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Read the book: «La corde au cou», page 33

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Elleétait vaincue, sonénergie faiblissait, des larmes mouillaient ses yeux.

– Il aété si cruellementéprouvé! continuait-elle. Il m'aimait, lui, à l'adoration, il n'aimait que moi au monde, et moi… Voilà l'adultère, cependant… Ah! si l'on savait, si l'on pouvait prévoir!… Non, je n'obtiendrai jamais qu'il se rétracte.

Mlle Denise oubliait presque sa propre douleur.

– Aussi n'est-ce pas à vous à faire la démarche, madame, dit-elle doucement.

– À qui donc?

– Au curé de Bréchy… Il saura trouver, lui, des paroles quiébranlent les résolutions les plus fortes. Il parlera au nom de ce Dieu qui, mourant sur la croix, pardonnait à ses bourreaux.

Un instant encore la comtesse hésita, et triomphant enfin des dernières révoltes de son orgueil:

– Soit! fit-elle, je vais appeler le prêtre.

– Et moi, madame, je vous jure que je tiendrai ma promesse.

Mais la comtesse l'arrêta, et avec un effort extraordinaire:

– Non, prononça-t-elle, c'est sans conditions que je vais essayer de sauver Jacques. Qu'il soit à vous. Aimée, vous vouliez lui sacrifier votre vie. Délaissée, je lui sacrifie mon honneur. Adieu!

Et, courant à la porte pendant que Mlle Denise rejoignait ses amis, elle appela le curé de Bréchy.

2. C'est par son substitut que le lendemain matin…

C'est par son substitut que le lendemain matin, sur les neuf heures, le procureur de la République, M. Daubigeon, apprit ce qui se passait, et comment des vices de forme irrémédiables frappaient de nullité le jugement qui condamnait Jacques de Boiscoran.

Déjà les défenseurs venaient de présenter un mémoire qu'ils avaient passé la nuit à rédiger.

Le procureur de la République ne prenait pas la peine de dissimuler sa satisfaction.

– Voilà, s'écria-t-il, qui va singulièrement rogner les ailes de ce cher Daveline! Je lui avais cependant cité, avec Horace, l'exemple de Phaéton: Terret ambustus Phaeton avaras, Spes…, il n'a pas voulu m'écouter, oubliant que, sans la prudence, la force est un danger: Vis consilii expers mote ruit suâ…, et le voilà certainement dans un cruel embarras…

Et tout de suite, il se hâta de s'habiller et de courir chez M. Daveline, pour avoir des détails précis, disait-ilà son substitut, mais en réalité pour se donner le savoureux spectacle de la déconvenue de l'ambitieux juge d'instruction.

Il le trouva blême de colère et s'arrachant les cheveux.

– Je suis un homme déshonoré, répétait-il, perdu, ruiné; c'en est fait de mon avenir!… Jamais on ne me pardonnera cetteécole 6.

À voir M. Daubigeon, on l'eût cru désolé.

– Alors, reprit-il d'un ton d'hypocrite commisération, ce qu'on m'a dit est exact: c'est bien de vous que proviennent ces malheureux vices de forme.

– De moi seul!… J'ai oublié de ces formalités qu'unétudiant de première année ne négligerait pas. Comprenez-vous cela! Et dire que personne ne s'est aperçu de mon inconcevableétourderie! Ni la chambre des mises en accusation, ni le ministère public, ni le président des assises n'ont rien vu! C'est une fatalité! Voilà le fruit de ma réputation. Chacun s'est dit: c'est Daveline qui a conduit la procédure, inutile de la revoir, pas une des herbes de la Saint-Jean 7 n'y manque… Et pas du tout!… C'est à se briser la tête contre les murs…

– D'autant mieux, observa M. Daubigeon, qu'hier, l'acquittement de Jacques n'a tenu qu'à un fil.

L'autre, de rage, grinçait des dents.

– Oui, à un fil, répondit-il, et cela par la faute de monsieur Domini, dont la faiblesse ne se comprend pas, et qui n'a pas su, qui n'a pas voulu tirer parti deséléments de l'affaire. Par la faute du Du Lopt de la Gransière aussi, qui s'en va mêler la politique à son réquisitoire. Et qui vise-t-il, s'il vous plaît? Magloire, l'homme le plus estimé de l'arrondissement, et l'ami personnel de trois de nos jurés. Je l'avais prévenu, je lui avais signalé l'écueil… Mais il y a des gens qui ne veulent rien entendre! monsieur de la Gransière veutêtre député, lui aussi, c'est une fureur, une monomanie, tout le monde veutêtre député. Que le ciel confonde les ambitieux!

Pour la première fois de sa vie, et la dernière sans doute, le procureur de la République se réjouissait du malheur d'autrui.

Et prenant plaisir à retourner le poignard dans la blessure du pauvre juge:

– Le plaidoyer de maître Folgat, dit-il, y est bien pour quelque chose.

– Pour rien!

– Il a eu un grand succès…

– Succès de surprise, comme en obtiendront toujours en France les périodes sonores et les mots à effet.

– Cependant…

– Qu'a-t-il dit, en somme? Que l'accusation ignore le premier mot de l'affaire de monsieur de Boiscoran. C'est absurde…

– Tel peut n'être pas l'avis des nouveaux juges.

– Nous verrons bien…

– Monsieur de Boiscoran se défendra terriblement, cette fois. Il ne ménagera rien. Il est à terre, il n'a plus de chute à redouter. Qui jacet in terr à non habet undè cadat…

– Soit. Mais il risque aussi de trouver des jurés moins indulgents et de n'en pasêtre quitte pour vingt ans.

– Que disent les défenseurs?

– Je l'ignore. Mais je viens d'envoyer mon greffier aux renseignements, et si vous voulez l'attendre…

M. Daubigeon attendit, et il fit bien, car Méchinet ne tarda pas à paraître, la figure longue d'une aune, mais ravi intérieurement.

– Eh bien? demanda vivement Daveline.

Il secoua la tête, et d'un accent mélancolique:

– C'est inouï, répondit-il, combien l'opinion est inconstante. Avant-hier, monsieur de Boiscoran n'eût pas traversé Sauveterre sansêtreécharpé. Aujourd'hui, s'il se présentait, on le porterait en triomphe. Il est condamné, le voilà passé martyr. On sait que le jugement sera réformé, et on se frotte les mains. Je sais, par mes sœurs, que les dames de la société veulent s'entendre pour donner à la marquise de Boiscoran et mademoiselle de Chandoré un témoignage public de leur sympathie. La chambre des avocats va offrir un banquet à maître Folgat.

– C'est monstrueux! s'écria le juge d'instruction.

– Bast! fit M. Daubigeon, plus incertains et changeants sont les avis des hommes que les flots de la mer…

Mais coupant court à la citation:

– Après? fit M. Daveline à son greffier.

– Ensuite, continua Méchinet, je suis allé remettre à monsieur Du Lopt de la Gransière la lettre dont vous m'aviez chargé.

– Qu'a-t-il répondu?

– Je l'ai trouvé en grande conférence avec monsieur le président Domini. Il a pris la lettre, l'a lue d'un coup d'œil et m'a dit d'un ton à vous donner froid dans le dos: «Il suffit!»À parler net, malgré sa mine roide et calme, il m'a paru furibond.

Le juge eut un geste d'absolu découragement.

– Il me brisera, gémit-il. Ces hommes qui ont dans les veines non du sang mais du fiel sont implacables.

– Vous chantiez ses louanges, avant-hier…

– Avant-hier, je ne lui avais pasété l'occasion d'une mésaventure ridicule.

Déjà Méchinet poursuivait:

– En quittant monsieur Du Lopt de la Gransière, je me suis transporté au palais de justice, où j'ai appris la grosse nouvelle qui met la ville enémoi: monsieur le comte de Claudieuse est mort.

M. Daveline et M. Daubigeon eurent une exclamation pareille.

– Ah! mon Dieu! Est-ce bien sûr?

– C'est ce matin, à six heures moins deux ou trois minutes, qu'il a rendu le dernier soupir. J'ai vu son corps dans le cabinet de monsieur le procureur de la République, veillé par monsieur le curé de Bréchy et deux curés de la paroisse. On attendait un brancard de l'hôpital pour le reporter chez lui.

– Malheureux homme! murmura M. Daubigeon.

– Mais j'ai appris bien d'autres choses, continua Méchinet, par le gardien de nuit du tribunal. Hier soir, à l'issue de l'audience, apprenant que monsieur de Claudieuseétait à toute extrémité, monsieur le curé de Bréchy s'est présenté pour lui administrer les derniers secours de la religion. La comtesse a refusé de le laisser pénétrer près de son mari. Le gardien n'en revenait pas quand, tout à coup, mademoiselle de Chandoré l'a envoyé demander de sa part à madame de Claudieuse un moment d'entretien.

– Est-ce possible!

– C'est sûr. Elles sont restées ensemble un bon quart d'heure. Que se sont-elles dit? Le gardien m'a dit qu'il mourait d'envie d'écouter, mais qu'il n'a pu le faire, parce que le curé de Bréchy s'était obstiné à rester dans la salle des pas perdus. Quand elles se sont séparées, elles avaient l'air affreusement troublé. Aussitôt madame de Claudieuse a fait entrer le prêtre, qui est resté près du comte jusqu'au dernier moment…

M. Daubigeon et M. Daveline n'étaient pas revenus de la stupeur où les plongeait ce récit, lorsqu'on frappa timidement à la porte.

– Entrez! cria Méchinet.

La porte s'ouvrit, et le brigadier de gendarmerie parut.

– Je viens de chez monsieur le procureur de la République, dit-il, et c'est la bonne qui m'a dit que je le trouverais ici. Nous venons d'arrêter Cheminot…

– Ce détenu qui s'étaitévadé…

– Juste. Nous voulions le conduire à la prison, mais il nous a déclaré qu'il avait des révélations à faire très importantes et très pressées, relativement au condamné Boiscoran.

– Cheminot!

– Alors nous l'avons mené au tribunal, et je viens savoir…

– Courez lui dire que je vais l'entendre! s'écria M. Daubigeon. Courez, je vous suis!

Modèle achevé de l'obéissance passive, le brigadier n'avait pas attendu la fin de la phrase pour gagner l'escalier.

– Je vous quitte, Daveline, reprit M. Daubigeon, en proie à la plus extrême agitation. Vous avez entendu. Il faut savoir ce que cela signifie…

Mais le juge d'instruction n'était guère moins bouleversé.

– Vous me permettrez bien de vous accompagner, dit-il.

C'était son droit.

– Soit, répondit le procureur de la République, mais dépêchez-vous…

La recommandationétait inutile. Déjà M. Galpin-Daveline avait chaussé ses bottines; il endossa un paletot par-dessus ses vêtements de chambre: ilétait prêt.

Suivis de Méchinet, les deux magistrats se hâtèrent de sortir, et ce fut pour les bourgeois de Sauveterre unébahissement nouveau que de voir en ce négligé le juge d'instruction, dont la mise, d'ordinaire, était si sévèrement correcte.

Debout sur le pas de leur porte: il faut, se disaient les boutiquiers, qu'il soit arrivé quelque chose de bien extraordinaire; regarde un peu ces messieurs…

Et de fait, ils marchaient d'un pas à justifier toutes les conjectures, et sanséchanger une parole. Pourtant, en arrivant au palais de justice, ils furent contraints de s'arrêter. Quatre ou cinq cents curieux emplissaient la cour, se pressaient sur les marches du perron et obstruaient les portes.

Presque aussitôt un grand silence se fit, toutes les têtes se découvrirent, et la foule s'écarta, ouvrant un passage. Sur le haut du perron, le curé de Bréchy et deux autres prêtres venaient de paraître… Derrière eux, les employés de l'hôpital s'avançaient, portant un brancard recouvert d'un drap noir, et sous ce drap se dessinaient les formes rigides d'un cadavre. Les femmes se signaient, et celles qui avaient assez d'espace s'agenouillaient.

– Pauvre madame de Claudieuse, murmurait l'une d'elles, voilà qu'on lui rapporte le corps de son mari, et l'on dit que la plus jeune de ses filles vient de mourir…

Mais M. Daubigeon, le juge et Méchinetétaient trop fortement préoccupés pour songer à vérifier cette dernière nouvelle. Le passageétait libre, ils entrèrent et s'empressèrent de gagner la salle du greffe, où les gendarmes avaient conduit et gardaient leur prisonnier.

Il se leva dès qu'il reconnut les magistrats, retirant respectueusement sa casquette.

C'était bien Cheminot, seulement l'insoucieux vagabond n'avait plus sa physionomie souriante. Ilétait un peu pâle et visiblementému.

– Eh bien, lui dit M. Daubigeon, vous vousêtes donc laissé reprendre?

– Faites excuse, mon juge, répondit le pauvre diable, on ne m'a pas repris. C'est moi qui me suis livré.

– Involontairement…

– Oh! bien de mon gré, au contraire! demandez plutôt au brigadier.

Le brigadier fit un pas en avant, et s'inclinant:

– C'est la pure vérité, déclara-t-il. C'est Cheminot lui-même qui est venu me trouver à la caserne, en me disant: «Je me reconstitue prisonnier, je veux parler au procureur de la République pour des révélations…»

Le vagabond se redressa fièrement.

– Monsieur le juge voit que je ne mens pas, reprit-il. Pendant que ces messieurs galopaient après moi, sur toutes les grandes routes, j'étais bien tranquillement installé dans une des mansardes du Mouton-Rouge, et je comptais bien n'en sortir que quand on m'aurait oublié…

– Oui, mais pour loger au Mouton-Rouge, il faut de l'argent, et vous n'en aviez pas…

Tranquillement Cheminot tira de sa poche et montra une poignée de pièces d'or et de billets de cinq et de vingt francs.

– Ces messieurs voient que j'avais de quoi payer ma chambre, dit-il. Si je me suis livré, c'est que je suis honnête, malgré tout; et que j'aime mieux qu'il m'arrive un peu de peine que de voir aller aux galères un malheureux qui n'est pas coupable.

– Monsieur de Boiscoran…

– Oui! Il est innocent. Je le sais, j'en suis sûr, j'en ai des preuves… Et s'il a refusé de parler, je dirai tout, moi!

M. Daubigeon et M. Galpin-Davelineétaient abasourdis.

– Expliquez-vous, dirent-ils en même temps.

Mais le vagabond clignait la tête et montrait les gendarmes, et en homme très au fait des formes de la justice:

– C'est que c'est un grand secret, répondit-il, et quand on est en confesse, on n'aime pas àêtre entendu d'un autre que de son curé… Ensuite je voudrais que ma déposition fût couchée parécrit…

Sur un signe de M. Daveline, les gendarmes se retirèrent pendant que Méchinet s'asseyait à sa table devant un cahier de papier blanc.

– Maintenant qu'on peut causer, reprit Cheminot, voilà la chose. Ce n'est pas à moi qu'est venue l'idée de m'en sauver. Je n'étais pas mal, dans la prison: voilà l'hiver qui vient, je n'avais pas le sou, et je savais que si j'étais repris, ma position serait très mauvaise. Mais monsieur Jacques de Boiscoran avait envie de passer une soirée dehors…

– Prenez garde à ce que vous allez dire, interrompit sévèrement M. Galpin-Daveline, ce n'est pas impunément qu'on se joue de la justice.

– Que je meure si je ne dis pas la vérité! s'écria le vagabond. Monsieur Jacques a passé toute une soirée dehors.

Le juge d'instruction tressauta.

– Quel conte nous faites-vous là? dit-il.

– J'ai des preuves, répondit froidement Cheminot, et je les donnerai… Donc, voulant sortir, c'est à moi que monsieur Jacques s'adressa, et il fut convenu que, moyennant une certaine somme qu'il m'a donnée, et dont je viens de vous montrer le reste, je percerais un trou dans le mur et que je m'évaderais pour tout de bon, tandis que lui rentrerait après avoir terminé ses affaires.

– Et le geôlier? demanda M. Daubigeon.

Vrai paysan saintongeois, Cheminotétait bien trop retors pour compromettre inutilement Blangin. Assumant toute la responsabilité de l'évasion:

– Le geôlier, déclara-t-il, n'y a vu que du feu. Nous n'avions pas besoin de lui. N'étais-je pas quasiment sous-geôlier? N'avais-je pasété chargé par monsieur le juge d'instruction lui-même de la surveillance particulière de monsieur Jacques? N'était-ce pas moi qui ouvrais et fermais sa porte, qui le conduisais au parloir et qui l'en ramenais?

C'était rigoureusement exact.

– Passez! fit M. Daveline d'un ton dur.

– Pour lors, continua Cheminot, ce qui fut dit fut fait… Un soir, sur les neuf heures, je perce le mur, et nous voilà, monsieur Jacques et moi, sur les anciens remparts. là, il me met dans la main un paquet de billets et me commande de filer pendant qu'il va se rendre à ses affaires. Déjà, à ce moment, je le croyais innocent, mais dame! vous comprenez, je n'en aurais pas mis la main au feu… Et en moi-même je me disais que peut-être il se moquait de moi, et qu'ayant pris sa volée il ne serait pas si bête que de rentrer à la cage… C'est pourquoi, le voyant s'éloigner, la curiosité me prend, et ma foi tant pis! je me mets à le suivre…

Si accoutumés qu'ils fussent par leur profession même à garder le secret de leurs impressions, le procureur de la République et le juge d'instruction dissimulaient mal, l'un les espérances qui tressaillaient en lui, l'autre le vague effroi dont il se sentait saisi. Méchinet, qui savait, lui, ce qu'ils allaient apprendre, riait dans sa barbe tout en faisant voler sa plume sur le papier.

– Craignant d'être reconnu, poursuivait le vagabond, monsieur Jacquesétait allé un train du diable, en rasant les murs et rien que par les ruelles. Heureusement, j'ai de bonnes jambes… Il traverse Sauveterre tout d'une course et, arrivé rue Mautrec, à un mur qui n'en finit pas, il se met à sonner à une grande porte…

– Chez monsieur de Claudieuse…

– Je le sais maintenant, mais alors je ne le savais pas… Donc, il sonne. Une bonne vient lui ouvrir. Il lui parle, et tout de suite elle le fait entrer, et avec tant d'empressement qu'elle oublie de refermer la porte…

D'un geste, M. Daubigeon l'arrêta.

– Attendez! fit-il.

Et, prenant un imprimé dans un carton, il en remplit les blancs; après quoi, sonnant un huissier qui accourut:

– Que ceci, dit-il en lui remettant l'imprimé, soit porté immédiatement. Hâtez-vous… et pas un mot.

Invité à poursuivre, dès que l'huissier fut sorti:

– Me voilà donc tout penaud au milieu de la rue Mautrec, reprit Cheminot. Je n'avais plus rien à faire qu'à m'en aller et à jouer des jambes; c'était le plus sûr… Mais cette coquine de porte entrebâillée m'attirait. Je me disais bien: si tu entres et qu'on te surprenne, on croira que tu es venu pour voler, et il t'en cuira! C'était plus fort que moi, j'en avais comme mal au cœur de curiosité… Arrive qui plante, je me risque. Je pousse la porte, juste pour passer, et me voilà dans un grand jardin. Il faisait noir comme dans un four, mais tout au fond, au rez-de-chaussée, trois fenêtresétaientéclairées. J'avais trop osé pour reculer… J'avance donc, à pas de loup, et j'arrive jusqu'à un arbre contre lequel je me colle, à une longueur de bras de ces fenêtres quiétaient celles d'un beau salon. Je regarde, et je reconnais qui? monsieur de Boiscoran. Les fenêtres n'ayant pas de rideaux, je le voyais comme je vous vois. Il avait un visage terrible. Je me demandais qui il pouvait bien attendre là, quand je l'aperçois qui se cache derrière le battant ouvert de la porte du salon, comme un homme qui en guette un autre avec de méchantes intentions. Je commençais àêtre inquiet, quand l'instant d'après entre une femme. Aussitôt, vlan, monsieur Jacques referme la porte, la femme se retourne, l'aperçoit et pousse un grand cri. Cette femmeétait madame de Claudieuse…

Il fit mine de s'arrêter pour juger de l'effet. Mais telleétait l'impatience de Méchinet qu'il en oubliait l'humilité de ses fonctions.

– Allez, dit-il vivement, allez…

– Une des fenêtresétait entrouverte, continua le vagabond, de sorte que j'entendais presque aussi bien que je voyais. En me baissant à quatre pattes et en avançant la tête au ras du sol, je ne perdais pas une parole. C'était terrible. Dès les premiers mots, j'avais compris que monsieur Jacques et madame de Claudieuseétaient amant et maîtresse: ils se tutoyaient…

– C'est insensé! s'écria M. Daveline.

– Aussiétais-je tout ahuri. Madame de Claudieuse, une sainte femme!… Mais j'ai des oreilles, n'est-ce pas? Monsieur Jacques lui rappelait que le soir du crime, quelques instants avant l'incendie, ilsétaient ensemble, près du Valpinson, à un rendez-vous qu'ils s'étaient donnés. À ce rendez-vous, ils avaient brûlé toutes leurs lettres d'amour, et c'est en les brûlant que monsieur Jacques s'était noirci les mains…

– Vous avez entendu cela! interrompit M. Daubigeon.

– Comme vous m'entendez, mon juge.

– Écrivez, Méchinet, dit vivement le procureur de la République. Écrivez textuellement…

Le greffier n'avait garde d'y manquer.

– Ce qui m'étonnait plus que tout, poursuivait Cheminot, c'est que madame de Claudieuse semblait croire monsieur Jacques coupable, et réciproquement. Chacun accusait l'autre du crime. Elle disait: «C'est toi qui as essayé d'assassiner mon mari, parce qu'il te faisait peur». Et lui: «C'est toi qui as voulu le tuer pourêtre libre et empêcher mon mariage!…»

M. Galpin-Daveline s'était laissé tomber sur une chaise.

– C'est inouï! balbutia-t-il, inouï…

– Cependant ils s'expliquent, et bientôt ils arrivaient à reconnaître qu'ilsétaientégalement innocents… Alors monsieur Jacques suppliait madame de Claudieuse de le sauver, et elle répondait qu'elle ne le sauverait certainement pas au prix de sa réputation, et pour qu'une fois sauvé ilépousât mademoiselle de Chandoré. Alors, il lui disait: «Eh bien, je révélerai tout.»Et elle: «On ne te croira pas; je nierai, tu n'as pas de preuves!…»Désespéré, il lui reprochait de ne l'avoir jamais aimé. Elle lui jurait qu'elle l'adorait plus que jamais, au contraire, et que, puisqu'il avait réussi à s'évader, elleétait prête à tout quitter pour passer avec lui à l'étranger. Et elle le conjurait de fuir, d'une voix qui me troublait jusque dans l'âme, avec des paroles d'amour comme je n'en ai jamais entendu, avec des regards qui vous brûlaient. Quelle femme!… Je ne croyais pas qu'il pût résister… Il résistait cependant et, tout enflammé de colère, il s'écriait qu'il préférait le bagne… Elle ricanait et disait: «Eh bien, soit! tu iras au bagne…»

Quoiqu'il entrât dans bien des détails, encore ilétaitévident que Cheminot ne disait pas tout.

Pourtant, M. Daubigeon n'osait pas le questionner, craignant de rompre le fil de son récit.

– Mais tout cela n'est rien, continuait le vagabond. Pendant que monsieur Jacques et madame de Claudieuse se disputaient ainsi, je venais de voir la porte du salon s'ouvrir tout doucement, et apparaître comme un fantôme enveloppé de son linceul… C'était le comte de Claudieuse. Son visageétait effrayant, et il tenait à la main un revolver. Ilétait appuyé contre le chambranle de la porte et ilécoutait, pendant que sa femme et l'autre parlaient de leurs amours d'autrefois. À certaines paroles, il levait son arme comme pour faire feu… puis il baissait le bras et continuait àécouter. C'était si terrible que je n'avais pas un fil de sec sur moi! J'avais toutes les peines du monde à me retenir de crier à monsieur Jacques et à madame de Claudieuse: «Malheureux!… vous ne voyez donc pas que le mari est là!…»Non, ils ne voyaient rien, car ilsétaient comme fous de désespoir et de rage, et même monsieur Jacques levait la main sur madame de Claudieuse: «Je vous défends de frapper ma femme», dit alors le comte. Ils se retournent, ils le voient et poussent un cri effrayant. La comtesse tombe comme une masse sur un fauteuil… J'étais comme hébété. Jamais je n'ai vu un homme si beau que monsieur Jacques en ce moment… Au lieu de chercher à s'échapper, ilécartait son paletot, et présentant la poitrine: «Tirez! disait-il au mari, c'est votre droit, vengez-vous!»Monsieur de Claudieuse ricanait: «C'est la justice qui me vengera. – Vous savez bien que je suis innocent. – Raison de plus. – Me laisser condamner serait abominable. – Je ferai mieux: pourêtre plus sûr de votre condamnation, je dirai que je vous ai reconnu…»Le comte voulut s'avancer, en disant cela; mais ilétait mourant, cet homme, bonnes gens!… et il tomba tout de son long en avant… La peur alors me prit, je me sauvai…

Grâce à un puissant effort de volonté, le procureur de la République maîtrisait, tant bien que mal, lesémotions qui le bouleversaient. D'une voix fort altérée:

– Comment n'êtes-vous pas venu raconter immédiatement tout cela? demanda-t-ilà Cheminot.

Le vagabond secoua la tête:

– J'en ai eu envie, je n'ai pas osé. Monsieur le juge doit me comprendre… Je craignais qu'on ne me fît payer cher monévasion…

– Votre silence exposait la justice à une déplorable erreur.

– Je ne pouvais croire que monsieur Jacques fût condamné. Je me disais: des gros comme lui, qui ont de bons avocats, s'en tirent toujours… Je ne pensais pas, d'ailleurs, que le comte de Claudieuse tînt ses menaces. Être trahi par sa femme, c'est dur. Mais envoyer un innocent aux galères…

– Vous voyez, cependant…

– Ah! si j'avais pu prévoir!… Mes intentionsétaient bonnes, et si je ne suis pas venu tout de suite dénoncer la chose, je m'étais bien juré que je la dénoncerais s'il arrivait malheur à monsieur Jacques. Et la preuve, c'est qu'au lieu de me sauver bien loin, je me suis caché au Mouton-Rouge, décidé à y attendre le jugement. Dès que je l'ai connu, je n'ai pas hésité, je me suis livré aux gendarmes.

Surmontant sonécrasante stupeur, M. Daveline s'était dressé.

– Cet homme est un imposteur! s'écria-t-il. L'argent qu'il nous a montré est le prix de son faux témoignage. Comment admettre son récit?…

– Nous allons le vérifier, interrompit M. Daubigeon.

Il sonna, et un huissier s'étant présenté:

– Mes ordres sont-ils exécutés? demanda-t-il.

– Oui, monsieur, répondit l'huissier. Monsieur de Boiscoran et la bonne de monsieur de Claudieuse sont là…

– Introduisez la bonne. Lorsque je sonnerai, vous ferez entrer monsieur de Boiscoran…

Cette bonneétait une grosse Saintongeoise, à la taille plate et carrée. Elleétait fortémue et avait un pouce de rouge sur les joues.

– Vous souvient-il, lui demanda M. Daubigeon, qu'un des soirs de l'autre semaine, un homme s'est présenté chez vos maîtres?

– Oh! très bien! répondit la brave fille. Je ne voulais pas le recevoir; mais comme il m'a dit qu'ilétait envoyé par les juges, je l'ai fait entrer…

– Le reconnaîtriez-vous?

– Parfaitement.

Le procureur de la République tira sa sonnette, la porte s'ouvrit, Jacques parut, l'étonnement peint sur le visage.

– C'est lui! s'écria la bonne.

– Pourrais-je savoir?… commença le malheureux.

– En ce moment, rien! répondit M. Daubigeon. Retirez-vous et… bon espoir.

Mais, tel qu'un homme pris d'éblouissement, Jacques demeurait immobile, les talons cloués au sol, promenant autour de lui un regard hébété de stupeur.

Comment eût-il compris? Onétait venu brusquement le tirer de sa prison, on l'avait amené au palais de justice, et là il trouvait en présence Frumence Cheminot, qu'il croyait bien loin, et la domestique de M. de Claudieuse.

M. Galpin-Daveline paraissait consterné. M. Daubigeon, la figure radieuse, lui disait d'espérer. D'espérer quoi? Comment? À quel propos?…

Et Méchinet qui lui faisait des signes…

Il fallut que l'huissier qui l'avait amené l'entraînât.

Et tout aussitôt:

– Maintenant, ma bonne fille, reprit le procureur de la République, est-ce que la visite de ce monsieur que vous venez de reconnaître n'a pasété signalée par certaines circonstances particulières?

– Il y a eu entre mes maîtres et lui une scène très forte.

– Vous y avez assisté?

– Non, mais je suis sûre de ce que je dis.

– Comment cela?

– Ah! voilà! Lorsque je suis montée prévenir madame la comtesse qu'un monsieur, qui venait de la part des juges, l'attendait au salon, elle s'est dépêchée de descendre en me commandant de rester près de monsieur le comte. J'ai obéi, naturellement. Mais madameétait à peine en bas que j'entendis un grand cri. Monsieur, tout assoupi qu'il semblaitêtre, l'entendit aussi; car il se haussa sur ses oreillers en me demandant oùétait madame. Je le lui dis, et déjà il se retournait pour tâcher de se rendormir, quand de grandséclats de voix montèrent jusqu'à nous. «C'est bien extraordinaire!»dit monsieur. Je lui proposai d'aller voir ce que ce pouvaitêtre, mais il me défendit rudement de bouger. Et comme leséclats de voix redoublaient: «C'est moi qui vais descendre, me dit-il, donnez-moi ma robe de chambre.»Malade comme il l'était, exténué, mourant, c'était une imprudence qui pouvait lui coûter la vie. Je me risquai à le lui faire remarquer; mais il me répondit en jurant de me taire et de faire ce qu'il m'ordonnait.

»Monsieur le comte, Dieu ait sonâme, était un bien brave homme, c'est certain, mais ilétait terrible aussi, et quand il se mettait en colère et qu'il parlait d'une certaine façon, tout le monde tremblait dans la maison, même madame… Je fis donc ce qu'il voulait… Pauvre homme!… Ilétait si faible qu'il ne tenait pas debout, et qu'il se cramponnait à une chaise pendant que je l'aidais à passer sa robe de chambre. Alors, je lui offris de le soutenir pour descendre l'escalier. Mais, me regardant avec des yeux effrayants: "Vous allez me faire le plaisir de rester ici, me dit-il, et si en mon absence, quoi qu'il arrive, vous vous permettiez seulement d'ouvrir la porte, vous ne resteriez pas une heure à mon service." Il sortit là-dessus en se tenant au mur, et je restai seule dans la chambre, toute tremblante et l'estomac serré comme si j'avais pu deviner qu'il allait arriver un grand malheur…

»Cependant, je n'entendais plus rien, et, les minutes s'écoulant, je commençais à me dire que j'étais bien bête de me faire comme cela des idées, lorsque deux cris retentirent, mais si aigus et si horribles que j'en eus froid jusque dans les os. N'osant sortir, j'allai coller l'oreille contre la porte, et je distinguai très bien la voix de monsieur se disputant avec un autre homme. Impossible de saisir un seul mot, mais je compris bien qu'il s'agissait de choses très graves.

»Tout à coup, un grand bruit sourd, comme celui de la chute d'un corps, puis encore un cri de terreur… Je n'avais plus une goutte de sang dans les veines. Heureusement, les autres domestiques, quiétaient couchés, avaient entendu quelque chose, ils s'étaient levés et on marchait dans l'escalier… À tous risques, je sors de la chambre, je descends avec les autres et nous trouvons dans le salon madameévanouie sur le fauteuil, et monsieurétendu tout à plat sur le plancher et comme mort!

– Qu'avais-je dit! s'écria Cheminot.

Mais le procureur de la République lui fit signe de se taire, et s'adressant à la bonne:

– Et le visiteur? demanda-t-il.

– Parti, monsieur, envolé, disparu…

– Qu'avez-vous fait alors?

– Nous avons relevé monsieur le comte et nous l'avons porté sur son lit. Nous avons fait revenir madame, et le valet de chambre est allé chercher monsieur Seignebos, le médecin.

– Qu'a dit madame de Claudieuse, lorsqu'elle a repris connaissance?

– Rien. Madameétait comme une personne qui aurait reçu un coup de massue sur la tête.

– Il n'y a pas eu autre chose?

– Oh, si! monsieur.

– Quoi?

– L'aînée de nos demoiselles, mademoiselle Marthe, aété prise de convulsions terribles.

6.Une école: une faute de conduite, une sottise.
7.Toutes les herbes de la Saint-Jean: tous les moyens nécessaires.