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La capitaine

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VI. Le duel

– Mon frère! fit Emmeline, avec plus de surprise que de frayeur.

– Oui, dit le comte, c’est la voix de Bertrand, mais, ajouta-t-il, très bas, au nom du ciel! ne lui dites rien; ne lui parlez pas de ce qui fait le sujet de notre entretien.

– Tiens! tiens! criait le jeune du Sault; vous m’en contez de belles, mes bons amis. L’un a une affaire urgente, il rentre chez lui; l’autre se déclare fatiguée, oh! bien fatiguée, elle ira se coucher aussitôt à la maison, et voilà que je les trouve tous deux en promenade sentimentale dans le parc, à une heure du matin. Mais savez-vous ce que je ferais si j’étais un frère comme il y en a?

Il prit une pause tragique, en tirant de sa poche un canif dont il mit la lame au vent.

– Et que ferais-tu? demanda Emmeline, en riant aux éclats, quoi qu’elle lui en voulût d’être venu les trouver à un moment si intéressant.

– Ce que je ferais! Eh bien, je vous immolerais à ma vengeance, puis je me suiciderais… sur vos cadavres sanglants!

– Tais-toi! lui dit la jeune fille, laisse-là tes cadavres, le mot seul me fait peur.

– Mais, continua Bertrand, je suis un frère débonnaire, une bonne pâte de frère, j’adore ma petite sœur, je ne déteste pas son cavalier, et vraiment, il m’en coûterait de priver la création de deux êtres aussi charmants.

– Est-il aimable un peu, ce soir? murmura Emmeline.

– Disons ce matin et nous serons plus juste, repartit l’enseigne. Mais, mes enfants, vous devez geler. Quelle idée de se donner des rendez-vous à pareille heure, quand vous avez toute la journée à vous! Eh! par Dieu! si quelquefois je vous embarrasse, il faut le dire. Je ne suis ni un Othello, ni un mal appris! J’aime assez ma sœur pour satisfaire avec joie ses fantaisies; je connais assez la solidité de ses principes pour approuver ce qu’elle approuve. Allons, donnez-moi la main, Arthur, et toi un baiser, belle noctambule!

– Vous avez raison, mon cher Bertrand, de juger ainsi votre sœur, dit Lancelot après cet échange de cordialités, car notre entrevue avait pour objet une…

– Voulez-vous bien garder vos secrets pour vous? est-ce que je les veux savoir vos secrets? dit gaiement le frère d’Emmeline.

– Cependant…

– Je n’écoute rien.

– Le drôle de corps! fit la jeune fille en riant.

– Je vous ai dérangés, ce n’est pas ma faute, mais je me sauve.

– Du tout, s’opposa le comte.

– Prétendez-vous me garder?

– Oui, oui, répliqua Arthur.

– Une question alors? interrogea facétieusement Bertrand.

– Fais, dit sa sœur.

– À quand la noce?

Emmeline se serra, palpitante, contre Lancelot. Et, remarquant que la demande avait embarrassé celui-ci, elle dit à son frère:

– Une autre question, une question préalable, s’il vous plaît, monsieur l’inquisiteur.

– Ce n’est pas répondre ça, dit Bertrand.

– Comment se fait-il, poursuivit Emmeline, que vous vous trouviez ici, à pareille heure, vous, un malade, qui devrait être au lit depuis le crépuscule?

– C’est juste, appuya Arthur avec une teinte d’ironie.

– Oh! balbutia Bertrand, une affaire…

– Des affaires! comme monsieur Lancelot, quand il nous veut quitter, interrompit la jeune fille.

– Un ami qui m’a retenu!

– Mais, dit Arthur, je croyais que vous vous rendiez directement à la villa, quand vous m’avez quitté?

– Tiens! dit Emmeline, il n’est donc pas allé chez vous?

– Bertrand! non, répondit le comte, prenant plaisir à taquiner son ami.

– Ah! fit ce dernier, j’ai rencontré une connaissance et nous sommes montés au club.

– À minuit! dit Emmeline en secouant la tête d’un air incrédule.

– D’abord, il n’était qu’onze heures…

– Mais que me vouliez-vous donc? reprit Arthur.

Bertrand était fort mal à l’aise. Il s’agitait comme s’il eût eu des épines sous les pieds.

– Bon, bon! dit sa sœur. Il nous cache quelque chose. Mais va, sois tranquille, nous ne te tourmenterons pas davantage. Conserve pour toi ce que tu ne veux pas nous dire. On sera aussi discret que vous, monsieur. Seulement tu nous expliqueras comment il se fait que tu rentres par la petite porte du parc qui devrait être fermée!

– Oh! rien de plus facile, répondit-il du ton d’un homme soulagé d’un lourd fardeau. J’allais passer par la porte de la grille, quand Médor, sortant d’ici, s’est jeté dans mes jambes. Surpris que la petite porte fût ouverte, j’ai monté pour la fermer au verrou, et voilà! Pardonnez-moi, je me retire.

– Non, non, dit Arthur; restez.

– À mon tour, je dirai non; j’ai encore un mot à vous dire en particulier, monsieur Lancelot.

Et se tournant vers son frère:

– Va m’attendre au bout de l’allée.

– Ah! dit-il, c’est que moi aussi j’aurais un mot à dire en particulier à maître Arthur.

– Eh bien! tu lui parleras après moi.

– C’est sans doute pour cette affaire que vous étiez retourné, dit le comte.

– Exactement, mon cher ami, exactement. Une affaire très importante. Dans un moment…

Il s’éloigna en sifflant l’air de Rule Britannia.

– Monsieur Arthur, dit la jeune fille regardant Lancelot en face, monsieur Arthur, pouvez-vous me faire le sacrifice de votre duel?

– Mademoiselle, il…

– Répondez-moi nettement, je vous prie, pas de détours, pas de faux-fuyants, vous êtes trop noble pour user de semblables expédients.

– Je ne puis vous faire ce sacrifice, dit le comte.

– Pouvez-vous me dire l’heure de la rencontre, car je compterai les minutes.

Lancelot discerna un piège sous cette phrase.

– Oh! dit-il négligemment, ce ne sera pas pour aujourd’hui, puisque nous sommes à deux heures du matin; peut-être pour demain.

– Mais, reprit-elle, je croyais que vous aviez dit que vous partiez ce soir?

Arthur se mordit la lèvre. Il n’avait pas prévu cette pointe. Néanmoins, il répondit sans hésiter.

– C’était mon intention. J’ajournerai mon départ…

– Et si un accident…

– Mademoiselle, dit-il d’un ton convaincu qui persuada jusqu’à un certain degré Emmeline, je n’ai à craindre et ne redoute aucun accident.

– Seriez-vous assez obligeant pour m’envoyer quelqu’un dès que ce sera terminé?

– J’aurai le bonheur d’être ce quelqu’un, si vous le permettez.

– Je prierai Dieu pour vous! dit Emmeline, en lui serrant la main.

– Mais embrasse-le donc, petite sœur! va, je ne regarde pas, cria Bertrand, du fond de l’allée.

Arthur tressaillit. Ses sourcils se contractèrent. La jeune fille ne vit point ce signe d’humeur. Elle inclina son front, espérant que Lancelot y déposerait un baiser.

Il n’en fut rien; et elle le quitta, le cœur brisé, les larmes aux yeux.

– Je ne serai pas plus longtemps que toi, lui dit Bertrand en passant à côté d’elle, pour rejoindre le comte qu’il entraîna un peu plus loin.

Par un geste familier, qu’autorisait leur intimité, celui-ci passa son bras par-dessus l’épaule de du Sault, et approchant son visage du sien:

– Voyons, que puis-je faire pour vous, mon Bertrand? lui dit-il.

– Oh! un service d’ami, une niaiserie! Seulement je ne voudrais pas que ma sœur le sût; elle est si facile à émouvoir.

– Vous m’intriguez, dit Arthur affectant une ignorance complète, quoiqu’il devinât bien ce dont son interlocuteur allait l’entretenir.

– Il s’agit d’un duel.

– D’un duel! êtes-vous sérieux?

– Cela vous étonne; vous qui en avez eu cent… on le dit, du moins.

– Oh! moi c’est bien différent.

– Pourquoi cela?

– Pourquoi? pourquoi?… Mais avec qui, ce duel?

– Le capitaine Irving.

– Ah! je m’en doutais.

– C’est un drôle qui filoute au jeu.

– Et vous vous battez avec un filou!

– Le point d’honneur, que voulez-vous, mon cher?

– Si vous le dénonciez, cela ne vaudrait-il pas mieux?

– Et des preuves?

– Mais on en trouve! Votre parole…

– Ma parole ne suffirait pas, mon cher Arthur.

– Quel sot préjugé que le duel!

– D’ailleurs je lui ai jeté mes cartes à la figure.

– L’insulte est grave…

– Il me faut des témoins. J’ai compté sur vous.

– Et vous avez bien fait.

– Voyez, je vous prie, le major Cooper, et demain c’est-à-dire aujourd’hui, soyez à dix heures chez le capitaine. Est-ce convenu?

– Sans doute, mon cher Bertrand, dit-il avec effusion.

– Oh! comme vous paraissez inquiet! Pour moi, je vous assure que ça ne m’émeut guère. Ce sera ma cinquième rencontre, et, vraiment, je n’y pense même pas, fit le frère d’Emmeline d’un ton légèrement fanfaron.

– C’est, répliqua tristement Lancelot, que le duel me paraît une chose grave, car deux hommes y compromettent leur existence…

– Des sornettes! …

– Bertrand!

– À demain, à midi, je vous attendrai, le major et vous, pour connaître les dispositions… Merci, à charge de revanche… Au revoir!

– Au revoir! proféra le comte, en suivant des yeux le jeune du Sault qui courait rejoindre Emmeline, à l’extrémité de l’allée.

– Est-il beau! est-il brave! est-il aveugle! ajouta-t-il un moment après. Mais il ne se battra point. Non, non, je lui éviterai ce danger.

Et Arthur Lancelot, sortant du parc, siffla Samson.

Le jour commençait quand il rentra chez lui.

– Samson, dit-il à son domestique, le cutter est en rade, n’est-ce pas?

– Oui, maître.

– Tu iras à bord immédiatement.

– Oui, maître.

– Tu diras au patron de se rendre à terre, en tenue d’enseigne, avec son second dans le même costume.

– Oui, maître.

– Tu lui indiqueras la maison du vice-amiral, sais-tu où elle est?

– Oui, maître.

– Ils iront, demanderont à parler à sa femme, lui diront que son mari désire qu’elle vienne le trouver sur-le-champ; et ils la conduiront à bord du cutter, où je veux qu’elle soit traitée avec douceur, mais soigneusement enfermée. Est-ce compris?

 

– Oui, maître.

– Cela devra être exécuté avant huit heures. À dix la chaloupe m’attendra au bas du Marché au poisson. La maison sera fermée, et nous reprendrons la mer, mon vieux camarade.

– Oui, maître.

– Va!

Quand il fut seul le comte écrivit deux lettres; – l’une à Emmeline, l’autre à Bertrand.

Puis, il changea de toilette, prit un doigt de Xérès, avec un biscuit, choisit parmi ses armes, deux sabres de cavalerie d’une trempe et d’une finesse admirables, les cacha dans son manteau, et courut à la poste, où il jeta ses lettres.

Trois heures du matin sonnaient.

Lancelot s’achemina vers l’Hôtel du Gouvernement, fit éveiller deux des secrétaires de sir Charles Prévost, qui consentirent volontiers à lui servir de témoins.

– Mais nous aurions besoin d’un chirurgien, dit l’un.

– Inutile, répondit Arthur. Le Creux-d’Enfer est tout près d’ici. On rapportera le blessé.

– Ou le mort, ajouta l’autre.

– Comme vous voudrez, dit froidement Arthur.

– Ce diable d’Irving, il n’a pas de chance! reprit le secrétaire. S’il vous connaissait…

– Chut! fit le comte en posant le doigt sur ses lèvres, et montrant l’autre témoin qui achevait de s’habiller.

– Je suis prêt, dit celui-ci.

– Nous monterons dans une de vos voitures, messieurs, dit le comte.

– Soit!

À quatre heures précises, ils arrivèrent au Creux-d’Enfer, précipice effroyable, situé dans le bois, à un quart de lieue au plus d’Halifax.

Une jolie pelouse, très unie, borde l’abîme.

Le capitaine Irving était déjà sur le terrain avec deux officiers de son régiment.

Les quatre personnages se saluèrent courtoisement.

Les armes furent tirées au sort; le capitaine eut l’avantage; il se décida naturellement pour celles qu’il avait apportées et qui étaient fort lourdes. Comme il était très vigoureux, et comme la main fluette de son adversaire ne paraissait pas douée d’une force bien grande, il avait choisi, dans sa collection et celle de ses amis, les sabres les plus pesants qu’il put trouver.

C’étaient des lames droites, dont on pouvait également se servir pour la pointe et la contre-pointe.

– Est-ce au premier sang? demanda l’un des seconds.

– C’est à la mort! répliqua le capitaine en brandissant son espadon.

– Eh bien! prenez vos positions, dit un autre témoin.

– Avant de commencer, messieurs, permettez-moi de vous dire, prononça le comte, que quelle que soit l’issue de la lutte, je quitterai Halifax aussitôt après, si elle ne m’est pas fatale.

– Oh! soyez tranquille, s’écria Irving d’un ton féroce, vous avez terminé votre dernier voyage terrestre, mon petit monsieur; et si vous n’êtes pas préparé pour celui de l’autre monde…

– Point d’injures, capitaine, interrompit sévèrement un des officiers qu’il avait amenés.

– Allez, messieurs! ordonna le principal témoin de Lancelot.

Sans faire parade de son habileté, celui-ci tomba élégamment en garde.

Le capitaine débuta, en matamore, par une série de moulinets qui n’avaient d’autre but que d’intimider son antagoniste, en lui montrant avec quelle prestesse il maniait un sabre. Mais Arthur ne sembla même pas surpris de cette formidable mise en scène.

L’arme d’Irving roulait autour de sa tête avec une rapidité vertigineuse. Aux rayons du soleil levant, elle jetait des lueurs scintillantes.

Lancelot se contentait de maintenir sa garde.

– Parez-moi celle-là! vociféra Irving, en lui décochant soudain un coup de taille, qui fut aussitôt relevé.

Des étincelles jaillirent des deux fers entrechoqués.

– Et celle-là! reprit le capitaine dégageant son sabre par un demi-cercle et poussant de l’estoc.

Le comte lui opposa une tierce, redressa son arme, frappa brusquement celle de son adversaire à quelques pouces de la poignée, et la fit voler à dix pas de distance.

– C’est assez! c’est assez! l’honneur est satisfait, messieurs, dirent les témoins.

– Non, non, je veux découdre le ventre de ce morveux, hurla Irving, qui avait ramassé son sabre et revenait furieux sur Lancelot.

– Je vous croyais plus fort, dit tranquillement le jeune homme.

Ces mots poussèrent à son comble l’exaspération du capitaine.

Il se précipita comme un fou sur le comte, frappant à droite, à gauche, en avant, sans règle ni mesure, et négligeant les feintes pour évoluer autour d’Arthur et faire tourbillonner sa lame sur la tête du jeune homme.

Mais partout il trouvait l’arme de Lancelot, au-devant de la sienne; partout une défense froide, sûre, qui déjouait et fatiguait ses attaques.

C’était un beau, un terrible spectacle.

Le capitaine haletant, le visage enflammé, la bras droit sans cesse en mouvement, le corps s’agitant en tous sens, tournant avec une célérité fiévreuse, et prenant son adversaire dans un cercle de fer éblouissant.

Arthur ferme, calme, l’œil perçant toujours en éveil, ne bougeait pas de place. Il pivotait sur ses pieds, il paraissait ne point vouloir prendre de détermination agressive, quoiqu’il ne perdit pas une des fautes d’Irving.

Sa grâce, la facilité de son jeu, la souplesse de ses phrases, et son impassibilité, quand la plus légère inattention, un clignement des yeux, lui pouvait être fatal, tranchaient d’autant mieux qu’Irving, déjà épuisé, la respiration sifflante, le poignet appesanti commençait à ferrailler lourdement en poussant des cris rauques.

Bientôt ses bottes devinrent plus lâches, moins fréquentes. La lassitude le dominait. Désormais il était au pouvoir du comte. Se sentant faiblir, il recueillit tout ce qui lui restait de force, pour une dernière passe.

Mais alors, Lancelot allongea le bras et lui porta un coup de manchette.

Le capitaine laissa échapper son sabre, avec un flot de sang. Il avait le poignet de droite profondément entaillé!

– Ah! vous me donnerez ma revanche! proféra-t-il sourdement.

– Quand vous serez guéri, je le ferai avec plaisir, si cela peut vous être agréable, répondit Arthur.

Et il ajouta intérieurement:

– Ce brutal en a au moins pour trois mois. Mon Bertrand ne se battra pas avec lui.

Deuxième partie. Les Requins de l’Atlantique

I. Madame Harriet Stevenson

Nous avons dit qu’en entendant un bruit de pas dans l’allée, madame Harriet Stevenson était rentrée dans sa chambre.

En une seconde, elle eut quitté son peignoir et se fut pelotonnée dans son lit.

Vivement émue, elle prêta une oreille attentive. Mais les battements désordonnés de son cœur neutralisaient tous les efforts qu’elle faisait pour écouter. Peu à peu, cependant, le sang cessa de courir précipitamment dans ses veines; elle se calma; sa frayeur se dissipa. Elle se releva, promena autour d’elle un regard timide, et marcha sur la pointe des pieds, vers la fenêtre.

La nuit était claire, sereine. Les yeux d’Harriet plongèrent dans les avenues sans rien distinguer qui la pût inquiéter. Tout paraissait tranquille au dehors; seuls les feuillages élevaient leurs voix frémissantes doucement balancés par la brise du matin.

– C’est singulier, se dit madame Stevenson; je suis pourtant bien sûre qu’on a marché dans le jardin… Ah! qu’est-ce que j’aperçois! … Non, ce n’est rien, une erreur de mes sens, si j’osais, je sortirais… maintenant, je ne pourrais dormir… Appelons Kate.

Elle agita une sonnette.

Au bout de cinq minutes, une jeune servante, à la mine effrontée, se montra.

Elle tenait d’une main un fichu à moitié croisé sur sa poitrine, et de l’autre un jupon, qu’elle n’avait pas eu le temps d’attacher.

– Qu’y a-t-il, madame? dit-elle en bâillant.

– Vous ne veillez donc pas, Kate! répondit madame Stevenson avec humeur.

– Ah! je me suis endormie; madame était si longue! répartit la soubrette d’une voix insolente.

Sa maîtresse avait sans doute des raisons pour ne la point rudoyer, car elle reprit moins haut:

– Et vous n’avez rien entendu?

– Entendu… quoi?

– Mais il y avait quelqu’un dans le jardin.

– Sans doute, il y avait le cavalier à madame, répliqua impertinemment Kate.

Madame Stevenson fut blessée.

– Vous prenez un ton…, dit-elle.

– Ah! si madame n’est pas contente de mes services…, fit la servante.

– Je ne dis pas cela, je ne dis pas cela.

– Ce n’est déjà pas si amusant ici! continua Kate.

– Que vous manque-t-il? ne suis-je pas généreuse?

– Il faut passer les nuits…

– Mais je vous paie.

– Ce serait du propre, si vous ne me payiez pas, riposta la domestique avec un accent revêche.

– Voyons, voyons, ma bonne Kate, ne faites pas ainsi la méchante, dit madame Stevenson, en prenant sur une crédence, une couronne en or qu’elle glissa dans la main de sa camériste.

– Merci, dit avec une révérence, Kate, dont le visage chafouin prit aussitôt un air soumis et respectueux.

– Alors, dit Harriet, vous n’avez rien entendu?

– Rien, madame, je m’étais endormie.

– Il n’est entré personne dans la maison?

– Oh! pour cela, non.

– Vous en êtes certaine!

– C’est moi-même qui ai verrouillé les portes, madame.

– Et celle du jardin?

– Je l’ai aussi fermée dès que monsieur…

– C’est bon, c’est bon, dit vivement madame Stevenson. Pourtant on nous a épiés. Je n’en puis douter.

– Épiés, et qui ça pourrait-il être?

– Mon mari, répondit-elle d’un ton songeur.

– Lui! ah! Sainte-Vierge, il n’y pense guère, le pauvre cher homme! s’écria Kate, en souriant. Je parie qu’il dort comme une pioche sur son hamac. Sir Henry vous épier! on ne me fera jamais accroire cela, madame; non, jamais de jamais?

– Alors, comme vous venez de le dire, qui cela pourrait-il être?

– Madame se sera trompée.

– Du tout! du tout! on a piétiné, et très fort dans le jardin.

– Un chat qui courait après sa chatte, dit Kate on éclatant de rire.

Madame Stevenson rougit jusqu’au blanc des yeux. Si elle n’eût écouté que sa colère elle eût battu cette fille impudente, qui la bravait aussi hardiment. Mais elle avait, comme la plupart des femmes légères, eu le tort de mettre une servante dans ses confidences, et celle-ci, comme le font les gens de sa classe, se vengeait alors sur sa maîtresse des humiliations de la domesticité.

– Non, ce n’était point un chat, dit Harriet, en refoulant encore une fois son irritation.

– Peut-être le chien du jardinier. Il connaît monsieur du…

– Pas plus un chien qu’un chat; c’était un homme.

– Pas possible, madame!

– J’en ai la conviction.

– Mais où était-il?

– Pas loin de nous, malheureusement!

– Et il pouvait vous entendre? demanda Kate, sans chercher à déguiser une joie maligne.

– Je le crains, ma chère enfant.

– Pourtant, reprit la soubrette, je ne vois pas comment il aurait pu s’introduire…

– Les haies sont si peu élevées!

– Quatre pieds de haut, madame, quatre! et des épines longues de deux doigts, pointues comme des lances!

– Si nous cherchions? dit Harriet.

– Si nous cherchions? répéta Kate surprise.

– Mais oui: dans le jardin. Il a dû laisser des traces!

– Quelles traces?

– Ses pieds ont sans doute fait des empreintes sur les plates-bandes.

– Et quand ils en auraient fait, à quoi cela nous avancerait-il?

– Oh! beaucoup. Nous saurions si c’est un homme du monde de…

– Et si c’était un voleur, madame!

– Vous avez peur?

– Dame! on ne vit pas deux fois!

– Je ne vous croyais pas poltronne. Mais c’est une idée. Allumez la petite lanterne dont nous nous servons dans nos excursions, et nous irons reconnaître la piste.

– Je n’oserai jamais, dit Kate.

– Avec moi! s’écria résolument Harriet.

– Même avec vous, madame.

– Si nous découvrons quelque chose, je vous donne une autre couronne.

La perspective de cette libéralité dorée dissipa les frayeurs de la femme de chambre.

Elle acheva de fixer son jupon à sa ceinture, pendant que madame Stevenson s’enveloppait frileusement dans une mante et chaussait des mules oubliées au pied de son lit.

La lanterne fut allumée.

Pour ne point éveiller les soupçons des autres domestiques, elles ouvrirent la fenêtre et toutes deux, Harriet la première, escaladant la balustrade du balcon, se trouvèrent dans le jardin.

À peine eurent-elles fait cinq ou six pas, que Kate poussa une exclamation.

– Qu’y a-t-il? interrogea madame Stevenson.

– Un mouchoir! un mouchoir au pied de cet arbre. Il est en soie! tenez, voyez, madame.

 

Et la soubrette tendit à sa maîtresse un précieux foulard à coins délicatement brodés.

– Ce n’est pas à vous, ça, madame, je connais tous vos mouchoirs aussi bien que les miens, dit Kate, pendant que madame Stevenson considérait curieusement le foulard.

– Un A, un L et une couronne de comte, murmura celle-ci qui venait de découvrir le chiffre.

– Et voici des pas joliment légers, joliment menus; on dirait des pas de femme, reprit la servante, mais il y a des talons. C’est un homme! sainte Marie! a-t-il les pieds petits, celui-là! …

– Suivons ces pas, dit Harriet en mettant le mouchoir dans sa poche.

– Oh! mais, objecta Kate, s’il était caché…

– Vous ne voulez donc pas gagner la couronne?

– Si, madame; cependant…

– Ah! vous êtes une poule mouillée. Donnez-moi la lanterne; j’irai seule.

– Oh! je ne souffrirais pas…

– Eh bien, venez donc, peureuse!

Les traces des pas les conduisirent jusqu’à la haie. Là, on remarquait deux pieds profondément imprimés, comme les produirait un homme en sautant d’une certaine hauteur sur un sol mou.

– Ces pas ne sont assurément pas ceux de Bertrand, dit Harriet; outre qu’il a le pied plus grand que celui-ci, la pointe en est dirigée vers la maison. D’ailleurs, il ne s’est pas sauvé de ce côté. Mais qui ça peut-il être? A. L. une couronne de comte! En y rêvant, j’éclaircirai ce mystère. C’est assez, Kate, rentrons. Il fait un froid glacial, ce matin?

– Êtes-vous contente de moi, madame?

– Oui, vous aurez la couronne et, de plus, mon vieux châle rouge qui vous plaît tant.

– Comme madame est donc bonne! s’écria la camériste.

Et, à part, elle se dit:

– Oh! ce foulard, ce foulard, tu me le paieras plus cher que ça.

Revenue dans sa chambre, madame Stevenson fit remplacer sa veilleuse par une lampe, congédia Kate, plaça la lampe sur un guéridon près d’elle, se coucha et se mit à examiner de nouveau le mouchoir.

Beauté pâle, blonde, fluette diaphane, figure de Keepsake, vrai type des vignettes anglaises, Harriet Stevenson, avec une imagination horriblement déréglée, n’avait ni sens, ni sensibilité. Le marbre n’est pas plus glacé que ne l’était son cœur, le bleu de l’Océan pas plus froid que le bleu de ses yeux.

Née d’un père émigré français, nommé de Grandfroy, et d’une mère anglaise, mariée fort jeune, à sir Henry Stevenson, vice-amiral, commandant la station d’Halifax, elle avait, à vingt-cinq ans, noué cent intrigues, dont plusieurs fort scandaleuses; elle s’était compromise de cent manières; les femmes la fuyaient, les hommes s’attelaient en foule à son char; on lui avait donné pour amants la plupart des officiers et des jeunes dandys de la ville, mais il n’en était pas un qui pût se flatter d’avoir franchi la grille de ce balcon, où nous l’avons vue en conversation amoureuse avec Bertrand du Sault, pas un à qui elle se fût entièrement livrée.

Marguerite de Bourgogne tuait ses amants après leur avoir livré les charmes de son corps, Harriet Stevenson, désespérait les siens après les avoir enivrés des perfides caresses de son esprit.

Laquelle l’emportait sur l’autre en monstruosité?

Le vice-amiral était-il un mari déshonoré qui fermait les yeux, ou un incrédule, ou un sceptique, ou un frondeur qui, connaissant le tempérament de sa femme, se moquait des victimes que faisait cette détestable sirène.

Mais, si on lui parlait d’une des escapades d’Harriet il souriait malicieusement et se frottait les mains.

Une nuit, il la surprit en tête-à-tête avec un jeune homme, dans une rue écartée.

Le galant se crut perdu. Il lâcha le bras de madame Stevenson et détala à toutes jambes.

Le vice-amiral courut après lui, le rattrapa, l’arrêta au collet.

– Mille écubiers, mon ami, lui dit-il, est-ce ainsi qu’à minuit on abandonne une femme au milieu de la chaussée! Allons, revenez bien vite faire vos excuses à madame Stevenson, sinon, je prends votre place.

Et ce n’était pas le seul trait de même nature qu’on prêtât à ce commode époux.

Certain officieux, – il y en a partout, – lui remit confidentiellement une lettre fort passionnée qu’Harriet avait écrit à un sous-lieutenant. Tout autre que sir Henry y eût découvert la preuve d’un commerce adultère.

– Ah! dit-il, d’un ton ravi, après avoir lu la lettre d’un bout à l’autre, je ne savais pas que ma femme eût un style aussi poétique. Il faudra que je lui en fasse compliment.

Le mariage n’était donc pas une chaîne pesante pour Harriet. Et l’on a vu qu’elle usait largement de la liberté que lui laissait sir Henry. Tombé dans les filets de cette affreuse coquette, Bertrand du Sault était destiné au même sort que ses devanciers. Et, comme il devenait trop exigeant, elle avait pris la détermination de lui donner son congé, la nuit même où, après l’avoir montré, nous achevons sa présentation à nos lecteurs.

– Un A, un L, une couronne de comte! qui ça peut-il être? répétait-elle, en secouant la tête.

Elle réfléchit encore, et tout à coup:

– Ah! suis-je sotte, s’écria-t-elle, ce chiffre, c’est le chiffre de monsieur le comte Arthur de Lancelot, ce faquin dont le rôle ténébreux… Oh! je le percerai à jour! Il a fait le dédaigneux avec moi, mais… Ah! monsieur Lancelot! monsieur Lancelot, comte interlope; vous vous introduisez nuitamment… J’ai déjà sur votre personne des renseignements… Oh! nous verrons… Mais, qu’est-il venu faire? Que voulait-il… Est-ce que, par hasard, il m’aimerait?…

Le sommeil surprit la jeune femme au milieu de ce monologue.

Un violent coup de sonnette l’éveilla en sursaut.

– Madame, madame, cria Kate en entrant tout effarée dans la chambre, sir Henry vous fait demander?

– Sir Henry! quel conte…

– Il a envoyé deux officiers. Il veut vous parler sur-le-champ. Son vaisseau appareille pour une expédition.

Harriet sauta à bas du lit.

– Donnez-moi une robe de chambre et habillez-moi lestement, dit-elle.

Sa toilette du matin terminée, madame Stevenson passa dans le parloir, où elle trouva effectivement deux enseignes de la marine anglaise, qui lui répétèrent que son mari désirait avoir un entretien avec elle, avant de partir en croisière contre les pirates qui infestaient le golfe.

– Le vaisseau-amiral est à un mille du port seulement, dirent-ils.

Ce message n’avait rien d’extraordinaire. Plusieurs fois déjà, sir Henry avait ainsi mandé sa femme. L’heure n’était même pas indue, puisque, probablement, on profitait d’un vent favorable pour mettre à la voile. Madame Stevenson pria les enseignes d’attendre un moment. Elle rentra dans sa chambre, se vêtit chaudement et commanda à Kate de l’accompagner.

Cet ordre ne parut pas faire plaisir aux officiers; mais ils se contentèrent d’exprimer leur contrariété par un regard d’intelligence qui échappa aux deux femmes.

On se mit en route. Il était cinq heures du matin.

Dans le port, au pied du quai du Marché, se balançait une chaloupe, conduite par six vigoureux rameurs, portant, comme les enseignes, l’uniforme de la marine royale.

Le pavillon amiral flottait à bord de la chaloupe qui partit aussitôt après avoir reçu ses passagers.

Ils traversèrent la rade en silence; mais dès qu’ils en furent sortis, madame Stevenson s’aperçut que l’embarcation pointait dans une direction contraire à celle où elle savait que l’escadrille anglaise se tenait en observation.

Elle en fit la remarque à l’enseigne qui gouvernait.

– Madame, répondit-il froidement, ce n’est point le vaisseau-amiral que nous allons rejoindre, mais le cutter des Requins de l’Atlantique.