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L'île de sable

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VII. BERTRAND

Le chevalier noir, nos lecteurs l'ont deviné, était Bertrand, l'amant favori de la belle Laure de Kerskoên. Ne pouvant songer à obtenir la main de sa maîtresse à cause de la haine qui divisait son oncle, le duc de Mercoeur et le marquis de la Roche, il avait résolu de profiter de l'absence de ce dernier pour enlever la jeune châtelaine. Son plan était des plus simples. Ayant à sa solde un régiment de reîtres, Bertrand devait se présenter à la porte du manoir sous le costume de troubadour, qu'il adoptait souvent pour y pénétrer.

Une partie de ses soldats le suivrait de près en rampant le long des rochers, il solliciterait l'hospitalité qu'on ne lui refusait jamais, parce que les soldats de la garnison savaient que le trouvère armoricain était agréable à la nièce de leur seigneur, et se rendrait maître de la forteresse. Cela explique le message qu'au moyen d'une colombe il avait expédié, à Laure de Kerskoên. Mais à peine ce message était-il envoyé qu'un espion avait averti Bertrand que le marquis, alors à Saint-Malo, s'était mis on marche pour retourner au château. Désespéré de ce contre-temps qui ajournait l'accomplissement de ses desseins, notre paladin se décida à s'emparer du marquis. Ayant échoué dans cette tentative, il poursuivit néanmoins l'exécution de son entreprise, dans laquelle, comme on l'a vu, il eut à subir de nouveaux revers.

Bertrand connaissait bien le vicomte de Ganay, et s'il avait exigé qu'il déclinât son titre, c'était pure moquerie; il n'ignorait pas non plus les prétentions de Jean au coeur de Laure, aussi répondit-il à son attaque avec cette fureur aveugle qu'aiguillonnent la jalousie et le désir d'humilier un rival déjà illustre par de nombreux exploits.

Le duel dura plus de vingt minutes avec, un acharnement sans égal. Les deux antagonistes étaient peut-être de même force, mais à la fougue de son adversaire, Jean opposait un calme inébranlable, et après les premières passes, l'on put prévoir qu'à moins d'un accident, le vicomte resterait vainqueur de ce combat singulier. En effet, le neveu du duc de Mercoeur, exaspéré par le sang-froid de l'écuyer, ne tarda guère à ferrailler sans étudier les bottes qu'il poussait; c'était là que Jean l'attendait; mais comme il désirait plutôt le désarmer que le tuer, il négligea maintes occasions de riposter, alors qu'il lui était facile de le faire. A la fin, cependant, lassé lui-même, il rendit estoc pour estoc, et relevant une fausse parade, atteignit Bertrand à la solution de continuité de sa cuirasse et de ses brassards.

Le jeune homme chancela et tomba sur les genoux: il avait l'épaule traversée de part en part.

Cette défaite mettait un terme aux hostilités. Les assaillants se livrèrent à la merci des assiégés, qui étaient sortis du château par une poterne secrète, afin d'assister au cartel.

Guillaume de la Roche embrassa chaleureusement son brave écuyer, fit enchaîner les captifs au nombre de plus de soixante, et transporter Bertrand dans un des cachots du donjon. Puis, ayant donné des ordres pour que tous les postes fassent doublés et les cadavres brûlés dans la chaux vive, il entraîna Jean de Ganay vers son appartement.

– Eh bien! lui dit-il en arrivant, n'avais-je pas raison, mon cher et valeureux ami?

– Je ne sais, messire.

– Vous ne connaissez donc pas Bertrand de Mercoeur, neveu du duc?

– J'en ai beaucoup ouï parler comme d'un vaillant champion…

– Vaillant! ne lui appliquez pas cette épithète, mon fils; Bertrand est un lâche, indigne de la couronne qu'il porte sur son blason. En voulez-vous une preuve irrécusable? c'est lui qui nous a attaqués ce matin, sur la route de Saint-Malo, lui qui nous a attaqués ce soir par une trahison dont j'ignore les menées, lui que vous avez provoqué, blessé!

– Se peut-il! murmura le vicomte.

– Que trop, reprit Guillaume. Mais quel parti prendre à son égard?

– En référer à la justice du roi.

– J'y songeais… oui, c'est, ce me semble, le meilleur expédient, car son crime ne doit pas demeurer impuni, fit notre sécurité exige que nous ne le gardions pas ici. Le duc saurait bien nous l'arracher. Allons, bon courage, Jean! Dans quelques jours nous serons en route pour aller défendre une cause plus noble— la sainte cause de la religion chrétienne.

Le seigneur de la Roche, et son écuyer échangèrent encore quelques paroles, et sa quittèrent l'un pour s'informer de sa nièce, l'autre pour s'assurer que tout danger avait cessé.

VIII. L'ÉVASION

Et Laure de Kerskoên, qu'était-elle devenue? pourquoi son oncle ne l'avait-il pas trouvée dans sa chambre?

A neuf heures, la jeune châtelaine avait ouvert le châssis de sa fenêtre, et entendant le bruit d'un pas sur le rempart, elle avait dit, le lecteur s'en souvient: «Est-ce vous, Bertrand!» mais la lueur de l'éclair lui ayant montré Jean de Ganay, au lieu de celui qu'elle attendait, Laure s'était brusquement retirée, avec une épouvante augmentée par le cri de guerre qui monta soudain à ses oreilles. Tremblante, éperdue, Laure pensa d'abord à se réfugier chez son oncle. Un instinct— l'instinct de l'amour— l'arrêta. Retournant à sa fenêtre, elle entrevit à travers les ténèbres la plume noire qui ombrageait le casque de son amant.

– Bertrand! dit-elle, miséricorde divine! c'en est fait de lui!

Mais bientôt une idée traversa l'esprit de la jeune fille. Sans plus réfléchir, elle sortit de la chambre et descendit dans la cour d'honneur. Elle espérait pouvoir avertir Bertrand que le marquis était de retour au château. Par malheur, on achevait de barricader toutes les issues, et elle fut obligée de regagner son appartement. C'est durant cette absence que Guillaume était venu chez sa nièce. Palpitante, affolée, n'osant regarder en dehors, Laure s'assit au bord de son lit et écouta. Il est plus difficile de décrire que d'imaginer les tortures morales qu'elle eut à souffrir tant que dura le siège du manoir. Chaque coup d'arquebuse retentissait dans son coeur comme un glas funéraire, et quand le Foudroyant tomba sur le pont avec un fracas horrible, la pauvre enfant manqua de s'évanouir.

Quelle triste situation pour elle! si son oncle était vainqueur, son amant serait sans doute passé au fil de l'épée; si au contraire Bertrand l'emportait, qu'adviendrait-il au marquis de la Roche qui l'avait élevée, la chérissait comme un père? Mon Dieu! que d'afflictions pour l'âme de l'infortunée Laure! Partagée entre les sentiments du devoir, de la reconnaissance, et les anxiétés de la passion, de l'amour, combien la peignait cette cruelle alternative! Son sein battait avec violence et le sang se précipitait à son cerveau, quand Catherine entra, un flambeau à la main.

La bonne dame frissonnait de tous ses membres.

– Jésus, seigneur, ayez pitié de nous! s'écria-t-elle. Ils vont nous prendre, nous piller, nous saccager, comme ils ont fait du moustier de Rennes! Sainte Marie, mère de Dieu, protégez-nous!

– As-tu donc si peur, nourrice? dit Laure pour faire diversion à ses angoisses.

– Peur, chère damoiselle!… peur! oh! mettons-nous en prière, ma fille; implorons la justice du ciel pour que le bon droit triomphe!

Laure ne savait trop que répondre à cette invitation; entraînée par l'exemple de sa nourrice, elle se prosterna et toutes deux commencèrent à réciter leurs patenôtres en s'interrompant chaque fois que le tumulte croissait.

Lorsqu'eut lieu le cartel entre Jean de Ganay et Bertrand, assiégeants et assiégés firent silence.

– Merci, mon doux Sauveur! dit Catherine, supposant que la Providence avait exaucé ses voeux, les infidèles sont repoussés.

Chut! dit Laure qui se leva et s'approcha de la fenêtre.

– Oh! damoiselle! damoiselle! où allez-vous?

– Chut!

S'effaçant dans l'embrasure, la jeune fille plongea ses regards au dehors, tressaillit, bondit en arrière, puis elle s'avança de nouveau, passa sa tête à travers le châssis… et les doigts crispés à la tablette de la croisée, le corps ployé, les muscles frémissants, les prunelles fixes, elle contempla le drame qui se jouait sur l'esplanade. Je laisse à penser quelles sensations l'agitèrent durant ce long combat où se trouvait compromise une tête qu'elle affectionnait au delà de toute expression. Vingt fois elle voulut crier, mais l'émotion lui coupait la parole; vingt fois elle voulut fermer les yeux et s'éloigner, mais une puissance d'attraction plus énergique que sa volonté la tenait clouée à cette place…

Bertrand est touché, il tombe!

Aussitôt les nerfs de Laure se détendent, elle est frappée au coeur, elle s'affaisse! Catherine vole à son secours.

Le lendemain soir, entre onze heures et minuit, Laure de Kerskoên, châtelaine de Vornadeck, enveloppée de la tête aux pieds dans une mante noire, et munie d'une lanterne, traversait furtivement la cour d'honneur du castel, marchant droit au donjon. Une sentinelle est en faction à l'entrée, mais on lui a fait boire un soporifique et elle dort profondément, adossée à la guérite.

Laure pénètre dans la tour, monte au premier étage, et tirant de son corsage une grosse clef, ouvre, après mille difficultés, la porte d'une chambre de forme triangulaire.

Cette chambre, c'est la prison de Bertrand.

Enchaîné sur un bloc de pierre, le jeune homme était on proie à une fièvre ardente, occasionnée par la blessure qu'il avait reçue à l'épaule.

– Qui est là? dit-il dolemment.

La jeune fille démasqua la lanterne qu'elle avait cachée sous sa mante et vint s'agenouiller près de lui.

– Laure! est-ce un rêve?

– Las! pauvre Bertrand!

– Mais quoi, je ne rêve pas! c'est vous, bien vous! Oh! approchez… encore… encore… là, que je sente vos vêtements, que je respire votre haleine! Mon Dieu! oui, c'est elle. C'est vous, Laure…

– Cher Bertrand, dans quelle position!…

 

– Ne me plaignez pas, Laure, bon ange, idole adorée, je suis heureux, puisque vous me donnez cette preuve d'amour. Maintenant, j'affronterais les derniers supplices sans sourciller.

– Que parlez-vous de supplices, ami! je suis venue pour vous délivrer.

Le prisonnier sourit amèrement.

– Oh! dit-il, en montrant les fers dont il était chargé.

– Êtes-vous trop faible pour vous soutenir?

– Comment cela?

– Tenez, dit Laure en lui présentant une petite lime.

Un éclair de joie colora le visage pâli de Bertrand.

– Ensuite? dit-il.

– Ensuite, ne craignez rien.

Et de ses doigts mignons, la charmante enfant commença à limer la chaîne qui scellait son amant à la muraille.

Ce travail fut lent et pénible, les blanches mains de Laure se teignirent de sang. Mais le courage de l'amour l'animait— ce courage qui a fait tant de femmes héroïques— et au bout d'une heure, la chaîne était sciée.

– A présent, hâtons-nous, dit-elle.

L'espérance de la liberté prêta des forces au captif. Ils descendirent les marches du donjon, et arrivèrent au rez-de-chaussée dans une grande pièce au centre de laquelle on remarquait un puits.

– Écoutez, dit alors la châtelaine, en indiquant le bord du puits, Bertrand, il faut nous quitter ici. A quelques pieds au-dessous de la margelle, ce puits renferme un escalier, et plus bas, un passage souterrain qui vous conduira sur le flanc septentrional de là montagne. Voici la clef de la poterne dérobée. Mais, sur votre honneur, jurez-moi que jamais vous ne révélerez le secret que je vous confie!

– Hélas! dit le jeune homme d'un ton plaintif, je ne me gens plus la volonté de partir. Laure, je voudrais mourir!

– Laissez là, ami!

– Sans vous, l'existence…

– Bertrand, jamais je n'appartiendrai à d'autre qu'à vous. Prenez cet anneau, c'est celui que me légua ma pauvre mère… qu'il soit le gage de nos fiançailles!

Le jeune homme s'empara de l'anneau et le porta à ses lèvres.

– Allons, séparons-nous, le temps presse, dit Laure, les yeux gonflés de larmes.

Aidé par sa maîtresse, Bertrand descendit dans le puits, rencontra le premier degré de l'escalier à mi-hauteur du corps, et adressa à la jeune allé un signe d'adieu.

Mais elle se pencha jusqu'à lui et le baisa au front.

– Oh! tu, seras à moi, ma bien-aimée! proféra le prisonnier avec transport; et, tenant de la main gauche la lanterne que Laure lui avait remise, il s'enfonça dans les profondeurs du gouffre.

Peu à peu, le son de ses pas s'évanouit, et lorsqu'ils eurent cessé de résonner sur les degrés humides, la nièce de Guillaume de la Roche se releva en disant:

– Bénie soit ma secourable patronne! Bertrand est sauvé!

Quelques minutes après, Laure de Kerskoên, comtesse de Vornadeck, rentrait dans son appartement sans avoir été remarquée.

IX. AVANT LE DÉPART

Un mois s'est écoulé depuis les divers événements que nous avons racontés. Laure, à la fenêtre où nous l'avons déjà vue, Laure attend. Une colombe arrive; son blanc plumage rappelle notre gentille messagère d'amour. En effet, c'est Adresse. Elle apporte une lettre.

Cette lettre lui apprend que Bertrand est en sûreté, remis de ses blessures, qu'il se propose de l'enlever, et l'engage à feindre de l'amour pour le vicomte Jean de Ganay et à lui déclarer qu'elle a fait voeu de ne pas contracter d'engagement avant l'âge de vingt ans, afin de le déterminer à ajourner à son retour du Canada leurs fiançailles qui doivent avoir lieu le lendemain.

Après avoir lu et, relu ce billet que, plusieurs fois, elle mouilla de douces larmes, Laure de Kerskoên se rendit dans la salle d'armes. Elle savait y rencontrer Jean de Ganay. L'écuyer se promenait soucieux, agité de sombres pressentiments.

– Vous paraissez bien morne, messire, lui dit la jeune fille, de sa voix la plus câline; vous serait-il advenu malheur?

– Ah! damoiselle, répondit le vicomte, oui, il m'advient grand malheur! si grand que je crains de n'en pouvoir supporter l'étendue.

– Vraiment! serais-je indiscrète en vous demandant la cause de cette vive affliction?

– Vous-même n'êtes-vous donc pas chagrine?

– Moi, sainte Vierge! oui, bien chagrine! Mon oncle a beau dire, je ne puis m'habituer à l'idée de son départ, et…

– Et? s'écria Jean intrigué.

Laure baissa ses longues paupières avec un geste de pudeur, mais sans répondre.

– Ne regretterez-vous que le seigneur de la Roche? insinua l'écuyer, en proie à une émotion poignante.

– Pensez-vous que j'oublie mes amis, messire Jean! répliqua l'amante de Bertrand, accompagnant cette interrogation d'un coup d'oeil si expressif, que le pauvre vicomte se crut aimé et faillit se précipiter aux pieds de la sirène.

– Mais, dit-il d'un ton pénétré, suis-je au nombre de vos amis?

– Comment! c'est vous qui m'adressez une pareille question! vous, Jean, qui jouissez de la considération de monseigneur de la Roche, vous qui tout récemment avez délivré ce château, vous… Ah! c'est bien mal, Jean, de douter ainsi de moi!

Une perle liquide qui vint étinceler au coin de sa paupière, couronna la série de tendres reproches déjà exprimés par le sens et l'inflexion qu'elle avait, imprimés à ses paroles.

Les femmes possèdent un talent merveilleux pour simuler les sentiments qu'elles n'éprouvent pas. Elles sont souvent même plus éloquentes dans le jeu de la passion que dans son action, réelle.

Est-il donc surprenant que le vicomte se laissât prendre à ce piège jonché de roses odorantes.

– Quoi, c'est vrai, s'écria-t-il avec chaleur, je ne m'abusais point, vous m'aimez, Laure! vous partagez les feux qui m'embrasent, et vous… Oh! la joie me rend fou! c'est qu'il y a si longtemps que j'attends cet aveu! Oh! mon Dieu! prêtez-moi la force nécessaire pour savourer pareilles délices!

Il voulut saisir la main de Laure et la baiser, mais la jeune châtelaine s'y opposa doucement en souriant:

– Fi! le mauvais chevalier, qui n'ajoute pas foi à l'attachement de ses meilleurs amis! vous mériteriez, messire, que pour votre peine je brûlasse le noeud d'épée que j'ai tressé à votre intention.

– Un noeud d'épée! ah! Laure, votre bienveillance m'accable!

– Un noeud d'épée que voici, et que j'attacherai moi-même, si vous le permettez, à la coquille de votre dague. Dorénavant, soyez moins soupçonneux, ou je me fâcherai pour de bon. Mais j'ai une prière à vous adresser.

– A moi… une prière! Oh! parlez, soyez sûre que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour me montrer digne de la première marque de confiance que vous daignez m'accorder. Oui, poursuivit-il, me demanderiez-vous ma vie, je serais heureux de vous l'offrir!

Son teint pâle d'ordinaire s'était nuancé d'un chaud incarnat, sa voix avait des intonations sympathiques, tout en lui exhalait le parfum de l'amour vrai, profondément senti. La vanité de Laure dégusta ce triomphe; mais son coeur était trop occupé pour s'émouvoir au contact de cette ardente passion.

– Ce que j'ai à vous demander vous coûtera beaucoup, reprit-elle; toutefois je ne me prévaudrai pas de votre tendresse pour lui arracher, à l'avance, un serment qu'ensuite vous réprouveriez peut-être…

– Non, non, interrompit de Ganay avec véhémence, non! quoi que vous ordonniez, je jure, sur la garde de mon épée, de l'exécuter fidèlement!

L'amante de Bertrand ne put réprimer une lueur de satisfaction, en le voyant tomber dans les rêts qu'elle lui avait si adroitement tendus.

– Je crains que vous ne vous repentiez de cette précipitation, objecta-t-elle encore.

– Ne craignez rien; parlez.

– Monsieur Jean, mon oncle, souhaite que nous soyons fiancés demain.

– C'est aussi ma plus douce aspiration.

– Voilà ce que je redoutais.

– Vous…

– Hélas! messire, j'ai promis de ne contracter aucun engagement avant vingt ans et je n'en ai pas encore dix-huit, savez-vous?

– Et cette promesse? balbutia de Ganay, plongé dans l'horreur du désenchantement.

– Je l'ai faite à une personne qui m'est plus chère que l'existence.

En prononçant ces mots d'un ton larmoyant, Laure chiffonnait le coin de son mouchoir.

– Que votre volonté soit exaucée, dit le jeune homme, après un moment de pause pour maîtriser les angoisses qui déchiraient son coeur. Puis, il ajouta:

– Un serment est sacré, je respecterai le vôtre en respectant le mien; mais, Laure, serez-vous fidèle?

– Oh! oui, repartit la nièce du marquis, continuant mentalement son perfide mensonge; oui, je serai fidèle, jusqu'à mon dernier soupir… «à Bertrand,» murmura-t-elle in petto.

– Ah! ah! mes jouvenceaux, vous roucoulez tendre romance d'amour, dit à cet instant Guillaume de la Roche, en s'approchant du couple.

Laure saisit l'occasion pour s'enfuir comme une biche effarouchée.

Vingt-quatre heures après cet entretien, une cavalcade, composée de dix hommes d'armes, d'un dominicain et de deux femmes montées sur des palefrois, quittait le manoir de la Roche.

C'était Laure de Kerskoên qui partait pour la capitale du Blésois, où elle devait rester dans un couvent jusqu'à la fin de l'expédition de son oncle.

Debout, au sommet du donjon, Jean de Ganay suivit longtemps des yeux la chevauchée qui serpentait sur le flanc de la montagne.

L'écuyer espérait que l'une des femmes se retournerait pour lui adresser un signe, un regard, mais personne ne se retourna, et quand les deux amazones, précédées de leur escorte, disparurent derrière les massifs d'arbres, Jean croisa douloureusement les bras sur sa poitrine en s'écriant:

– Grand Dieu! Laure m'aurait-elle trompé… ne m'aimerait-elle pas?

PREMIÈRE PARTIE. EN MER

I. GUYONNE LA POISSONNIÈRE

A quelque distance du château de la Roche, sur le bord de la mer, s'élevait une cabane à l'aspect chétif et désolé. Des galets, cimentés avec de la terre glaise, avaient servi à sa bâtisse, que recouvrait un toit de chaume. Deux fenêtres étroites, garnies de carreaux en papier huilé, filtraient à l'intérieur un jour blafard et souffreteux. Devant cette cabane s'étendait un jardinet potager, généralement mal entretenu, et derrière séchaient de grands filets accrochés à des pieux.

Telle était l'habitation de Perrin le pêcheur, de son fils Yvon et de sa belle-fille, Guyonne la poissonnière.

Un soir de la fin de mai de l'année 1598, Perrin le pêcheur, vieillard sexagénaire, mais encore robuste, malgré ses rides et ses cheveux argentés, assis sur un banc de pierre, au seuil de la maison, réparait une seine fortement endommagée.

Le soleil à son déclin secouait ses gerbes d'or au front sourcilleux du manoir de la Roche, et les vagues de la Manche venaient lécher le sable irisé du rivage avec un bruit régulier de fusée volante. La soirée se montrait d'une douceur enchanteresse. Aux senteurs marines se mêlait l'arôme balsamique des primevères; au gazouillement des linottes se mariait le ramage des chardonnerets, et l'atmosphère semblait saturée d'un parfum de bonheur.

Cependant le pêcheur était triste. L'anxiété, le désespoir marquaient son visage bronzé par le hâle et l'intempérie des saisons.

Souvent il levait vers le château un regard douloureux, puis une larme brillait au coin de sa paupière; ses mains laissaient échapper le filet, et, croisant les bras contre sa poitrine, Perrin rêvait profondément. Ensuite, il reprenait son travail en prononçant quelques mots inintelligibles.

Tout à coup, au détour d'un buisson, parut une jeune femme, portant sur la tête un panier d'osier.

Le vieillard poussa un cri de satisfaction.

– Eh bien, Guyonne?

– Consolez-vous, mon père, répondit la femme; Yvon vous sera rendu… s'il plaît à Dieu de seconder mon projet, ajouta-t-elle intérieurement.

– Rendu!… mon Yvon me sera rendu! dit le pêcheur d'un ton passionné; ô ma fille! Guyonne, enfant chéri, approche que je t'embrasse.

– Bon père! dit-elle en abandonnant ses joues aux caresses du vieillard.

– Mais, fit soudain celui-ci, tu l'as donc vu? il t'a donc parlé? Le seigneur de la Roche lui a pardonné, n'est-ce pas! oh! je prierai Notre-Dame du Saint-Sauveur de favoriser l'entreprise…

– Écoutez, mon père, interrompit gravement Guyonne, je ne veux pas vous tromper; je n'ai pas vu Yvon.

– Que dis-tu?

– Non, je ne l'ai pas vu. Je ne pouvais le voir. Il est à Saint-Malo depuis ce matin.

– A Saint-Malo!

– A Saint-Malo, avec tous les autres prisonniers qui doivent s'embarquer demain pour la Nouvelle-France.

– Alors, dit Perrin, terrifié par cette nouvelle, notre miséricordieux seigneur de la Roche t'a promis…

 

– Monseigneur de la Roche est parti lui-même, avec son écuyer. Ils ont escorté les captifs.

Le vieillard pâlit et chancela.

– Soyez sans crainte, dit vivement Guyonne; je sauverai Yvon, je vous le jure.

– Ah! exclama le pêcheur, pouvais-tu m'abuser ainsi, ma fille! Je ne t'ai jamais fait de mal, moi; et voilà que tu me rassures pour me replonger plus avant dans l'affliction.

– Je vous ai dit et je vous répète que je le sauverai! s'écria-t-elle d'un accent si persuasif, que Perrin se sentit renaître à l'espérance.

– Comment? quel est ton projet? demanda-t-il encore.

C'est mon affaire, fiez-vous à moi, mon père. Je tiendrai ma parole. Avant douze heures, Yvon sera ici; seulement il faudra vous placer sous la protection du due de Mercoeur. A présent, donnez-moi votre bénédiction, car jamais, peut-être, nous ne nous reverrons.

Soit qu'il n'eût pas entendu cette dernière phrase, soit qu'il n'en eût pas bien compris le sens, Perrin reprit interrogativement:

– Quoi! dans douze heures, j'aurai recouvré mon brave Yvon? tu en es certaine, Guyonne?

– Autant qu'on peut l'être! Mais le temps presse, donnez-moi votre bénédiction, mon père, répliqua-t-elle, en s'agenouillant aux pieds du vieillard.

– Où veux-tu aller?

– A Saint-Malo, chercher Yvon. Priez le Tout-Puissant de secourir mes desseins.

– Va, ma fille, dit le pêcheur en étendant les mains au-dessus de Guyonne; va! que Dieu te soit en aide! Pour moi, je m'en rapporte à ton courage et à ta prudence Ah! si tu parviens à sauver mon Yvon, je ne vivrai pas assez d'années pour te prouver ma gratitude.

S'étant relevée, Guyonne se jeta dans les bras du vieillard, puis, après avoir échangé quelques paroles avec lui, elle se dirigea vers le bord de la mer, détacha l'amarre d'un bateau, sauta agilement dedans, et s'éloigna à force de rames, en adressant à son père un signe d'adieu.

La Manche, ordinairement inégale et moutonneuse, était, ce soir-là, unie comme une glace. Nulle brise ne rayait sa nappe illuminée par les derniers feux du jour, et damassée à l'horizon de blanches voiles qui attendaient que la fraîcheur de la nuit les gonflât pour mouiller dans les ports de la côte.

Penchée sur ses avirons, Guyonne frappait l'onde avec la régularité et la prestesse d'un batelier consommé. Son canot sillait légèrement la mer, en déroulant un ruban d'écume.

C'était une belle et forte femme que Guyonne. Impossible d'imaginer plus magnifique assemblage de formes masculines unies aux grâces féminines. Sa tête, admirable d'expression, surmontait un buste richement proportionné, quoique d'apparence athlétique. Son épaisse chevelure noire flottait sur ses épaules en boucles soyeuses encadrant un visage d'un ovale parfait. Le front découvert, large, les sourcils bien accusés, le nez quelque peu busqué et surtout la vivacité des yeux de Guyonne, dénotaient chez elle un caractère opiniâtre et exalté. Cependant, malgré sa haute taille et son organisation virile, ses mains étaient mignonnes, bien que bistrées par de rudes travaux, ses pieds comparativement, petits. Si son coup d'oeil d'aigle imposait aux plus téméraires, l'aménité de ses manières, la douceur touchante de sa voix séduisaient ceux qu'elle traitait en amis. Fière avec les dédaigneux, soumise sans bassesse avec ses supérieurs, affable avec ses égaux, Guyonne déployait envers ses proches une abnégation à toute épreuve. Force physique, vigueur morale, telle était la créature; attraits matériels, amabilité, ingénuité, chasteté, telle était la femme. Loin de la déparer, sa stature herculéenne ajoutait un charme de plus à sa personne, quand par la fréquentation on avait pu apprécier les rares qualités dont elle était douée.

Guyonne avait vingt-cinq ans. Elle passait pour être fille d'un caboteur qui avait, croyait-on, péri dans un naufrage sur les côtes de Terre-Neuve, et d'une femme qui avait épousé Perrin en secondes noces. Cette femme mourut en mettant au monde Yvon. Le pêcheur conçut pour son propre enfant une tendresse poussée jusqu'à l'idolâtrie. Il releva avec tout le soin que lui permettait sa condition précaire. Mais Yvon, comme il arrive fréquemment, ne répondit point à l'affection de son père. Léger, paresseux, il compta bientôt parmi les plus mauvais sujets du voisinage.

Un matin, il disparut et resta plusieurs années absent. Cette fugue faillit être fatale à Perrin. Dans sa douleur, il voulait se suicider; Guyonne l'en empêcha. Yvon qui était allé faire la guerre pour le compte des Seize, rentra subitement, comme il était parti, et la joie que causa son retour au vieux pêcheur faillit également lui être funeste. Hélas! cette joie ne fut pas de longue durée, car Yvon que la fainéantise inhérente à l'état militaire avait alléché, et qui voyait dans le seigneur de la Roche un ennemi de l'Église catholique, Yvon s'engagea dans une bande de routiers à la solde du duc de Mercoeur.

S'étant trouvé à l'attaque du château de la Roche, il y fut fait prisonnier avec tous ceux de ses compagnons qui avaient échappé aux coups de la garnison. Le marquis, qui recrutait alors des hommes pour l'expédition qu'il projetait, demanda et obtint la permission de transporter dans les colonies de la Nouvelle-France ses captifs, dont la plupart étaient des repris de justice ou des malfaiteurs— tous gens de sac et de corde. Maître Yvon ne s'accommodait guère du sort qui lui était réservé. Une traversée de douze à quinze cents lieues, ensuite de quoi, un exercice illimité à la hache, à la bêche, à la houe, souriaient médiocrement à son imagination. Sachant que son père avait jadis rendu service au marquis de la Roche, il informa Perrin de sa situation, en le suppliant de solliciter sa grâce. Certes, le pêcheur n'avait pas besoin d'être supplié. A la nouvelle que son fils bien-aimé allait lui être ravi, il courut au château, Guillaume de la Roche l'accueillit avec une cordialité dont il n'était pas coutumier vis-à-vis de ses vassaux. Mais dès que le vieillard lui eut appris l'objet de sa visite, il fronça le sourcil, et répliqua sèchement qu'Yvon partagerait le châtiment de ses complices.

Le pêcheur revint chez lui; son âme était brisée. Il fallut l'attentive sollicitude de Guyonne pour adoucir l'amertume de ses chagrins et ranimer l'espérance dans son coeur.

– Tout n'est pas perdu, lui dit-elle; dame Catherine m'aime comme une mère. Elle a, vous le savez, été la nourrice de notre damoiselle Laure de Kerskoên, et exerce beaucoup d'empire sur l'esprit de monseigneur de la Roche. Laissez-moi lui parler; peut-être, avec son concours, parviendrons-nous à fléchir le courroux du marquis.

Comme tous ceux qui aspirent à la réalisation d'un souhait, Perrin accepta cette persuasion, et Guyonne s'achemina vers le manoir.

Dame Catherine, toute marrie du départ de sa jeune maîtresse, pleura avec Guyonne, et finalement promit d'intervenir auprès du marquis de la Roche.

Guillaume fut inexorable. C'était un caractère de fer; jamais il n'avait modifié une résolution prise. Il mettait son point d'honneur dans l'inflexibilité.

– Tout ce que je puis faire pour toi, mon enfant, dit la nourrice à Guyonne, c'est de te ménager une entrevue avec ce pauvre Yvon, quand il sera à Saint-Malo. Le sire de Ganay est chargé de la garde des prisonniers; il ne refusera pas de nous obliger. Je causerai avec lui. Reviens demain.

Guyonne passa la nuit à réfléchir et à prier. L'aube la surprit prosternée sur la tombe de sa mère.

Elle était mélancolique; mais le voile d'anxiété qui couvrait son front depuis quelques jours avait disparu.

Une détermination inconcevable germait dans le cerveau de la poissonnière. Elle monta au château.

Ils sont en route pour Saint-Malo, et s'embarqueront demain, mon enfant, lui dit la vieille femme.

– Avez-vous obtenu?

– Tu pourras le voir cette nuit, en présentant ce billet à la sentinelle de faction.

– Oh! merci, merci, dame Catherine! Dieu vous récompense!

Guyonne descendit la montagne en courant. On se rappelle l'entretien qu'elle eue ensuite avec son beau-père.

Maintenant, nous reprendrons le fil de notre histoire et suivrons la jeune fille à Saint-Malo.

Le couvre-feu n'était pas encore sonné quand elle aborda dans le port de la cité malouine, et les étoiles s'allumaient une à une au firmament. Guyonne n'eut pas de difficulté à se faire indiquer le lieu où avaient été casernes les captifs, car les rues étaient encombrées de personnes qui devisaient sur les chances probables de l'expédition de la Roche.