Read only on LitRes

The book cannot be downloaded as a file, but can be read in our app or online on the website.

Read the book: «La corde au cou», page 17

Font:

»Ces cinq semaines passèrent comme un rêve, et cependant je dois dire que la séparation ne me fut pas aussi douloureuse que je l'aurais supposé. Non que le prisme fût brisé! Mais j'ai toujours trouvé humiliant d'être obligé de se cacher. Je commençais à me lasser de cette existence de précautions incessantes, et il me tardait un peu d'abandonner la personnalité de mon ami Francis Burnett et de reprendre la mienne. Nous nousétions bien jurés, d'ailleurs, madame de Claudieuse et moi, de ne jamais rester un mois sans passer quelques heures ensemble, et elle avait imaginé divers expédients pour nous voir sans danger.

»Un malheur de famille vint précisément, à cetteépoque, servir nos projets. Le frère aîné de mon père, cet oncle indulgent qui m'avait donné de quoi acheter ma maison de Passy, mourut en me léguant toute sa fortune. Propriétaire de Boiscoran, j'allais désormais avoir des raisons sérieuses d'habiter le pays et d'y venir, en tout cas sans que personne s'inquiétât de ce que j'y venais faire.

14. Jacques de Boiscoran, c'était manifeste, avait hâte d'en finir…

Jacques de Boiscoran, c'était manifeste, avait hâte d'en finir, d'en arriver à la nuit de l'incendie du Valpinson et de savoir enfin, du célèbre avocat de Sauveterre, ce qu'il avait à craindre ou à espérer.

Après un moment de silence, car la respiration lui manquait, après quelques pas au hasard dans sa cellule:

– Mais à quoi bon des détails, Magloire, reprit-il d'un ton amer. Aurez-vous la foi qui vous manque, parce que je vous auraiénuméré une à une mes entrevues avec la comtesse de Claudieuse et que je vous aurai rapporté jusqu'à ses moindres paroles?

»Nous enétions vite venus à calculer si exactement et si prudemment nos pas et nos démarches, que nous nous rencontrions assez fréquemment sans danger. Nous nous disions en nous quittant, ou elle m'écrivait: " À tel jour, à telle heure, en tel endroit", et siéloigné que fût le jour, si incommode que fût l'heure, si grande que fût la distance, nous arrivions.

»J'étais parvenu promptement à connaître le pays mieux que les plus vieux braconniers, et rien ne nous servait autant que cette connaissance parfaite de toutes les retraites ignorées. La comtesse, de son côté, ne laissait jamais s'écouler trois mois sans découvrir quelque motif urgent de se rendre à La Rochelle ou à Angoulême, et, de Paris, j'allais l'y rejoindre. Et rien ne la retenait. Sa grossesse même, car c'est cette année de 1867 qu'elle eut sa seconde fille, n'empêcha pas ses voyages. Il est vrai que ma vie à moi se passait sur les grands chemins, et qu'à tout moment, lorsqu'on s'y attendait le moins, je disparaissais des semaines entières. Voilà l'explication de cette humeur vagabonde dont se moquait mon père, et que vous-même, Magloire, m'avez reprochée autrefois…

– C'est vrai! approuva l'avocat. Je me souviens…

Jacques de Boiscoran ne releva pas l'approbation.

– Je mentirais, poursuivait-il, si je disais que cette vie me déplaisait. Non. Le mystère et le danger ajoutaient à l'attrait de nos amours. Les obstacles irritaient ma passion. Je trouvais quelque chose de sublime dans ce fait de deuxêtres intelligents consacrant exclusivement tout ce qu'ils avaient d'intelligence à poursuivre et à cacher une dangereuse intrigue.

»Mieux je constatais la vénération dont la comtesse de Claudieuseétait l'objet dans le pays, mieux j'acquérais la preuve de l'habileté de sa dissimulation et de la profondeur de sa perversité, et plus j'étais fier d'elle. L'orgueil, en chaudes bouffées, me montait au cerveau, quand, à Bréchy, où je me rendais le dimanche, uniquement pour elle, je la voyais passer calme et sereine, dans l'imposante sécurité de sa pure renommée… Je riais de la naïveté de ces braves dupes qui s'inclinaient si bas, croyant saluer une sainte, et c'est avec un ravissement idiot que je me félicitais d'être le seulà connaître la véritable comtesse de Claudieuse, celle qui prenait si gaiement sa revanche dans notre maison de la rue des Vignes.

»Mais de tels délires ne sauraient durer… Il ne m'avait pas fallu beaucoup de temps pour reconnaître que je m'étais donné un maître, et le plus impérieux et le plus exigeant qui fut jamais. J'avais en quelque sorte cessé de m'appartenir. J'étais devenu sa chose et je ne devais plus vivre, respirer, penser, agir que pour elle. Que lui importaient mes répugnances et mes goûts! Elle voulait, cela suffisait. Elle m'écrivait: «Venez», il fallait accourir à l'instant. Elle me disait: «Partez», je n'avais qu'à m'éloigner au plus vite. Au début, c'est avec joie que j'acceptais le despotisme de son amour; mais peu à peu je me fatiguai de cette abdication perpétuelle de ma volonté. Il me déplut de ne pouvoir disposer de moi, de n'oser plus faire un projet vingt-quatre heures d'avance. Je commençai à sentir la gêne de la corde que je m'étais passée autour du cou.

»L'idée de fuir me vint. Un de mes amis allait entreprendre un voyage autour du monde, qui devait durer dix-huit mois ou deux ans; j'eus envie de partir avec lui. Qui me retenait? J'étais, par ma position et par ma fortune, absolument indépendant. Pourquoi ne pas suivre cette inspiration? Ah! pourquoi!… C'est que le prisme n'était pas brisé encore. C'est que si je maudissais la tyrannie de madame de Claudieuse, je tressaillais encore quand j'entendais prononcer son nom. C'est que si je songeais à la fuir, un seul de ses regards me remuait encore jusqu'au fond des veines. C'est que je luiétais attaché par les mille fils de l'habitude et de la complicité, ces fils qui semblent plus ténus qu'un fil de la Vierge, et qui sont plus durs à briser que le câble d'un vaisseau.

»Pourtant, cette idée qui m'était venue fut cause que, pour la première fois, je prononçai devant elle le mot de séparation, lui demandant ce qu'elle ferait si je venais à la quitter. Elle me regarda d'un air singulier, et, au bout d'un moment: "Est-ce sérieux? me demanda-t-elle. Est-ce une préface?" Je n'osai pas pousser plus loin, et, m'efforçant de sourire: "Ce n'est qu'une plaisanterie, répondis-je. – Alors, fit-elle, n'en parlons pas. Si jamais vous en veniez là, vous verriez ce que je ferais." Je n'insistai plus, mais son regard me resta dans l'esprit et me fit comprendre que j'étais bien plusétroitement lié encore que je ne l'avais supposé. Pour cette raison, rompre devint mon idée fixe.

– Eh bien! il fallait rompre! s'écria l'avocat.

Jacques de Boiscoran secoua la tête.

– C'est aisé à conseiller, répondit-il. J'ai essayé, je n'ai pas pu. Dix fois je suis arrivé près de madame de Claudieuse, résolu à lui dire: "Ne nous revoyons plus", dix fois, au dernier moment, le courage m'a manqué. Elle m'irritait, j'en arrivais presque à la haïr, mais pouvais-je oublier combien je l'avais aimée et tout ce qu'elle avait risqué pour moi?… Puis, pourquoi ne pas l'avouer? elle me faisait peur. Ce caractère inflexible que j'avais tant admiré jadis m'épouvantait, et je frissonnais, saisi de vagues et sinistres appréhensions, en songeant à tout ce dont je la savais capable.

»J'étais donc en proie aux plus affreuses perplexités, lorsque ma mère me parla d'un mariage qu'elle rêvait pour moi depuis longtemps. Ce pouvaitêtre le prétexte que je n'avais pas su trouver. À tout hasard, je demandai à réfléchir. Et la première fois que je me trouvai avec madame de Claudieuse, rassemblant tout mon courage: "Vous savez ce qui arrive, lui dis-je, ma mère veut me marier." Elle devint plus pâle que la mort, et me fixant bien dans les yeux, comme si elle eût espéré lire jusqu'au fond de monâme: "Et vous, me demanda-t-elle, que voulez-vous? – Moi, répondis-je en riant d'un rire forcé, je ne veux rien pour le moment. Mais il faudra bien tôt ou tard en passer par là. Il faut à un homme un intérieur, des affections que le monde reconnaisse… – Et moi, interrompit-elle, que suis-je donc pour vous? – Vous! m'écriai-je, Geneviève, je vous aime de toutes les forces de monâme, mais un abîme nous sépare, vousêtes mariée." Elle me fixait toujours obstinément. "En d'autres termes, reprit-elle, vous m'avez aimée pour passer le temps… J'aiété la distraction de votre jeunesse, la poésie de vos vingt ans, ce roman d'amour que tout homme veut avoir… Mais vous vous faites grave, il vous faut des affections sérieuses, et vous m'abandonnez… Soit. Mais que vais-je devenir, moi, si vous vous mariez?" Je souffrais cruellement. "Vous avez votre mari, balbutiai-je, vos enfants…" Elle m'arrêta. "C'est cela, fit-elle, je retournerai vivre au Valpinson, dans ce pays tout plein de votre souvenir, dont chaque site me rappelle un de nos rendez-vous, près de mon mari que j'ai trahi, près de mes filles dont une est vôtre… Ce n'est pas possible, Jacques…" J'étais alors en veine de courage. "Cependant, dis-je, il est possible que je me marie. Que feriez-vous? – Oh! peu de chose, me répondit-elle. Je remettrais toutes vos lettres au comte de Claudieuse…"

Depuis tantôt trente ans qu'il plaidait aux assises, maître Magloire avait entendu d'étranges confidences. Jamais cependant ses idées n'avaientété bouleversées comme en ce moment.

– C'est à confondre l'esprit, murmurait-il.

Mais Jacques, déjà, poursuivait:

– La menace de la comtesse de Claudieuseétait-elle sérieuse? Je n'en doutais pas. Affectant cependant un grand calme: "Vous ne feriez pas cela, lui dis-je. – Sur tout ce que j'ai au monde de cher et de sacré, me répondit-elle, je le ferais!…"

»Bien des mois se sontécoulés depuis cette scène, Magloire, bien desévénements se sont succédés, et cependant, il me semble qu'elle date d'hier. Je revois encore la comtesse, plus blanche qu'un spectre, j'entends toujours sa voix frémissante, et c'est presque textuellement que je vous rapporte ses paroles: "Ah! ma résolution vousétonne, Jacques, continuait-elle en phrases enflammées. Je le conçois. Les femmes qui manquent à leurs devoirs n'ont pas habitué leurs amants à compter avec elles. Trahies, elles se taisent. Délaissées, elles se résignent. Sacrifiées, elles cachent leurs larmes, car pleurer, ce serait avouer la faute. Qui les plaindrait, d'ailleurs, si elles laissaient soupçonner leur désespoir? L'abandon n'est-il pas le châtiment prévu! Aussi, parmi les hommes, et il en est d'assez bassement cyniques pour l'avouer, est-il convenu qu'une femme mariée est une maîtresse commode, dont on n'a jamais à craindre la jalousie, et qu'on peut toujours quitter comme on l'a prise, en un moment de caprice! Ah! lâches que nous sommes! Si nous avions plus de courage, on y regarderait à deux fois avant de s'emparer de la femme d'autrui!… Mais ce que les autres n'osent pas, je l'oserai, moi! Il ne sera pas dit que de notre faute commune il sera fait deux parts, que vous en aurez recueilli tout le bénéfice et que j'en supporterai tout le châtiment… Quoi! vous, demain, vous seriez libre de courir à de nouvelles amours et de recommencer votre vie, et moi, je resterais, seule, au fond de l'abîme de honte, déchirée de regrets et rongée de remords! Je ne serais dans votre passé qu'un rêve charmant, et vous seriez dans le mien un souvenir affreux! Non, non!… Des liens tels que les nôtres, rivés par des années de complicité, ne se brisent pas ainsi! Vous m'appartenez, vousêtes à moi, et envers et contre toutes je vous défendrai avec les seules armes qui soient à ma portée!… Je vous ai dit que je tenais à ma réputation plus qu'à la vie, mais je ne vous ai pas dit que je tinsse à la vie!… Mariez-vous… La veille de votre mariage, mon mari saura tout… Je ne survivrai pas à la perte de mon honneur, mais du moins je serai vengée! Si vouséchappez à la haine du comte de Claudieuse, votre nom restera attaché à une si tragique histoire que votre vie en sera à tout jamais perdue…"

»Ainsi elle s'exprimait, Magloire, et avec des emportements dont je ne saurais vous donner une idée. C'était absurde, ce qu'elle disait, c'était insensé! Mais la passion n'est-elle pas insensée et absurde? Ce n'était pas, d'ailleurs, une inspiration soudaine de son orgueil blessé, que cette vengeance dont elle me menaçait. À la précision de ses phrases, à la sûreté de ses coups, il m'était impossible de ne pas reconnaître un projet longuement médité, dont elle avait calculé l'effroyable portée, et irrévocablement arrêté.

»J'étais atterré. Et comme je gardais un morne silence: "Eh bien!" me demanda-t-elle froidement. Il me fallait gagner du temps avant tout. "Eh bien! répondis-je, je ne m'explique pas votre colère. Ce mariage dont je viens de vous parler n'a jamais existé que dans l'imagination de ma mère… – Bien vrai? interrogea-t-elle. – Je vous l'affirme." Elle m'examinait d'unœil soupçonneux. "Allons, je vous crois, dit-elle enfin, avec un grand soupir. Mais vous voilà prévenu. Et maintenant chassons ces vilaines idées."

»Elle pouvait les chasser, peut-être; moi, non. C'est la rage dans le cœur que je la quittai. Ainsi donc, elle avait disposé de moi. J'avais pour la vie autour du cou cette corde fatale dont les meurtrissures devenaient chaque jour plus douloureuses. Et à la moindre tentative pour la rompre, je devais m'attendre à un scandale abominable, à quelqu'une de ces aventures sinistres quiécrasent un homme. Pouvais-je, du moins, espérer lui faire entendre raison? Non, je n'enétais que trop sûr. Je ne savais que trop que je perdrais mon temps à essayer de lui rappeler que je n'étais pas si coupable qu'elle le voulait bien dire, à essayer de lui démontrer que sa vengeance atteindrait plus que moi encore son mari et ses enfants, et que si elle avait à reprocher au comte de Claudieuse les conditions de leur mariage, ses filles, elles, étaient innocentes…

»Mais c'est en vain que je m'épuisais à chercher une issue à cette horrible situation. Sur mon honneur, Magloire, il y avait des moments où j'étais tenté de passer outre et d'imaginer un semblant de mariage, pour déterminer la comtesse à agir, pour faireéclater enfin sur moi ces menaces toujours suspendues sur ma tête. Je ne crains pas le danger, mais savoir qu'il existe et l'attendre les bras croisés m'est insupportable. Il faut que je marche à lui. L'idée que madame de Claudieuse se servait du comte pour me retenir me révoltait. Il me semblait ridicule et ignoble à la fois qu'elle fît de son mari le gendarme de son amant. Pensait-elle donc qu'il me faisait peur!… Ah! comme je lui eusse toutécrit, si cette dénonciation ne m'eût pas paru si odieuse!

»Ma mère, cependant, m'avait demandé le résultat de mes réflexions au sujet de ce mariage dont elle m'avait entretenu, et c'est avec un pouce de rouge sur la face que je lui avais répondu que, décidément, je ne voulais pas me marier encore, que je me trouvais trop jeune pour accepter la responsabilité d'une famille. C'était vrai; mais ce ne l'eût pasété qu'il m'eût fallu le répondre quand même.

»Voilà où j'enétais, me répétant qu'il fallait en finir et flottant entre plusieurs partis contraires, quand la guerreéclata. Mes opinions plus encore que monâge me faisaient soldat. J'accourus à Boiscoran. On venait d'organiser les mobiles du pays, et ils me nommèrent leur capitaine, et c'est à leur tête que je rejoignis l'armée de la Loire. Dans la disposition d'esprit où je me trouvais, la guerre n'avait rien qui m'effrayât; touteémotion me semblait bonne, qui pouvait me donner l'oubli. Et si j'ai montré quelque bravoure, mon mérite n'est pas grand.

»Pourtant, comme les semaines s'écoulaient, puis les mois, et que je n'entendais plus parler de la comtesse de Claudieuse, un secret espoir me venait qu'elle m'oubliait et que, le temps et l'absence faisant leurœuvre, elle se résignait.

»La paix signée, je revins à Boiscoran, et pas plus que les mois passés, la comtesse ne me donna signe de vie. Je commençais à me rassurer et à reprendre possession de moi-même, quand un jour monsieur de Chandoré, me rencontrant, m'invita à dîner. J'y allai. Je vis mademoiselle Denise. Il y avait déjà longtemps que je la connaissais, et son souvenir n'avait peut-être pasété sans contribuer à me détacher de madame de Claudieuse. Pourtant, j'avais toujours eu la raison de la fuir, tremblant d'attirer sur elle quelque sinistre vengeance.

»Rapproché d'elle par son grand-père, je n'eus plus le courage de m'éloigner. Et le jour où il me sembla lire dans ses yeux si beaux qu'elle m'aimait, mon parti fut pris, et je me dis que je braverais tout. Mais comment exprimer mes angoisses, Magloire, et avec quelles anxiétés chaque soir, en rentrant à Boiscoran, je demandais: "Il n'est pas venu de lettre?"

»Il n'en venait toujours pas. Et cependant ilétait impossible que la comtesse de Claudieuse n'eût pasété informée de mon mariage. Mon pèreétait venu demander la main de Denise; on me l'avait accordée, j'avaisété admis officiellement à faire ma cour, il ne restait plus à fixer que le jour de la cérémonie… Ce calme m'épouvantait!

Épuisé, haletant, Jacques de Boiscoran s'était arrêté, appuyant ses deux mains sur sa poitrine, comme pour comprimer les battements désordonnés de son cœur.

Il touchait au dénouement. Et cependant, c'est en vain qu'il attendait de l'avocat de Sauveterre un mot, un signe d'encouragement. Maître Magloire demeurait impénétrable, son visage restait aussi impassible qu'un masque de plomb.

Enfin, avec un grand effort:

– Oui, reprit Jacques, ce calme me semblait présager la tempête. Être aimé de Denise, c'était trop de bonheur. J'attendais unéclat, une catastrophe, quelque chose de funeste. Je l'attendais si positivement que j'avais fini par décider en moi-même qu'ilétait de mon devoir de tout avouer à monsieur de Chandoré. Vous le connaissez, Magloire. Il est, ce vieux gentilhomme, la plus pure, la plus respectable expression de l'honneur. Je pouvais lui confier mon secret tout aussi impunément qu'autrefois, en mes heures de délire, je livrais au vent de la nuit le nom de Geneviève.

»Hélas! pourquoi ai-je tant hésité, tant combattu, tant tardé?… Un mot prononcé alors me sauvait, et je ne serais pas ici, accusé d'un crime atroce, innocent et réduit à vous voir douter de mes paroles. Mais la fatalité était sur moi. Après avoir durant toute une semaine remis mes aveux, un soir, sur un mot de Denise à propos des pressentiments, je me dis, bien décidé à me tenir parole: ce sera demain.»Et le lendemain, en effet, je partis de Boiscoran de bien meilleure heure que de coutume, et à pied, parce que j'avais à donner des ordres à une douzaine d'ouvriers qui travaillaient à mes vignes. Je pris au plus court, par les champs. Hélas! pas un détail n'est sorti de ma mémoire! Et mes ordres donnés, je venais de regagner la grande route, quand je rencontrai le vieux curé de Bréchy, qui est mon ami. "Il faut, me dit-il, que vous me fassiez un bout de conduite. Puisque vous allez à Sauveterre, cela ne vous allongera pas beaucoup de prendre la traverse, qui passe par le Valpinson et les bois de Rochepommier." À quoi tiennent les destinées, cependant! J'accompagnai le curé, et je ne le quittai qu'à cet endroit où la grande route et la traverse se croisent, et qu'on appelle dans le pays la «Cafourche des Maréchaux». Sitôt seul, je doublai le pas, et j'avais presque traversé le bois, quand tout à coup, à vingt pas de moi, venant en sens inverse, je reconnus la comtesse de Claudieuse…

»Si grand que fût monémoi, je poursuivis mon chemin, résolu à me contenter de la saluer sans lui adresser la parole. Ainsi je fis, et déjà je la dépassais, quand je l'entendis m'appeler: "Jacques!…" Je m'arrêtai, ou plutôt je fus cloué sur place par cette voix qui, si longtemps, avait eu sur monâme un empire absolu. Aussitôt elle s'approcha. Elleétait plusémue que moi encore, son regard vacillait, ses lèvres tremblaient. "Eh bien! me dit-elle, ce n'est pas une illusion, cette fois vousépousez mademoiselle de Chandoré." Le tempsétait passé des ménagements. "Oui, répondis-je. – Ainsi, c'est bien vrai, reprit-elle, tout est bien fini! C'est en vain que je vous rappellerais ces serments d'unéternel amour que vous me juriez autrefois, tenez, là-bas, sous ce bouquet de chênes, en face de cet admirable horizon… Ce sont les mêmes arbres et le même paysage, et je suis toujours la même femme… Votre cœur seul a changé…" Je ne répondis pas. "Vous l'aimez donc bien!" insista-t-elle. Obstinément je gardai le silence. "Je vous comprends, fit-elle, je ne vous comprends que trop. Et elle, Denise? Elle vous aime à ce point de ne savoir plus le dissimuler. Elle arrête ses amies pour leur apprendre son mariage et leur dire combien elle est heureuse… Oh, oui! bien heureuse, en effet!… Cet amour quiétait ma honte est sa gloire, à elle… J'étais réduite à m'en cacher comme d'un crime, elle s'en pare comme d'une vertu… Les conventions sociales sont absurdes et iniques, mais bien fou qui cherche à s'y soustraire…" Des larmes, les premières que je lui aie vues répandre, brillaient entre ses longs cils. "N'être plus rien pour vous, reprit-elle, rien!… Ah! j'ai trop calculé! Vous souvient-il qu'au lendemain de la mort de votre oncle, riche désormais, vous me proposiez de fuir?… J'ai refusé. Je tenais à ma renommée, j'avais soif de considération. Je croyais qu'on peut faire deux parts de sa vie: consacrer l'une au plaisir et l'autre à l'hypocrisie du devoir. Pauvre folle!… Et cependant, il y a bien longtemps que j'ai deviné votre lassitude. Je vous connaissais si bien! Votre cœurétait pour moi comme un livre ouvert où je lisais vos plus secrètes pensées. Alors je pouvais vous retenir encore. Il fallait me faire humble, prévenante, soumise. Au lieu de cela, j'ai prétendu m'imposer…" Un spasme lui coupa la parole, puis brusquement: "Et vous, me demanda-t-elle,êtes-vous heureux, au moins? – Je ne puis l'être complètement, vous sachant malheureuse répondis-je. Mais il n'est pas de douleur que le temps ne cicatrise, vous oublierez… – Jamais!" s'écria-t-elle. Et baissant la voix: "Puis-je vous oublier, poursuivit-elle, alors que sans cesse je retrouve votre regard dans les yeux de ma plus jeune fille!… Monsieur de Claudieuse est pour elle plus affectueux que pour l'aînée… Vous doutez-vous ce que je souffre, quand il la tient sur ses genoux, quand il la caresse, quand il l'embrasse?… Comprenez-vous quelle violence je dois me faire, pour ne pas la lui arracher, pour ne pas lui crier:'Eh! tu vois bien qu'elle n'est pas tienne, celle-là!'Ah! le crime est affreux, mon Dieu! mais quel châtiment!"

»Des gens, au loin, apparaissaient sur la route. "Remettez-vous", lui dis-je. Elle se roidit contre sonémotion. Les gens passèrent en nous saluant poliment. Et après un moment: "Enfin, reprit-elle, à quand le mariage?" Je tressaillis. D'elle-même elle venait au-devant de l'explication. "Il n'est pas encore fixé, dis-je. Ne devais-je pas vous voir avant? Vous m'avez fait autrefois certaines menaces… – Et vous aviez peur? – Non. Je croyais vous connaître assez pourêtre sûr que vous ne voudriez me punir comme d'un crime de vous avoir aimée. Tant d'événements sont survenus depuis ce jour où vous me menaciez… – Oui, bien desévénements en effet, interrompit-elle. Mon pauvre père est incorrigible. Une fois encore, il s'est exposé follement, et de nouveau mon mari a dû sacrifier une grosse somme pour le sauver. Ah! monsieur de Claudieuse est un noble cœur, et il est bien fâcheux que je sois la seule envers qui jamais il ait manqué de générosité. Chacun de ces bienfaits dont il me comble, dont il m'écrase, est pour moi un nouveau grief… mais en les acceptant je me suis enlevé le droit de le frapper d'un coup plus terrible que le coup de la mort… Vous pouvezépouser Denise, Jacques, vous n'avez rien à craindre de moi…"

»Ah! je n'espérais pas tant, Magloire. Éperdu de joie, je saisis sa main, et la portant à mes lèvres: "Vousêtes la meilleure des amies!", m'écriai-je. Mais vivement, et comme si mes lèvres l'eussent brûlée, elle retira sa main: "Non, pas cela", dit-elle en pâlissant. Et maîtrisant à peine son trouble: "Cependant, il faut nous revoir encore une fois, reprit-elle. Vous avez mes lettres, n'est-ce pas? – Je les ai toutes. – Eh bien! il faut me les rapporter… Mais où, et comment? Il m'est bien difficile de m'absenter, en ce moment, la plus jeune de mes filles… notre fille, Jacques, est bien malade… Cependant il faut en finir. Voyons, jeudi,êtes-vous libre?… Oui… En ce cas, jeudi soir, vers neuf heures, soyez au Valpinson… Vous me trouverez de l'autre côté des chais, à l'entrée du bois, près de ces vieilles tours de l'ancien château que mon mari a fait réparer. – Est-ce bien prudent? demandai-je. – Ai-je jamais rien livré au hasard, me répondit-elle, et est-ce en ce moment que je manquerais de prudence! Fiez-vous à moi! Allons, il faut nous séparer, Jacques. À jeudi, et soyez exact."

»Étais-je donc libre? La chaîneétait-elle brisée, redevenais-je enfin mon maître? Je le crus, et dans le délire de ma liberté, je pardonnais à madame de Claudieuse toutes mes angoisses depuis un an. Que dis-je? Déjà je m'accusais d'injustice et de cruauté. Je l'admirais de s'immoler à mon bonheur. J'aurais voulu, dans l'effusion de ma reconnaissance, m'agenouiller à ses pieds et baiser le bas de sa robe. Confier mon secret à monsieur de Chandoré devenait inutile. Je pouvais rentrer à Boiscoran.

»Mais j'étais à plus de moitié chemin, je continuai, et quand j'arrivai à Sauveterre, mon visage reflétait si bien l'épanouissement de monâme, que Denise me dit: "Il vous arrive quelque chose d'heureux, Jacques!…" Oh, oui! de bien heureux. Pour la première fois près d'elle, je respirais librement. Il m'était permis de l'aimer sans trembler que mon amour ne lui fût fatal.

»Cette sécurité dura peu. Réfléchissant, je ne tardai pas à m'étonner du singulier rendez-vous que madame de Claudieuse m'avait assigné. Ne serait-ce pas un piège? pensais-je, à mesure que le jour approchait.

»Toute la journée du jeudi, je fus assailli par les plus tristes pressentiments. Si j'avais su comment faire prévenir la comtesse, très certainement je ne serais pas allé à son rendez-vous. Mais je n'avais aucun moyen de l'avertir. Et je la connaissais assez pour savoir que lui manquer de parole, ce serait tout remettre en question.

»Je dînai cependant à mon heure accoutumée, et, quand j'eus achevé, je montai à mon appartement, où j'écrivis à Denise de ne pas m'attendre de la soirée, que je serais retenu loin d'elle par une affaire de la plus haute importance. Je remis cette lettre au fils de mon fermier, Michel, en lui commandant de la porter sans perdre une minute. Cela fait, je réunis toutes les lettres de madame de Claudieuse en un paquet que je mis dans ma poche. Je pris mon fusil, et je partis. Il pouvaitêtre huit heures. Il faisait encore grand jour…

Que maître Magloire ajoutât ou non foi au récit du prévenu, ilétait manifestement intéressé au plus haut point. Il avait rapproché sa chaise. À tout moment des exclamations sourdes luiéchappaient.

– En toute autre circonstance, reprit Jacques, j'aurais suivi, pour me rendre au Valpinson, une des deux routes ordinaires. Travaillé de défiances comme je l'étais, je ne songeai qu'à me cacher, et je pris à travers les marais. Ilsétaient en partie inondés, je le savais, mais je comptais, pour n'être pas arrêté par l'eau, sur ma parfaite connaissance du terrain et sur mon agilité. Je me disais que par-là je ne serais certainement pas vu, que je ne rencontrerais personne…

»Je me trompais. En arrivant au déversoir de la Seille, et au moment de le traverser, je me trouvai en face du gars Ribot, le fils d'un fermier de Bréchy. Il parut tellement surpris de me voir en cet endroit que je me crus obligé de lui expliquer ma présence, et mon trouble me rendant stupide, je lui dis que j'avais affaire à Bréchy et que je traversais les marais pour tirer des oiseaux d'eau. "Si c'est ainsi, fit-il en ricanant, nous ne chassons point le même gibier." Il s'éloigna, mais cette rencontre me contraria vivement. Et c'est en envoyant le gars Ribot à tous les diables que je continuai ma route qui, de plus en plus, devenait difficile et périlleuse. Neuf heures devaientêtre sonnées depuis longtemps, lorsque j'arrivai aux environs du Valpinson. Mais la nuitétait fort claire. Je redoublai de précautions. L'endroit choisi par la comtesse pour notre rendez-vousétaitéloigné de plus de deux cents mètres de l'habitation et des métairies, abrité par les bâtiments des chais et tout rapproché du bois.

»C'est par le bois que j'approchai. Caché par les arbres, j'explorai le terrain, et je ne tardai pas à apercevoir madame de Claudieuse, debout près d'une des vieilles tours. Elleétait vêtue d'un peignoir de mousseline claire qui se voyait de très loin.

»Ne découvrant rien de suspect, j'avançai, et dès qu'elle m'aperçut: "Voilà près d'une heure que je vous attends", me dit-elle. Je lui expliquai les difficultés du chemin que j'avais pris, et tout de suite: "Mais où est votre mari? lui demandai-je. – Il souffre de ses rhumatismes, me répondit-elle, il est couché. – Ne s'étonnera-t-il pas de votre absence? – Non. Il sait que je dois veiller la plus jeune de mes filles… Je suis sortie par la petite porte de la buanderie." Et sans me laisser répliquer: "Mais où sont mes lettres? reprit-elle. – Les voici", dis-je en les lui tendant. Elle les prit d'un mouvement fiévreux, en disant à demi-voix: "Il y en a quatre-vingt-quatre." Et sans le souci de l'injure qu'elle me faisait, elle se mit à les compter. "Elles y sont bien toutes", dit-elle quand elle eut fini. Et tirant un paquet de son sein: "Et voici les vôtres", ajouta-t-elle. Mais elle ne me les donna pas. "Nous allons, déclara-t-elle, les brûler." Je tressaillis de surprise. "Y pensez-vous? m'écriai-je, ici, à cette heure… La flamme attirerait quelqu'un. – Qui? Que craignez-vous? D'ailleurs nous allons entrer sous bois… Allons, donnez-moi des allumettes." Je cherchai dans toutes mes poches, mais inutilement. "Je n'en ai pas, répondis-je. – Allons donc, vous, un fumeur obstiné, vous qui, même près de moi, ne saviez pas renoncer à vos cigares… – J'ai oublié ma boîte hier chez monsieur de Chandoré." Elle frappait du pied violemment. "Puisque c'est ainsi, dit-elle, je vais rentrer en prendre…" C'était un retard et une imprudence nouvelle. Comprenant qu'il fallait en passer par où elle voulait: "C'est inutile, dis-je, attendez."