Free

Les esclaves de Paris

Text
iOSAndroidWindows Phone
Where should the link to the app be sent?
Do not close this window until you have entered the code on your mobile device
RetryLink sent

At the request of the copyright holder, this book is not available to be downloaded as a file.

However, you can read it in our mobile apps (even offline) and online on the LitRes website

Mark as finished
Font:Smaller АаLarger Aa

Il comprenait que Mlle Diane, ayant brûlé ses vaisseaux et acceptant une lutte au grand jour, allait se trouver extraordinairement perplexe, et qu'elle ne manquerait, avant de rentrer à Sauvebourg, de passer chez lui le consulter.

– Or, se dit-il, si je veux profiter de sa colère pendant qu'elle est chaude encore, je dois me trouver chez moi pour la recevoir.

Et sans s'inquiéter désormais de donner l'éveil, il se releva vivement et détala comme un lièvre, longeant le bois pour aller chercher un chemin autre que celui de Mlle de Sauvebourg.

Ce mouvement dans la feuillée interrompit le furieux monologue de M. de Champdoce.

Il prêta l'oreille, et il lui sembla bien entendre des craquements de branches mortes à terre, et des pas qui s'éloignaient.

– Qui va là? cria-t-il en marchant vers l'endroit d'où était sorti le bruit.

Pas de réponse.

Il pouvait s'être trompé. Il appela Bruno, et du geste l'excita à se mettre en quête, l'animant de la voix:

– Cherche! cherche!

Bruno, qui savait à quoi s'en tenir ne se donna pas beaucoup de mouvement. Pourtant, il fit plusieurs fois le tour du buisson qui avait abrité Dauman, flairant de préférence à une certaine place.

M. de Champdoce s'approcha, et se baissant, il reconnut sur la mousse, et très distinctes les empreintes de deux genoux.

– On nous écoutait, pensa-t-il, très frappé de cette circonstance, mais qui?.. Serait-ce Norbert qui s'est échappé?..

Ce soupçon, qui lui arracha un jarnidieu! terriblement accentué, le décida à regagner en toute hâte le château.

Il ne lui fallut pas vingt minutes pour faire un trajet qui d'ordinaire en exige le double.

Un garçon de ferme traversa la cour, il l'appela.

– Où est mon fils? demanda-t-il.

– Là-haut, notre maître.

M. de Champdoce respira. Norbert n'avait pas trompé la surveillance de son gardiens; ce n'était pas lui qui était aux écoutes dans le bois.

– Même, notre maître, ajouta le domestique de l'air le plus affligé, notre jeune maître est dans un état qui fait peine…

– Qu'a-t-il?

– Ah! voilà! Il voulait absolument se sauver. Jean a été obligé d'appeler à l'aide. C'est qu'il est terriblement fort, monsieur Norbert. A six que nous nous sommes mis pour le tenir, nous n'étions que bien juste assez.

– On ne lui a fait aucun mal, au moins?

Oh! pour cela, non. Il se serait pourtant jeté par la fenêtre, oui, sans nous. Il criait de toutes ses forces qu'il allait être absent deux heures, et qu'il lui fallait sortir qu'il s'agissait de son bonheur, de sa vie…

Trois heures! C'est à cette heure précise que Mlle Diane arrivait au sentier Bivron. Mais qu'importait cette circonstance touchante à un vieillard en qui le monstrueux épanouissement de l'idée fixe, avait étouffé jusqu'au dernier vestige de sensibilité!

C'est avec la raide impassibilité de l'homme qui s'imagine remplir un devoir sacré qu'il gravit les deux étages du château et alla frapper à la porte de la chambre où Norbert était prisonnier.

Jean, la domestique de confiance, vint ouvrir, et pendant une minute au moins, M. de Champdoce demeura immobile, sur le seuil, regardant.

La chambre était dans le plus affreux désordre. Tous lus meubles avaient été renversés, on le voyait; quelques-uns avaient été brisés et leurs débris jonchaient le parquet.

Un robuste valet de charrue était assis devant la fenêtre.

Sur le lit, Norbert était couché tout habillé, la figure tournée du côté du mur.

– Laissez-nous, dit enfin M. de Champdoce à ses domestiques, qui se retirèrent.

Puis, s'avançant vers le lit, et s'adressant à son fils:

– Levez-vous, Norbert, ajouta-t-il.

Le jeune homme obéit.

Plus encore que la chambre, ses vêtements trahissaient la lutte désespérée qu'il avait soutenue. Le col et le devant de sa chemise étaient en lambeaux. Une poche de sa veste avait été arrachée et pendait sur le côté.

Tout autre que M. de Champdoce eut été frappe de l'expression sombre et farouche de sa physionomie. La colère avait tuméfié sa face et contracté ses traits, ses yeux hagards avaient cet éclat extraordinaire qu'on observe chez les fous.

– Qu'est-ce que cela signifie? commença le duc de sa voix la plus rude, mes ordres ne suffisent plus, vous les méconnaissez! Il a fallu, en mon absence, employer la force pour vous retenir.

Norbert se taisait.

– Ainsi, mon fils, ce sont là les inspirations de la solitude? Quels sont donc vos projets, vos espérances?

– Je veux, je prétends être libre.

Si nette et si décisive que fût la réponse, M. de Champdoce ne voulut pas l'entendre.

– A votre résistance obstinée, reprit-il, j'avais cru reconnaître les perfides conseils d'une femme décidée à tirer profit de votre inexpérience, et qui, pour s'emparer plus sûrement de vous, caressait votre orgueil et vos passions mauvaises.

Il s'interrompit, attendant un mot; il ne vint pas.

– Cette femme, que je soupçonnais, poursuivit-il, je l'ai cherchée, et, comme bien vous pensez, je l'ai trouvée. J'arrive du bois de Bivron. Faut-il vous dire que j'y ai rencontré Mlle Diane de Sauvebourg?

– Et… vous lui avez parlé?

– Oui. Je lui ai dit ce que je pense de ces aventurières qui poursuivent de leurs agaceries les dupes qu'elles se proposent d'exploiter.

– Mon père!

– Quoi!.. Vous seriez-vous laissé prendre aux beaux semblants d'amour de cette demoiselle? Je vous croyais plus perspicace. Ce n'est pas à vous, marquis, qu'elle en veut, la fine mouche, mais bien à notre fortune et à notre nom. Mais je suis là, moi, jarnidieu! et je lui ai appris, si elle l'ignorait, qu'il y a des maisons où on enferme les femmes qui détournent les jeunes gens!..

Une pâleur mortelle avait envahi le visage de Norbert.

– Vous lui avez dit cela!.. fit-il d'une voix rauque. Vous êtes allé insulter la femme que j'aime, pendant qu'on me retenait ici. Ah! prenez garde!.. je finirais par oublier que vous êtes mon père…

– Jarnitonnerre! hurla le duc, mon fils me menace!

Et fou de colère, aveuglé par le sang qui affluait à son cerveau, il porta à Norbert un terrible coup de son bâton fourchu.

Le pauvre garçon, par bonheur, avait reculé instinctivement. L'extrémité seule du bâton l'atteignit au-dessus de la tempe et glissa, en la déchirant, le long de la joue.

Ivre de fureur à son tour, il allait s'élancer sur son père, quand il s'aperçut que leurs mouvements dégageaient la porte restée ouverte; c'était la liberté, le salut.

D'un bond, il fut sur le palier, et, avant que le duc n'eût eu le temps de crier: Au secours! il courait à travers champs comme un fou…

VIII

Le chemin pris par le sieur Dauman pour regagner son logis était plus long de beaucoup que la route ordinaire suivie par Mlle de Sauvebourg.

Mais il n'avait pas eu le choix, tenant surtout à n'être pas aperçu de la jeune fille.

Il avait compté, pour la devancer, sur ses longues jambes, et il n'avait pas eu tort. Il n'était plus question de rhumatismes. On lui eût donné vingt ans, à le voir détaler à travers champs.

Quand il arriva à sa maison, il était à bout d'haleine, et la sueur, à larges gouttes, tombait de son visage. Mais il arrivait le premier. Mlle de Sauvebourg ne s'était pas encore présentée.

– Écoute, toi, cria-t-il à sa ménagère, à ceux qui te demanderaient si je suis sorti aujourd'hui, tu répondras que je n'ai pas bougé de mon fauteuil.

La vieille eût bien souhaité quelques explications, mais il lui imposa brutalement silence. Il n'avait pas de temps à perdre.

Rapidement il monta à son grenier, et d'un trou pratiqué dans la maîtresse poutre, et dissimulé avec un art merveilleux, il retira un flacon de verre noir, bouché à l'émeri, qu'il glissa dans sa poche.

Revenu à son cabinet, il l'examina un moment, ce flacon, avec un affreux sourire, et après s'être assuré que le contenu était intact, il le déposa sur son bureau, derrière des dossiers.

Cette besogne terminée, il respira. Il s'essuya le front, arbora son beau bonnet de velours et revêtit la loque sordide qui lui servait de robe de chambre.

Mlle Diane pouvait arriver, il était prêt.

Le malheur est que les minutes s'écoulaient, et qu'elle ne paraissait pas. C'était bien la peine de s'exposer à une bonne pleurésie!

L'inquiétude commençait à gagner Dauman. S'était-il donc trompé? Avait-il trop préjugé de l'implacable orgueil et de la sombre énergie de cette jeune fille?

Déjà, à plusieurs reprises, Dauman était allé à la fenêtre explorer la route; il avait tiré dix fois sa montre, il jurait à demi-voix, quand enfin on frappa légèrement à la porte du cabinet.

– Entrez!.. cria-t-il.

C'était elle, c'était bien Mlle de Sauvebourg.

Elle s'avança lentement, et sans répondre aux civilités obséquieuses du «Président», sans paraître même s'apercevoir de sa présence, elle s'assit ou plutôt s'affaissa sur une chaise.

Intérieurement, Dauman triomphait. Il avait vu juste. La faiblesse de Mlle Diane lui expliquait son retard.

Mais cet abattement extrême ne pouvait durer. Grâce à un effort terrible, elle secoua la torpeur qui l'envahissait et se dressa.

– Président, commença-t-elle d'une voix brève, il me faut un conseil. Écoutez-moi. Il y a une heure, environ…

D'un geste désolé Dauman interrompit Mlle Diane.

– Hélas!.. soupira-t-il, je sais tout!

– Vous savez…

– Que M. Norbert est prisonnier, oui, mademoiselle; que vous avez rencontré M. de Champdoce au bois de Bivron, oui encore. Bien plus, tout ce que vous a dit monsieur le duc, on me l'a rapporté.

Mlle Diane ne put dissimuler un mouvement de stupeur et d'effroi.

– On vous a rapporté!.. balbutia-t-elle; qui?..

– Un bûcheron qui sort d'ici. Ah! les bois sont traîtres, mademoiselle. On cause tout haut, on donne la volée à ses secrets, on se croit seul, pas du tout; il y a une paire d'oreilles derrière chaque tronc d'arbre. Ils étaient quatre fagoteurs à vous écouter, et ils n'ont pas perdu une seule syllabe. Dès que vous avez eu quitté le duc, ils se sont séparés pour aller, chacun de son côté, semer la nouvelle dans le pays. J'ai bien fait jurer à celui que j'ai vu de se taire, mais bast! il est marié, il contera tout à sa femme. D'ailleurs, il y a les trois autres! Empêchez donc les langues d'aller leur train!

 

Il s'interrompit comme pour respirer, en réalité afin de juger de l'effet produit. Il avait lieu d'être satisfait. Une angoisse affreuse contractait les traits si beaux de la malheureuse jeune fille.

– Mais je suis perdue, alors, dit-elle, perdue…

Maître Dauman baissa la tête. C'était répondre.

Cependant, non, Mlle de Sauvebourg ne pouvait se rendre ainsi, sans combat.

Elle saisit le bras du «Président,» et le secouant rudement:

– Tout n'est pas fini!.. s'écria-t-elle… Voici que Norbert atteint sa majorité, il résistera, je le veux; ne peut-on essayer…

– Quoi?

– Eh!.. le sais-je moi! c'est vous qui devez le savoir. Que faire? Parlez; je suis prête à tout, puisque je n'ai plus rien à perdre. Non, il ne sera pas dit que ce duc de Champdoce m'aura humiliée, le lâche, et que je ne me suis pas vengée. Vous plaît-il de m'aider?..

Le «Président» semblait tout effrayé de la violence de sa cliente.

– De grâce, mademoiselle, interrompit-il, calmez-vous, parlez plus bas… Ah! vous ne connaissez pas M. de Champdoce, on le voit bien…

– C'est-à-dire que vous en avez peur!..

– Oui, mademoiselle, grand'peur, je n'en rougis pas. Ah! quel homme!.. Quand il en veut à quelqu'un, il est capable de tout. Savez-vous qu'il a essayé de me faire casser le cou, à moi qui vous parle, pour me punir de l'avoir cité devant monsieur le juge de paix – il retira son bonnet – au nom d'un de mes clients! Aussi, quand on vient me trouver pour une affaire contre lui… serviteur.

Depuis ce jour où elle avait osé donner rendez-vous à Norbert chez Dauman, Mlle Diane avait revu et consulté souvent ce dangereux personnage, et en toute occasion, elle l'avait trouvé dévoué à ses projets, lui prêchant confiance et courage.

Elle devait donc être surprise et indignée du brusque revirement du «Président,» ne devinant pas sa manœuvre, – toujours la même pourtant.

– En d'autres termes, reprit-elle avec l'accent du plus profond mépris, après nous avoir poussés à nous compromettre, vous nous abandonnez au dernier moment.

– Oh!.. mademoiselle, pouvez-vous croire…

– A votre aise, Président, Norbert me reste… il suffit!

Maître Dauman hocha mélancoliquement la tête.

– Prenez garde, mademoiselle, prononça-t-il; qui compte sur l'avenir compte deux fois. Savons-nous si, en ce moment même, monsieur le marquis ne répond pas Amen à toutes les propositions de son père?

C'était verser de l'huile sur le feu; le «Président» le savait bien. Il excellait en cet art d'exalter la passion par ses résistances calculées.

– Non!.. s'écria Mlle Diane, supposer cela serait offenser Norbert. Lui, trahir… il se tuerait avant! Il est timide, c'est vrai; lâche, non. Avec ma pensée et son amour, il résistera…

Le sieur Dauman s'était laissé tomber sur son fauteuil de cuir, devant son bureau, comme s'il eût été brisé par les émotions de cet entretien.

– Nous raisonnons froidement, dit-il, parce que nous sommes ici, libres, en sûreté. M. Norbert, lui, est prisonnier, exposé à toutes sortes de tortures physiques et morales, livré sans défense au caprice du plus méchant et du plus obstiné des hommes… Il est des heures de détresse où les caractères les plus solidement trempés faiblissent.

– Soit, vous avez raison. J'admets que Norbert m'ait abandonné, qu'il soit le mari d'une autre, que je reste moi, déshonorée, perdue, devenue la fable du pays! Et vous pensez que tout serait dit?..

– A la rigueur, mademoiselle, il vous resterait…

– Il me resterait la vie, Président, que je donnerais avec bonheur en échange d'une vengeance terrible!..

L'accent de Mme de Sauvebourg trahissait une si effroyable résolution, que le «Président» tressaillit; pour de bon, cette fois.

– Ce que c'est que de nous!.. reprit-il après un moment. Voilà bien comme j'étais, moi, le soir du jour où, sur la dénonciation de M. de Champdoce, je fus mandé au parquet. – Il souleva sa calotte de velours. – Je ne savais que répéter, en montrant le poing à son château maudit: «Ah! il verra! il verra bien!..» Il n'a rien vu. J'ai cherché, je vous l'ai dit, des armes dans mon code…

– Oh! ce n'est pas là que j'en chercherais, moi.

– J'entends bien. Beaucoup comme nous ont fait ce serment de haine, qui n'étaient pas des poules mouillées. Ils disaient, avec des blasphèmes à faire tomber le coq du clocher: «Qu'il tremble, ce noble de malheur! un bon coup de fusil au coin d'une haie, à la brune, voilà ce qui l'attend.» Ils ont chargé leurs armes, ils sont allés à l'affût… et le duc se porte comme un charme.

Il soupira profondément, et poursuivit plus bas et comme se parlant à lui-même:

– Autant vaut pour eux que le cœur leur ait manqué. La justice veille, et pour elle un meurtre est un crime. Et pourtant, si les juges savaient quelquefois… si on examinait bien les circonstances!..

Qui sait de combien de misérables la mort de M. de Champdoce sauverait le bonheur!!!

Mlle de Sauvebourg pâlissait en écoutant ces lugubres lamentations. Chacune des paroles du «Président» trouvait en elle comme un écho et éveillait une détestable pensée. Sa conscience se troublait, la nuit se faisait pour ainsi dire dans son cerveau.

– Cependant, continuait Dauman, monsieur le duc vivra cent ans. Il est riche, il est puissant, il est honoré… Il s'éteindra doucement dans son lit, entouré de respect et d'hommages, il y aura foule à son enterrement, et monsieur le curé le recommandera au prône…

Depuis un moment, le «Président» avait repris derrière ses dossiers son flacon de verre noir, et il le tournait et retournait, – machinalement en apparence.

– Oui, ajouta-t-il, M. de Champdoce nous enterrera tous, à moins que…

Il déboucha le flacon et, avec précaution, fit glisser dans le creux de sa main une petite portion de son contenu.

C'étaient quelques grains d'une poussière très fine, blanchâtre, brillante, ou plutôt scintillante comme des cristaux microscopiques.

– Et voilà!.. fit-il d'une voix sourde. Un peu de cette poudre, et personne ne craindrait plus ce terrible duc… On ne craint pas un homme qui est à six pieds en terre, sous une large pierre portant une belle épitaphe.

Il s'arrêta, son regard rencontra celui de Mlle Diane.

Pendant deux minutes, au moins, ils restèrent face à face, immobiles, frissonnants, la gorge serrée… Le silence était si profond qu'ils entendaient les battements précipités de leurs artères.

Ils se fixaient obstinément, chacun s'efforçant de descendre tout au fond de l'âme de l'autre; chacun voulant s'assurer, avant de prononcer un seul mot, que sa criminelle pensée était bien celle de l'autre.

C'était vraiment un pacte dont leurs yeux arrêtaient les conditions. Ils s'entendirent, car Dauman, à la fin, se décida à parler bien bas, comme s'il eût tremblé que le son de sa voix n'éveillât quelque danger.

– Cela ne fait pas souffrir, dit-il.

– Ah!

– Imaginez-vous un coup d'assommoir sur la tempe: voilà l'effet. Dix secondes et c'est fini. Pas un cri, pas une convulsion, pas un hoquet, rien…

– Rien.

– Et pas d'apprêts. Une pincée suffit. On la laisse tomber dans n'importe quel liquide, dans du vin ou dans du café de préférence, elle est dissoute avant d'arriver au fond du vase. Et rien ne trahit sa présence. Elle n'altère ni la couleur, ni la saveur, ni le parfum…

– Mais on cherche… on retrouve.

– A Paris et dans quelques grandes villes, quelquefois. Au fond des campagnes, rarement. Jamais nulle part quand il n'y a pas déjà des soupçons. Si on cherchait…

– Eh bien?

– On retrouverait et on constaterait les symptômes d'une apoplexie foudroyante. Il y a peut-être, en France, quatre médecins capables de distinguer une différence… et encore!

Mlle de Sauvebourg avait pris une chaise et s'était rapprochée de Dauman. Ils se parlaient d'oreille à oreille, pour ainsi dire, d'une voix brève et saccadée.

– D'ailleurs, reprit Dauman, ce n'est pas tout que de dire: «Il y a ceci là», il faut prouver qu'on l'y a mis, et chercher qui l'y a mis.

– Oui, peut-être…

– Il n'y a pas de peut-être. Les investigations seraient vite à bout. On ne trouve pas ce…

Il s'arrêta court, un mot lui était venu aux lèvres qu'il n'osait prononcer. Il toussa pour masquer son hésitation, et reprit vivement:

– Cette substance ne se délivre pas chez les pharmaciens. Elle est rare, difficile à préparer et à obtenir, extrêmement coûteuse… Si quatre ou cinq laboratoires en conservent quelques centigrammes à l'état pur, c'est uniquement pour les besoins de la science. Impossible d'imaginer que quelqu'un, en ce pays, en possède un atome. Où et comment aurait-on pu se la procurer?

– Cependant, vous…?

– Autre histoire. J'ai rendu, quand j'étais dans les affaires, un service signalé à un chimiste éminent, et il me fit présent de ce… produit de son art. Remontez donc à cette origine! Il y a dix ans de cela, et le chimiste est mort.

– Il y a dix ans!..

– Passés. Et cependant cette substance, précieusement conservée, n'a perdu aucune de ses précieuses propriétés.

– Aucune?

– Je m'en suis assuré il n'y a pas un mois. Un hasard; j'en ai délayé une pincée dans une jatte de lait, que j'ai présentée à un chien de forte taille. A la deuxième lampée, il roulait foudroyé.

Saisie d'une indicible horreur, Mlle de Sauvebourg se jeta violemment en arrière.

– Horrible!.. balbutia-t-elle, horrible!

Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres minces du «Président».

– Pourquoi, horrible? Ce chien avait été mordu, il pouvait devenir enragé, me mordre, et j'expirais dans les plus affreuses souffrances. N'est-ce pas un cas de légitime défense? Restons dans l'espèce. Plus dangereux que le chien, un homme s'apprête à m'assassiner moralement… je le supprime. Suis-je coupable? La loi dit oui et me condamne, mais ma conscience m'absout. Mieux vaut tuer le diable…

La main de Mlle Diane, violemment appliquée sur la bouche du «Président». arrêta brusquement l'exposé de ces monstrueuses théories.

– Écoutez! fit-elle.

On entendait dans l'escalier un pas pesant.

– Norbert!..

– Impossible! Est-ce que son père…

– C'est lui! répéta Mlle de Sauvebourg.

Et, arrachant des mains de Dauman le flacon de verre noir, elle le glissa dans l'ouverture de son corsage.

Mlle de Sauvebourg avait eu un éclair de seconde vue.

Si invraisemblable que cela dût sembler, ce pas lourd et mal assuré qui ébranlait l'escalier, c'était bien celui de Norbert.

Il parut, et sa vue arracha au «Président» et à Mlle Diane un même cri d'effroi.

Tout en lui trahissait quelque épouvantable catastrophe, tout: sa démarche automatique, ses yeux hagards, le sang mal essuyé qui couvrait son visage.

Dauman eut comme l'idée d'un crime.

– Vous êtes blessé, monsieur le marquis? demanda-t-il.

– Oui… mon père m'a frappé.

– Comment, c'est lui qui…

– C'est lui.

Mlle Diane, elle aussi, avait cru à quelque chose de pis; elle tremblait comme la feuille en s'approchant de Norbert.

– Permettez, disait-elle, que j'examine votre blessure… – elle lui prenait la tête entre ses mains, et se haussait pour mieux voir. – C'est là, n'est-ce pas? Tous les cheveux, au-dessus de la tempe, sont collés ensemble. Grand Dieu!.. Un pouce plus bas!.. Président, si on allait quérir un médecin? Donnez-moi toujours un peu d'eau fraîche et un morceau de toile…

Mais, malgré sa résistance, Norbert se dégagea et la repoussa.

– Nous nous occuperons de cette niaiserie plus tard, interrompit-il de ce ton tranchant et dur que donne aux hommes le péril bravé ou une grande résolution prise. J'ai évité le coup, un coup formidable, qui devait me coucher. Sans un mouvement instinctif, j'étais assommé sur place, par mon père…

– Par le duc? Pourquoi?.. Que s'est-il passé?

– Il vous a offensée, Diane, et il a osé venir me le dire… s'en vanter… à moi! Par le saint nom de Dieu! me prend-il donc pour un bâtard! Ne sait-il pas que le sang de mes veines est le sien, le sang des Champdoce! A ses lâches insultes, j'ai répondu par des menaces, il a frappé…

 

Mlle de Sauvebourg fondait en larmes.

– Et c'est moi, balbutia-t-elle, c'est moi qui suis cause…

– Vous!.. Vous lui avez peut-être sauvé la vie. Sans vous, Diane, j'aurais châtié ce suprême outrage. Me frapper de son bâton, moi, comme un laquais!.. Votre souvenir m'a arrêté… j'ai fui, et jamais plus je ne passerai le seuil du château. On parle de la malédiction des pères, celle des fils doit aussi porter malheur. Mais le duc de Champdoce n'est plus mon père, je ne le connais plus… je veux l'oublier! ou plutôt, non… je veux me souvenir pour haïr et pour me venger.

De sa vie, maître Dauman n'avait éprouvé joie si pleine et si grande. Tous ses exécrables instincts s'épanouissaient délicieusement.

Certes, il avait été puissamment servi par les circonstances, mais enfin il pouvait s'enorgueillir d'avoir, par ses savantes combinaisons, préparé et hâté la dernière crise, maintenant imminente.

Le moment lui parut venu de prendre la parole.

– Enfin, monsieur le marquis, commença-t-il, à quelque chose malheur est bon! Votre père a enfin commis une imprudence qui va lui coûter cher… Ah! monsieur le duc, pour un homme adroit, quel pas de clerc!.. Nous vous tenons…

– Que voulez-vous dire?

– Simplement qu'il dépend de nous de secouer dès demain le joug paternel. Enfin, nous possédons les éléments d'une plainte!.. Nous avons séquestration, menaces, violences avec l'aide de tiers, sévices graves, coups et blessures ayant mis la vie en péril… toutes les herbes de la Saint-Jean, quoi! Un médecin va venir, qui constatera l'état de la tête et fera un rapport que nous garderons. Les faits sont-ils niables? Non. Nous produirons quantité de témoins. Pour ce qui est de la blessure, messieurs de la cour en peuvent distinguer l'affreuse cicatrice… Pour commencer nous introduirons un référé, à l'effet de voir dire que nous ne serons pas réintégré au domicile paternel. En même temps, requête: «Attendu que le duc de Champdoce prétend violenter nos sentiments les plus légitimes et les plus respectables, nous supplions humblement monsieur le président, etc., etc…» comme il est dit au modèle 7 du formulaire… Ensuite, jugement qui nous émancipe, ou qui du moins…

– Assez! interrompit Norbert. Ce jugement me donnera-t-il le droit d'épouser qui bon me semble sans le consentement de M. de Champdoce?

Maître Dauman hésita. Dans son opinion, vu les circonstances et l'état mental du duc, Norbert pouvait arriver à obtenir de la justice l'autorisation de contracter une alliance honorable… Seulement, le dire, c'était conseiller la patience.

Il répondit donc hardiment:

– Non, monsieur le marquis.

– Alors, pas de plainte! Les Champdoce ont toujours lavé leur linge sale en famille, je ferai de même.

Le ton ferme de Norbert ne laissait pas que de surprendre le «Président».

– Si j'osais, commença-t-il, donner un conseil à Monsieur le marquis…

– Un conseil? Non. Mon partis est pris; mais j'ai besoin d'un service. Il me faudrait avant vingt-quatre heures, une grosse somme, une vingtaine de mille francs.

– On pourrait les trouver, monsieur le marquis, mais ce serait cher… bien cher!..

– Eh! que m'importe!

Mlle de Sauvebourg allait hasarder une objection, Norbert l'arrêta d'un geste.

– Ne me comprenez-vous donc pas, Diane? reprit-il avec la plus extrême agitation; ne devinez-vous pas mes projets? Ici notre vie ne peut être qu'un long martyre: un odieux caprice de nos parents nous sépare… Il faut fuir. Partons… je saurai bien trouver quelque retraite sûre où nous vivrons heureux et ignorés…

– Mais c'est de la folie! s'écria Dauman effrayé.

– Est-ce votre avis, Diane? demanda Norbert.

La jeune fille baissa la tête sans répondre.

– On vous poursuivrait, insista le «Président», on vous découvrirait infailliblement.

– Silence!.. fit impérieusement Norbert.

Et, s'agenouillant devant Mlle de Sauvebourg, il lui dit d'une voix tremblante de la passion la plus vive:

– Est-ce vrai, Diane, que vous hésiterez à me confier votre vie, si je vous jure devant Dieu de vous consacrer mon existence entière, toutes mes pensées et tout mon être? Quand je vous le demande à genoux, à mains jointes, refuserez-vous de fuir?..

A la contraction des traits de Mlle de Sauvebourg, on devait croire qu'un violent combat se livrait en elle.

– Je ne puis, murmura-t-elle enfin, non, je ne puis.

D'un bond, Norbert se redressa.

– Ah! c'est que vous ne m'aimez pas! s'écria-t-il avec l'accent du désespoir. Fou que j'étais, quand je croyais… Vous ne m'avez jamais aimé.

Elle, cependant, levait vers le ciel ses beaux yeux noyés de pleurs.

– Tu l'entends, ô mon Dieu! disait-elle avec une expression sublime; il dit que je ne l'aime pas!..

– Alors pourquoi repousser notre seul moyen de salut?

– Norbert, mon ami…

– Je ne le comprends que trop… le monde vous fait peur; il y a les préjugés, l'opinion…

Il s'interrompit, accablé du regard de reproche que lui jetait Mlle Diane.

– Faut-il donc, reprit-elle, que je descende jusqu'à me justifier?.. Que me parlez-vous de préjugés! Ne les ai-je pas défiés?.. Ai-je craint de me montrer par les chemins, en plein jour, appuyée sur votre bras? Le monde!.. il m'a jugée déjà, quoi que je fasse… Tout ce que nous avons dit, je pourrais sans rougir le répéter à ma mère; trouvez quelqu'un qui le croie. L'opinion! que peut-elle encore me prendre? Ne suis-je pas perdue de réputation, alors que jamais les bornes de l'austère pudeur n'ont été franchies? Quand on parle à Bivron de la demoiselle de Sauvebourg, on ajoute: «Ah! oui, la maîtresse du jeune marquis de Champdoce!»

Sa voix était si douce à la fois et si pénétrante, que Dauman lui-même était ému. Il sentait dans le coin de sa paupière ce picotement qui annonce une larme près de venir, quand il crut s'apercevoir que Mlle de Sauvebourg lui faisait un signe.

Il douta. Avait-elle donc la plénitude de son sang-froid? Était-ce supposable? Cet accent qui arrivait à une telle intensité d'émotion serait donc joué?

Norbert, lui, était transporté de colère.

– Qui parle ainsi? s'écria-t-il, qui ose prononcer votre nom autrement qu'avec un profond respect?

– Hélas! mon ami, tout le monde. Et demain, ce sera bien autre chose. Il y a quelques heures, pendant que votre père m'accablait de son mépris, quatre personnes, cachées près de nous, écoutaient…

– C'est impossible.

– Ce n'est que trop vrai, affirma Dauman, je le tiens d'un de ceux qui étaient cachés.

Cette fois, impossible de se faire illusion. Il n'y avait pas à se méprendre au coup d'œil que venait de lui lancer Mlle de Sauvebourg; elle lui ordonnait de sortir. Pourquoi ne pas obéir?

– Écoutez, fit-il… On m'appelle… excusez…

Et il sortit, refermant à grand bruit la porte derrière lui.

Il ne fallait pas moins que ce grand fracas de serrures, pour que Norbert remarquât le départ du «Président».

Il ne s'en sentit ni plus ni moins libre.

– Ainsi, reprit-il d'une voix sourde, le duc de Champdoce n'avait même pas eu cette vulgaire prudence, cette délicatesse banale de s'assurer que nul ne pouvait l'entendre! On écoutait!.. Et lui ne se doutait pas qu'en vous outrageant comme il l'a osé faire, il se couvrait de honte, il se déshonorait!..

– Hélas!

– Quelle folie est donc la sienne! Notre désespoir présent ne lui suffit pas, il veut encore briser notre avenir… Qu'espère-t-il? Croit-il ainsi me forcer à accepter cette héritière qu'il m'a choisie, cette Marie de Puymandour que je hais sans la connaître!..

Mlle de Sauvebourg tressaillit: elle la connaissait, elle. Le duc ne lui avait pas dit le nom de la femme qu'il destinait à son fils. Ce nom devait rester gravé dans sa mémoire, comme s'il eut été imprimé au fer rouge dans sa chair même.

– Ah! murmura-t-elle, c'est Mlle Marie qu'on vous offre…

– Oui, elle… ou plutôt ses millions… S'il s'en trouvait une plus riche dans le pays, fût-elle la dernière des vachères, on me l'imposerait. Mais ma main se séchera et tombera en poussière avant que je la laisse tomber dans la sienne!.. Vous l'entendez, Diane!..

Elle sourit tristement, et murmura:

– Pauvre Norbert!

Ces deux mots, ainsi prononcés, avaient une signification que le jeune homme ne pouvait pas ne pas comprendre.

– Vous êtes cruelle, reprit-il, pénétré de douleur. Qu'ai-je fait pour mériter cette injuste défiance? Avec quels serments dois-je jurer que je n'aurai jamais d'autre femme que vous?..