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Les origines de la Renaissance en Italie

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Les origines de la Renaissance en Italie
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La Renaissance italienne commence, en réalité, antérieurement à Pétrarque, car déjà, dans les ouvrages des sculpteurs pisans et de Giotto, de même que dans l'architecture du XIIe et du XIIIe siècle, les arts sont renouvelés. Dante lui-même, qui est le contemporain de cette rénovation, se sépare du moyen âge par son imagination poétique et certaines tendances de son esprit. Les origines de la Renaissance sont donc très-lointaines et précèdent de beaucoup l'éducation savante que les lettrés du XVe siècle répandirent autour d'eux. J'entreprends, dans ce livre, de déterminer les raisons historiques, religieuses, intellectuelles, morales, qui peuvent expliquer un réveil si précoce de la civilisation, puis d'analyser, dans les premiers écrivains et les premiers monuments de l'art, le génie de l'Italie renaissante. Je n'ai pas la prétention de tout dire sur une question si vaste: je m'efforcerai seulement de saisir d'une vue juste ce grand ensemble et de le reproduire avec logique. Ceci n'est point un tableau de chevalet, le portrait d'un personnage singulier, à la physionomie duquel doivent se rapporter tous les détails de l'œuvre et dont le regard éclaire toute une toile. J'avoue qu'un tel travail est plus divertissant et que l'unité et les proportions étroites du sujet sont un charme pour le critique. Mais aujourd'hui, c'est plutôt une fresque, où il y a bien des scènes, que je présente au lecteur. Les vieux maîtres du XIVe siècle avaient, pour les aider dans leur tâche, le pinceau de leurs élèves et la candeur des fidèles. Je viens d'achever mon église d'Assise. Puissent les visiteurs indulgents n'y point goûter trop d'ennui!

CHAPITRE I
Pourquoi la Renaissance ne s'est point produite en France

La France compte, dans l'histoire de ses origines, deux grands siècles, le XIIe et le XIIIe. C'est l'époque des croisades, de l'affranchissement des communes, l'âge d'or de la scolastique. Par sa langue et ses entreprises politiques, par son Université de Paris, par sa littérature et les ouvrages de ses artistes, notre pays eut alors sur tout l'Occident et parfois même sur l'Orient la primauté intellectuelle. Le français de Villehardouin fut longtemps parlé à Athènes, à Sparte et dans l'Archipel. L'Europe lisait nos poëmes chevaleresques et s'égayait de nos fabliaux. L'esprit humain s'était réveillé chez nous et grâce à nous: la Renaissance semblait commencer. Je dois rappeler d'abord quels furent, en France, les premiers signes de cette révolution, la plus grande que l'histoire ait vue depuis le christianisme; j'essaierai d'expliquer pourquoi il n'a pas été donné à nos pères de l'accomplir jusqu'à la fin. On comprendra mieux pourquoi l'Italie a pu reprendre et achever l'œuvre interrompue de la civilisation, et rallumer la lampe sacrée qui s'était éteinte entre nos mains.

I

Il faut signaler, au début même de cette recherche, dans les premiers efforts que la France tenta pour renaître à la vie de l'esprit, une cause d'impuissance assez grave. Au XIIe siècle, sur le territoire qui s'étend entre l'Escaut, le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, nous trouvons deux langues très-distinctes dont l'une, celle du Nord, se subdivise en plusieurs dialectes bien tranchés; deux littératures d'origines et d'inspiration différentes, deux civilisations diverses en éclat et en durée, enfin, jusqu'à un certain point, deux formes de régime politique. Ces deux Frances que séparait la Loire s'entendirent et se pénétrèrent si peu durant leurs périodes florissantes, que la critique manque de données pour débattre cette question: si le Midi provençal n'avait point été écrasé par la croisade de l'Albigeois, aurait-il, grâce à la vivacité et à l'ardeur de son génie, ranimé à temps l'esprit français de langue d'oïl et l'aurait-il guéri assez profondément du mal qu'il portait en lui, pour que notre patrie pût devancer l'Italie dans l'enfantement de la Renaissance?

Considérons donc, à part l'une de l'autre, ces deux moitiés de la France, et, d'abord, la contrée qui, venue seulement à la seconde heure, après un siècle de vie brillante et de poésie, succomba tragiquement et sortit la première de l'histoire.

Ce grand pays, que sa langue et le souvenir de Rome firent longtemps désigner du nom de Provence, avait été favorisé par les conditions les plus heureuses: une nature riante, un ciel clément à l'olivier et à la vigne, des campagnes sillonnées par les routes romaines, des villes populeuses, les unes, telles que Toulouse et Bordeaux, assises sur un fleuve docile; d'autres, telles que Narbonne, Aigues-Mortes, Montpellier, reliées directement à la Méditerranée. Là, les invasions germaniques n'avaient pas laissé de traces douloureuses; la culture latine, la grâce de l'esprit grec n'avaient jamais disparu entièrement de ces cités où jadis la vieille Gaule s'était mise à l'école de la sagesse païenne; les monuments de l'époque impériale à Nîmes, à Arles, à Orange, semblaient toujours, dans la vallée du Rhône, comme le symbole des traditions nobles que le malheur des temps avait partout ailleurs effacées. Les Sarrasins même y avaient déposé des germes bienfaisants: Montpellier, en relation avec Cordoue, Tolède et Salerne, pratiquait les sciences arabes, la médecine, la botanique et les mathématiques. Les écoles juives étaient actives à Narbonne, à Béziers, à Nîmes, à Carcassonne, à Montpellier. Le commerce était prospère et contribuait non-seulement à l'utilité, mais à l'élégance de la vie. Les marchands du Languedoc allaient chercher en Asie les étoffes magnifiques, les parfums et les épices précieuses de l'Orient. La bourgeoisie s'enrichissait, et la richesse aidait à sa puissance. Elle avait gardé, du régime municipal de Rome, la tradition du privilége. Le bourgeois était gentilhomme au second degré; il fortifiait son logis et veillait sur les franchises de sa cité couronnée de tours; il figurait même dans les tournois et revêtait l'armure chevaleresque1. La noblesse n'était point jalouse de la bourgeoisie; noblesse lettrée pour le temps, beaucoup moins batailleuse que dans le Nord, amie des arts de la paix et bienveillante. C'est pourquoi, sans grand effort et en peu d'années, la France du Midi délia les plus gênantes entraves du régime féodal. Dès le commencement du XIIe siècle, la Provence, tout le Languedoc, la Guienne, l'Auvergne, le Limousin et le Poitou étaient des États libres dont les ducs et les comtes ne reconnaissaient eux-mêmes de suzerain que pour la forme, et en changeaient à volonté2. Les grandes Communes de ce pays, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nîmes, Arles, obtinrent dans leur plénitude les libertés municipales. Toulouse, sous le sceptre léger de son comte, était une véritable république. Dans ces cités, où la transmission des magistratures locales était soigneusement réglée, la vie publique n'était point troublée, comme dans la plupart des Communes italiennes, soit par les entreprises des factions oligarchiques, soit par les impatiences de la démocratie. L'attrait de la croisade, l'émotion de l'Occident chrétien qui s'ébranlait tout entier pour une entreprise héroïque, achevèrent l'éveil de l'esprit provençal: ce pays pacifique, que le bien-être charmait et qui grandissait dans la liberté, se peupla tout à coup de chanteurs. Guillaume, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, qui partit en 1101 à la tête de plus de cent mille hommes, fut le premier des troubadours.

II

C'était l'esprit laïque qui se levait sur la Garonne et sur le Rhône. Jusqu'alors la littérature provençale avait été dans les mains de l'Église. Aux Xe et XIe siècles, la poésie du Midi est toute d'édification, et les débris qui nous en restent ne font pas regretter ce qu'on en a perdu. Passion du Christ, Vies des Saints, poëme sur Boëce, hymnes à la Vierge Marie, où les strophes latines se mêlent aux strophes romanes, récits de martyres découpés en couplets, tels que le Planch (planctus) de Sant Esteve, que l'on psalmodie à l'office de la messe, toutes ces œuvres de l'époque primitive s'adressent uniformément à la conscience du fidèle3. Le troubadour, lui, chante afin de réjouir les chevaliers, les dames, les bourgeois, les hommes d'armes et la foule, et, sur sa lyre si bien montée pour l'expression des passions humaines, c'est encore la corde mystique qui sonne le moins souvent.

Il n'y eut guère de poésie plus profondément populaire; aucune ne fut plus d'accord avec les sentiments du siècle et du pays où elle se développa. Elle est favorisée par les grands et n'est point aristocratique; elle est pratiquée par des rois, tels qu'Alphonse II d'Aragon, par les hauts seigneurs féodaux du Poitou, de la Saintonge, de la Guyenne, du Périgord et de la Provence propre; par les nobles dames, telles que la comtesse Béatrice de Die; mais les bourgeois, tels que Faydit, les simples écuyers, les pages, des fils de marchands, tels que Jauffre Rudel, ou d'artisans, tels que Bernard de Ventadour; des hommes du peuple, tels que Pierre d'Auvergne et Pierre Rogier; un pauvre ouvrier, Élias Cairels, reprennent sans embarras l'instrument sonore des mains de leurs maîtres et en jouent allégrement; car l'idéal qu'ils glorifient tous, tous peuvent y atteindre: ce n'est point la grandeur, inaccessible aux petits, du paladin épique que la main de Dieu et les enchantements des fées ont porté si haut au-dessus de la multitude, mais la générosité du cœur, la bravoure du combattant, suzerain ou vassal, la courtoisie et la sagesse de l'homme d'esprit, l'amour surtout, l'amour désintéressé, patient et fidèle, qui n'est point le privilége de la naissance et se repose, disait Platon, dans toutes les âmes jeunes. Enfin, voici une lyrique vibrante et vivante, chant de toute une nation, peuple et seigneurs, unis dans le concert de leur poésie, comme ils l'étaient dans le régime de la vie publique, comme ils le furent aussi dans l'enthousiasme de la croisade.

 

Cette poésie a réalisé, sans le savoir, les deux conditions d'un art excellent; elle est naïve et déjà savante. Elle exprime librement toutes les sensations simples de la nature humaine, exaltation guerrière, désir de vengeance, volupté, tendresse, espérances et regrets d'amour, ironie et colère; mais, à la diversité de l'inspiration, elle sait accommoder la richesse des formes. La rime, qu'elle recherche avec raffinement, l'allitération, le nombre du vers dont la mesure varie de une à douze syllabes, le vieux vers de onze syllabes, avec la césure à la sixième ou à la huitième, le couplet, dont le cadre s'étend au gré de l'artiste et qui enferme des vers de rythmes inégaux, les rimes symétriques de même genre qui, à intervalles réguliers, résonnent de strophe en strophe, ou, des derniers vers d'un couplet au premier vers du suivant, se prolongent et se répètent comme un écho, telles sont les principales ressources dont cette versification multiplie l'usage jusqu'à l'abus. Puis, à chaque motif poétique répond un moule particulier de poésie: à l'amour, à la louange de Dieu, des morts ou du bienfaiteur, la chanson; à la passion politique, à l'imprécation contre les méchants, le sirvente; au regret du suzerain ou de l'ami mort, la complainte; au débat sur quelque opinion incertaine ou sur l'amour, le dialogue de la tenson; à l'amour encore, l'aubade, la sérénade et la pastourelle4.

Cet art compliqué de la métrique convenait au génie musical de la langue: évidemment, les troubadours ont tenté de tirer le plus grand effet possible de la sonorité du provençal. Mais ils formaient, par cet effort même, une langue littéraire commune de ces idiomes méridionaux que la prose n'avait pas encore assouplis, que l'épopée n'avait point ennoblis. Le travail du versificateur imprima l'unité aux formes flottantes de plusieurs dialectes très-voisins entre eux; il discerna celles qui se pliaient le plus docilement aux exigences de la prosodie; le troubadour, poëte errant, ne quittait point un château sans emporter quelque mot bien frappé, quelque tour heureux d'expression, et la langue générale, ainsi accrue et façonnée, devenait chaque jour davantage, entre la Loire et les Pyrénées, la voix éclatante de la vieille France.

III

Ces races sensuelles, d'esprit alerte et mobile, ce siècle énergique, tout retentissant du choc des armes, se reconnurent dans l'œuvre des troubadours. Pour la première fois, les âmes échappaient à la discipline chrétienne; la passion que les saints avaient terrassée et que les docteurs condamnaient; le plaisir, où l'Église ne voyait qu'une tentation mortelle, la joie depuis si longtemps perdue, toutes ces causes de vie renaissaient et refleurissaient. La croisade vient d'élargir le monde, et la poésie s'élance librement et d'un grand coup d'aile vers toutes les beautés et toutes les voluptés. Frédéric Barberousse, qui fut parfois troubadour, disait en provençal à Bérenger II: «J'aime le cavalier françois; – j'aime la dame catalane, – la civilité des Génois, – la courtoisie castillane; – j'aime le chanter provençal, – comme la danse trévisane, – la taille des Aragonois, – la perle fine juliane, – la main et le visage anglois, – et le jouvenceau de Toscane.» Ils pourraient soupirer, comme Shakespeare: «L'amour est mon péché!» Ils en ont si bien chanté toutes les langueurs et toutes les ardeurs, les impatiences et les sacrifices, qu'autour d'eux et après eux la casuistique de l'amour a été l'étude et le délassement des esprits délicats. Ils se plongent si franchement dans la passion qu'ils en touchent la profondeur dernière, la souffrance. Ceux-ci se résignent à attendre, avec une humilité héroïque, que leur dame les prenne en pitié. «O chère dame! dit Bernard de Ventadour, je suis et serai toujours à vous. Esclave dévoué de vos commandements, je suis votre serviteur et homme-lige; vous êtes mon premier amour et vous serez mon dernier. Mon bonheur ne finira qu'avec ma vie.» Mais leur mysticisme est comme égayé de sensualité. «Je voudrais bien, dit encore Bernard, la trouver seule endormie ou faisant semblant de l'être; je me hasarderais à lui dérober un doux baiser.» Ceux-là, las des rigueurs de la belle, s'emportent et l'outragent. «Non, je ne dis point que je meurs d'amour pour la plus aimable des dames; je ne la supplie point, je ne l'adore point, je ne suis ni son prisonnier ni son captif; mais je dis, mais je proclame que je suis échappé de ses fers.» D'autres enfin, moins élégiaques, goûtent les douceurs de ce rayon d'aurore qui réveillera Roméo sur le sein de Juliette. «En un verger, sous feuille d'aubépine, – tient la dame son ami contre soi, – jusqu'à ce que la sentinelle crie que l'aube elle voit. – O Dieu! ô Dieu! que l'aube tant tôt vient! – Beau doux ami, faisons un jeu nouveau. – Dans le jardin où chantent les oiseaux5

Mais la guerre les appelle, la guerre pour le rachat du tombeau de Dieu; ils saluent leur dame et courent à la bataille comme à une fête6. On connaît le sirvente belliqueux de Bertrand de Born, véritable hymne du carnage. C'est sa joie d'entendre hurler les mourants et de voir les morts, tout pâles, la poitrine ouverte, étendus sur l'herbe. Si leur suzerain ou leur roi meurt, ils lui font un chant funèbre, et, dans le maître qu'ils ont perdu, c'est le soldat du Christ qu'ils pleurent; ils embrassent avec un tel emportement l'entreprise sainte, qu'ils gourmandent sans mesure les princes dont la lâcheté ou les querelles retardent la délivrance de Jérusalem. La satire leur donne un plaisir poétique aussi vif que les chants d'amour. Ils frappent sur l'Église avec la même rudesse que sur les seigneurs séculiers et sur les légistes; ils lui reprochent sans détour les abus et les crimes dont s'irritaient alors les âmes les plus pures, la simonie, la rapine, le parjure, l'hypocrisie; contre Rome, les prêtres et les moines, ils lancent des couplets terribles qui font penser aux malédictions de Dante; et quand enfin la longue croisade de l'Albigeois, sous Philippe-Auguste et Louis VIII, a passé sur Béziers, Carcassonne, Avignon et Toulouse, et que le Midi, brûlé et tout sanglant, a perdu sa civilisation avec ses libertés, c'est encore le cri des poëtes qui retentit, et la muse provençale proteste par la voix de Guillaume Figuieras et de Pierre Cardinal contre l'œuvre d'Innocent III.

IV

Ainsi fut ralenti, dès le premier tiers du XIIIe siècle, l'élan lyrique du génie méridional. Après avoir prodigué les plus brillantes promesses d'une Renaissance, la littérature de langue d'oc dut se contenter désormais des jeux du bel esprit, des subtilités de la métrique, ou de l'imitation des ouvrages de langue d'oïl7. Elle revint aux compositions édifiantes, aux légendes évangéliques, aux Vies des saints8.

Ce déclin rapide n'a-t-il eu d'autre cause que la ruine politique et l'asservissement religieux du Midi? Simon de Montfort et l'Inquisition sont-ils seuls responsables de ce premier avortement de la Renaissance? Il est permis d'en douter. L'Italie, qui fut visitée plus d'une fois, du temps de Barberousse à celui de Charles-Quint, par des calamités bien aussi grandes, a pu poursuivre, sans trouble apparent, son œuvre intellectuelle. Le rapprochement des deux contrées et des deux civilisations fait assez voir ce qui a manqué d'abord à la France provençale. Elle a eu les défauts de ses rares qualités: lyrique, c'est-à-dire enthousiaste, émue, elle a retrouvé la poésie du cœur, intime et impétueuse, la poésie des âmes qui se replient sur elles-mêmes ou s'emportent jusqu'aux extrémités d'une passion, mais ne s'éprennent ou ne jouissent que d'elles-mêmes, et que la douleur ou la joie où elles se complaisent empêchent de prendre une vue paisible et claire de la vie. L'égoïsme des lyriques est peu favorable à la fécondité de l'esprit, qui ne sort pas assez souvent de soi-même pour s'attacher aux choses extérieures et s'abandonner à cette contemplation désintéressée sans laquelle la plupart des arts ne sauraient fleurir. Certes, je ne reprocherai pas aux troubadours de s'être contentés d'une culture assez médiocre, d'avoir négligé le latin, de s'être tenus, pour la connaissance de l'antiquité, aux maximes d'Ovide que les Florilegia leur enseignaient. Le Midi ne renfermait pas alors de grandes écoles comparables à l'Université de Paris, et la gaie science était pour ces chanteurs plus séduisante que la science. Mais il faut bien remarquer qu'au siècle de sa plus sincère originalité la littérature méridionale n'a jeté d'éclat que dans une seule direction: ni les souvenirs de l'époque carlovingienne, ni l'entraînement de la croisade n'éveillèrent en elle le génie épique. Le roman de Girart de Rossilho est une œuvre très-distinguée, mais isolée et accidentelle9. La Chanson de la Croisade albigeoise est l'ouvrage de deux écrivains: le premier, d'âme vulgaire, et qui semble approuver la croisade; le second, patriote ardent, qui la condamne; et le poëme, écrit en deux langues et en deux mètres différents, n'est pas terminé10. Les romans du XIIIe siècle, tels que Jaufre et Flamenca, ont l'invention pauvre et la composition traînante11. Les Provençaux, dont les sirventes sont traversés par un tel souffle satirique, sont décidément inférieurs aux Français du Nord pour la peinture railleuse de la société, comme ils l'ont été dans le récit des choses héroïques.

 

Enfin, on aperçoit une raison plus forte encore d'impuissance dans l'état moral qui provoqua l'entreprise apostolique à laquelle le Midi succomba. Ce pays avait grandi trop vite, et, de même qu'il s'était en partie affranchi de la tutelle féodale, il se détachait visiblement, à la fin du XIIe siècle, non-seulement de l'Église, mais du christianisme. Du même coup, il s'isolait de la chrétienté tout entière. Trois grands courants d'incrédulité ou d'hérésie l'entraînaient en des sens divers fort loin des croyances et des idées de l'Occident: le manichéisme, qui avait ses communautés à Toulouse, à Albi, à Carcassonne, et qui tint en 1167, près de Toulouse, un concile présidé par un Byzantin12; le rationalisme des Vaudois, dont la morale inoffensive se répandait de tous côtés depuis l'an 1100, sous la forme de poëmes en langue vulgaire13; l'averroïsme, cette terreur du moyen âge, que les Juifs, chassés d'Espagne par les Almohades, semaient partout en Languedoc et en Provence. L'école de Maimonide agitait les synagogues de Provence, maudite par Montpellier, défendue par Narbonne; pendant tout le XIIIe siècle encore, les Juifs de Marseille, d'Arles, de Toulon, de Lunel, seront au nombre des plus savants commentateurs ou traducteurs d'Averroès14. Ces doctrines étranges pouvaient-elles s'imposer à une nation de tradition et de langue latines, au point de la réduire à l'état de secte singulière? Elles pouvaient tout au moins pénétrer assez profondément les âmes pour en modifier le génie et leur imprimer certaines habitudes de la pensée ou certaines répulsions du goût funestes à une Renaissance méridionale. Les tendances iconoclastes du manichéisme n'étaient pas faites pour encourager les arts beaucoup plus que la froide austérité des Vaudois, et l'influence sémitique sortie des écoles averroïstes n'eût point été favorable à un retour des lettrés vers la culture grecque. En réalité, la Renaissance et la Réforme étaient, dès cette époque, deux œuvres contradictoires: en Italie même, elles n'ont jamais pu se concilier; Savonarole a souffert le martyre pour avoir tenté dans Florence, vingt ans avant Luther, de renouveler le christianisme. On verra plus loin que, dans la première période de son développement, la Renaissance demeura rigoureusement fidèle à la vieille foi: ses premières années, son adolescence même, mûrirent sous le manteau de l'Église; et plus tard, quand l'incrédulité philosophique et les mœurs païennes eurent détourné ses écrivains, ses hommes d'État – j'allais dire ses papes – de l'antique christianisme, l'orthodoxie de la société demeura toujours apparente, et les arts, alors dans tout leur éclat, ne rejetèrent jamais l'inspiration et les formes religieuses du passé. Notre Midi du XIIIe siècle, troublé dans sa conscience, solitaire au milieu de l'Occident chrétien, encore privé de la pure lumière de l'antiquité, avec ses croyances trop tôt vieillies et sa raison encore enfantine, ne pouvait rien tenter de durable ou de grand pour l'esprit humain.

V

La France septentrionale faillit atteindre à cette haute fortune. D'un ciel plus triste et d'une histoire plus sévère, elle avait reçu de bonne heure le sérieux profond que le Midi n'a pas assez connu. Elle avait recueilli gravement le souvenir de plusieurs siècles de terreur, en même temps qu'elle se laissait toujours enchanter par les légendes de son passé celtique; son génie, ainsi formé d'émotions et de rêves, était revenu d'instinct aux sources vives de l'inspiration épique. Elle était relativement plus savante que la France provençale, plus curieuse de rechercher les traditions de l'antiquité. Ses luttes pour la liberté communale avaient été plus longues et plus âpres: ses qualités d'ironie et de critique s'y étaient fortifiées et aiguisées. Elle avait touché plus d'une fois, avec les grands docteurs scolastiques, à la liberté de l'esprit, et l'on avait pu espérer quelque temps que l'Université de Paris renouvellerait la science. Enfin, dans la joie de cette civilisation rajeunie, elle s'était ornée de la parure des arts, et ses églises étaient des merveilles. Ce grand éclat avait commencé au milieu du XIe siècle: il dura jusqu'à la fin du XIIIe. Retraçons les traits principaux de la Renaissance de langue d'oïl; étudiée avec quelque attention, elle nous laissera pressentir, dès ses années les plus belles, le secret de son déclin.

Les premières chansons de Geste, qui s'inspirent des cantilènes primitives, nous montrent la France entrée dans la bonne voie des littératures très-originales. Le récit épique en langue vulgaire est l'œuvre spontanée d'une nation adolescente sur laquelle ont passé des événements tragiques et qui redit sans cesse le nom et les hauts faits de ses héros. Des convulsions profondes de l'histoire barbare nos pères avaient conservé le souvenir de l'homme dont la rude main mit un commencement d'ordre dans la confusion de l'Occident, Charlemagne. Aucune mémoire n'était plus auguste, car l'Empereur – l'Empereur romain et non pas germanique15– avait accompli trois grandes choses: il avait fondé la justice, élevé l'Église et repoussé les païens. L'imagination du peuple gardait surtout la trace des exploits guerriers qui sauvèrent la foi chrétienne. Ce roi catholique qui entraîne sur ses pas les armées de toute la chrétienté; ce paladin à barbe blanche, vieux de deux cents ans; ce vicaire de Dieu, que les anges assistent, n'a-t-il pas fait trembler la terre sous les pas de son cheval? Et pourtant, si Charlemagne demeure au plus haut degré du culte populaire, c'est un autre, jeune et beau, c'est Roland, le vaincu, que l'amour des Français a surtout glorifié. Car c'est pour la «douce France», la «terre libre», qu'il s'est battu en désespéré et qu'il est mort sur «l'herbe verte» de Roncevaux. La France l'a pleuré,

 
Plurent Franceis pur pitiet de Rollant16.
 

mais elle l'a fait immortel. La chanson de Roland, le plus national de nos poëmes, a ému nos aïeux de la fin du XIe siècle à la fin du XVe. L'Europe l'a lue et Roland est devenu le héros universel. L'Allemagne, les Pays-Bas, les pays scandinaves, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne nous empruntèrent sa légende. Le caractère œcuménique de la poésie française au moyen âge commença par cette œuvre et par ce nom17.

Il parut définitivement consacré lorsque, dans les derniers temps du XIIe siècle, à la suite des chansons belliqueuses des trouvères qui s'inspiraient surtout

 
De Karlemaine, de Rollant
Et d'Oliver et des vassaux
Ki morurent à Renchevaux18,
 

le cycle breton fit son entrée dans notre littérature. Les romans en vers et en prose de la Table-Ronde ranimaient les plus vieilles traditions de l'Occident celtique: mais ils les vivifiaient en même temps, en y mêlant les plus nobles passions du moyen âge, l'amour mystique et le culte de la femme, la pureté sans tache du chevalier, la vie terrestre embrassée comme un douloureux pèlerinage, dévotement poursuivie dans l'accomplissement de quelque tâche sublime. Tous les rêves mélancoliques ou charmants qu'avaient si longtemps bercés la plainte éternelle de la mer bretonne ou le bruissement confus des forêts druidiques; la nature toute frémissante de tendresse pour la souffrance humaine; la voix maternelle des fées mariée aux murmures des chênes, au soupir des sources, au parfum des aubépines; les bêtes douées de parole et de pitié, et les oiseaux qui font leur nid dans la main des saints; puis, l'incessante vision du Paradis terrestre flottant sur les mers rayonnantes avec ses chants qui ne se taisent jamais, et ses fleurs de pourpre et de neige qui ne se flétrissent point: sur ce fond poétique très-ancien, le XIIe et le XIIIe siècle évoquèrent des personnages nouveaux pour la France, d'une réalité historique plus indécise que les pairs et les preux de Charlemagne, mais dont les figures idéales répondaient mieux aux vagues pensées qui tourmentaient l'âge des croisades. Artus, Merlin, Lancelot, Perceval, Tristan, chevaliers, prophètes et justiciers, étaient bien les héros d'un temps affamé de paix, de loyauté et de justice: les peuples courbés sous l'oppression féodale prenaient patience en songeant au retour d'Artus dont l'épée magique brillait parfois comme un éclair sur les lacs et sur l'Océan: les chrétiens marchant vers la Terre-Sainte s'encourageaient au souvenir de Perceval le Gallois cheminant, à travers les plus dures épreuves, en quête du saint Graal: et toutes les âmes délicates, que la vision d'un amour plus fort que la mort consolait des souillures du siècle, s'attendrissaient au récit des malheurs de Tristan et de la reine Yseult. L'impression de ces poëmes fut si forte dans les contrées où pénétrait l'influence française, que les chevaliers de la Table-Ronde furent bientôt adoptés comme l'avaient été les pairs de Charlemagne: l'Angleterre, l'Allemagne, la Norwège, l'Empire grec, l'Espagne, l'Italie, se mirent à traduire, à imiter, à altérer notre littérature romanesque19. La langue française, la langue de l'Ile-de-France, dont la primauté sur les dialectes de l'idiome d'oïl a grandi avec les progrès de la couronne, était devenue, au XIIIe siècle, la langue littéraire commune de notre pays20, «la parleure la plus délitable et la plus commune à toutes gens», dit Brunetto Latini. Les circonstances politiques et l'affinité avec les idiomes d'origine latine la portèrent dans toute la chrétienté. Marco Polo dicte en français ses voyages, l'Anglais Mandeville écrit en français, comme Rusticien de Pise et Brunetto Latini. Le Catalan Ramon Muntaner dit, dans sa chronique, que «la plus noble chevalerie était la chevalerie de Morée, et qu'on y parlait aussi bien français qu'à Paris». «Lengue françoise cort parmi le monde, écrit Martino da Canale, et est la plus délitable à lire et à oïr que nule autre21

VI

L'Europe recevait pareillement des leçons de nos artistes. Car l'éveil de notre génie ne se manifestait pas moins vivement par les œuvres d'art que par la poésie. C'est chez nous, vers 1150, que la Renaissance de l'architecture apparaît: l'Ile-de-France, le Vexin, le Valois, le Beauvaisis, une partie de la Champagne, tout le bassin de l'Oise, en un mot le premier domaine de la dynastie capétienne, sont le berceau certain de l'art ogival. C'est dans les cathédrales de Noyon, de Laon, de Senlis, de Reims, de Châlons, que la transition du style roman au style gothique se fait apercevoir. De l'Ile-de-France, de la Picardie et des pays voisins sortent les grands architectes de l'école nouvelle. Aucune influence italienne ou allemande n'entre dans cette rénovation, qui fut pendant cent ans le caractère exclusif de notre architecture. Les premiers maîtres gothiques de l'Angleterre et de l'Allemagne sont des Français. Le Poitou, l'Auvergne continuent de bâtir en roman jusqu'à la fin du XIIe siècle, la Provence et le Languedoc jusqu'au XIVe. Les pays de langue d'oïl virent l'architecture religieuse passer d'un mouvement presque insensible, et par un progrès très-logique, des austères églises romanes, encore toutes pénétrées des ténèbres et des épouvantes de l'an mil, aux cathédrales gothiques ruisselantes de lumière, de plus en plus aériennes, remplies d'âme et sonores comme un instrument de céleste musique. Ainsi, dans le même temps, la poésie passait de la grave Chanson de Geste, toute pleine d'images de deuil, au féerique poëme chevaleresque, et le même enthousiasme populaire, la même allégresse des cœurs soulevait dans l'azur ces grands vaisseaux de pierre. Ouvrages d'ailleurs plus laïques encore que mystiques, élevés par la piété des foules et l'orgueil des Communes, avec l'or des bourgeois, et non plus, comme à l'époque romane, sous l'œil sévère de l'Église et l'inspiration directe des religieux, mais par la libre fantaisie des maîtres maçons, désormais unis en corporations puissantes.

1Preuves de l'Hist. du Languedoc, t. III, p. 607.
2Aug. Thierry, Lettre XIII sur l'Hist. de France.
3V. Karl Bartsch, Grundriss zur Geschichte der Provenzalischen Literatur, classification presque complète des monuments et des sources critiques de la littérature provençale. Ajoutez les observations de P. Meyer, Romania, juillet 1872.
4Bartsch, Grundriss, §§ 25, 26, 44.
5Raynouard, Choix des Poés. orig. des Troub., t. II.
6V. le chant du troubadour Gavaudan, trad. par M. P. Meyer, Leçon d'ouverture.
7Hist. litt. de la France, t. XXIII.
8Bartsch, Grundriss, § 47.
9Bartsch, Grundriss, § 15. – Léon Gautier, Épopées franç., t. I, ch. XV.
10V. le Mém. de M. P. Meyer, Biblioth. de l'École des Chartes, 6e série, t. I, 1865.
11Bartsch, Grundriss, § 18.
12Preuv. de l'Hist. du Languedoc, t. III.
13Raynouard, Op. cit., t. II, p. 73.
14Renan, Averroès, p. 145 et suiv.
15Fustel de Coulanges, Le Gouvernem. de Charlem. (Revue des Deux-Mondes, 1er janvier 1876).
16Chanson de Roland. Édit. Léon Gautier, CCLIII.
17V. l'Introduct. à la Chanson de Roland et les Épop. franç., t. I, par M. L. Gautier, et J. V. Le Clerc, Hist. litt. de la France au XIVe siècle (Discours), t. II.
18Roman de Rou, XIII. V. Léon Gautier, Épop. franç., t. I.
19V. Le Clerc, Hist. litt. de la France au XIVe siècle (Discours), t. II.
20Aubertin, Hist. de la langue et de la littér. franç. au moyen âge, t. I, ch. V.
21La Cronique des Veniciens.