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Germinal

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Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut ébranlée, et Jeanlin galopa le premier, soufflant dans sa corne.

– Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe! murmura Négrel, qui, malgré ses convictions républicaines, aimait à plaisanter la canaille avec les dames.

Mais son mot spirituel fut emporté dans l’ouragan des gestes et des cris. Les femmes avaient paru, près d’un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d’enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l’agitaient, ainsi qu’un drapeau de deuil et de vengeance. D’autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d’un seul bloc, serrée, confondues, au point qu’on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant La Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite; et cette hache unique, qui était comme l’étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d’un couperet de guillotine.

– Quels visages atroces! balbutia Mme Hennebeau.

Négrel dit entre ses dents:

– Le diable m’emporte si j’en reconnais un seul! D’où sortent-ils donc, ces bandits-là?

Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance et cette débandade enragée au travers des fosses avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. À ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons, d’un pourpre sombre, ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.

– Oh! superbe! dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d’artistes par cette belle horreur.

Elles s’effrayaient pourtant, elles reculèrent près de Mme Hennebeau, qui s’était appuyée sur une auge. L’idée qu’il suffisait d’un regard, entre les planches de cette porte disjointe, pour qu’on les massacrât la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d’ordinaire, saisi là d’une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes qui soufflent de l’inconnu. Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.

C’était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins; et il ruissellerait du sang des bourgeois. Il promènerait des têtes, il sèmerait l’or des coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale, d’haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après le grand rut, la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches. Il n’y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu’au jour où une nouvelle terre repousserait peut-être. Oui, c’étaient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage.

Un grand cri s’éleva, domina La Marseillaise:

– Du pain! du pain! du pain!

Lucie et Jeanne se serrèrent contre Mme Hennebeau, défaillante; tandis que Négrel se mettait devant elles, comme pour les protéger de son corps. Était-ce donc ce soir même que l’antique société craquait? Et ce qu’ils virent, alors, acheva de les hébéter. La bande s’écoulait, il n’y avait plus que la queue des traînards, lorsque la Mouquette déboucha. Elle s’attardait, elle guettait les bourgeois, sur les portes de leurs jardins, aux fenêtres de leurs maisons; et, quand elle en découvrait, ne pouvant leur cracher au nez, elle leur montrait ce qui était pour elle le comble de son mépris. Sans doute elle en aperçut un, car brusquement elle releva ses jupes, tendit les fesses, montra son derrière énorme, nu dans un dernier flamboiement du soleil. Il n’avait rien d’obscène, ce derrière, et ne faisait pas rire, farouche.

Tout disparut, le flot roulait sur Montsou, le long des lacets de la route, entre les maisons basses, bariolées de couleurs vives. On fit sortir la calèche de la cour, mais le cocher n’osait prendre sur lui de ramener Madame et ces demoiselles sans encombre, si les grévistes tenaient le pavé. Et le pis était qu’il n’y avait pas d’autre chemin.

– Il faut pourtant que nous rentrions, le dîner nous attend, dit Mme Hennebeau, hors d’elle, exaspérée par la peur. Ces sales ouvriers ont encore choisi un jour où j’ai du monde. Allez donc faire du bien à ça!

Lucie et Jeanne s’occupaient à retirer du foin Cécile, qui se débattait, croyant que ces sauvages défilaient sans cesse, et répétant qu’elle ne voulait pas voir. Enfin, toutes reprirent place dans la voiture. Négrel, remonté à cheval, eut alors l’idée de passer par les ruelles de Réquillart.

– Marchez doucement, dit-il au cocher, car le chemin est atroce. Si des groupes vous empêchent de revenir à la route, là-bas, vous vous arrêterez derrière la vieille fosse, et nous rentrerons à pied par la petite porte du jardin, tandis que vous remiserez la voiture et les chevaux n’importe où, sous le hangar d’une auberge.

Ils partirent. La bande, au loin, ruisselait dans Montsou. Depuis qu’ils avaient vu, à deux reprises, des gendarmes et des dragons, les habitants s’agitaient, affolés de panique. Il circulait des histoires abominables, on parlait d’affiches manuscrites, menaçant les bourgeois de leur crever le ventre; personne ne les avait lues, on n’en citait pas moins des phrases textuelles. Chez le notaire surtout, la terreur était à son comble, car il venait de recevoir par la poste une lettre anonyme, où on l’avertissait qu’un baril de poudre se trouvait enterré dans sa cave, prêt à le faire sauter, s’il ne se déclarait pas en faveur du peuple.

Justement, les Grégoire, attardés dans leur visite par l’arrivée de cette lettre, la discutaient, la devinaient l’œuvre d’un farceur, lorsque l’invasion de la bande acheva d’épouvanter la maison. Eux, souriaient. Ils regardaient, en écartant le coin d’un rideau, et se refusaient à admettre un danger quelconque, certains, disaient-ils, que tout finirait à l’amiable. Cinq heures sonnaient, ils avaient le temps d’attendre que le pavé fût libre pour aller, en face, dîner chez les Hennebeau, où Cécile, rentrée sûrement, devait les attendre. Mais, dans Montsou, personne ne semblait partager leur confiance: des gens éperdus couraient, les portes et les fenêtres se fermaient violemment. Ils aperçurent Maigrat, de l’autre côté de la route, qui barricadait son magasin, à grand renfort de barres de fer, si pâle et si tremblant, que sa petite femme chétive était forcée de serrer les écrous.

La bande avait fait halte devant l’hôtel du directeur, le cri retentissait:

– Du pain! du pain! du pain!

M. Hennebeau était debout à la fenêtre, lorsque Hippolyte entra fermer les volets, de peur que les vitres ne fussent cassées à coups de pierres. Il ferma de même tous ceux du rez-de-chaussée; puis, il passa au premier étage, on entendit les grincements des espagnolettes, les claquements des persiennes, un à un. Par malheur, on ne pouvait clore de même la baie de la cuisine, dans le sous-sol, une baie inquiétante où rougeoyaient les feux des casseroles et de la broche.

Machinalement, M. Hennebeau, qui voulait voir, remonta au second étage, dans la chambre de Paul: c’était la mieux placée, à gauche, car elle permettait d’enfiler la route, jusqu’aux Chantiers de la Compagnie. Et il se tint derrière la persienne, dominant la foule. Mais cette chambre l’avait saisi de nouveau, la table de toilette épongée et en ordre, le lit froid, aux draps nets et bien tirés. Toute sa rage de l’après-midi, cette furieuse bataille au fond du grand silence de sa solitude, aboutissait maintenant à une immense fatigue. Son être était déjà comme cette chambre, refroidi, balayé des ordures du matin, rentré dans la correction d’usage. À quoi bon un scandale? est-ce que rien était changé chez lui? Sa femme avait simplement un amant de plus, cela aggravait à peine le fait, qu’elle l’eût choisi dans la famille; et peut-être même y avait-il avantage, car elle sauvegardait ainsi les apparences. Il se prenait en pitié, au souvenir de sa folie jalouse. Quel ridicule, d’avoir assommé ce lit à coups de poing! Puisqu’il avait toléré un autre homme, il tolérerait bien celui-là. Ce ne serait que l’affaire d’un peu de mépris encore. Une amertume affreuse lui empoisonnait la bouche, l’inutilité de tout, l’éternelle douleur de l’existence, la honte de lui-même, qui adorait et désirait toujours cette femme, dans la saleté où il l’abandonnait.

Sous la fenêtre, les hurlements éclatèrent avec un redoublement de violence.

– Du pain! du pain! du pain!

– Imbéciles! dit M. Hennebeau entre ses dents serrées.

Il les entendait l’injurier à propos de ses gros appointements, le traiter de fainéant et de ventru, de sale cochon qui se foutait des indigestions de bonnes choses, quand l’ouvrier crevait la faim. Les femmes avaient aperçu la cuisine, et c’était une tempête d’imprécations contre le faisan qui rôtissait, contre les sauces dont l’odeur grasse ravageait leurs estomacs vides. Ah! ces salauds de bourgeois, on leur en collerait du champagne et des truffes, pour se faire péter les tripes.

 

– Du pain! du pain! du pain!

– Imbéciles! répéta M. Hennebeau, est-ce que je suis heureux?

Une colère le soulevait contre ces gens qui ne comprenaient pas. Il leur en aurait fait cadeau volontiers, de ses gros appointements, pour avoir, comme eux, le cuir dur, l’accouplement facile et sans regret. Que ne pouvait-il les asseoir à sa table, les empâter de son faisan, tandis qu’il s’en irait forniquer derrière les haies, culbuter des filles, en se moquant de ceux qui les avaient culbutées avant lui! Il aurait tout donné, son éducation, son bien-être, son luxe, sa puissance de directeur, s’il avait pu être, une journée, le dernier des misérables qui lui obéissaient, libre de sa chair, assez goujat pour gifler sa femme et prendre du plaisir sur les voisines. Et il souhaitait aussi de crever la faim, d’avoir le ventre vide, l’estomac tordu de crampes ébranlant le cerveau d’un vertige: peut-être cela aurait-il tué l’éternelle douleur. Ah! vivre en brute, ne rien posséder à soi, battre les blés avec la herscheuse la plus laide, la plus sale, et être capable de s’en contenter!

– Du pain! du pain! du pain!

Alors, il se fâcha, il cria furieusement dans le vacarme:

– Du pain! est-ce que ça suffit, imbéciles?

Il mangeait, lui, et il n’en râlait pas moins de souffrance. Son ménage ravagé, sa vie entière endolorie lui remontaient à la gorge, en un hoquet de mort. Tout n’allait pas pour le mieux parce qu’on avait du pain. Quel était l’idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage de la richesse? Ces songe-creux de révolutionnaires pouvaient bien démolir la société et en rebâtir une autre, ils n’ajouteraient pas une joie à l’humanité, ils ne lui retireraient pas une peine, en coupant à chacun sa tartine. Même ils élargiraient le malheur de la terre, ils feraient un jour hurler jusqu’aux chiens de désespoir, lorsqu’ils les auraient sortis de la tranquille satisfaction des instincts, pour les hausser à la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien était de ne pas être, et, si l’on était, d’être l’arbre, d’être la pierre, moins encore, le grain de sable, qui ne peut saigner sous le talon des passants.

Et, dans cette exaspération de son tourment, des larmes gonflèrent les yeux de M. Hennebeau, crevèrent en gouttes brûlantes le long de ses joues. Le crépuscule noyait la route, lorsque des pierres commencèrent à cribler la façade de l’hôtel. Sans colère maintenant contre ces affamés, enragé seulement par la plaie cuisante de son cœur, il continuait à bégayer au milieu de ses larmes:

– Les imbéciles! les imbéciles!

Mais le cri du ventre domina, un hurlement souffla en tempête, balayant tout.

– Du pain! du pain! du pain!

VI. Étienne, dégrisé par les gifles de Catherine…

Étienne, dégrisé par les gifles de Catherine, était resté à la tête des camarades. Mais, pendant qu’il les jetait sur Montsou, d’une voix enrouée, il entendait une autre voix en lui, une voix de raison qui s’étonnait, qui demandait pourquoi tout cela. Il n’avait rien voulu de ces choses, comment pouvait-il se faire que, parti pour Jean-Bart dans le but d’agir froidement et d’empêcher un désastre, il achevât la journée, de violence en violence, par assiéger l’hôtel du directeur?

C’était bien lui cependant qui venait de crier: halte! Seulement, il n’avait d’abord eu que l’idée de protéger les Chantiers de la Compagnie, où l’on parlait d’aller tout saccager. Et, maintenant que des pierres éraflaient déjà la façade de l’hôtel, il cherchait, sans la trouver, sur quelle proie légitime il devait lancer la bande, afin d’éviter de plus grands malheurs. Comme il demeurait seul ainsi, impuissant au milieu de la route, quelqu’un l’appela, un homme debout sur le seuil de l’estaminet Tison, dont la cabaretière s’était hâtée de mettre les volets, en ne laissant libre que la porte.

– Oui, c’est moi… Écoute donc.

C’était Rasseneur. Une trentaine d’hommes et de femmes, presque tous du coron des Deux-Cent-Quarante, restés chez eux le matin et venus le soir aux nouvelles, avaient envahi cet estaminet, à l’approche des grévistes. Zacharie occupait une table avec sa femme Philomène. Plus loin, Pierron et la Pierronne, tournant le dos, se cachaient le visage. D’ailleurs, personne ne buvait, on s’était abrité, simplement.

Étienne reconnut Rasseneur, et il s’écartait, lorsque celui-ci ajouta:

– Ma vue te gêne, n’est-ce pas?… Je t’avais prévenu, les embêtements commencent. Maintenant, vous pouvez réclamer du pain, c’est du plomb qu’on vous donnera.

Alors, il revint, il répondit:

– Ce qui me gêne, ce sont les lâches qui, les bras croisés, nous regardent risquer notre peau.

– Ton idée est donc de piller en face? demanda Rasseneur.

– Mon idée est de rester jusqu’au bout avec les amis, quitte à crever tous ensemble.

Désespéré, Étienne rentra dans la foule, prêt à mourir. Sur la route, trois enfants lançaient des pierres, et il leur allongea un grand coup de pied, en criant, pour arrêter les camarades, que ça n’avançait à rien de casser des vitres.

Bébert et Lydie, qui venaient de rejoindre Jeanlin, apprenaient de ce dernier à manier sa fronde. Ils lançaient chacun un caillou, jouant à qui ferait le plus gros dégât. Lydie, par un coup de maladresse, avait fêlé la tête d’une femme, dans la cohue; et les deux garçons se tenaient les côtes. Derrière eux, Bonnemort et Mouque, assis sur un banc, les regardaient. Les jambes enflées de Bonnemort le portaient si mal, qu’il avait eu grand-peine à se traîner jusque-là, sans qu’on sût quelle curiosité le poussait, car il avait son visage terreux des jours où l’on ne pouvait lui tirer une parole.

Personne, du reste, n’obéissait plus à Étienne. Les pierres, malgré ses ordres, continuaient à grêler, et il s’étonnait, il s’effarait devant ces brutes démuselées par lui, si lentes à s’émouvoir, terribles ensuite, d’une ténacité féroce dans la colère. Tout le vieux sang flamand était là, lourd et placide, mettant des mois à s’échauffer, se jetant aux sauvageries abominables, sans rien entendre, jusqu’à ce que la bête fût saoule d’atrocités. Dans son Midi, les foules flambaient plus vite, seulement elles faisaient moins de besogne. Il dut se battre avec Levaque pour lui arracher sa hache, il en était à ne savoir comment contenir les Maheu, qui lançaient les cailloux des deux mains. Et les femmes surtout l’effrayaient, la Levaque, la Mouquette et les autres, agitées d’une fureur meurtrière, les dents et les ongles dehors, aboyantes comme des chiennes, sous les excitations de la Brûlé, qui les dominait de sa taille maigre.

Mais il y eut un brusque arrêt, la surprise d’une minute déterminait un peu du calme que les supplications d’Étienne ne pouvaient obtenir. C’étaient simplement les Grégoire qui se décidaient à prendre congé du notaire, pour se rendre en face, chez le directeur; et ils semblaient si paisibles, ils avaient si bien l’air de croire à une pure plaisanterie de la part de leurs braves mineurs, dont la résignation les nourrissait depuis un siècle, que ceux-ci, étonnés, avaient en effet cessé de jeter des pierres, de peur d’atteindre ce vieux monsieur et cette vieille dame, tombés du ciel. Ils les laissèrent entrer dans le jardin, monter le perron, sonner à la porte barricadée, qu’on ne se pressait pas de leur ouvrir. Justement, la femme de chambre, Rose, rentrait de sa sortie, en riant aux ouvriers furieux, qu’elle connaissait tous, car elle était de Montsou. Et ce fut elle qui, à coups de poing dans la porte, finit par forcer Hippolyte à l’entrebâiller. Il était temps, les Grégoire disparaissaient, lorsque la grêle des pierres recommença. Revenue de son étonnement, la foule clamait plus fort:

– À mort les bourgeois! vive la sociale!

Rose continuait à rire, dans le vestibule de l’hôtel, comme égayée de l’aventure, répétant au domestique terrifié:

– Ils ne sont pas méchants, je les connais.

M. Grégoire accrocha méthodiquement son chapeau. Puis, lorsqu’il eut aidé Mme Grégoire à retirer sa mante de gros drap, il dit à son tour:

– Sans doute, ils n’ont pas de malice au fond. Lorsqu’ils auront bien crié, ils iront souper avec plus d’appétit.

À ce moment, M. Hennebeau descendait du second étage. Il avait vu la scène, et il venait recevoir ses invités, de son air habituel, froid et poli. Seule, la pâleur de son visage disait les larmes qui l’avaient secoué. L’homme était dompté, il ne restait en lui que l’administrateur correct, résolu à remplir son devoir.

– Vous savez, dit-il, que ces dames ne sont pas rentrées encore.

Pour la première fois, une inquiétude émotionna les Grégoire. Cécile pas rentrée! comment rentrerait-elle, si la plaisanterie de ces mineurs se prolongeait?

– J’ai songé à faire dégager la maison, ajouta M. Hennebeau. Le malheur est que je suis seul ici, et que je ne sais d’ailleurs où envoyer mon domestique, pour me ramener quatre hommes et un caporal, qui me nettoieraient cette canaille.

Rose, demeurée là, osa murmurer de nouveau:

– Oh! Monsieur, ils ne sont pas méchants.

Le directeur hocha la tête, pendant que le tumulte croissait au-dehors et qu’on entendait le sourd écrasement des pierres contre la façade.

– Je ne leur en veux pas, je les excuse même, il faut être bêtes comme eux pour croire que nous nous acharnons à leur malheur. Seulement, je réponds de la tranquillité… Dire qu’il y a des gendarmes par les routes, à ce qu’on m’affirme, et que, depuis ce matin, je n’ai pu en avoir un seul!

Il s’interrompit, il s’effaça devant Mme Grégoire, en disant:

– Je vous en prie, madame, ne restez pas là, entrez dans le salon.

Mais la cuisinière, qui montait du sous-sol, exaspérée, les retint dans le vestibule quelques minutes encore. Elle déclara qu’elle n’acceptait plus la responsabilité du dîner, car elle attendait, de chez le pâtissier de Marchiennes, des croûtes de vol-au-vent, qu’elle avait demandées pour quatre heures. Évidemment, le pâtissier s’était égaré en chemin, pris de la peur de ces bandits. Peut-être même avait-on pillé ses mannes. Elle voyait les vole-au-vent bloqués derrière un buisson, assiégés, gonflant les ventres des trois mille misérables qui demandaient du pain. En tout cas, Monsieur était prévenu, elle préférait flanquer son dîner au feu, si elle le ratait, à cause de la révolution.

Un peu de patience, dit M. Hennebeau. Rien n’est perdu, le pâtissier peut venir.

Et, comme il se retournait vers madame Grégoire, en ouvrant lui-même la porte du salon, il fut très surpris d’apercevoir, assis sur la banquette du vestibule, un homme qu’il n’avait pas distingué jusque-là, dans l’ombre croissante.

– Tiens! c’est vous, Maigrat, qu’y a-t-il donc?

Maigrat s’était levé, et son visage apparut, gras et blême, décomposé par l’épouvante. Il n’avait plus sa carrure de gros homme calme, il expliqua humblement qu’il s’était glissé chez monsieur le directeur, pour réclamer aide et protection, si les brigands s’attaquaient à son magasin.

– Vous voyez que je suis menacé moi-même et que je n’ai personne, répondit M. Hennebeau. Vous auriez mieux fait de rester chez vous, à garder vos marchandises.

– Oh! j’ai mis les barres de fer, puis j’ai laissé ma femme.

Le directeur s’impatienta, sans cacher son mépris. Une belle garde, que cette créature chétive, maigrie de coups!

– Enfin, je n’y peux rien, tâchez de vous défendre. Et je vous conseille de rentrer tout de suite, car les voilà qui demandent encore du pain… Écoutez…

En effet, le tumulte reprenait, et Maigrat crut entendre son nom, au milieu des cris. Rentrer, ce n’était plus possible, on l’aurait écharpé. D’autre part, l’idée de sa ruine le bouleversait. Il colla son visage au panneau vitré de la porte, suant, tremblant, guettant le désastre; tandis que les Grégoire se décidaient à passer dans le salon.

Tranquillement, M. Hennebeau affectait de faire les honneurs de chez lui. Mais il priait en vain ses invités de s’asseoir, la pièce close, barricadée, éclairée de deux lampes avant la tombée du jour s’emplissait d’effroi, à chaque nouvelle clameur du dehors. Dans l’étouffement des tentures, la colère de la foule ronflait, plus inquiétante, d’une menace vague et terrible. On causa pourtant, sans cesse ramené à cette inconcevable révolte. Lui, s’étonnait de n’avoir rien prévu; et sa police était si mal faite, qu’il s’emportait surtout contre Rasseneur, dont il disait reconnaître l’influence détestable. Du reste, les gendarmes allaient venir, il était impossible qu’on l’abandonnât de la sorte. Quant aux Grégoire, ils ne pensaient qu’à leur fille: la pauvre chérie qui s’effrayait si vite! peut-être, devant le péril, la voiture était-elle retournée à Marchiennes. Pendant un quart d’heure encore, l’attente dura, énervée par le vacarme de la route, par le bruit des pierres tapant de temps à autre dans les volets fermés, qui sonnaient ainsi que des tambours. Cette situation n’était plus tolérable. M. Hennebeau parlait de sortir, de chasser à lui seul les braillards et d’aller au-devant de la voiture, lorsque Hippolyte parut en criant:

 

– Monsieur! Monsieur! voici Madame, on tue Madame!

La voiture n’ayant pu dépasser la ruelle de Réquillart, au milieu des groupes menaçants, Négrel avait suivi son idée, faire à pied les cent mètres qui les séparaient de l’hôtel, puis frapper à la petite porte donnant sur le jardin, près des communs: le jardinier les entendrait, il y aurait bien toujours là quelqu’un pour ouvrir. Et, d’abord, les choses avaient marché parfaitement, déjà Mme Hennebeau et ces demoiselles frappaient, lorsque des femmes, prévenues, se jetèrent dans la ruelle. Alors, tout se gâta. On n’ouvrait pas la porte, Négrel avait tâché vainement de l’enfoncer à coups d’épaule. Le flot des femmes croissait, il craignit d’être débordé, il prit le parti désespéré de pousser devant lui sa tante et les jeunes filles, pour gagner le perron, au travers des assiégeants. Mais cette manœuvre amena une bousculade: on ne les lâchait pas, une bande hurlante les traquait, tandis que la foule refluait de droite et de gauche, sans comprendre encore, étonnée seulement de ces dames en toilette, perdues dans la bataille. À cette minute, la confusion devint telle, qu’il se produisit un de ces faits d’affolement qui restent inexplicables. Lucie et Jeanne, arrivées au perron, s’étaient glissées par la porte que la femme de chambre entrebâillait; Mme Hennebeau avait réussi à les suivre; et, derrière elles, Négrel entra enfin, remit les verrous, persuadé qu’il avait vu Cécile passer la première. Elle n’était plus là, disparue en route, emportée par une telle peur, quelle avait tourné le dos à la maison, et s’était jetée d’elle-même en plein danger.

Aussitôt, le cri s’éleva:

– Vive la sociale! à mort les bourgeois! à mort!

Quelques-uns, de loin, sous la voilette qui lui cachait le visage, la prenaient pour Mme Hennebeau. D’autres nommaient une amie de la directrice, la jeune femme d’un usinier voisin, exécré de ses ouvriers. Et, d’ailleurs, peu importait, c’étaient sa robe de soie, son manteau de fourrure, jusqu’à la plume blanche de son chapeau, qui exaspéraient. Elle sentait le parfum, elle avait une montre, elle avait une peau fine de fainéante qui ne touchait pas au charbon.

– Attends! cria la Brûlé, on va t’en mettre au cul, de la dentelle!

– C’est à nous que ces salopes volent ça, reprit la Levaque. Elles se collent du poil sur la peau, lorsque nous crevons de froid… Écoutez-moi-la donc toute nue, pour lui apprendre à vivre!

Du coup, la Mouquette s’élança.

– Oui, oui, faut la fouetter.

Et les femmes, dans cette rivalité sauvage, s’étouffaient, allongeaient leurs guenilles, voulaient chacune un morceau de cette fille de riche. Sans doute quelle n’avait pas le derrière mieux fait qu’une autre. Plus d’une même était pourrie, sous ses fanfreluches. Voilà assez longtemps que l’injustice durait, on les forcerait bien toutes à s’habiller comme des ouvrières, ces catins qui osaient dépenser cinquante sous pour le blanchissage d’un jupon!

Au milieu de ces furies, Cécile grelottait, les jambes paralysées, bégayant à vingt reprises la même phrase.

– Mesdames, je vous en prie, mesdames, ne me faites pas du mal.

Mais elle eut un cri rauque: des mains froides venaient de la prendre au cou. C’était le vieux Bonnemort, près duquel le flot l’avait poussée, et qui l’empoignait. Il semblait ivre de faim, hébété par sa longue misère, sorti brusquement de sa résignation d’un demi-siècle, sans qu’il fût possible de savoir sous quelle poussée de rancune. Après avoir, en sa vie, sauvé de la mort une douzaine de camarades, risquant ses os dans le grisou et dans les éboulements, il cédait à des choses qu’il n’aurait pu dire, à un besoin de faire ça, à la fascination de ce cou blanc de jeune fille. Et, comme ce jour-là il avait perdu sa langue, il serrait les doigts, de son air de vieille bête infirme, en train de ruminer des souvenirs.

– Non! non! hurlaient les femmes, le cul à l’air! le cul à l’air!

Dans l’hôtel, dès qu’on s’était aperçu de l’aventure, Négrel et M. Hennebeau avaient rouvert la porte, bravement, pour courir au secours de Cécile. Mais la foule, maintenant, se jetait contre la grille du jardin, et il n’était plus facile de sortir. Une lutte s’engageait là, pendant que les Grégoire, épouvantés, apparaissaient sur le perron.

– Laissez-la donc, vieux! c’est la demoiselle de la Piolaine! cria la Maheude au grand-père, en reconnaissant Cécile, dont une femme avait déchiré la voilette.

De son côté, Étienne, bouleversé de ces représailles contre une enfant, s’efforçait de faire lâcher prise à la bande. Il eut une inspiration, il brandit la hache qu’il avait arrachée des poings de Levaque.

– Chez Maigrat, nom de Dieu!… Il y a du pain, là-dedans. Foutons la baraque à Maigrat par terre!

Et, à la volée, il donna un premier coup de hache dans la porte de la boutique. Des camarades l’avaient suivi, Levaque, Maheu et quelques autres. Mais les femmes s’acharnaient. Cécile était retombée des doigts de Bonnemort dans les mains de la Brûlé. À quatre pattes, Lydie et Bébert, conduits par Jeanlin, se glissaient entre les jupes, pour voir le derrière de la dame. Déjà, on la tiraillait, ses vêtements craquaient, lorsqu’un homme à cheval parut, poussant sa bête, cravachant ceux qui ne se rangeaient pas assez vite.

– Ah! canailles, vous en êtes à fouetter nos filles!

C’était Deneulin qui arrivait au rendez-vous, pour le dîner. Vivement, il sauta sur la route, prit Cécile par la taille; et, de l’autre main, manœuvrant le cheval avec une adresse et une force extraordinaires, il s’en servait comme d’un coin vivant, fendait la foule, qui reculait devant les ruades. À la grille, la bataille continuait. Pourtant, il passa, écrasa des membres. Ce secours imprévu délivra Négrel et M. Hennebeau, en grand danger, au milieu des jurons et des coups. Et, tandis que le jeune homme rentrait enfin avec Cécile évanouie, Deneulin, qui couvrait le directeur de son grand corps, en haut du perron, reçut une pierre, dont le choc faillit lui démonter l’épaule.

– C’est ça, cria-t-il, cassez-moi les os, après avoir cassé mes machines!

Il repoussa promptement la porte. Une bordée de cailloux s’abattit dans le bois.

– Quels enragés! reprit-il. Deux secondes de plus, et ils me crevaient le crâne comme une courge vide… On n’a rien à leur dire, que voulez-vous? Ils ne savent plus, il n’y a qu’à les assommer.

Dans le salon, les Grégoire pleuraient, en voyant Cécile revenir à elle. Elle n’avait aucun mal, pas même une égratignure: sa voilette seule était perdue. Mais leur effarement augmenta, lorsqu’ils reconnurent devant eux leur cuisinière, Mélanie, qui contait comment la bande avait démoli la Piolaine. Folle de peur, elle accourait avertir ses maîtres. Elle était entrée, elle aussi, par la porte entrebâillée, au moment de la bagarre, sans que personne la remarquât; et, dans son récit interminable, l’unique pierre de Jeanlin qui avait brisé une seule vitre devenait une canonnade en règle, dont les murs restaient fendus. Alors, les idées de M. Grégoire furent bouleversées: on égorgeait sa fille, on rasait sa maison, c’était donc vrai que ces mineurs pouvaient lui en vouloir, parce qu’il vivait en brave homme de leur travail?