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La capitaine

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Pour comble d’infortune, les beaux jours s’éclipsaient dans les brumes de l’Océan, et madame Stevenson envisageait avec horreur la perspective d’un long hiver dans cette contrée sauvage, lorsqu’un matin, elle fut réveillée par le petit canon du Wish-on-Wish.

– Le commandant arrive!

La nouvelle, portée de bouche en bouche, arriva bientôt à son oreille.

– Je le verrai cette fois, je veux le voir, lui parler! s’écria la jeune femme, en sautant hors de son lit.

Malgré son abattement moral, elle avait toujours mis un soin minutieux à sa toilette.

Ce jour-là, elle s’habilla avec toute la coquetterie possible. Et, vraiment, elle put se dire, sans vanité, en interrogeant son miroir, qu’il serait aveugle ou idiot l’homme qui ne l’admirerait pas.

Kate avouait ingénument que jamais elle ne l’avait vue si belle et que le roi d’Angleterre lui-même ne manquerait pas de la demander en mariage s’il la rencontrait!

– Eh bien, dit Harriet, maintenant, je vais le trouver. Il est à bord du cutter, n’est-ce pas?

– Oui, madame. Il y est monté, tout en descendant de cheval, avec son grand diable de domestique.

– Suivez-moi!

– Moi! aller avec vous, madame! je n’oserais…

– Venez toujours.

Elles sortirent et aperçurent le capitaine qui s’avançait vers elles.

Malgré sa détermination, Harriet se sentit frémir, à l’aspect de cet homme noir, auquel tant de mystères, de sombres mystères faisaient une escorte redoutable.

Catherine s’effaça, en tremblant, derrière sa maîtresse.

Le capitaine aborda madame Stevenson et la salua froidement.

– Madame, lui dit-il, vous passerez l’hiver ici. Il sera pourvu à ce que vous y soyez aussi bien que possible.

Ce début ranima la hardiesse de la jeune femme. Elle s’était promis de jouer le tout pour le tout. Elle lança intrépidement son enjeu.

– M. le comte Arthur Lancelot, répondit-elle avec une ironie mordante, pourriez-vous me dire depuis quand un galant homme enlève brutalement une femme, la traîne dans un navire, à la merci d’une canaille éhontée, et se permet de disposer d’elle comme d’une chose…

– Madame, interrompit le capitaine avec plus d’aigreur qu’il n’en aurait voulu montrer, les récriminations sont superflues. Le comte Arthur Lancelot, puisque vous savez mon nom, agit comme il lui plaît. Il ne rend raison de ses actes à personne. Sa volonté fait la loi. Vous êtes restée assez longtemps près de lui pour l’apprendre. Mais si vous avez besoin d’une confirmation plus positive recevez-la par sa bouche.

– Oh! vous ne tiendrez pas toujours ce langage, misérable forban! s’écria-t-elle avec rage.

– Madame! madame! supplia Kate en la tirant par sa robe pour l’engager à ne point irriter celui qui disposait de leur sort.

– À quoi bon des menaces ou des injures! fit-il en haussant les épaules. N’ai-je pas votre vie entre mes mains?

– Eh bien, prenez-la donc! prends-la, monstre! dit-elle, en se jetant sur lui, pour lui arracher son masque.

Le bras de Samson, masqué comme le capitaine, l’écarta rudement.

– Ne lui fais point de mal, dit Lancelot.

– Non, maître.

Le balafré se contenta d’enlever madame Stevenson de terre et de la porter dans la maisonnette.

Ensuite il partit.

Arthur était retourné sur le Wish-on-Wish.

Harriet s’enferma dans sa chambre, dont la fenêtre donnait sur le cutter. Toute la journée, elle réfléchit et surveilla le petit bâtiment.

Le comte ne le quitta point.

Dans la soirée, sous prétexte qu’elle avait la migraine, Harriet congédia Kate de bonne heure, feignit de se coucher, et éteignit sa lampe.

Mais elle se releva aussitôt, revint à la fenêtre et continua de guetter le Wish-on-Wish.

Une lumière brillait par le vitrage de la cabine, vitrage placé sur le pont, on s’en souvient.

Depuis plusieurs heures, la nuit drapait de son linceul la terre et l’onde; madame Stevenson ouvrit sa fenêtre, la franchit, descendit, sans bruit sur la grève, monta, en retenant son haleine, sur le cutter, et écouta.

On n’entendait que le clapotis monotone de la mer contre les battures, et, dans le lointain, les glapissements de quelques bêtes fauves.

Harriet se pencha sur le vitrage: elle regarda, regarda avidement; elle regarda jusqu’à ce que la lumière disparût.

Alors, elle revint chez elle, ferma la fenêtre, se jeta sur son lit, et, comme si elle cédait à un besoin impérieux, trop longtemps comprimé, elle se roula, en proie à un accès de rire épileptique.

Quatrième partie. Lancelot et Grandfroy

I. Le secrétaire particulier

La nuit était froide, tempêteuse; il tombait une pluie glaciale; le vent soufflait avec des beuglements sinistres; et à ses longs cris de colère, l’Atlantique répondait par des voix plus terribles encore.

Et il faisait noir! noir, qu’on n’apercevait rien que la blanche crête des vagues, qui s’entrechoquaient sur les côtes d’Halifax.

Quoique ancré dans une anse étroite, protégé contre les souffles de l’air par des falaises inaccessibles, le Wish-on-Wish, dansait comme s’il eût été en pleine mer.

– Je crois qu’il faudrait gagner le large, dit un matelot au patron.

– De vrai, si ça continue, nous pourrons bien nous jeter sur un de ces chicots.

– Non, dit le capitaine Lancelot, qui malgré les oscillations effrayantes du cutter, se promenait sur le pont avec autant d’aisance que s’il eût été sur la terre ferme par un temps calme; non, dans une heure ce sera fini.

Ses deux subordonnés se turent: bien que vieux marins expérimentés l’un et l’autre, et bien que l’ouragan leur eût paru devoir persister plusieurs jours, ils avaient dans le commandant une confiance si absolue, qu’ils acceptèrent sa parole comme une certitude.

– Envoie une amarre! ordonna celui-ci.

L’amarre fut lancée à un canot qui approchait péniblement quoique dirigé par six hommes vigoureux.

– Tu as vu la personne! dit-il à l’un.

– Oui, capitaine.

– Elle attend?

– Oui, capitaine.

– Au Creux-d’Enfer.

– Oui, capitaine.

– C’est bien; amène!

Ce dialogue, échangé entre Lancelot et un des bateliers, avait eu lieu pendant que les autres cherchaient à accoster le cutter, sans se briser contre son flanc.

L’opération, qui eût été difficile dans le jour, devenait excessivement périlleuse au milieu de cette nuit sombre.

– Samson! cria le comte.

– Oui, maître, répondit le balafré, derrière lui.

– Fais comme moi.

– Oui, maître.

Lancelot, profitant d’un moment où le canot apparaissait à une brasse environ du Wish-on-Wish, sauta légèrement dedans.

Samson en voulut faire autant, un instant après. Mais soit qu’il eût mal calculé la distance, soit qu’une vague eût alors élargi l’intervalle qui séparait les deux embarcations, il manqua son but et tomba à l’eau.

– Des bouées! des bouées! cria le comte aux gens du cutter; répandez des bouées dans la baie; allumez des torches; cinq cents louis à qui sauvera mon pauvre Samson!

Et, s’adressant au pilote du canot:

– Au Creux-d’Enfer, dit-il.

Il fallait vraiment que la foi des Requins de l’Atlantique en leur chef dépassât toutes les bornes, pour obéir sans murmurer à cet ordre, car la mer était si mauvaise que, quelques minutes auparavant, le pilote du canot disait:

– Le bon Dieu doit nous aimer diantrement pour nous laisser revenir par une tourmente semblable. Mais s’exposer à recommencer le voyage, ce serait tenter la mort qui n’a point voulu de nous, cette fois!

De fait, aucun des marins ordinaires de la Nouvelle-Écosse ne se fût hasardé à longer la côte d’Halifax à cette heure où les éléments déchaînés se livraient sur l’Océan à une épouvantable scène de fureur.

Sans être accompagnés de leur commandant, les pirates eux-mêmes eussent hésité à l’entreprendre; lui avec eux, rien n’était impossible, rien n’était périlleux; ils ne doutaient que du doute.

Les matelots s’appuyèrent donc hardiment sur leurs rames, et le pilote céda au capitaine sa place à la barre.

Celui-ci dirigea le canot aussi facilement que si on avait été en plein soleil. Il voyait venir les lames, les évitait lestement ou les franchissait avec la plus grande légèreté, sans embarquer une seule goutte d’eau.

C’eût été merveille de contempler le frêle esquif bravant la rage des flots, alors que des navires de fortes dimensions eussent refusé, à tout prix, de sortir de leur mouillage.

Cependant, le comte était inquiet, vivement inquiet.

Des attaches de plus d’un genre le liaient à Samson. C’était un des seuls êtres au monde qui connussent tous ses secrets, et c’était le plus dévoué de ses serviteurs.

– Ah! puisse-t-il n’être pas perdu, pensait-il! J’ai promis cinq cents louis; mais j’en donnerais vingt fois, mille fois autant pour que cet accident ne fût pas arrivé! Je ne suis pas superstitieux, pourtant je le considère comme un triste présage.

Ils naviguaient depuis une demi-heure. Le suaire qui cachait le ciel se déchirait en pièces; les rafales perdaient de leur violence; les vagues diminuaient de volume; tous les symptômes d’une embellie apparaissaient, quand une ombre, d’un noir profond, s’estompa entre deux caps énormes.

Un sourd et long mugissement, comme celui d’une cataracte, s’élevait, augmentant à mesure que le canot avançait.

– Avez-vous les lanternes? demanda le capitaine au pilote.

– Oui, commandant; elles sont sous le banc de l’avant.

– Allume!

Le pilote battit du briquet et alluma deux lanternes, qu’il fixa à la proue de l’embarcation.

Un fort courant l’entraînait dans un goulot entre les caps, où l’on distinguait parfaitement alors l’orifice d’une caverne.

L’onde s’y précipitait en tournoyant avec un bruit infernal.

 

– Sciez le courant, sciez le courant, dit Lancelot en pointant l’entrée de cette caverne.

Les matelots se mirent à ramer en arrière, afin de n’être point emportés par l’impétuosité du tourbillon.

Ainsi, le canot descendit lentement et s’engagea dans un souterrain tortueux.

À la voûte humide, suintante, pendaient des stalactites qui reflétaient leurs formes bizarres et projetaient, aux lueurs des lanternes, mille réverbérations éblouissantes comme des pierreries.

Les nocturnes mariniers firent un mille environ dans ce passage, et ils abordèrent enfin à une sorte de précipice semi-circulaire, dans lequel on apercevait les ouvertures de plusieurs autres galeries.

Un air frais et piquant indiquait que ce précipice était largement découvert à sa partie supérieure.

C’était le Creux-d’Enfer, situé, nous l’avons dit, à une courte distance d’Halifax, et qui communiquait avec l’Atlantique par divers couloirs.

– Donne-moi une lanterne, dit Lancelot au pilote.

Celui-ci s’empressa d’obéir.

– Il faudra, continua le capitaine, en prenant la lanterne, il faudra vous tenir sous la voûte, afin qu’on ne puisse distinguer votre lumière; tu me comprends?

– Oui, capitaine.

– Si j’ai besoin de vous, je sifflerai.

– Oui, capitaine.

– S’il était nécessaire de se presser, je tirerais un coup de pistolet, suivant l’habitude.

– Oui, capitaine.

– Si, par hasard, vous entendiez du bruit au-dessus de l’abîme, il faudrait me prévenir. Je serai dans la salle ronde.

– Oui, capitaine.

– S’il y avait urgence, un coup de pistolet, je le répète.

– Oui, capitaine.

Arthur Lancelot sauta à terre, ramena sur lui les plis d’un ample manteau et s’enfonça dans l’un des couloirs.

Au bout de cent pas, ce couloir débouchait dans une salle, faiblement éclairée par une lanterne semblable à celle que le comte tenait à la main.

Un homme, couvert d’un manteau, et masqué comme lui, s’y promenait.

– Je suis en retard, dit Arthur en lui tendant la main; mais le temps était si affreux…

– Je m’étonne seulement, dit l’autre, que vous ayez eu la hardiesse d’affronter la mer. Sur terre j’avais peine à garder mon équilibre en venant ici.

– Voyons à nos affaires! Que dit-on en ville?

– Oh! il y a du nouveau. Je ne vous engage pas à vous montrer.

– Bien au contraire.

– Si vous le faites, vous êtes perdu!

– Quoi! vous seriez devenu poltron, Charles? Est-ce que la diplomatie vous aurait amolli le cœur? Je vous ai vu si audacieux quand ce pauvre Maurice…

La voix du comte s’était attendrie. Son interlocuteur l’interrompit vivement.

– Je me suis si peu amolli, que j’ai décidé de reprendre la mer. Le métier de scribe ne me va pas. Maintenant j’ai tous les secrets du gouverneur général; je sais à fond la politique anglaise. Assez du secrétariat! Je laisserai la plume pour le sabre. N’avez-vous pas objection à me charger encore du commandement du Caïman?

– Non, dit Lancelot, et je ferai mieux: je vous abandonnerai le commandement des deux navires.

– Oh! pour cela, non; je n’y consentirai point. Vous avez sur nos gens une autorité à laquelle je ne puis prétendre; vos talents, votre bravoure sont inappréciables. Les Requins de l’Atlantique ne reconnaissent et ne reconnaîtront jamais, tant que vous vivrez, d’autre maître que vous. Au reste, mon frère, en mourant, vous a délégué ses pouvoirs…

– Pauvre, pauvre Maurice! murmura Lancelot d’un ton mouillé.

– C’est donc convenu? reprit l’autre.

– Oui, dit le comte, il est convenu que vous serez chef des Requins.

– Mais vous?

– Moi, je me retire.

Il y eut un moment de silence.

– Vous vous retirez! répéta ensuite Charles.

– J’y suis déterminé.

– Quoi! le dégoût?

– Non, non, ce n’est pas le dégoût. Au contraire, elle me plaît, cette vie d’aventures. Mais… j’ai un motif… une raison majeure… Plus tard, je vous communiquerai… D’ailleurs, vous êtes décidé à vous allier aux Américains…

– Oui; et c’est pour cela, vous le savez, que j’ai travaillé durant deux mortelles années dans l’ombre, afin d’obtenir l’emploi de secrétaire intime du gouverneur. Maintenant j’ai entre les mains les rouages de la politique coloniale. J’espère qu’avec l’aide des Yankees, et le concours de la France, nous reprendrons aux Anglais toutes nos anciennes possessions transatlantiques. Que voulez-vous, nous avons été pendant deux siècles marins de père en fils; par conséquent les ennemis jurés de l’empire britannique; mais je conçois peu que vous qui, depuis vingt ans, partagez si noblement, si utilement nos travaux, nos haines et nos amitiés, vous si longtemps la compa…

– Assez, Charles! assez! ne rappelez point des souvenirs si chers et si douloureux.

– Mais pourquoi vouloir vous retirer à la veille d’une bataille décisive? Les cabinets de Washington et de Saint-James sont brouillés; la guerre éclate…

– Eh! que me fait la guerre! s’écria Lancelot avec impatience.

– Vous avez pourtant juré sur la tombe de mon frère, de ce frère dont vous portez le nom…

– Vous me faites souffrir, Charles! dit amèrement le comte.

– Vous faire souffrir, moi! oh! Dieu m’en préserve! répliqua-t-il avec chaleur.

Arthur lui tendit affectueusement la main.

– C’est résolu, dit-il; vous me succéderez au commandement des deux navires. Ne m’interrompez pas. Je le veux. Mais demeurez chez le gouverneur jusqu’à ce que je vous prévienne. Le cutter est en rade. Nous partirons ensemble dès que j’aurai terminé à Halifax…

– Mais n’allez pas à Halifax! s’écria le secrétaire.

– J’irai.

– Malheureux, vous y serez pris!

– Je ne crains rien.

– Vous ne savez donc pas que vous êtes à demi découvert!

– Vous plaisantez!

– Je plaisante, dites-vous. Il serait à souhaiter! Moi-même, on me soupçonne. Votre duel a fait sensation. Furieux d’avoir été blessé, ce misérable capitaine a répandu, sur votre compte, mille bruits absurdes. Il n’a trouvé que trop d’envieux et d’oisifs pour l’écouter. Votre départ subit, après le duel, a été diversement interprété. Le gouverneur lui-même s’en est ému. Il m’a mandé dans son cabinet, et m’a sérieusement questionné sur votre compte. J’ai répondu, comme toujours, que vous étiez fort riche, fantasque, passionné pour l’imprévu. Peu satisfait de cette réponse, il parlait de faire fouiller la maison de la rue de la Douane; car on répétait, à qui voulait l’entendre, que vous étiez un espion du gouvernement américain. Mais, par bonheur, je me rappelais la disparition subite de la femme du vice-amiral. Supposant que c’était vous qui l’aviez enlevée…

– Vous supposiez juste, Charles.

– Supposant, dis-je, que vous l’aviez enlevée pour en faire un otage, je dis à Son Excellence que, si elle daignait me promettre le secret, je lui ferais une confidence…

– Ah! répliqua Arthur gaiement, et vous lui dites sans doute qu’amoureux de madame Stevenson, nous avions ensemble tiré une bordée, suivant l’expression de nos matelots.

– C’est cela même, mon cher. Son Excellence trouva le tour ravissant. Elle demanda même si sir Henry l’accepterait aussi bénévolement que les autres escapades de madame son épouse. Je me félicitais de l’avoir mis hors de la voie, quand arriva la nouvelle du désastre de la flottille dépêchée d’Halifax contre les Requins, et de la mort du vice-amiral.

– Que dit-on alors?

– Quelques hommes échappés au naufrage rapportèrent que les trois navires avaient été détruits. Les habitants d’Halifax furent consternés. Le capitaine Irving vous avait-il deviné ou ne voulait-il que vous perdre dans l’opinion publique? Mais il prononça votre nom dans un club, en ajoutant que vous pouviez bien faire partie…

– Des Requins de l’Atlantique! dit Arthur en riant.

– Il raconta qu’à un dîner chez Son Excellence, au cottage de Bellevue, vous aviez pris leur défense.

– Pouvais-je faire autrement? repartit Lancelot en riant de plus en plus fort. Mais le drôle a exagéré, car je me suis contenté de nier l’existence de nos personnes.

– Quoiqu’il en soit, poursuivit le secrétaire, depuis lors beaucoup de gens vous suspectent. Moi-même, je suis l’objet d’une surveillance fort gênante, et je sens qu’il est temps de quitter la place.

– Pouvez-vous tenir encore une semaine?

– Oh! avec des précautions, un mois…

– Bon, bon, cela suffit. Je reparaîtrai demain à Halifax. Je ferai ma visite habituelle à Son Excellence, et saurai bien, soyez-en sûr, fermer la bouche aux braillards. N’y a-t-il plus rien autre?

– Non; seulement M. du Sault est fort malade. On dit sa fille souffrante aussi. La perte de leur fils…

– Il n’est point mort. Je vous en parlerai dans quelques jours… À demain, chez le gouverneur… Il va sans dire que nous ne nous sommes pas encore vus.

Ils sortirent du couloir; le secrétaire enfila un étroit sentier qui serpentait jusqu’à la crête du précipice; et, quand il eut disparu, Arthur Lancelot appela ses bateliers, remonta dans le canot et se replongea dans le souterrain.

II. Monsieur du Sault

Le capitaine revint, sans encombre, à son cutter.

Il avait hâte d’être rassuré sur le compte de Samson. Celui-ci était excellent nageur; Lancelot espérait que, malgré la fureur de la tempête au moment où il était tombé à la mer, il avait réussi à échapper à l’abîme.

On lui apprit, hélas! que ses espérances étaient illusoires. Deux ou trois fois, on avait vu Samson remonter sur l’eau et lutter contre l’impétuosité des flots, mais il n’avait pu atteindre une seule des cordes ou des bouées qu’on lui avait jetées.

On supposait qu’il s’était noyé ou brisé sur les rochers.

Le comte rentra dans sa cabine et pleura.

Il avait perdu le meilleur, le plus fidèle de ses serviteurs: la fortune se tournait contre lui.

En vain essaya-t-il de fermer les yeux. La nuit se passa lentement, pour Lancelot, dans une cruelle insomnie.

Le lendemain il fit une toilette sévère, soignée, et donna ordre qu’on le conduisît à Halifax.

Vers midi, il débarqua au quai du Roi. Aussitôt, il se rendit à la Maison du Gouvernement.

Une foule de solliciteurs se pressaient dans les antichambres de sir George Prévost.

L’huissier lui demanda qui il devait annoncer.

Annoncez le comte Arthur Lancelot, répondit le pirate d’un ton ferme.

À ce nom, plusieurs personnes se retournèrent. Quelques-unes étaient liées avec Lancelot; mais elles feignirent de ne pas le reconnaître; d’autres affectèrent de s’éloigner de lui.

Outre ces signes non équivoques de froideur, des murmures et des regards sournois ne lui confirmèrent que trop la vérité des paroles du secrétaire de Son Excellence.

Mais il n’était pas d’un caractère à se déconcerter aisément, et il eut l’air de ne point remarquer l’attention désobligeante dont il était l’objet.

Le capitaine Irving, qui se promenait dans l’antichambre avec un autre officier, l’aperçut.

Il pâlit et rougit tour à tour: ses traits se contractèrent.

Quittant son compagnon, il s’avança vers Lancelot.

– Vous m’avez promis ma revanche? lui dit-il.

– C’est possible.

– Cette fois, continua le capitaine en faisant des efforts pour se modérer, cette fois ce ne sera plus au sabre, mais au pistolet.

– Vous voulez donc que je vous tue! dit froidement le comte.

– Je veux donner une leçon à un misérable…

– Capitaine, l’heure et le lieu sont mal choisis pour une altercation…

– Je vous dis que vous êtes un…

– Encore un mot, et je vous soufflette! dit Arthur.

L’autre bouillait de fureur.

– Je veux satisfaction…

– Vous ne l’aurez pas. C’est assez d’une. D’ailleurs, je vous tuerais. Vous êtes estropié, je le vois; cela suffit.

– Eh bien! fit Irving en se jetant sur Lancelot, les poings fermés…

Mais on l’arrêta.

– Filou! cet officier est indigne de l’épaulette qu’il porte. Il triche au jeu! dit Lancelot, que la colère commençait à gagner.

– Oh! s’écria le capitaine en se débattant entre les mains de ceux qui le retenaient.

– Silence, messieurs! vous faites un tapage qui trouble Son Excellence, dit l’huissier, sortant du cabinet de sir George Prévost.

Et il ajouta:

– M. le comte Arthur Lancelot est attendu.

Le commandant du Requin fut introduit dans les appartements du gouverneur. Il y resta plus d’une heure, et, quand il ressortit, les postulants remarquèrent, avec stupéfaction, que sir George Prévost l’accompagnait, en causant et en riant familièrement avec lui.

 

Le capitaine Irving l’attendait, pour le provoquer de nouveau. S’il fut surpris et contrarié de la faveur dont paraissait jouir Lancelot, il le fut bien davantage, quand le gouverneur lui dit sévèrement, après avoir reconduit son adversaire:

– Monsieur, votre inconvenante manière d’agir mérite une punition exemplaire; je vous condamne à un mois d’arrêts forcés. Remerciez M. le comte Lancelot de ce qu’il a intercédé pour vous, car j’étais résolu à vous casser. S’il vous arrive jamais de vous oublier ici, je ne vous oublierai pas, moi!

Et il passa, laissant l’officier confondu, mais non calmé.

– Ah! murmura celui-ci, je me vengerai, je me vengerai…

Cependant, Lancelot se rendait à sa maison de la rue de la Douane.

D’un coup d’œil, il s’assura qu’on n’y avait commis aucune effraction.

Il ouvrit la porte, monta à son boudoir et se laissa tomber sur un siège.

– Le gouverneur a encore été pris au piège, se dit-il; c’est un excellent homme, un peu naïf, que sir George Prévost. Sans la mort de sir Henri, il eût trouvé de bonne plaisanterie que je fusse avec sa femme à la Bermude. Du reste, il n’a pas trop mal pris la chose. Mais il faut être sur ses gardes. Il y a de l’orage dans l’air. La nuée ne tardera pas à crever. Mon meilleur plan est de partir le plus tôt possible. N’était cette visite que je dois faire à la famille de Bertrand, je manderais à Charles de se préparer à lever l’ancre, dès cette nuit…

Il en était là de ses réflexions, lorsqu’on frappa rudement à sa porte.

– Qui cela peut-il être? murmura-t-il, en s’approchant d’une fenêtre donnant sur la rue. Ah! le capitaine Irving. Il n’est pas satisfait. Tant pis. Je ne me battrai plus avec lui. C’est décidé.

Les coups redoublèrent en bas.

– Lui ouvrirai-je? continua Lancelot. Oui, cela vaut mieux. En somme, je saurai bien le tenir en respect.

Il décrocha un pistolet, le mit dans sa poche et descendit l’escalier.

Le marteau retentissait toujours avec violence.

Lancelot ouvrit tranquillement.

– Vous faites beaucoup de bruit, monsieur, dit-il au brutal visiteur.

– Vous êtes un insolent, répondit celui-ci, en allongeant la main pour le souffleter.

Lancelot esquiva le soufflet, mais il fut obligé de lâcher la porte, et le capitaine Irving pénétra dans le vestibule.

– Sortez d’ici! lui dit Arthur.

L’officier ricana.

– Vous croyez, riposta-t-il, que je sortirai comme ça, mon jeune mirliflor. Détrompez-vous, je ne quitterai pas la place que vous ne m’ayez donné raison…

– Si vous ne voulez pas sortir de bon gré, je vous jette dehors! répartit le pirate.

– Oh! pour cela, c’est une autre question. Nous la viderons, quand vous voudrez; à l’instant même…

Et le capitaine se campa dans la position d’un boxeur exercé.

– Ça y est-il?

Lancelot haussa les épaules avec un dégoût évident.

Cette scène avait attroupé quelques individus dans la rue. La majorité prenait parti pour l’officier contre le dandy. On lui adressait des encouragements, des excitations; et l’on se moquait hautement d’Arthur.

– Ça y est-il? répéta Irving, enivré par les marques d’approbation de la canaille.

Le comte comprit qu’il fallait en finir, malgré la répugnance qu’il avait à se colleter avec ce malotru.

– Je suis prêt, répondit-il.

Et, avant que le capitaine eût fait un seul mouvement, il lui asséna, sur la face, un coup de poing qui fit jaillir l’œil de son orbite, en même temps que, d’un coup de pied dans le ventre, il l’envoyait rouler au bas des marches, contre la grille.

La foule battit des mains pour le vainqueur, et, de ses huées, elle accabla l’officier anglais, qu’elle poursuivit jusqu’à sa caserne. Car partout la foule est ainsi, – disposée à favoriser les actes de violence, mais encore plus disposée à applaudir le succès, sous quelque forme qu’il se présente.

Lancelot referma la porte, fit une toilette nouvelle, et, un quart d’heure après, il entrait à la villa du Sault.

Tout, à l’extérieur, y avait un aspect morne, qui donnait à pressentir que de grandes douleurs s’agitaient au dedans.

Madame et mademoiselle du Sault étaient dans le parloir quand le comte parut.

Se levant éplorée, Emmeline se jeta dans ses bras.

– Ah! dit sa mère comme pour excuser ce mouvement, vous ne savez pas, monsieur, tous les malheurs qui nous ont assaillis depuis votre départ. Mon fils, mon pauvre Bertrand a été…

Les sanglots lui coupèrent la voix.

Arthur avait affectueusement conduit Emmeline à un canapé, et lui tenait les mains pressées dans les siennes: il semblait attendre l’explication de cette scène.

La jeune fille était trop émue pour parler.

– Bertrand a été pris par les pirates! reprit madame du Sault.

– Pris par les pirates! fit Lancelot avec une surprise bien jouée.

– Oui, murmura Emmeline, vous vous rappelez qu’on projetait une expédition contre eux; malgré mes instances, il a voulu en être…

– Et il est tombé en leur pouvoir! ajouta sa mère.

– Comment? dit Lancelot.

– On nous a écrit, nous ne savons d’où, pour nous rassurer sur son compte, reprit Emmeline.

– C’est fort étrange! dit Arthur d’un ton soucieux.

– Ah! oui, fort étrange! répartit madame du Sault. Mais, une autre affliction… mon mari…

– Il est malade, je l’ai appris, dit le comte. Ce n’est pas dangereux, sans doute?

– Hélas! répondit Emmeline, les médecins… Mais, voudriez-vous le voir, car vous êtes médecin, vous aussi!

– Oh! monsieur, venez, venez, je vous en prie, appuya madame du Sault.

– Mesdames, dit Lancelot, je suis tout disposé à vous être agréable; malheureusement, mes connaissances…

– Venez! répéta Emmeline en s’emparant de son bras.

Ils montèrent tous trois à l’étage supérieur, dans une chambre duquel M. du Sault était couché.

Au premier coup d’œil, le comte jugea qu’il était atteint d’une pulmonie à son dernier période.

– Voici monsieur Lancelot, mon ami, monsieur Lancelot que vous demandez souvent, dit sa femme en s’approchant du lit.

Le moribond se tourna sur sa couche, un éclair de joie traversa ses yeux à demi éteints, et il tendit sa main décharnée au jeune homme, en disant:

– Qu’on fasse retirer les gardes.

Deux femmes qui le soignaient quittèrent la pièce.

– Vous êtes venu à temps, monsieur, dit M. du Sault au comte. Avancez-vous davantage. J’ai à vous parler. Asseyez-vous.

Lancelot lui obéit silencieusement. Son cœur battait d’une émotion qu’il ne s’expliquait point.

– Emmeline, ajouta le père, donne-moi de ce cordial qui est sur le guéridon, et assieds-toi aussi, de l’autre côté du lit, vis-à-vis de monsieur.

Il but une gorgée d’une potion qu’elle porta à ses lèvres, et reprit:

– Monsieur Lancelot, j’ai perdu mon fils… mon fils pour lequel j’avais entrevu un avenir… Je suis très riche, vous le savez… Il ne me reste plus que ma fille… Bertrand, je ne crois pas qu’il vive, quoique…

Arthur protesta par un geste.

– Laissez-moi, laissez-moi parler, fit le malade, mes heures sont comptées… Écoutez, mon ami… Vous l’êtes, n’est-ce pas, notre ami?

– Soyez sûr, monsieur! s’écria le capitaine…

– Oui, j’en suis sûr… j’ai besoin d’en être sûr… je mourrai content… Ma fille aura un protecteur; vous lui servirez de protecteur… monsieur Lancelot?…

Emmeline baissa les yeux. M. du Sault continuait avec effort:

– Mais je dois vous confier un secret, monsieur Lancelot… Vous aimez ma fille, et elle vous aime… Ce secret ne peut nuire à votre tendresse… Emmeline, ma fille chérie… eh bien, elle n’est point ma fille…

Arthur tressaillit.

– Bertrand non plus n’était point mon fils… mais que cela ne vous effraie pas, monsieur Lancelot… Vous pouvez épouser Emmeline sans vous mésallier… Elle est de bonne maison… Elle et son frère sont des Grandfroy…

– Grandfroy! exclama le comte en pâlissant.

– Oui… connaîtriez-vous?…

– Non… non, monsieur, s’écria vivement Lancelot d’un air qui démentait la réponse, mais qui passa inaperçu.

– Je faiblis… je faiblis, murmura le malade; mon Dieu! donnez-moi la force d’achever… Ce sont des Grandfroy de T***, en Bourgogne. En 1793, lors de la Terreur… j’émigrai avec ma femme… Sur le navire se trouvait un M. de Grandfroy, émigrant comme nous… Il allait, avec ses deux enfants, rejoindre un frère qu’il avait dans la Nouvelle-Écosse… le père de madame Stevenson…

– La femme du vice-amiral? demanda le comte en frémissant.

– Sa femme… Mais, plus un mot… Je m’en vais… Emmeline… une cuillerée…

La jeune fille lui offrit ce qu’il demandait; elle eut peine à en introduire quelques gouttes entre ses lèvres déjà glacées par le froid de la mort.

Cependant il se ranima encore:

– Vos mains, mes enfants, dit-il, vos mains… je m’en vas…

Machinalement, Arthur étendit sa main sur le lit.

M. du Sault la prit et la plaça dans celle d’Emmeline, pâle comme un spectre, et accablée par les sensations diverses auxquelles son âme était en proie.