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Read the book: «La corde au cou», page 22

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Moins d'un quart d'heure après, effectivement, il reparaissait, vêtu d'une longue redingote noire et ganté, présentant le type achevé de ces dignes boutiquiers retirés, après fortune faite, qu'on rencontre dans la banlieue de Paris, promenant au soleil l'ennui de leur oisiveté et l'incurable regret de leur boutique.

– Partons, dit-ilà l'avocat.

Et après avoir salué Mme Goudar, qui les accompagna de son plus radieux sourire, ils montèrent en voiture en criant au cocher:

– Rue des Vignes, 23!

C'est une singulière rue que cette rue des Vignes, qui ne mène nulle part, peu connue et si peu fréquentée que l'herbe y pousse dru. Très longue, elle affecte la forme d'un vaste demi-cercle dont la rue de Boulainvilliers est la corde. Montueuse, tortueuse, raboteuse, à peine pavée, elle ressemble bien plus à une ruelle de village qu'à une des voies de Paris. Point de boutiques, à peine quelques maisons, mais de droite et de gauche d'interminables murs de jardins, au-dessus desquels s'élèvent de grands arbres.

– Ah! l'endroit est bien choisi pour de mystérieux rendez-vous, grommelait Goudar. Trop bien choisi même, car nous n'y trouverons pas de renseignements.

La voiture s'arrêta devant une petite porte percée dans un vieux mur dont les nombreuses réparations trahissaient les ravages des deux sièges.

– Nous voilà au 23, bourgeois, dit le cocher, mais je ne vois pas de maison…

On ne la voyait pas de la rue, maisétant entrés, maître Folgat et Goudar l'aperçurent, s'élevant au milieu d'un immense jardin, simple et coquette, avec son double perron, son toit d'ardoises et ses persiennes fraîchement peintes.

– Mon Dieu! s'écria l'homme de la préfecture, qu'un jardinier serait bien ici!

Et maître Folgat devina à son accent de telles convoitises que, tout aussitôt:

– Si nous sauvons monsieur de Boiscoran, dit-il, je suis bien sûr qu'il ne gardera pas cette habitation…

– Visitons! dit l'agent d'un ton qui révélait une envie immense de réussir.

Malheureusement Jacques de Boiscoran avait dit vrai. Meubles, tapis, tentures, toutétait neuf, et c'est inutilement que Goudar et maître Folgat explorèrent les quatre pièces du rez-de-chaussée et les quatre pièces de l'étage supérieur, le sous-sol, oùétait la cuisine, et enfin les greniers.

– Nous ne recueillerons pas un indice dans cette maison, déclara l'homme de la préfecture. Pour l'acquit de ma conscience, j'y viendrai passer un après-midi, mais aujourd'hui nous avons mieux à faire. Voyons les gens des environs…

Les habitants ne sont pas nombreux, rue des Vignes. Un chef d'institution et un nourrisseur, un serrurier en bâtiments et un loueur de voitures, cinq ou six propriétaires et l'inévitable marchand de vin-traiteur constituent toute la population.

– Notre tournée sera bientôt faite, dit l'homme de police, après avoir ordonné au cocher d'aller attendre au bout de la rue.

Ni le chef d'institution ni ses employés ne savaient rien.

Le nourrisseur avait ouï dire que la maison numéro 23 appartenait à un Anglais, mais il ne l'avait jamais aperçu et ignorait même son nom.

Le serrurier, lui, savait que cet Anglais s'appelait Francis Burnett. Il avait fait pour lui divers travaux dont il avaitété fort bien payé et avait eu par conséquent occasion de le voir, mais il y avait si longtemps de cela qu'il se déclarait incapable de le reconnaître.

– Nous jouons de malheur, disait maître Folgat après cette troisième visite.

Plus fidèleétait la mémoire du loueur de voitures. Il connaissait fort bien, affirma-t-il, l'Anglais du numéro 23, l'ayant conduit deux ou trois fois, et le signalement qu'il en donnaétait exactement celui de Jacques de Boiscoran. Il se rappelait encore qu'un soir qu'il faisait un temps affreux, sir Burnettétait venu de sa personne lui demander une voiture. C'était pour une dame qui yétait montée seule et qui s'était fait conduire place de la Madeleine. Mais la nuitétait sombre, la dame portait un voileépais, il n'avait pas distingué ses traits, et tout ce qu'il pouvait dire, c'est qu'elle lui avait paru d'une taille au-dessus de la moyenne.

– C'est toujours cela, disait Goudar en quittant le loueur. Mais le mieux renseigné doitêtre le marchand de vin. Si j'étais seul, je déjeunerais chez lui.

– J'y déjeunerai volontiers avec vous, déclara maître Folgat.

Ainsi fut-il fait, et ce fut sagement fait.

Le marchand de vin ne savait pas grand-chose; mais son garçon, qui habitait le quartier depuis cinq ou six ans, connaissait de vue sir Burnett et avait surtout bien connu sa domestique anglaise, Suky Wood.

Et, tout en servant, il donnait quantité de détails.

Suky, racontait-il, était une grande diablesse de plus de cinq pieds, rousse à mettre le feu à ses bonnets, et qui avait les grâces d'un cuirassier habillé en femme. Il avait souvent et longuement causé avec elle, quand elle venait chercher une portion du «plat du jour»pour son dîner, ou acheter de la bière qu'elle aimait beaucoup.

Elle se déclarait fort satisfaite de sa place, disant qu'elle yétait bien payée et qu'elle n'avait autant dire rien à faire, puisqu'elleétait seule à la maison les trois quarts de l'année.

Par elle, le garçon marchand de vin avait appris que M. Burnett devait avoir un autre domicile, et qu'il ne venait rue des Vignes que pour recevoir une dame. Même, cette dame intriguait beaucoup Suky. Jamais, prétendait-elle, jamais elle n'avait pu seulement lui voir le bout du nez, tant elle savait bien prendre ses précautions; mais elle se promettait bien qu'elle finirait par la dévisager…

– Et comptez qu'elle y aura réussi tôt ou tard, souffla Goudar à l'oreille de maître Folgat.

Enfin, par ce garçon marchand de vin, on sut encore que Suky avaitété très liée avec la servante d'un vieux rentier célibataire qui demeurait au numéro 27.

– Il faut y aller, décida Goudar.

Précisément, le maître de cette fille venait de sortir, et elleétait seule au logis. Un peu effrayée d'abord de la visite et des questions de ces deux inconnus, elle ne tarda pas à se rassurer aux patelinages de l'homme de la préfecture, et, comme elle avait la langue des mieux pendues, elle confirma pleinement et développa toutes les assertions du garçon marchand de vin.

Suky, dont elle avait eu toute la confiance, ne s'était pas gênée pour lui dire que M. Burnett n'était pas anglais et ne s'appelait pas Burnett, et que s'il venait se cacher ainsi rue des Vignes sous un faux nom, c'était pour y recevoir sa bonne amie, quiétait une femme du grand monde, admirablement belle.

Enfin, au moment de la guerre, quand elle avait quitté Paris, Suky avait annoncé qu'elle se rendait en Angleterre dans sa famille.

En sortant de la maison du vieux rentier:

– C'est bien peu, ce que nous venons de recueillir, disait Goudar au jeune avocat, et des jurés ne s'en contenteraient pas… Mais c'est assez pour confirmer, au moins en partie, le récit de monsieur Jacques de Boiscoran. Il nous est prouvé désormais qu'il recevait une femme qui avait le plus grand intérêt à se cacher. Était-ce, comme il l'affirme, madame de Claudieuse? C'est ce que Suky nous apprendrait, car certainement elle l'a vue. Donc, il faut retrouver Suky… Et, maintenant, remontons en voiture et rendons-nous à la préfecture. Vous m'attendrez au café du Palais-de-Justice. Je n'en ai pas pour plus d'un quart d'heure…

Il en eut pour une grande heure et demie, et maître Folgat commençait à presque s'inquiéter quand enfin il reparut, l'air fort satisfait.

– Garçon, un bock, commanda-t-il. (Et s'asseyant en face de l'avocat): J'aiété longtemps, dit-il, mais je n'ai pas perdu mon temps. D'abord, j'ai obtenu un congé d'un mois. J'ai ensuite mis la main précisément sur le gaillard dont je rêvais pour expédier à la recherche de sir Burnett et de Suky. C'est un brave garçon nommé Barousse, fin comme l'ambre, et qui parle anglais comme s'ilétait né à Londres. Il demande, ses frais de voyage payés, vingt-cinq francs par jour, plus quinze cents francs de gratification s'il réussit. J'ai rendez-vous avec lui à six heures, pour lui rendre une réponse définitive. Si ces conditions vous conviennent, ce soir même, bien stylé par moi, il sera en route pour l'Angleterre.

Pour toute réponse, maître Folgat sortit un billet de mille francs en disant:

– Voilà pour les premiers frais.

Goudar avait achevé son bock.

– Celaétant, maître, reprit-il, je vous quitte… Je vais aller rôder rue de la Ferme-des-Mathurins, autour de la maison de monsieur de Tassar de Bruc, le père de madame de Claudieuse. Peut-être y récolterai-je quelque chose. Demain, je passerai la journée àétudier à la loupe la maison de la rue des Vignes, et à interroger les fournisseurs dont vous m'avez donné la liste. Après-demain, j'aurai probablement fini ici. Donc, dans quatre ou cinq jours, vous verrez arriver à Sauveterre un individu qui sera moi. (Et se levant): Car il faut que je sauve monsieur de Boiscoran, ajouta-t-il; je le veux, il le faut… il a une trop jolie maison… Allons, au revoir à Sauveterre.

Quatre heures sonnaient.

Sur les talons de Goudar, maître Folgat quitta le café et descendit les quais pour gagner la rue de l'Université. Il avait hâte de revoir M. et Mme de Boiscoran.

– Madame la marquise repose, lui répondit le valet auquel il s'adressa, mais monsieur le marquis est dans son cabinet.

C'est là, en effet, que le jeune avocat le trouva, encore tout bouleversé de l'épouvantable scène du matin.

Il n'avait rien dit à sa femme qu'il ne pensât, malheureusement; mais ilétait désespéré de l'avoir dit en de telles circonstances. Et, cependant, il enéprouvait un grand soulagement, car, en vérité, il se sentait en partie délivré des horribles doutes dont il avait si longtemps gardé le secret.

Lorsqu'il vit entrer maître Folgat:

– Eh bien? interrogea-t-il d'une voix altérée.

Minutieusement le jeune avocat répéta le récit de la marquise; mais il dit, en outre, ce qu'elle n'avait pas pu dire, puisqu'elle l'ignorait: les projets désespérés de Jacques.

À cette révélation, M. de Boiscoran eut un geste désolé.

– Malheureux! s'écria-t-il. Et moi qui l'accusais!… Il songeait à se tuer!

– Et nous avons eu bien de la peine, maître Magloire et moi, ajouta maître Folgat, à triompher de sa résolution, bien de la peine à lui faire comprendre que jamais, quoi qu'il arrive, un innocent n'a le droit de recourir au suicide…

Une grosse larme roulait le long des joues du vieux gentilhomme.

– Ah! j'aiété cruellement injuste! murmura-t-il. Pauvre malheureux enfant! (Puis, tout haut): Mais je le verrai, reprit-il, je suis résolu à accompagner madame de Boiscoran à Sauveterre… Quand partez-vous?

– Rien ne me retient plus à Paris, tout ce que j'avais à y faire est fait, et je pourrais partir ce soir même… Mais je suis vraiment trop fatigué. Je compte prendre demain matin le train de dix heures quarante-cinq.

– Celaétant, nous ferons le voyage ensemble. C'est entendu, n'est-ce pas? Demain, à dix heures à la gare d'Orléans. Nous serons à Sauveterre à minuit.

20. Lorsque la marquise de Boiscoran, le jour de son départ de Sauveterre…

Lorsque la marquise de Boiscoran, le jour de son départ de Sauveterre, était allée rendre visite à son fils, Mlle Denise de Chandoré avait demandé à y aller avec elle.

Refusée, la jeune fille n'avait pas insisté.

– Je vois bien qu'on me cache quelque chose, avait-elle dit simplement, mais qu'importe!

Et elle s'était réfugiée au salon, et là, assise à la place où elle s'asseyait autrefois, en ces temps heureux où Jacques passait près d'elle toutes ses soirées, elleétait restée de longues heures immobile, les sourcils froncés, semblant suivre de l'œil dans l'espace des scènes invisibles pour les autres.

L'inquiétudeétait sans bornes de grand-père Chandoré et des tantes Lavarande. C'est qu'ils savaient, mieux peut-être qu'elle ne se savait elle-même, Denise, leur enfant adorée, leur plus cher et leur unique souci depuis bientôt vingt ans. C'est qu'ils connaissaient chacune des expressions de cette physionomie, miroir fidèle de l'âme la plus pure. C'est qu'à un tressaillement de son visage, à un geste, à une intonation de sa voix, ils s'étaient habitués à démêler ses pensées.

– Certainement, Denise médite quelque grave projet, disaient les tantes à M. de Chandoré. Elle réfléchit, elle calcule, elle est en train de prendre une résolution.

C'était l'avis du vieux gentilhomme. Et à plusieurs reprises:

– À quoi penses-tu, chère fille? lui demanda-t-il.

– À rien, bon papa, répondit-elle.

– Tu es plus triste encore qu'à l'ordinaire; pourquoi?

– Hélas! le sais-je moi-même! Sait-on pourquoi, selon les jours, on a le cœur plein de soleil ou plein de brume!

Mais, le lendemain, elle voulut absolument qu'on la conduisît chez ses couturières, et, comme elle y trouva Méchinet, le greffier, elle resta en conférence avec lui une grosse demi-heure. Puis, le soir, le docteur Seignebosétant venu, elle le guetta à sa sortie et le tint longtemps à causer tout bas devant la porte.

Et enfin, le lendemain encore, elle demanda qu'il lui fût permis d'aller visiter Jacques.

Il n'y avait pas à lui refuser cette triste satisfaction. Il fut convenu que l'aînée des tantes Lavarande, Mlle Adélaïde, l'accompagnerait.

Et, sur les deux heures, elles frappaient à la porte de la prison et demandaient Jacques au geôlier quiétait venu leur ouvrir.

– Je cours le chercher, mademoiselle, répondit Blangin. En attendant, prenez donc la peine d'entrer chez moi, car le parloir est tellement humide que moins vous y resterez, mieux cela vaudra.

Ainsi fit Mlle Denise, ou plutôt elle fit plus, car laissant la tante Lavarande dans la pièce du bas, elle entraîna Mme Blangin dans la chambre du haut, ayant, prétendit-elle, quelque chose à lui dire.

Quand elles redescendirent, Blanginétait de retour, annonçant que M. de Boiscoran attendait.

– Viens! dit la jeune fille en entraînant sa tante.

Mais elle n'avait pas fait dix pas dans l'étroit et long corridor qui menait au parloir, qu'elle s'arrêta. Saisie par l'humidité qui tombait des voûtes comme un linceul glacé, fléchissant sous l'excès des plus terriblesémotions, elle chancelait et enétait réduite à s'appuyer au mur tout fleuri de salpêtre.

– Seigneur! elle se trouve mal! s'écria Mlle Adélaïde.

Du geste, Mlle Denise lui imposa silence.

– Ce n'est rien, dit-elle, tais-toi! (Et rassemblant toute sonénergie, et appuyant sa petite main caressante sur l'épaule de la vieille demoiselle): Tante aimée, ajouta-t-elle, il faut que tu nous rendes un immense service… C'est bien important, ce que j'ai à dire à Jacques, et il serait très dangereux qu'on l'entendît… Je sais qu'onépie souvent les conversations des prisonniers. Reste, je t'en prie, dans ce corridor; si quelqu'un venait, tu nous préviendrais…

– Y songes-tu, chère enfant, serait-il convenable…

La jeune fille l'arrêta encore.

– Quand je suis venue passer la nuit ici, dit-elle, était-ce convenable? Hélas! dans notre situation, toute démarche est convenable qui peutêtre utile!

Et comme tante Lavarande ne répondait pas, certaine de sa ponctuelle soumission, elle s'avança vers le parloir.

– Denise! s'écria Jacques dès qu'elle apparut sur le seuil. Denise!…

Ilétait debout, le malheureux, au milieu de cette grande salle lugubre, plus blanc que le plâtre de la muraille, mais calme, en apparence, et presque souriant. La violence qu'il se faisaitétait horrible. Mais pouvait-il laisser voir à sa fiancée l'horreur de son désespoir! Ne devait-il pas tout faire, au contraire, pour la rassurer?

S'avançant vers elle et lui prenant les mains:

– Ah! vousêtes bonne d'être venue, commença-t-il, trop bonne! Et cependant je vous attendais. Depuis ce matin, j'ai l'oreille au guet et je tressaille à tous les grincements de la porte de la prison. Mais me pardonnerez-vous jamais de vous avoir réduite à pénétrer, pour me voir, dans un lieu tel que celui-ci, malpropre et laid, et qui n'a pas même la sinistre poésie de l'horrible?

Elle le regardait avec une fixité si obstinée que les paroles finirent par expirer sur ses lèvres.

– Pourquoi me mentir, Jacques? dit-elle tristement.

– Je vous mens, moi?…

– Oui. Pourquoi affecter cette tranquillité si loin de votreâme, et cette gaieté qui fait mal? N'avez-vous plus confiance en moi? Me jugez-vous si enfant qu'il faille me dissimuler la vérité, ou si faible et si veule que je ne puisse porter ma moitié de nos peines!… Cessez de sourire, Jacques, car vous n'avez plus d'espoir…

– Vous vous trompez, Denise, je vous le jure.

– Non, Jacques. On me cache quelque chose, je m'en suis bien aperçue, et je ne vous demande pas ce que c'est… Ce que je sais suffit: vousêtes renvoyé devant la cour d'assises…

– Pardon, la chambre des mises en accusation n'a pas encore rendu son arrêt!

– Mais elle le rendra, et il sera fatal.

C'était bien l'opinion et la terreur de Jacques. Il frémit. Et pourtant, s'obstinant au rôle qu'il s'était imposé:

– Baste! fit-il, si je passe en cour d'assises, je serai acquitté.

– Enêtes-vous bien sûr?

– J'ai pour moi quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent.

– Il en est donc une contre! s'écria la jeune fille. (Et, saisissant les poignets de Jacques et les serrant avec une force dont jamais on ne l'eût crue capable): Cette chance unique, ajouta-t-elle, vous n'avez pas le droit de la courir.

Jacques tressaillit de tout son corps. Était-ce possible! Comprenait-il bien? Denise venait-elle lui conseiller cet acte de suprême désespoir auquel l'avaient fait renoncer ses défenseurs!

– Que voulez-vous dire? fit-il d'une voix troublée.

– Je dis qu'il faut fuir.

– Fuir!…

– Rien n'est si facile. J'ai réfléchi, consulté, tout prévu. Les geôliers sont à nous. Je viens de m'entendre avec la femme de Blangin. Un soir, sitôt la nuit, on vous ouvre les portes. Un cheval sellé vous attend hors de la ville et des relais ontété préparés. Vous montez à cheval, et en quatre heures vousêtes à La Rochelle. là, un de ces bateaux pilotes qui peuvent braver les plus grosses mers vous prend à son bord et vous transporte en Angleterre…

Jacques hochait la tête.

– Ceci est impossible, murmura-t-il. Je suis innocent… Je ne puis pas abandonner tout ce qui m'est cher, vous, Denise, vous…

Uneépaisse rougeur couvrait les joues de la jeune fille.

– Je me suis mal expliquée, Jacques, balbutia-t-elle, vous ne partiriez pas seul…

D'un mouvementéperdu, il leva les mains vers le ciel.

– Dieu juste! s'écria-t-il, tu me devais cette compensation!

Et cependant, d'une voix plus forte, Mlle Denise poursuivait:

– Me supposeriez-vous assez lâche pour abandonner l'ami que tout trahit. Non! non!… Grand-papa et tantes Lavarande m'accompagneront, et nous vous rejoindrons en Angleterre… Vous changerez de nom et nous passerons en Amérique, et nous chercherons bien avant dans les terres, loin des villes et des hommes, quelque contrée nouvelle où nous nous fixerons. Ce ne sera pas la France, c'est vrai. Mais la patrie, Jacques, c'est le pays où l'on est libre, où l'on est aimé, où l'on vit heureux!

Remué jusqu'aux dernières, jusqu'aux plus subtiles fibres de sonêtre par les plus délirantes sensations, Jacques de Boiscoran laissait tomber son masque d'impassible insouciance.

Était-il au monde un homme ayant reçu une preuve plusétonnante de dévouement et d'amour! Et de quelle femme? D'une jeune fille qui réunissait toutes ces qualités dont une seule rend fières les autres jeunes filles, l'esprit et la grâce, la noblesse, la fortune, la beauté, et quiétait la réalisation sublime de tout ce qui se peut concevoir d'angélique et de pur.

Ah! elle ne calculait pas, celle-là – comme l'autre!… Elle ne songeait pas à prendre ses sûretés avant de tendre ses lèvres à un premier baiser! Elle ne faisait pas de la duplicité une science, et de l'hypocrisie son unique vertu! C'est bien entièrement et sans arrière-pensée qu'elle s'abandonnait!

Et c'est au moment où Jacques voyait tout s'écrouler autour de lui, et lorsqu'il touchait aux plus sombres abîmes du désespoir, que ce bonheur lui arrivait, si grand et si inattendu que sonâme fléchissait sous le poids.

Un instant il demeura immobile, perdu de stupeur. Puis tout à coup, d'uneétreinte convulsive, attirant à lui sa fiancée, la pressant contre sa poitrine et inondant de baisers ses cheveux à demi dénoués:

– Soyez bénie,ô ma bien-aimée! s'écria-t-il, soyez bénie de votre fidélité au malheur. Je ne me plaindrai plus. J'aurai eu, quoi qu'il advienne, ma part de félicité…

Elle crut qu'il consentait. Plus palpitante qu'une mésange aux mains d'un enfant, elle se dégagea, et se reculant et plongeant son beau regard dans les yeux de Jacques:

– Fixons donc le jour, dit-elle.

– Quel jour?

– Celui de votreévasion.

Ce seul mot rappela Jacques au sentiment affreux de sa situation. Il planait au plus haut de l'azur, il retomba dans les fanges de la réalité. Son visage rayonnant d'une joie céleste s'assombrit tout à coup, et d'une voix rauque:

– C'est un rêve trop beau, prononça-t-il, que nous venons de faire, il ne saurait se réaliser…

Ah! la pauvre jeune fille ne vit que trop qu'elle s'était trop tôt réjouie.

– Que dites-vous? balbutia-t-elle.

– Je ne peux pas, je ne dois pas, je ne veux pas fuir!

– Vous me refusez, Jacques!

Il ne répondit pas.

– Vous me refusez lorsque je vous jure que j'irai vous rejoindre et partager votre exil! Doutez-vous donc de ma parole? Craignez-vous que mon grand-père et mes tantes Lavarande ne me retiennent ici malgré moi?…

Aux accents de cette voix suppliante, Jacques sentait en quelque sorte se détremper sonénergie, et sa volonté vaciller.

– Je vous en conjure, Denise, interrompit-il, n'insistez pas, ne m'enlevez pas mon courage!

Elle devait souffrir horriblement. Ses yeux brillaient d'unéclat insupportable. Ses lèvres sèches tremblaient.

– Vous vous résignez donc à passer en cour d'assises? dit-elle.

– Oui.

– Et si vousêtes condamné?…

– Je puis l'être, je le sais.

– C'est insensé! s'écria la jeune fille. Désespérée, elle se tordait les mains; et sans suite, les paroles jaillissaient de sa bouche:

– Mon Dieu! disait-elle, inspirez-moi! Comment le fléchir, quelles paroles employer?… Jacques, ne m'aimez-vous donc plus? Pour moi, si ce n'est pour vous, je vous en supplie, fuyons! C'est la honteévitée, c'est la liberté, c'est le salut! Rien ne peut donc vous toucher!… Que voulez-vous? Faut-il que je me traîne à vos pieds! (Et elle se laissait, en effet, glisser aux pieds de Jacques.) Fuyez, répétait-elle, fuyez!

Ainsi que tous les hommes vraimenténergiques, Jacques, par l'excès même de l'émotion, recouvrait la plénitude de son sang-froid. Maîtrisant l'affreux désordre de sa pensée, il releva Mlle Denise et la porta toute défaillante jusqu'au banc grossier du parloir.

S'agenouillant ensuite devant elle, et lui prenant les mains:

– Denise, commença-t-il, par pitié, revenez à vous etécoutez-moi. Je suis innocent, et fuir, ce serait avouer que je suis coupable…

– Eh! qu'importe!

– Pensez-vous donc que ma fuite arrêterait le procès? Non. Absent, je n'en serais pas moins jugé, et, reconnu coupable sans discussion, je serais condamné, flétri, déshonoré sans retour…

– Qu'importe! dit-elle encore.

Alors il comprit que ce ne serait pas avec de telles objections qu'il la ramènerait à la raison. Il se releva et d'une voix ferme:

– Laissez-moi donc, prononça-t-il, vous apprendre ce que vous ignorez. M'évader est aisé, j'en conviens. Je crois comme vous que nous gagnerions facilement l'Angleterre, et même que nous réussirions à nous embarquer sansêtre inquiétés… Mais après? Le câble transatlantique devance les plus rapides paquebots, et en mettant le pied sur le sol américain, j'y trouverais sans doute des agents chargés de m'arrêter… Supposons cependant que j'échappe à ce premier danger! Croyez-vous qu'il soit au monde un lieu d'asile pour les incendiaires et les assassins? Il n'en est pas… Aux plus extrêmes limites de la civilisation, je rencontrerais toujours une police et des soldats qui, le traité d'extradition à la main, me livreraient à la justice de mon pays. Seul, je parviendrais peut-être à déjouer toutes les recherches. Je n'y réussirais jamais vous ayant avec moi et ayant près de nous votre grand-père et les tantes Lavarande.

Frappée de ces objections dont elle n'avait pas même eu l'idée, Mlle de Chandoré se taisait.

– Cependant, continuait Jacques, j'admets que nous ayonséchappé à tous les périls. Quelle serait notre vie? Vous imaginez-vous ce que doitêtre que de toujours fuir et toujours se cacher, que de n'oser affronter les regards d'unétranger et de trembler sans cesse d'être découvert!… Avec moi, Denise, votre existence serait celle de la femme d'un de ces bandits que traquent toutes les polices du monde. Et, sachez-le, cette existence est siépouvantable qu'on a vu des scélérats endurcis se livrer pour en finir, et donner leur tête enéchange d'une nuit de sommeil!

Pareilles aux perles d'un collier qui s'égrène, de grosses larmes roulaient silencieuses sur les joues de Mlle Denise.

– Peut-être avez-vous raison, Jacques, murmura-t-elle. Mais, malheureux, si vousêtes condamné!…

– Eh bien! j'aurai du moins fait mon devoir. J'aurai tenu tête à la destinée et défendu mon honneur. Et, quelle que puisseêtre la condamnation, elle ne me terrassera pas, et tant que mon cœur n'aura pas cessé de battre, je continuerai à lutter. Et si je meurs avant d'avoir démontré mon innocence, c'est à mes amis, à mes parents, à vous, Denise, que je léguerai la tâche de poursuivre ma réhabilitation!

Elleétait digne de comprendre et de partager de tels sentiments.

– J'ai eu tort, Jacques, dit-elle en lui tendant la main, il faut me pardonner…

Elle s'était levée, et après quelques instants elle s'apprêtait à se retirer, lorsque Jacques la retint.

– Je ne veux pas fuir, dit-il, mais les gens qui consentaient à favoriser monévasion ne consentiraient-ils pas à me fournir le moyen de passer un soir quelques heures hors de la prison?

– Je le crois, répondit la jeune fille, et si vous le voulez, je m'en assurerai.

– Oui. Ce serait peut-être une suprême ressource…

Ils se séparèrent, sur ces mots, en s'exhortant au courage et en se promettant de se revoir les jours suivants.

Mlle Denise rejoignit la pauvre tante Lavarande, bien lasse de sa longue faction, et elles se hâtèrent de regagner la rue de la Rampe.

– Comme tu es pâle, mon Dieu! s'écria M. de Chandoré en apercevant sa petite-fille, comme tu as les yeux rouges! Qu'est-il donc arrivé?

Elle lui raconta tout, et le vieux gentilhomme se sentit glacé jusque dans la moelle des os, en reconnaissant qu'il n'avait dépendu que de Jacques de Boiscoran de lui enlever sa petite-fille. Il ne l'avait pas fait, cependant.

– Ah! C'est un honnête homme! s'écria-t-il. (Et effleurant de ses lèvres le front de Mlle Denise): Mais tu l'aimes donc plus que jamais? murmura-t-il.

– Hélas! répondit-elle, n'est-il pas plus que jamais malheureux?