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Read the book: «La corde au cou», page 21

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18. Tous à Sauveterre, M. de Chandoré aussi bien que Jacques lui-même, calomniaient le marquis de Boiscoran…

Tous à Sauveterre, M. de Chandoré aussi bien que Jacques lui-même, calomniaient le marquis de Boiscoran.

Il s'obstinait à demeurer à Paris, c'est vrai, mais ce n'était certes pas par indifférence, car il s'y mourait d'anxiété. Il avait sévèrement défendu sa porte, même pour ses plus vieux amis, même pour ses marchands de curiosités; il ne sortait plus, la poussière s'amassait sur ses collections, et rien n'était capable de le tirer de son morne abattement que l'arrivée d'une lettre de Sauveterre.

Chaque matin, il en recevait jusqu'à trois ou quatre, de la marquise ou de maître Folgat, de M. Séneschal ou de maître Magloire, de M. de Chandoré, de Mlle Denise et du docteur Seignebos lui-même. Et ainsi il pouvait suivre à distance toutes les phases et jusqu'aux moindres incidents du procès.

Seulement, c'est en vain qu'on le pressait de venir, qu'on l'en conjurait dans l'intérêt même de son fils. Il ne bougeait toujours pas.

Une seule fois, ayant reçu, par l'entremise de Mlle de Chandoré, une lettre de Jacques, il commanda à son valet de chambre de préparer sa malle pour le soir même. Mais, au dernier moment, il avait ordonné de la défaire, disant qu'il avait réfléchi, qu'il ne partirait pas. «Il se passe quelque chose d'extraordinaire dans l'esprit de monsieur le marquis», disait aux autres domestiques le valet de chambre de confiance.

Et, dans le fait, il passait ses journées et une partie de ses nuits dans son cabinet, affaissé sur son fauteuil, mangeant à peine, ne dormant plus, insensible à tout ce qui s'agitait autour de lui. Sur sa table, il avait rangé bien en ordre toutes ses lettres de Sauveterre, et sans cesse il les lisait et les relisait, les comparant entre elles, commentant toutes les phrases, essayant, sans y parvenir, de dégager la vérité de cette masse de détails et de renseignements.

C'est qu'ilétait bien loin de sa sécurité superbe du premier moment. C'est que chaque jour lui avait apporté un doute, chaque courrier une incertitude. C'est que, sans trêve ni relâche, ilétait assailli par les plus horribles craintes. Il lesécartait, mais toujours elles revenaient, plus fortes et plus irrésistibles à chaque fois, comme les lames de la marée montante.

Ainsi un matin, de très bonne heure, ilétait dans son cabinet. Ses angoissesétaient plus intolérables que de coutume, car la veille maître Folgat lui avaitécrit: «Demain cesseront nos incertitudes. Demain le secret sera levé, et M. Jacques pourra recevoir maître Magloire, le défenseur qu'il a choisi. Aussitôt, vous aurez des nouvelles.»

Ces nouvelles, M. le marquis de Boiscoran les attendait. Et, deux fois déjà, il avait sonné pour demander si le facteur n'était pas venu, lorsque tout à coup son valet de chambre parut, et d'un air effaré:

– Madame la marquise, monsieur, dit-il. Elle vient d'arriver avec Antoine, le domestique de monsieur Jacques…

Il n'avait pas achevé que la marquise entrait, plus défaite encore que la veille dans le parloir de la prison, écrasée qu'elleétait par les fatigues d'une nuit de chemin de fer.

Le marquis, lui, s'était dressé tout d'une pièce. Et dès que le valet de chambre fut sorti et la porte refermée, d'une voix frémissante, de cette voix qui sollicite et cependant redoute une réponse décisive:

– Il arrive quelque chose d'extraordinaire? dit-il.

– Oui.

– Heureux ou malheureux?

– Triste!

– Dieu! Jacques aurait-il avoué?

– Comment avouerait-il, puisqu'il est innocent!

– Il s'est disculpé, alors?

– Pour moi, pour maître Folgat, pour le docteur Seignebos, pour nous tous qui le connaissons et qui l'aimons, oui. Non pour le public, pour ses ennemis, pour la justice… Il explique tout, mais les preuves lui manquent.

Le visage déjà si sombre du marquis de Boiscoran s'assombrit encore.

– En d'autres termes, on doit le croire sur parole, fit-il.

– Ne le croyez-vous donc pas?

– Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, mais de ses juges…

– Eh bien! pour ses juges, on trouvera des preuves. Maître Folgat, qui vient d'arriver par le même train que moi, et que vous verrez aujourd'hui même, espère en découvrir.

– Des preuves de quoi?

Peut-être Mme de Boiscoran avait-elle appréhendé cet accueil. Elle avait dû s'y préparer, et cependant il la troublait.

– Jacques, commença-t-elle, aété l'amant de la comtesse de Claudieuse…

– Ah! ah! interrompit le marquis. (Et d'un ton d'offensante ironie): C'est une histoire d'adultère, ajouta-t-il.

La marquise ne répondit pas.

– Quand madame de Claudieuse, poursuivit-elle, a appris le mariage de Jacques et qu'il l'abandonnait, exaspérée, elle a voulu se venger…

– Et, pour se venger, elle a essayé d'assassiner son mari.

– Elle voulaitêtre libre…

D'un formidable juron, le marquis de Boiscoran interrompit sa femme:

– Et voilà tout ce que Jacques a trouvé! s'écria-t-il. C'est pour aboutir à cette histoire qu'il s'est tu pendant l'instruction!

– Vous ne me laissez pas parler, monsieur. Notre fils est victime de coïncidences inouïes…

– Naturellement! Les coïncidences inouïes sont l'éternel refrain de quelques milliers de gredins que l'on condamne chaque année. Pensez-vous donc qu'ils avouent? Jamais. Interrogez-les, tous vous prouveront qu'ils sont victimes de la fatalité, d'une intrigue ténébreuse et, enfin, d'une erreur judiciaire. Comme s'il pouvait y avoir des erreurs judiciaires, à notreépoque, après l'enquête du juge d'instruction et l'examen de la chambre des mises en accusation…

– Vous verrez maître Folgat, il vous dira ses espérances.

– Et si elleséchouent?…

Mme de Boiscoran baissa la tête.

– Qu'adviendrait-il? insista le marquis.

– Tout ne serait pas encore perdu, monsieur; mais alors nous aurions cette horrible douleur de voir notre fils traduit en cour d'assises.

La haute taille du vieux gentilhomme s'était redressée, sa face s'empourprait, ses narines se gonflaient, la plusépouvantable colèreétincelait dans ses yeux.

– Jacques en cour d'assises! s'écria-t-il d'une voix formidable, et c'est vous qui venez me dire cela, froidement, comme une chose toute naturelle, comme une chose possible!… Et qu'arrivera-t-il, s'il passe en cour d'assises? Il sera condamné, et on verra un Boiscoran au bagne!… Mais non, ce n'est pas vrai!… Je ne prétends pas qu'un Boiscoran ne puisse commettre un crime, la passion a des entraînements insensés… Seulement, un Boiscoran revenu à lui se ferait justice lui-même. Le sang lave tout. Jacques, lui, préfère le bourreau, il attend, il ruse, il veut plaider… Pourvu qu'il sauve sa tête, il sera content. Il s'estimera heureux s'il en est quitte pour quelques années de travaux forcés… Et ce lâche serait un Boiscoran, il coulerait de mon sang dans ses veines! Allons donc, madame. Jacques n'est pas mon fils!

Siécrasée que fût la marquise, elle se redressa sous cette injure atroce.

– Monsieur! s'écria-t-elle.

Mais M. de Boiscoranétait hors d'état de rien entendre.

– Je sais ce que je dis, continua-t-il. Je me souviens de tout, moi, si vous avez tout oublié… Allons, un retour sur votre passé… Rappelez-vous la date de la naissance de Jacques, et dites-moi en quelle année monsieur de Margeril a refusé de se battre avec moi!

L'indignation rendait des forces à la marquise.

– Et c'est aujourd'hui, s'écria-t-elle, que vous venez me dire cela, après trente ans, et dans quelles circonstances,ô mon Dieu!

– Oui, après trente ans! L'éternité passerait sur de tels souvenirs qu'elle ne les effacerait pas. Et sans ces circonstances que vous invoquez, je ne vous aurais rien dit, jamais… Au temps dont je vous parle, j'avais à choisir entre deux rôles: je pouvaisêtre à mon gré ridicule ou odieux. J'ai préféré me taire et ne paséclaircir mes doutes… C'enétait fait du bonheur, j'ai voulu conserver le repos. Nous avons vécu en bonne intelligence, mais entre nous, toujours, ainsi qu'un mur d'airain, s'est dressé le soupçon. Doutant, je me suis tu. Mais, aujourd'hui que les faits donnent raison à mes doutes, je vous le répète: Jacques n'est pas mon fils!

Au fond de combien d'existences, paisibles en apparence et heureuses, reposent ainsi, comme de subtils poisons au fond d'une coupe d'eau limpide, d'atroces défiances qui, à la moindre secousse, remontent à la surface.

Éperdue de douleur, de honte et de colère, la marquise de Boiscoran se tordait les mains.

– Quelle humiliation! s'écriait-elle. Ce que vous faites est horrible, monsieur. C'est une indignité que d'ajouter ce supplice infâme au martyre que j'endure!

M. de Boiscoran riait d'un rire convulsif.

– Eh bien! oui, c'est vrai, un jour j'aiété imprudente et inconsidérée. J'étais jeune, je ne savais rien de la vie, le monde me faisait fête, et vous, mon mari, mon guide, tout à votre ambition, vous paraissiez m'abandonner… Je n'ai pas su prévoir les conséquences d'une coquetterie bien inoffensive…

– Voyez-les donc, maintenant, ces conséquences. Après trente ans, je renie l'enfant qui porte mon nom et je dis que, s'il est innocent, il expie la faute de sa mère. Fatalement, votre fils devait convoiter et prendre la femme d'un autre, et, l'ayant prise, c'est justice qu'il périsse par un adultère…

– Mais vous savez bien que je n'ai pas trahi mes devoirs, monsieur!

– Je ne sais rien…

– Vous l'avez reconnu, cependant, puisque vous vousêtes refusé à une explication qui m'eût justifiée…

– C'est vrai, j'ai reculé devant une explication qui, avec votre intraitable orgueil, eût abouti fatalement à une rupture, c'est- à-dire à un affreux scandale.

La marquise eût pu répondre à son mari qu'en se refusant à sa justification, il avait renoncé au droit d'articuler un reproche. À quoi bon!

– Tout ce que je sais, continuait-il, c'est qu'il y a de par le monde un homme que j'ai voulu tuer. Les propos de deux fats m'avaient livré son nom. Je suis allé le trouver en lui disant que j'exigeais une satisfaction et que je comptais assez sur son honneur pour dissimuler, même à nos témoins, le motif réel de notre rencontre. Il m'a refusé la satisfaction que je lui demandais, répondant qu'il ne me la devait pas, que vous aviezété calomniée et qu'il ne se battrait avec moi que si je l'insultais publiquement…

– Eh bien!…

– Que faire après cela? Commencer une enquête? Vos précautions devaientêtre prises pour qu'elle n'aboutît pas. Vousépier? C'eûtété me dégrader inutilement, puisque vousétiez sur vos gardes. Fallait-il plaider en séparation? La loi m'offrait cette ressource. Je pouvais vous traîner devant des juges, vous livrer aux sarcasmes de mon avocat et m'exposer aux railleries du vôtre… J'avais le droit de nous avilir, de déshonorer mon nom, de clamer notre honte, de l'afficher, de la publier dans les journaux… Ah! plutôtêtre dupe mille fois!

Mme de Boiscoran semblait confondue.

– Voilà donc, murmura-t-elle, l'explication de votre conduite depuis tant d'années…

– Oui. Voilà pourquoi, tout à coup, j'ai renoncé aux affaires, moi que vous appeliez ambitieux. Voilà pourquoi je me suis dérobé au monde, où toujours il me semblait voir les visages sourire sur mon passage… Voilà pourquoi, vous abandonnant l'éducation de votre fils et la direction de votre maison, je suis devenu l'enragé collectionneur, le maniaqueégoïste que l'on connaît! Est-ce donc d'aujourd'hui seulement que vous découvrez que vous avez gâté ma vie?

Il y avait plus de compassion que de ressentiment dans le regard dont Mme de Boiscoran enveloppait son mari.

– Vous m'aviez dit vos injustes soupçons, monsieur, répondit-elle, mais j'étais forte de mon innocence, et j'espérais que le temps et ma conduite les avaient effacés…

– La foi perdue ne revient plus.

– Jamais l'épouvantable idée ne m'était venue que vous doutiez, que vous pouviez douter de votre paternité!

Le marquis de Boiscoran secouait la tête.

– C'était ainsi, cependant, dit-il. J'ai cruellement souffert. J'aimais Jacques. Oui, malgré tout, malgré moi-même, je l'aimais! N'avait-il pas toutes les qualités qui sont l'orgueil et la joie d'une famille! N'était-il pas généreux et fier, ouvert à tous les nobles sentiments, affectueux et toujours empressé de me plaire! Jamais je n'ai eu qu'à me louer de lui. Et encore en ces derniers temps, pendant cette exécrable guerre, n'a-t-il pas fait preuve de la plus rare bravoure, et n'a-t-il pas vaillamment conquis la croix qu'on lui a donnée!… Toujours, de tous côtés, me sont venues à son sujet des félicitations. On me vantait son intelligence, son application au travail. Hélas! c'est quand on me disait que j'étais un heureux père que j'étais le plus malheureux des hommes. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé, d'un mouvement irrésistible, de l'attirer sur mon cœur! Mais aussitôt le doute horrible tressaillait en moi. S'il n'était pas mon fils!… Et je le repoussais, et dans ses traits je cherchais quelque chose des traits de l'autre.

Sa colère s'épuisait, usée par son excès même. Il s'attendrissait. Et se laissant tomber sur un fauteuil, et cachant son visage entre ses mains:

– S'ilétait mon fils, cependant! murmura-t-il. S'ilétait innocent… Ah! ce doute est intolérable!… et moi qui me suis obstiné à ne pas bouger d'ici!… Moi qui n'ai rien fait pour lui!… Je pouvais tout, au début. Il m'eûtété si facile d'obtenir que l'instruction fût confiée à un autre qu'à ce Galpin-Daveline, son ami autrefois, maintenant son ennemi mortel!

M. de Boiscoran l'avait dit, l'orgueil de la marquiseétait intraitable. Et cependant, blessée aussi cruellement qu'une femme puisse l'être, elle refoulait toutes les révoltes de sonêtre et, songeant à son fils, elle demeurait humble.

Tirant de son sein une lettre que Jacques lui avait fait parvenir dans la soirée de son départ, elle la tendit à son mari en disant:

– Voulez-vous lire ce que vousécrit notre fils, monsieur?

D'une main tremblante, le marquis prit cette lettre, et, l'enveloppe brisée, il lut:

M'abandonnez-vous donc, mon père, quand tout le monde m'abandonne? Jamais votre affection ne m'aété si nécessaire. Le péril est immense. Tout est contre moi. Jamais un tel concours de circonstances fatales ne s'est vu. Peut-être me sera-t-il impossible de démontrer mon innocence. Mais vous, est-il possible que vous croyiez votre fils coupable d'un crime stupide et lâche?… Oh, non! n'est-ce pas? Ma résolution est prise, je lutterai jusqu'au bout… Jusqu'à mon dernier souffle, je défendrai, non ma vie, mais mon honneur… Ah! si vous saviez!… Mais il est de ces choses qu'on n'écrit pas, et qu'on ne peut dire qu'à son père… Je vous en conjure, venez, que je vous voie, que votre main serre la mienne… Ne refusez pas cette consolation suprême à votre malheureux fils.:.

D'un bloc, le marquis s'était dressé.

– Oh, oui! bien malheureux! s'écria-t-il. (Et s'inclinant à demi devant sa femme): Je vous ai interrompue, fit-il. Maintenant, je vous prie de tout me dire…

L'amour de la mèreétouffa le ressentiment de la femme. Sans l'ombre d'une hésitation, et comme si rien ne se fût passé, Mme de Boiscoran répéta le récit de Jacques à maître Magloire.

Le marquis semblait un homme assommé.

– C'est inouï! répétait-il. (Et quand sa femme eut achevé): Voilà donc, reprit-il, pourquoi Jacques s'était si fort irrité quand vous lui avez parlé d'inviter madame de Claudieuse, et pourquoi il vous avait dit que, s'il la voyait entrer par une porte, il sortirait par l'autre… Nous ne comprenions pas cette aversion…

– Hélas! ce n'était pas de l'aversion. Jacques ne faisait en cela que servir la savante dissimulation de madame de Claudieuse.

En moins d'une minute, les résolutions les plus opposées se lurent sur le visage de M. de Boiscoran. Il hésita, et enfin:

– Tout ce qui est possible pour réparer mon inaction, dit-il, je le ferai. J'irai à Sauveterre. Il faut que Jacques soit sauvé. Monsieur de Margeril est tout-puissant, voyez-le, je vous le permets, je vous le demande…

Deux larmes brûlantes, les premières depuis le commencement de cette scène, jaillirent des yeux de la marquise.

– Ne comprenez-vous donc pas, monsieur, dit-elle, que ce que vous me demandez est maintenant impossible… Tout, oui, tout au monde, excepté cela!… Mais Jacques et moi sommes innocents; Dieu aura pitié de nous, maître Folgat nous sauvera.

19. Déjà maître Folgatétait à l'œuvre…

Déjà maître Folgatétait à l'œuvre.

Confiance en sa cause, conviction de l'innocence de Jacques, attrait de l'inconnu, fièvre de la lutte, incertitude du résultat, convoitise du succès, affection, intérêt, passion, tout se réunissait pour exalter le génie du jeune avocat et fouetter son activité. Et au-dessus de tout encore planait, mystérieux et indéfinissable, le sentiment que lui inspirait Mlle de Chandoré.

Car il avait subi le charme, comme tous les autres. Ce n'était pas de l'amour, car dire amour, c'est dire espérance, et il savait bien que toute et à tout jamais Mlle Denise appartenait à Jacques; c'était un sentiment puissant et doux, qui lui faisait souhaiter se dévouer pour elle et désirer d'être pour quelque chose dans sa vie et dans son bonheur. C'est pour elle que, sacrifiant toutes ses affaires et oubliant ses clients, ilétait resté à Sauveterre. C'est pour elle surtout qu'il voulait sauver Jacques de Boiscoran.

À peine arrivé à la gare, il avait laissé la marquise de Boiscoran à la garde du vieil Antoine et, sautant dans une voiture, il s'était fait conduire chez lui.

La veille, il avait adressé une dépêche, son domestique l'attendait. En moins de rien, il eut changé de vêtements. Remontant aussitôt en voiture, il partit à la recherche de l'homme le plus apte, selon lui, à éclaircir cette ténébreuse intrigue.

C'était un certain Goudar, qui avait à la préfecture de police des fonctions assez mal définies, mais assez bien rétribuées pour lui donner l'aisance. C'était un de ces agents à tout faire, que la police réserve pour les opérations délicates et les expéditions scabreuses, où il faut à la fois du flair et du tact, une intrépidité à touteépreuve et un imperturbable sang-froid.

Maître Folgat avait eu occasion de le connaître et de l'apprécier, lors de l'affaire de la Société d'Escompte mutuel. Lancé sur les traces du gérant, qui s'était enfui laissant un déficit de plusieurs millions, Goudar l'avait rejoint et arrêté au Canada, après trois mois de courses effrénées à travers l'Amérique.

Mais le jour de son arrestation, ce gérant n'avait sur lui, dans son portefeuille et dans ses malles, que quarante-trois mille francs. Qu'étaient devenus les millions? Lorsqu'on l'interrogea, il répondit qu'ilsétaient dissipés; qu'il avait joué à la Bourse, qu'il avaitété malheureux…

Tout le monde le crut, sauf Goudar. Surexcité par l'appât d'une récompense magnifique, il se remit en campagne et réussit, en moins de six semaines, à retrouver seize cent mille francs qui avaientété déposés à Londres chez une femme de mœurséquivoques.

L'histoire elle-même est bien connue. Ce qu'on ignore, c'est le génie d'investigation, la fertilité de ressources et d'expédients qu'avait dû déployer Goudar pour obtenir un tel résultat. Or, maître Folgat le savait exactement, lui qui avaitété le conseil et l'avocat des actionnaires de la Société d'Escompte mutuel. Et il s'était bien juré que si jamais une occasion se présentait, c'est à cet habile homme qu'il aurait recours.

Goudar, quiétait marié et père de famille, demeurait au diable, route de Versailles, tout près des fortifications.

Il occupait, seul avec les siens, une petite maison dont ilétait, ma foi, propriétaire, véritable retraite du sage, avec un jardinet sur la route et, de l'autre côté, un vaste jardin où il cultivait des plantes et des fruits admirables, et où ilélevait toutes sortes d'animaux.

Car c'est un fait à remarquer que tous ces hommes de police, qui remuent à la journée le fumier social, adorent la campagne et, dégoûtés sans doute des hommes, aiment de passion les bêtes et les fleurs.

Lorsque maître Folgat descendit de voiture devant cette plaisante habitation, une jeune femme de vingt-cinq ans, éblouissante de beauté, de jeunesse et de fraîcheur, jouait dans le jardinet avec une petite fille de trois à quatre ans, toute blonde et toute rose.

– Monsieur Goudar, madame? demanda maître Folgat après avoir salué.

La jeune femme rougit légèrement, et modeste, mais non embarrassée:

– Mon mari, monsieur, répondit-elle d'une voix admirablement timbrée, est dans le jardin, et vous le trouverez en prenant cette allée qui tourne la maison.

Ayant suivi l'indication, le jeune avocat ne tarda pas à apercevoir son homme.

La tête couverte d'un vieux chapeau de paille, en pantoufles et en bras de chemise, ayant devant lui un tablier bleu à pièce et à poche comme en portent les jardiniers, Goudarétait grimpé sur uneéchelle et s'appliquait à loger dans des sacs de crin les superbes chasselas de ses treilles.

Entendant le sable crisser sous des pas, il tourna la tête, et tout de suite:

– Tiens! fit-il, maître Folgat chez moi!… Bonjour, maître!

Grande fut la surprise du jeune avocat de se voir ainsi reconnu du premier coup d'œil. Il n'eût certes pas, lui, reconnu ainsi le policier. Plus de trois ans s'étaientécoulés depuis qu'ils ne s'étaient vus. Et combien de temps s'étaient-ils vus! pas une heure en deux fois.

Il est vrai que Goudarétait un de ces hommes dont on ne garde pas souvenir. De taille moyenne, il n'était ni gras ni maigre, ni brun ni blond, ni jeune ni vieux. Un employé aux passeports eût certainementécrit ainsi son signalement: front ordinaire, nez ordinaire, bouche ordinaire, yeux de couleur indécise, absence de signes particuliers.

On ne pouvait pas dire qu'il eût l'air niais, mais il n'avait pas l'air intelligent. En lui, toutétait ordinaire, moyen et indécis. Pas un trait saillant. Il devait fatalement passer inaperçu etêtre oublié aussitôt passé.

– Vous me voyez en train de préparer ma récolte pour l'hiver, dit-ilà maître Folgat. Agréable besogne! Cependant je suis à vous. Encore ces trois grappes dans ces trois sacs, et je descends.

Ce fut l'affaire d'un instant, et dès qu'il fut à terre:

– Eh bien! interrogea-t-il, que dites-vous de mon jardin?

Et tout de suite il voulut faire visiter son domaine, et avec les extases d'un propriétaire, il vantait la saveur de ses poires duchesse, il exaltait les couleurséclatantes de ses dahlias, il célébrait l'aménagement de sa basse-cour, où se voyaient des cabanes pour les lapins et un bassin pour les canards de toutes couleurs et des espèces les plus variées.

Du fond du cœur, maître Folgat maudissait ces enthousiasmes. Que de temps perdu!… Mais quand on attend un service d'un homme, c'est bien le moins qu'on flatte sa manie. Aussi renchérissait-il sur tous leséloges. Et toujours dans le but de se concilier les bonnes grâces du policier, tirant unétui à cigares et le lui présentant tout ouvert:

– Vous en offrirais-je un? fit-il.

– Merci, je ne fume jamais, répondit Goudar. (Et voyant l'étonnement de l'avocat): Jamais chez moi, du moins, ajouta-t-il. J'ai cru remarquer que l'odeur du tabac déplaît à ma femme…

Positivement, si maître Folgat n'eût pas connu l'homme, il l'eût pris pour quelque bon et simple rentier, inoffensif et rien moins que subtil, et, lui tirant sa révérence, il se fût retiré. Mais il l'avait vu à l'œuvre, et à sa suite il visita et admira encore une serre bienétablie, la couche des melons et la force des asperges.

Jusqu'à ce qu'enfin, conduisant son hôte au fond du jardin, sous une tonnelle où se trouvaient une table et des sièges rustiques:

– Maintenant, dit Goudar, asseyons-nous, maître, et dites-moi votre affaire, car ce n'est pas pour l'unique plaisir de visiter mon domaine que vousêtes venu…

Goudarétait de ces hommes qui ont reçu en leur vie plus de confidences que dix confesseurs, dix avoués et dix médecins ensemble. On pouvait tout lui dire.

Sans l'ombre d'une hésitation, et tout d'un trait, maître Folgat lui dit l'histoire de Jacques et de Mme de Claudieuse.

Ilécouta sans un mot, sans un geste, sans qu'un des muscles de son visage tressaillît. Et quand l'avocat eut achevé:

– Eh bien! demanda-t-il.

– Avant tout, répondit maître Folgat, je voudrais votre impression. Admettez-vous les explications de monsieur de Boiscoran?

– Pourquoi non? J'en ai, par ma foi, vu bien d'autres!

– Alors vous pensez que, malgré tant de charges qui l'accablent, il faut croire à son innocence?

– Permettez, je ne pense rien. Diable! il fautétudier une affaire avant d'émettre son opinion. (Il sourit, et regardant le jeune avocat): Mais voilà bien des préambules, fit-il. Qu'attendez-vous donc de moi?

– Votre aide, pour faire jaillir la vérité.

L'homme de la préfecture, assurément, s'attendait à quelque proposition de ce genre. Après une minute de réflexion, regardant fixement maître Folgat:

– Si je vous ai bien compris, reprit-il, vous voudriez procéder à une contre-instruction au bénéfice de la défense?

– Précisément.

– Et à l'insu de l'accusation?

– Juste.

– Eh bien! il m'est impossible de vous servir.

Le jeune avocatétait trop au courant des affaires pour n'avoir pas prévu une certaine résistance, et il s'était préoccupé des moyens de triompher.

– Ce n'est pas votre dernier mot, mon cher Goudar, dit-il.

– Pardonnez-moi. Je ne m'appartiens pas, j'ai un emploi et des occupations journalières…

– Vous pouvez demander, et on ne vous refuserait certainement pas un congé d'un mois.

– C'est vrai, mais il est certain aussi qu'on s'inquiéterait à la préfecture de ce congé. On me surveillerait probablement. Et si l'on venait à découvrir que je me mêle de faire de la police pour le compte des particuliers, on me laverait la tête solidement et on se priverait de mes services.

– Oh!…

– Il n'y a pas de «oh!»On ferait ce que je vous dis, et on aurait raison. Car enfin, où irions-nous, et que deviendraient la sécurité et la liberté individuelles, si le premier venu avait le droit d'embaucher les agents de la préfecture et de les employer à sa fantaisie? Et que deviendrais-je, si je venais à perdre ma place?

– La famille de monsieur de Boiscoran est riche et témoignerait magnifiquement sa reconnaissance à l'homme qui le sauverait…

– Et si je ne le sauvais pas! Et si au lieu de réussir à démontrer son innocence, je ne parvenais qu'à recueillir des preuves nouvelles de sa culpabilité?

L'objectionétait si forte que maître Folgat n'essaya même pas de la discuter.

– Je pourrais, dit-il, vous remettre comme entrée de jeu une certaine somme qui vous resterait acquise quel que fût le résultat…

– Quelle somme? Une centaine de louis? Certes, cent louis ne sont pas à dédaigner, mais qu'en ferais-je, si j'étais mis à pied? Je n'ai pas à penser qu'à moi; j'ai une femme et un enfant, et pour toute fortune cette bicoque qui n'est même pas finie de payer. Ma femme, qui est orpheline, n'avait en dot que sonétat de repriseuse de dentelles et de cachemires. Ma place n'est pas le Pérou, mais avec les gratifications extraordinaires, elle me vaut, bon an mal an, sept ou huit mille francs, sur lesquels j'enéconomise deux ou trois…

D'un geste amical, le jeune avocat l'arrêta.

– Si je vous offrais dix mille francs?…

– Une année d'appointements…

– Si je vous en offrais quinze mille?…

Goudar ne répondit pas, mais sonœil brilla.

– C'est une affaire intéressante que celle de monsieur de Boiscoran, poursuivit maître Folgat, et telle qu'il ne s'en présente guère. L'homme qui parviendrait à démontrer l'inanité de l'accusation grandirait singulièrement sa réputation…

– Se ferait-il aussi des amis au parquet?

– J'avoue que je ne le pense pas.

L'homme de la police secouait la tête.

– Eh bien! moi, dit-il, j'avoue que ce n'est ni pour la gloire ni par amour de l'art que je travaille. Oh! je sais bien que la vanité est le grand mobile de quelques-uns de mes confrères; j'ai connu le père Tabaret, je connais Lecoq… je suis plus positif. Mon métier ne m'a jamais plu, et si je continue à l'exercer, c'est faute d'argent pour en entreprendre un autre. Il désespère ma femme, d'ailleurs, qui ne vit pas tant que je suis dehors, et qui tremble toujours qu'on ne me rapporte un beau matin avec un couteau planté entre lesépaules.

Sans cesser d'écouter, maître Folgat avait tiré de sa poche et posé sur la table un portefeuille fort gonflé.

– Avec quinze mille francs, prononça-t-il, on peut entreprendre quelque chose…

– C'est vrai… Il y a à vendre, touchant mon jardin, un terrain qui m'irait comme un gant. Le commerce des fleurs rapporte gros à Paris et plairait joliment à ma femme. On peut gagner beaucoup avec les fruits…

L'avocat comprenait bien qu'il tenait son homme.

– Ajoutez, mon cher Goudar, insista-t-il, qu'en cas de succès, ces quinze mille francs ne seraient qu'un acompte. Peut-être les doublerait-on. Monsieur de Boiscoran est le plus généreux des hommes, et ce lui serait une joie que de récompenser royalement l'homme qui l'aurait sauvé…

Il ouvrait son portefeuille, tout en parlant, et il en tirait quinze billets de mille francs qu'ilétalait sur la table.

– À tout autre qu'à vous, continua-t-il, j'hésiterais à remettre d'avance une somme aussi forte. Un autre, l'argent reçu, ne s'occuperait peut-être plus de mon affaire. Mais je sais votre probité, et si enéchange de mes billets, vous me donnez votre parole, je serai tranquille… Voyons, est-ce dit?

L'émotion du policierétait grande, car si maître qu'il fût de ses impressions, il avait légèrement pâli.

Hésitant, il maniait les billets de banque d'une main frémissante, jusqu'à ce que tout à coup:

– Attendez-moi deux minutes, dit-il.

Et se levant brusquement, il courut vers la maison.

Va-t-il consulter sa femme? se demandait maître Folgat.

Il y allait positivement, car le moment d'après ils apparurent au bout de l'allée, discutant avec une certaine animation.

D'ailleurs, la discussion dura peu. Revenant à la tonnelle:

– C'est entendu, déclara Goudar, je suis votre homme.

Joyeusement, l'avocat lui serra la main.

– Merci! s'écria-t-il, car, aidé par vous, je réponds presque du succès… Malheureusement le temps presse… Quand nous mettrons-nous à l'œuvre?

– À l'instant. Permettez-moi de changer de costume et je suis à vous. Il faudra que vous me donniez les clefs de la maison de la rue des Vignes.

– Je les ai dans ma poche…

– En ce cas, nous allons y aller immédiatement, car il me faut avant tout reconnaître le terrain… Et vous allez voir si je suis long à ma toilette!