva très bons. Sandoz, que l'embarras de Jory récréait, lui rappela joyeusement, quand les rougets grillés parurent, un déjeuner qu'ils avaient fait ensemble à Marseille, autrefois. Ah! Marseille, la seule ville où l'on mange!

Claude, absorbé depuis un instant, sembla sortir d'un rêve, pour demander, sans transition:

«Est-ce que c'est décidé? est-ce qu'ils ont choisi les artistes, pour les nouvelles décorations de l'Hôtel de ville?..

– Non, dit Mahoudeau, ça va se faire… Moi, je n'aurai rien, je ne connais personne… Fagerolles lui-même est très inquiet. S'il n'est point ici ce soir, c'est que ça ne marche pas tout seul… Ah! il a mangé son pain blanc, ça se gâte, ça craque, leur peinture à millions!» Il eut un rire de rancune enfin satisfaite, et Gagnière à l'autre bout de la table, laissa entendre le même ricanement. Alors, ils se soulagèrent en paroles mauvaises, ils se réjouirent de la débâcle qui consternait le monde des jeunes maîtres. C'était fatal, les temps prédits arrivaient, la hausse exagérée sur les tableaux aboutissait à une catastrophe. Depuis que la panique s'était mise chez les amateurs, pris de l'affolement des gens de Bourse, sous le vent de la baisse, les prix s'effondraient de jour en jour, on ne vendait plus rien. Et il fallait voir le fameux Naudet au milieu de la déroute! Il avait tenu bon d'abord, il avait inventé le coup de l'Américain, le tableau unique caché au fond d'une galerie, solitaire comme un dieu, le tableau dont il ne voulait même pas dire le prix, avec la certitude méprisante de ne pouvoir trouver un homme assez riche, et qu'il vendait enfin deux ou trois cent mille francs à un marchand de porcs de New York, glorieux d'emporter la toile la plus chère de l'année. Mais ces coups-là ne se recommençaient pas, et Naudet, dont les dépenses avaient grandi avec les gains, entraîné et englouti dans le mouvement fou qui était son œuvre, entendait maintenant crouler sous lui son hôtel royal, qu'il devait défendre contre l'assaut des huissiers.

«Mahoudeau, vous ne reprenez pas des cèpes?» interrompit obligeamment Henriette. Le domestique présentait le filet, on mangeait, on vidait les carafes de vin; mais l'aigreur était telle, que les bonnes choses passaient sans être goûtées, ce qui désolait la maîtresse et le maître de la maison. «Hein? des cèpes? finit par répéter le sculpteur. Non, merci.» Et il continua.

«Le drôle, c'est que Naudet poursuit Fagerolles. Parfaitement! il est en train de le faire saisir… Ah! ce que je rigole, moi! Nous allons en voir, un nettoyage, avenue de Villiers, chez tous ces petits peintres à hôtel. La bâtisse sera pour rien, au printemps… Donc, Naudet, qui avait forcé Fagerolles à bâtir, et qui l'avait meublé comme une canin, a voulu reprendre ses bibelots et ses tentures. Mais l'autre a emprunté dessus, paraît-il… Vous voyez l'histoire: le marchand l'accuse d'avoir gâché son affaire en exposant, par une vanité d'étourdi; le peintre répond qu'il entend ne plus être volé; et ils vont se manger, j'espère bien!» La voix de Gagnière s'éleva, une voix inexorable et douce de rêveur éveillé.

«Rasé, Fagerolles!.. D'ailleurs, il n'a jamais eu de succès.»

On se récria. Et sa vente annuelle de cent mille francs, et ses médailles, et sa croix? Mais lui, obstiné, souriait d'un air mystérieux, comme si les faits ne pouvaient rien contre sa conviction de l'au-delà. Il hochait la tête, plein de dédain.

«Laissez-moi donc tranquille! Jamais il n'a su ce que c'était qu'une valeur.» Jory allait défendre le talent de Fagerolles, qu'il regardait comme son œuvre, lorsque Henriette leur demanda un peu de recueillement pour les raviolis. Il y eut une courte détente, au milieu du bruit cristallin des verres et du léger cliquetis des fourchettes. La table, dont la belle symétrie se débandait déjà, semblait s'être allumée davantage, au feu âpre de la querelle. Et Sandoz, gagné d'une inquiétude, s'étonnait: qu'avaient-ils donc à l'attaquer si durement? n'avait-on pas débuté ensemble, ne devait-on pas arriver dans la même victoire? Un malaise, pour la première fois, troublait son rêve d'éternité, cette joie de ses jeudis qu'il voyait se succéder, tous pareils, tous heureux, jusqu'aux derniers jours lointains de l'âge. Mais ce ne fut encore qu'un frisson à fleur de peau. Il dit en riant:

«Claude, ménage-toi, voici les gelinottes… Hé! Claude, où es-tu?».

Depuis qu'on se taisait, Claude était retourné dans son rêve, les regards perdus, reprenant des raviolis, sans savoir; et Christine, qui ne disait rien, triste et charmante, ne le quittait pas des yeux. Il eut un sursaut, il choisit une cuisse parmi les morceaux de gelinottes qu'on servait, et dont le fumet violent emplissait la pièce d'une odeur de résine.

«Hein! sentez-vous ça? cria Sandoz, amusé. On croirait qu'on avale toutes les forêts de la Russie.»

Mais Claude revint à sa préoccupation. «Alors, vous dites que Fagerolles aura la salle du Conseil municipal?» Et cette parole suffit, Mahoudeau et Gagnière, remis sur la piste, repartirent. Ah! un joli badigeonnage à l'eau claire, si on la lui donnait, cette salle; et il faisait assez de vilenies pour l'avoir. Lui, qui, autrefois, affectait de cracher sur les commandes, en grand artiste débordé par les auteurs, il assiégeait l'administration de ses bassesses, depuis que sa peinture ne se vendait plus. Connaissait-on quelque chose d'aussi plat qu'un peintre devant un fonctionnaire, et les courbettes, et les concessions, et les lâchetés? une honte, une école de domesticité, que cette dépendance de l'art, sous le bon vouloir imbécile d'un ministre! Ainsi, Fagerolles, pour sûr, à ce dîner officiel, était en train de lécher consciencieusement les bottes de quelque chef de bureau, quelque crétin à empailler!