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Les esclaves de Paris

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– C'est facile… mais après?.. Je n'y suis pas.

Le bonhomme branla dédaigneusement la tête.

– Ah!.. fit-il d'un ton de reproche, je te croyais plus intelligent que cela, Chupin. Suppose que l'ennemi du vieux monsieur, lequel ennemi s'appelle Pierre, soit dans cette loge en train de sculpter… Tout à coup, il entend dans l'avenue, une voix de femme qui crie: «Au secours!.. Pierre, c'est moi, ton Adèle!..» Que fait mon gaillard?.. Il se précipite vers la fenêtre, il l'ouvre, il se penche, et comme l'appui est scié… Saisis-tu?..

– Cré chien!.. s'écria Toto, évidemment empoigné, voilà un coup un peu bien monté. C'est machiné comme à la Gaîté!.. Pas moyen qu'il en échappe. Il s'allonge au dehors, le montant dégringole… et le vieux est guéri de son jeune homme. Quel truc, papa!..

– Pas mauvais, en effet. Reste à savoir si tu te charges de l'opération.

Ainsi mis au pied du mur, Chupin se recueillit un moment.

– Je ne dis pas non, répondit-il enfin, mais le bourgeois paiera-t-il? Si une fois l'affaire finie, il nous répondait: zut! Pas moyen d'aller se plaindre au commissaire.

– Il paiera. Et d'ailleurs ne t'ai-je pas dit qu'il a donné moitié prix d'avance.

L'œil de Toto étincela.

– Oh!.. s'il y a des avances, dit-il.

Le vieux clerc déboutonna sa crasseuse redingote, retira et mit entre ses dents l'épingle qui fermait sa poche de côté, et sortit mystérieusement deux billets de banque de mille francs qu'il montra en disant:

– Voilà!..

A cette vue, Chupin bondit.

– Des chiffons de mille! bégaya-t-il d'une voix étranglée par la convoitise… Et si j'accepte il y en a un pour moi?..

– Naturellement. Et tu en auras un second après.

– Eh bien!.. c'est dit, papa, canaille qui se dédit!.. Quand aurais-je ma part?

– La voici, répondit le bonhomme, en lui tendant un des billets.

Au contact du papier de soie, Toto frémit et vibra de la tête aux pieds, et vingt fois en une seconde, il baisa le précieux chiffon. Puis une sorte d'ivresse folle montant à sa cervelle, il se leva et sans souci des passants, il exécuta un cavalier seul échevelé.

Après de tels préliminaires, l'affaire devait marcher toute seule, comme sur des roulettes.

Il fut convenu que Toto pénétrerait cette nuit même dans la bâtisse de M. Gandelu, et qu'il n'en sortirait pas sans avoir achevé l'opération.

Sa tâche devait se borner là, cependant il fut spécifié qu'il resterait dans les environs pour épier le résultat. Le bon Tantaine, lui, se chargeait de guetter le moment opportun qui pouvait se faire attendre deux ou trois jours, et prendrait ses mesures pour faire pousser à propos le cri destiné à attirer le sculpteur à la petite fenêtre de la loge.

Le bonhomme pensait à tout. Il eut même l'attention d'expliquer à Toto quel genre de scie à main il lui fallait choisir, et il lui donna l'adresse d'un fabricant sans rival, assure-t-il, pour ces outils.

Surtout, recommandait-il, prends bien garde, ami Chupin, de laisser des traces de ton passage, qui ne manqueraient pas d'éveiller les soupçons… Rappelle-toi qu'un atome seulement de sciure de bois sur le plancher ferait tout découvrir… Il serait prudent de te munir d'une lanterne sourde… Graisse bien ta scie, surtout, et quand elle sera engagée, fiche au bout un fort bouchon de liège, rien de meilleur pour étouffer le grincement des dents mordant le bois. Et quand tu auras fait ta besogne, ingénie-toi à bien masquer les traits de scie… Ils sauteraient aux yeux si tu les laissait tels quels… A ta place, j'emporterais une boule de mastic de vitrier pour les bien boucher, et par dessus le tout, je promènerais du plâtre, tu en auras sous la main…

C'est la bouche béante que Toto écoutait son vieil associé. Il ne lui supposait pas, certes, cette expérience de certaines choses.

Il jura qu'il s'arrangerait de façon à défier tous les regards, et jugeant le chapitre des recommandations épuisé, il se leva.

Mais le vieux clerc d'huissier n'avait pas fini.

– Pendant que je te tiens, interrogea-t-il, parle-moi donc un peu de Caroline Schimel. Tu as dit à Beaumarchef qu'elle m'accusait de l'avoir enivrée, et qu'elle me cherchait partout pour se venger; est-ce vrai?

Le garnement éclata de rire.

– Vous n'étiez pas mon associé, alors, papa, et je disais cela par farce, l'histoire de vous faire peur… La vérité est que vous avez tant fait boire cette malheureuse, qu'elle est très malade et qu'elle a voulu qu'on la porte à l'hôpital.

Cette rectification parut réjouir sensiblement le bon Tantaine. Il se leva à son tour, et au moment de lui serrer la main que Toto lui tendait crânement:

– A propos, demanda-t-il, où loges-tu?..

– Ah!.. voilà!.. Hier, je nichais aux carrières d'Amérique, sous le second four à gauche, en entrant par le chemin des carrières, mais du coup, je me mets dans mes meubles…

– Si tu voulais ma chambre, en attendant?.. J'ai déménagé, et j'ai encore mon grenier pour quinze jours.

– J'en suis!.. Où est-il?..

– Eh! tu le connais, rue de la Huchette, à l'hôtel du Trou, je vais te donner un mot pour la bourgeoise, Mme Loupias.

Il arracha en effet un feuillet à son crasseux portefeuille, et écrivit au crayon, une «prière de loger un jeune parent à lui, M. T. Chupin, dont il répondait.»

Cette autorisation, maître Toto la serra précieusement à côté du billet de banque, dans sa cravate, qui était à la fois son coffre-fort et sa caisse des archives.

– Et maintenant, prononça-t-il, à demain, je vais rôder autour de la bâtisse pour tirer mon plan!

Il s'éloigna aussitôt, les deux mains dans ses poches, sifflant, et le vieux clerc put le voir traverser la chaussée, et gagner la contre-allée opposée.

Au moment où il arrivait devant la maison en construction, M. Gandelu, l'entrepreneur, en sortait avec son fils, et s'arrêtait pour causer avec un ouvrier. Pendant près d'une minute, Toto et le jeune M. Gaston se trouvèrent debout l'un près de l'autre, si près, que la misérable blouse du garnement effleurait le veston de l'aimable gandin.

Un singulier sourire erra sur les lèvres du bon Tantaine, lorsqu'il vit cet ironique rapprochement.

– Deux enfants de Paris, murmura-t-il, jolis produits de la civilisation qui se valent. Seulement, l'un est abruti par la satiété, et la nécessité a aiguisé l'intelligence de l'autre. Le petit crevé s'étalait sur le trottoir, pendant que le gamin cherchait dessous, dans le ruisseau… Natures semblables, d'ailleurs, ils ont les mêmes goûts, des inspirations et des instincts pareils!.. Pourquoi n'est-ce pas Toto qui achète des cigares de vingt sous, et Gaston qui ramasse les bouts?.. On ne sait pas. A choisir, je préfère encore Toto…

Mais il n'avait pas de temps à perdre à philosopher, l'omnibus du Palais-Royal passait, il le prit, et une demi-heure plus tard il entrait dans cette maison de la rue Montmartre, où il avait établi Paul Violaine.

Mme Brigot, cette digne concierge, qui était prête à jurer qu'elle avait Paul dans sa maison depuis des années, surveillait dans sa cour, avec un intérêt marqué, un de ses locataires qui mettait du vin en bouteilles, lorsque la silhouette du vieux clerc d'huissier se dessina dans le cadre de la porte cochère.

Elle quitta tout en l'apercevant, et roula jusqu'à lui, souriant de son plus accueillant sourire, le saluant de ses plus belles révérences.

Encore sous l'empire des méditations qui avaient occupé le temps de sa course en omnibus, Tantaine ne daigna seulement pas toucher du bout du doigt le bord de son chapeau gras, et c'est d'un air distrait et du ton le plus bourru qu'il demanda à la portière:

– Comment va notre jeune homme?..

– Mieux, monsieur, beaucoup mieux, je lui ai fait hier soir une si bonne soupe, qu'il s'en léchait les doigts jusqu'au coude, il avait une mine de roi, le matin, et M. le docteur vient de lui envoyer douze bouteilles de vin qui le remettront tout à fait.

Le père Tantaine qui se souciait aussi peu de la réponse que de la question, fit un pas pour gagner l'escalier, mais la mère Brigot lui barra le passage.

– On est venu hier soir, monsieur, prononça-t-elle d'un air de mystère, prendre des renseignements sur M. Paul.

Cette nouvelle eut le pouvoir d'arrêter court le bonhomme, et de le ramener à la situation présente, assez désagréablement même.

– Qui?.. interrogea-t-il avec une vivacité qui trahissait une vive inquiétude.

– Un monsieur. Il m'a demandé si je connaissais bien M. Paul, et depuis combien de temps, et ce qu'il faisait, et s'il avait beaucoup d'amis, et où il logeait avant d'habiter ici, et patati, et patata…

– Et qu'avez-vous répondu?

– Ce que vous m'avez ordonné, recta, rien de plus, rien de moins.

– Comment était ce monsieur? reprit le bon Tantaine au bout d'un moment.

– Ah!.. je peux vous le dire, car je l'ai dévisagé à votre intention, et j'ai son portrait là…

– Voyons ce portrait.

– Pour lors, figurez-vous un homme comme tout le monde, ni grand ni petit, pas maigre ni trop gras non plus, l'air cossu… et pingre avec cela, car il m'a fait causer plus d'un quart d'heure, et il ne m'a pas seulement offert une pièce de cent sous!.. Quelle misère!..

Après des indications si précises, le vieux clerc était juste aussi avancé qu'avant. Il ne dissimula pas une grimace de dépit.

– Enfin, interrompit-il, vous n'avez rien remarqué en lui de particulier?

– Si, ses lunettes en or, avec des branches plus fines qu'un brin de fil, et aussi la chaîne de son gilet, plus grosse que le doigt…

– Et c'est tout?

Mme Brigot consulta longuement sa tabatière, source de ses inspirations.

– Mon Dieu, oui!.. répondit-elle. Ah!.. c'est-à-dire non… il doit vous connaître, ce monsieur-là.

– Moi?.. pourquoi supposez-vous cela?..

 

– C'est que, voyez-vous, pendant qu'il me questionnait, il avait l'air d'être sur la braise… A tout moment il coulait son œil vers la porte d'entrée. Sauf votre respect, il paraissait inquiet comme Minette, c'est ma chatte, quand elle me vole un morceau de viande pendant que j'ai le dos tourné…

– Allons, merci, mère Brigot, faites toujours bonne garde!..

La digne concierge s'obstinait à lui offrir une prise, mais il refusa, et lentement, bien lentement, contre son habitude, il commença à gravir l'escalier. A chaque marche presque il s'arrêtait.

Quel peut être, pensait-il, ce questionneur?

Son esprit alerte parcourait les espaces sans bornes des probabilités, des possibilités, et il ne trouvait pas un fait où accrocher un soupçon.

– Et cet homme me connaît, se disait-il, car cette portière idiote qui n'a pas su me donner son signalement, a fait sur son attitude, une observation que lui envierait un policier de profession. S'il était inquiet, agité, s'il tremblait d'être surpris par moi, c'est qu'il travaillait contre moi, c'est que ses intentions sont mauvaises.

A mesure qu'il réfléchissait, son anxiété se changeait en effroi.

– Tonnerre du ciel!.. murmura-t-il, ce mouchard me serait-il décoché par la rue de Jérusalem?.. Aurais-je la police à mes trousses?..

Il s'efforçait de se rassurer, de raffermir son audace ébranlée, mais il n'y réussissait qu'imparfaitement.

– Ah! n'importe, fit-il, je dois me hâter… Après le succès, je suis sûr de pouvoir anéantir toutes les preuves, il faut que je réussisse vite…

Il était arrivé au troisième étage, devant la porte du petit logement de Paul.

Il sonna, on vint ouvrir aussitôt.

Mais à la vue de la personne accourue au coup de sonnette, il recula les bras en l'air et ne put étouffer un cri de surprise, un cri de rage en même temps.

C'était une femme qui lui ouvrait, une jeune fille, Mlle Flavie, la fille du banquier Martin-Rigal.

D'un seul coup d'œil, le doux Tantaine, ce pénétrant observateur, avait vu que Mlle Flavie n'était pas chez Paul pour une simple visite de quelques minutes. Elle avait retiré son chapeau et son manteau, et elle tenait à la main une bande de tapisserie.

– Que désirez-vous, monsieur?.. demanda-t-elle.

Le vieux clerc voulut répondre, mais il ne put articuler un mot. On eût dit qu'une main de fer lui serrait la gorge. Il était devenu plus rouge que l'homme qui va être frappé d'un coup de sang.

Lui, toujours si maître de soi, dont le masque immobile gardait le secret de ses plus terribles émotions, lui que rien ne semblait devoir surprendre, il était déconcerté, ému, tremblant, il perdait son sang-froid…

Mlle Flavie, elle, l'examinait d'un œil curieux, et avec un visible dégoût. Jamais elle ne s'était trouvée si près d'une pareille misère. Et pourtant ce vieux si sale, si sordide, qui puait les habitudes crapuleuses, qui lui répugnait invinciblement, il lui semblait qu'elle le connaissait, et trouvait à ses traits une expression inexplicable de déjà vu…

Comme cependant il se taisait toujours Mlle Flavie répéta sa question.

– Je voudrais parler à M. Paul, balbutia le vieux clerc, d'une voix à peine intelligible, il m'a chargé d'une commission, et il m'attend…

– S'il en est ainsi, monsieur, entrez, je dois seulement vous prévenir que le médecin de M. Paul est près de lui.

Tout en parlant, Mlle Flavie s'était effacée le long de l'huisserie, pour laisser l'entrée libre au doux père Tantaine, et éviter autant que possible son répugnant contact.

Il passa devant elle en s'inclinant bien bas, traversa le petit salon de Paul, et, en familier de la maison, sans seulement frapper pour annoncer sa présence, il ouvrit la porte de la chambre à coucher et y entra.

Un spectacle au moins singulier l'y attendait.

Paul, fort pâle, était assis sur son lit, le torse nu, et le souriant Hortebize lui prodiguait ses soins intelligents.

Il en avait besoin. Il portait au bras, depuis la naissance du cou jusqu'à la saignée, le long de l'épaule, et sur la poitrine, une immense plaie vive qui semblait devoir être des plus douloureuses.

Debout près du lit, le bon docteur appliquait soigneusement sur cette affreuse blessure des morceaux de beaudruche, enduits préalablement à l'aide d'un pinceau, d'une solution contenue dans une petite fiole placée sur la table de nuit.

A l'entrée du père Tantaine, il se retourna, et telle était l'habitude qu'avaient ces deux hommes de s'entendre et de se comprendre, qu'il leur suffit, pour échanger leurs pensées, d'un mouvement et d'un regard que Paul ne remarqua pas.

– Flavie est là!.. disait le geste du père Tantaine, venir seule chez ce jeune homme!.. elle est folle!..

– Eh!.. je ne le sais que trop!.. répondait l'œil du digne M. Hortebize; mais je n'y puis rien.

Paul aussi s'était retourné, et c'est avec une exclamation de plaisir qu'il avait salué le vieux clerc d'huissier.

De tous les gens qui l'entouraient et qui successivement lui imposaient leur volonté, depuis qu'il s'était livré pieds et poings liés à l'honorable placeur de la rue Montorgueil, le bon Tantaine était celui qu'il préférait. Il le jugeait moins mauvais que les autres associés, et avait en lui une confiance relative.

– Approchez, lui dit-il gaiement, approchez et regardez en quel pitoyable état m'ont mis le docteur et M. Mascarot.

Le bonhomme n'avait pas attendu, pour s'avancer, cette amicale invitation.

C'est avec l'attention et la curiosité d'un connaisseur qu'il examinait la blessure de Paul et suivait les mouvements du docteur.

– Pour l'instant, observa-t-il, on jurerait une brûlure récente, il n'y a pas à dire non. Reste à savoir si la cicatrice présentera les mêmes apparences.

– Absolument.

– C'est qu'il s'agit de tromper des regards exercés, non ceux de M. de Champdoce, qui croira tout ce que nous voudrons, mais ceux de sa femme, de ses amis, de son médecin peut-être.

– Nous les tromperons.

Il était aisé de comprendre, à l'accent du docteur, qu'il était, ainsi qu'il le disait, parfaitement sûr de son affaire.

– Reste à savoir, reprit le bonhomme, combien de temps il nous faudra attendre pour que la cicatrice soit blanche et ait l'air bien ancienne.

– Avant un mois, père Tantaine, nous pourrons présenter Paul à M. le duc de Champdoce.

– Oh!..

– C'est ainsi. La cicatrice, bien entendu ne sera pas naturelle, mais j'ai imaginé un petit moyen de «simulation» qu'on ne découvrira certes pas.

Le pansement était terminé, et Paul après avoir passé sa chemise, s'était glissé sous ses couvertures.

– Je me tiendrai tranquille, dit-il, tant que j'aurai la garde-malade que vous entendez dans le salon, et qui, j'en suis sûr, attend votre départ avec une vive impatience.

Le souriant Hortebize fronça le sourcil et lança à son malade un regard furieux que le niais ne comprit pas… «Taisez-vous donc,» lui disait ce regard.

– Depuis quand l'avez-vous, cette garde-malade? demanda le bonhomme d'une voix altérée.

– Parbleu!.. depuis que je suis au lit, répondit Paul de l'air le plus fat. Je lui ai écrit que je ne pouvais aller chez elle étant souffrant… Elle est venue. Elle a reçu ma lettre à neuf heures, à neuf heures dix minutes elle était ici…

L'excellent docteur, tout en rangeant les divers objets dont il s'était servi, avait manœuvré de façon à passer derrière le doux Tantaine, et de là il faisait à Paul des gestes désespérés pour lui imposer silence: mais en vain.

– Il paraît, poursuivait le détestable vaniteux, que M. Martin-Rigal passe sa vie dans son cabinet. Sitôt levé, il court s'y enfermer, et il n'en sort plus de la journée. De la sorte, Flavie est libre comme l'air. Dès qu'elle sait ce brave banquier au milieu de ses paperasses, elle jette un châle sur ses épaules et elle accourt. Parole d'honneur! on n'est pas plus jolie ni plus aimable.

Il eut un petit ricanement des plus impertinents, et ajouta:

– Je ne courrais pas grands risques à envoyer promener M. Mascarot.

– Vous auriez tort, croyez-moi, fit sévèrement le docteur.

Paul aperçut enfin le geste dont le digne M. Hortebize souligna cet avis, mais il se méprit sur sa signification.

– Oh!.. je n'ai pas cette intention, reprit-il vivement. Je veux simplement dire que si M. Martin-Rigal s'avisait à cette heure de me refuser sa fille, il serait assez mal venu. Entre son père et moi, Flavie n'hésiterait pas…

Depuis que parlait le protégé de B. Mascarot, le vieux clerc d'huissier ne cessait de tracasser rageusement ses lunettes.

– Vous vous vantez, sans doute, balbutia-t-il.

– Pourquoi?.. Flavie m'aime, n'est-ce pas; tout est là. Pauvre fille!.. Je dois l'épouser et je l'épouserai, mais si je voulais!..

– Misérable!.. s'écria le doux père Tantaine, misérable drôle!..

Sa physionomie trahissait une si furieuse colère, son geste était si menaçant, que Paul surpris et effrayé, recula jusqu'à la ruelle, près du mur.

– Il n'y a qu'un sot, poursuivit le bonhomme, qu'un sot et un lâche, qui ose parler ainsi d'une malheureuse enfant dont la seule faute est d'aimer un fat indigne d'elle. Et tu crois, mon jeune drôle, que je supporterai…

Il n'en put dire davantage parce que le souriant Hortebize l'interrompit en lui mettant, la main sur la bouche, et l'entraîna hors de la chambre en murmurant:

– Viens, viens, tu nous perds…

XXIX

La porte se referma violemment sur le docteur et le vieux clerc d'huissier, et Paul se trouva seul avant d'avoir pu articuler une syllabe.

Il était abasourdi; positivement il tombait des nues.

A quelles causes devait-il attribuer l'incroyable sortie du doux père Tantaine.

Sans doute, Paul avait eu tort de parler trop légèrement d'une jeune fille digne de tous ses respects, qui avait droit surtout à sa reconnaissance, mais ce n'était point là, jugeait-il, un cas pendable, et si la conduite de Flavie ne justifiait pas son accès de fatuité, elle l'expliquait jusqu'à un certain point.

Une circonstance futile ajoutait à sa surprise, et mettait le comble à son mécontentement: Sa suffisance avait été bien plus affectée que sincère, et il n'en était pas à ce mépris railleur de toute morale, mais il avait pensé, en l'affichant, se hausser au niveau de ses complices et mériter leurs éloges… En vérité, il avait mal réussi.

Il eût compris et accepté une observation du souriant Hortebize. Le docteur était l'intime ami de M. Martin-Rigal, et par contre, le protecteur naturel de Flavie.

Mais quels rapports existaient entre le père Tantaine, cet espèce de mendiant cynique, et le riche banquier qui donnait à son héritière un million de dot? Aucun, en apparence.

Pourquoi donc cette fureur soudaine, ces expressions si véhémentes?..

Oubliant les douleurs aiguës que lui causait sa blessure au moindre mouvement, Paul s'était dressé sur son lit, et le cou tendu, prêtant l'oreille, il écoutait, espérant recueillir quelque chose de ce qui se passait dans la pièce voisine.

Mais toute son attention était inutile. C'était un mur et non une cloison qui séparait la chambre à coucher du petit salon, et il n'entendait rien.

– Que font-ils, se demandait-il, que complotent-ils?..

Le doux père Tantaine et l'excellent M. Hortebize avaient traversé rapidement le salon, mais ils s'étaient arrêtés sur le palier.

Le souriant docteur avait pris sa physionomie de circonstance, et il s'efforçait de consoler le bonhomme qui paraissait désespéré.

– Du courage, lui disait-il à voix basse, du courage, que diable!.. A quoi bon s'irriter ainsi!.. Peux-tu revenir sur ce qui est fait? Non, n'est-ce pas, il est trop tard. D'ailleurs, si tu le pouvais, tu n'en aurais ni la volonté, ni la force…

Le vieux clerc d'huissier avait tiré son mouchoir à carreaux, et il essuyait, non plus les verres teintés de ses lunettes, mais ses yeux: il pleurait.

– Ah!.. je ne comprends que trop, à cette heure, murmurait-il, ce qu'a dû souffrir M. de Mussidan, pendant que je lui prouvais que sa fille a un amant… J'ai été dur, impitoyable, j'en suis puni; oui, bien cruellement puni!..

– Voyons, mon vieux camarade, n'attachons pas trop d'importance à un propos en l'air, Paul n'est qu'un enfant!..

Le bonhomme hocha tristement la tête.

– Paul est un misérable, répondit-il, Paul n'aime pas Flavie, et elle l'adore. Oh! ce qu'il nous a dit est vrai, trop vrai, je le sens: entre son père et lui, elle n'hésiterait pas. Pauvre jeune fille, quel avenir!..

Il s'interrompit brusquement, et grâce au plus énergique effort de volonté, réussit à ressaisir, en apparence au moins son sang-froid habituel.

 

– Mais je ne veux pas, reprit-il, laisser Flavie ici… Je ne puis lui parler, tu vas tâcher, docteur, de lui faire entendre raison.

L'excellent M. Hortebize ne put dissimuler une grimace.

– J'en serai, répondit-il, pour mes frais d'éloquence, tu ne seras plus maître de toi, et alors… songe, mon vieil ami, qu'un seul mot livre notre secret.

– Je t'en prie!.. Je te jure que je saurai, quoi qu'il arrive, me contenir.

– Soit, je vais essayer…

Il rentra sur ces mots, et le bonhomme, pour l'attendre, s'assit sur une marche de l'escalier, le front entre ses mains.

Mlle Flavie se disposait à retourner près de Paul, quand le docteur reparut.

– Vous!.. fit-elle d'un air mécontent, je vous croyais bien loin.

– J'avais laissé la porte entre-baillée, dit le digne M. Hortebize, je comptais revenir, ayant à vous parler, et sérieusement, qui plus est. Allons bon!.. voici que vous froncez vos jolis sourcils… cela prouve que vous me devinez… Eh bien!.. oui, je viens vous dire que la place de Mlle Martin-Rigal n'est pas ici…

– Je le sais.

Cette réponse fut faite d'un ton si calme et si froid, que le souriant docteur faillit en être déconcerté.

– Il me semble alors, commença-t-il…

– Quoi?.. Que je n'y devrais pas être? Que voulez-vous? je place le devoir au-dessus des convenances. Paul est très malade, il n'a personne près de lui, qui donc le soignera, si celle qui doit être sa femme l'abandonne?.. Paul n'est-il pas comme mon mari, n'a-t-il pas le consentement de mon père?..

Hortebize réfléchissait. Il cherchait, entre tous ses arguments, ceux qui devaient frapper l'imagination de cette enfant terrible.

– Raison de plus, dit-il, pour vous retirer et ne jamais revenir ici. Je suis votre ami, Flavie, écoutez la voix de mon expérience. Les hommes sont ainsi faits, que jamais ils ne pardonnent à une femme de s'être compromise, même pour eux… Toujours un moment vient où ils reprocheront les folies qui ont le plus délicieusement flatté leur amour-propre. Savez-vous ce qu'on dirait le lendemain de votre mariage, si on apprenait que vous êtes venue ici?.. On dirait que Paul était votre amant, et que cette raison seule a arraché le consentement de votre père. Croyez-moi, ne vous exposez pas à des médisances, qui tôt ou tard troubleraient votre ménage.

Mlle Flavie était devenue plus rouge qu'une pivoine. Évidemment le docteur avait frappa juste, elle hésitait.

– Laisserai-je donc Paul tout seul… objecta-t-elle, que pensera-t-il?..

– Paul, mon enfant, est presque remis. Et tenez, si vous êtes raisonnable, je vous promet que demain il ira vous rendre visite.

Ce dernier argument décida Mlle Rigal.

– Soit!.. dit-elle, je vous obéis. Ah! vous ne me direz plus que je suis une méchante entêtée. Le temps de prévenir Paul, et je pars. A bientôt.

Le docteur se retira singulièrement surpris de ce facile triomphe, mais ne se doutant pas qu'il le devait à un soupçon déjà éveillé dans l'esprit de Mlle Flavie, et qu'il avait confirmé.

– Nous l'emportons, dit-il à son digne associé; retirons-nous vite, elle me suit.

Une fois dans la rue seulement, le doux père Tantaine parut recouvrer la pleine possession de soi-même.

– Nous l'emportons, reprit-il… oui, pour aujourd'hui… mais demain… Quoi qu'il m'en coûte, je vais hâter le mariage de Paul… Je le puis maintenant sans danger. Le seul obstacle qui sépare ce garçon des millions de la maison de Champdoce aura disparu avant quarante-huit heures.

Le digne M. Hortebize pâlit à cette confidence, bien qu'elle fut loin d'être inattendue.

– Quoi!.. balbutia-t-il, André…

– André est bien malade, ami docteur. Je me suis arrêté au plan dont je t'ai parlé, et le plus difficile de la besogne sera fait cette nuit par notre jeune ami Toto-Chupin.

– Par ce garnement!.. Tu le jugeais si dangereux, il y a quinze jours, que tu songeais à t'en défaire…

– J'y songe encore, et je fais d'une pierre deux coups. Quand, après la chute d'André, on reconnaîtra que l'appui de sa fenêtre a été scié, on cherchera l'auteur de cette abominable action. Mes précautions sont prises, on trouvera Toto à l'hôtel du Péron. On lui prouvera qu'il a changé un billet de mille francs et acheté une scie à main…

Le docteur leva au ciel des bras éplorés.

– Deviens-tu fou!.. s'écria-t-il, Toto te dénoncera!..

– J'y compte bien, mais d'ici là, nous aurons enterré ce bon père Tantaine. Après, ami docteur, nous enterrerons B. Mascarot. Beaumarchef, le seul qui nous ait bien servis, sera en Amérique… La farce sera jouée, la police pourra chercher.

Il était difficile, impossible même, de soupçonner que ce bon père Tantaine, qui parlait si allègrement de la police, en était à se demander s'il n'avait pas à ses trousses les plus fins limiers de la préfecture.

Le sourire refleurit donc sur les lèvres vermeilles du bon docteur.

– Décidément, fit-il, tu réussiras; mais, pour Dieu, hâte-toi! toutes ces alternatives, ces transes perpétuelles finiront par me rendre malade.

Les deux estimables associés causaient ainsi au coin de la rue Joquelet, cachés derrière une voiture de blanchisseuse.

Une même préoccupation les retenait là. La promesse de Flavie était-elle sincère, avait-elle simplement voulu se débarrasser des importunités de l'excellent M. Hortebize? Ils tenaient à le savoir.

Flavie avait dit vrai, car après moins de dix minutes d'observation, ils la virent passer à quelques pas d'eux.

– Maintenant, fit le vieux clerc, je me retire plus tranquille… à demain, docteur.

Et sans attendre une réponse, il s'éloigna rapidement dans la direction de la rue Montorgueil; poursuivant tout en marchant son éternel monologue.

– Comment arriver, grommelait-il, jusqu'à ce curieux à lunettes d'or!.. Et personne à qui confier mes inquiétudes!.. Mais bast!.. quand on a trois personnalités de rechange, on en sauve toujours une…

Il fut interrompu par Beaumarchef qui lui barra le passage au moment où il s'engageait sous la porte cochère de l'honorable placeur.

– Je vous guettais, lui dit l'ancien sous-off. Imaginez-vous que M. de Croisenois est là-haut, et qu'il me boit le sang. Il est venu pour parler au patron, et je lui ai dit de repasser; mais il s'est assis, en déclarant qu'il attendrait, et je ne puis parvenir à le renvoyer.

Cette circonstance parut contrarier prodigieusement le père Tantaine.

– Remonte, ordonna-t-il à l'employé de l'agence, et fais patienter ce marquis de deux liards, le patron ne saurait tarder à revenir.

Puis, quand il fut sûr que Beaumarchef ne pouvait le voir, il traversa en courant le passage de la Reine de Hongrie et disparut dans l'allée de la maison Martin-Rigal.

Ma foi!.. grommelait-il, Beaumar pensera ce qu'il voudra… Avant quinze jours il sera loin…

Il avait tort de suspecter Beaumarchef. L'ex sous-off ne s'occupait que de sa consigne. On lui avait dit: remonte, il était remonté. On lui avait dit: fais patienter Croisenois, il s'y employait de toute son éloquence.

Mais les raisons les meilleures ne pouvaient toucher le marquis, lequel jugeait qu'à attendre ainsi dans un bureau de placement, il compromettait sa dignité.

– Sacrebleu!.. grognait-il, on devrait bien ne pas oublier les rendez-vous qu'on donne…

Il s'arrêta… La porte du sanctuaire de l'agence s'était ouverte, et B. Mascarot apparaissait, dans l'encadrement.

– Ce n'est pas moi qui suis inexact, monsieur le marquis, dit-il. L'exactitude consiste à arriver non avant l'heure, mais à l'heure. Veuillez consulter votre montre et prendre la peine de passer…

Le marquis si impertinent avec Beaumarchef, devint fort petit garçon lorsqu'il fut assis dans le cabinet de l'honorable placeur. Il n'osait même pas prendre la parole, et c'est d'un œil inquiet qu'il suivait les mouvements de B. Mascarot, lequel semblait chercher quelque chose parmi des liasses d'imprimés qui encombraient son bureau.

Quand il eut trouvé ce qu'il voulait:

– Je vous ai fait venir, monsieur le marquis, commença-t-il, pour cette grosse affaire industrielle que vous devez lancer, selon nos conventions.

– Oui, je sais… nous avons à causer, à nous entendre, à étudier la question… Rien n'est encore décidé, n'est-ce pas, il faut voir, examiner, tâter le terrain.

L'honorable placeur se permit un petit sifflement assez peu respectueux.