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Aux glaces polaires

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Question d’angoisse que personne n’ose formuler, là-bas.

Tous croient par la foi et savent par l’histoire que saint Joseph, lui, ne manquerait pas. Il suffit.

Mission du Sacré-Cœur (Fort Simpson)

Le voyageur descendant le Mackenzie, à deux jours de rames du fort Providence, aperçoit, au bout d’une droite avenue, une île qui se confond avec le continent et qui ressemble au chevet d’une croix immense, dont les bras seraient le fleuve lui-même tournant à droite et la rivière des Liards arrivant sur la gauche. Un fort-de-traite et deux missions, l’une catholique, l’autre protestante, dominent le chevet: c’est le fort Simpson.

Le fort Simpson est géographiquement, et fut longtemps en importance commerciale, le vrai centre du Mackenzie.

La chronique de la mission du Sacré-Cœur pourrait s’écrire avec les larmes de ses missionnaires. De la plume et des lèvres de tous, au sujet de Simpson, tomba, comme s’il ne s’en fût trouvé d’autre, l’expression: Babylone du Nord. Non pas qu’ils fissent allusion, ces apôtres déguenillés du pauvre pays, à des jardins suspendus, à de flamboyants palais, à de sacrilèges festins nocturnes, ni même à des débauches… royales: ils voulaient dire seulement que le fort Simpson était le lieu où le démon de la cupidité, du mensonge, de la discorde, du fanatisme et de la mollesse semblait avoir établi sa capitale du Nord.

Jusqu’en 1886, date de la mise en service du premier steamer de la Compagnie de la Baie d’Hudson, le fort Simpson, chef-lieu du district, marqua le ralliement général des barges commerçantes; et chaque année s’y reconstituait la Babel, dont parla Mgr Grandin en 1861:

On trouve là des Anglais, des Norvégiens, des Orcadiens, des métis français, anglais et autres. Parmi les sauvages, on reconnaît des Sauteux, des Maskégons, des Cris, des Montagnais, des Esclaves, des Plats-Côtés-de-Chiens, des Couteaux-Jaunes, des Peaux-de-Lièvres, des Sékanais, et même des Esquimaux. La France est représentée par ses missionnaires. Vous concevez quelle confusion il y a là pendant plusieurs jours. C’est réellement la Tour de Babel. A mon arrivée, ce tumulte n’existait pas encore; il n’y avait guère que les Esclaves: c’est le nom que l’on donne aux sauvages qui fréquentent ce poste.

Le Père Grollier aborda au fort Simpson, le 16 août 1858, traquant Hunter, l’archidiacre anglican.

Le bourgeois força le prêtre à partir le 21, un samedi soir, malgré les instances des sauvages qui réclamaient la faveur de passer le dimanche avec le priant français. Par contre, le ministre eut toutes les libertés. Ainsi commença la lutte.

De 1858 à 1876, le missionnaire catholique n’eût même d’autre pied-à-terre, au fort Simpson, que la tente qu’il plantait, pour la plier bientôt; tandis que le ministre anglican et son évêque, dotés de terrain, de maison, de temple, régnaient sans ombrage.

Venant du fort Providence ou du fort des Liards, le Père Gascon 4 ans, le Père Grouard 9 ans, le Père de Krangué 21 ans, donnèrent successivement la mission de passage, au fort Simpson.

A la longue cependant, le protestantisme, qui mettait onze mois à défaire l’ouvrage que le prêtre faisait dans le seul mois de sa visite, gagna quelques adeptes et s’étendit. Lorsqu’en 1894, il fut possible de placer au fort Simpson un missionnaire résident, la moitié de la population suivait le ministre, et l’autre n’avait plus guère de catholique que le nom.

Ce brave missionnaire, le premier à rester fixé sur la Croix, fut le Père Laurent Brochu. Dieu sait combien il travailla, dans cette aridité. En dix ans de prières, de patience, d’efforts de tous genres, il ramena au Bon Pasteur le grand nombre des prodigues.

Il fut seul d’abord. En 1896, le Père Vacher lui arriva, comme élève dans la langue esclave, et comme assistant. Tous deux s’encouragèrent à l’œuvre de longanimité.

Le Père Andurand, secondé du Père Moisan, finit de reprendre toute la tribu.

Le grand événement de grâce pour la mission du Sacré-Cœur a été la fondation de l’hospice des Sœurs Grises, en 1916. Tous les infirmes et vieillards du bas-Mackenzie, c’est-à-dire depuis le fort Simpson jusqu’à l’océan polaire, y sont conviés. Déjà l’hôpital, élevé par les Pères Andurand et Moisan, et qui n’a point son pareil en hauteur et en beauté dans les édifices du Nord, se voit débordé.

Or, c’est là le coup d’audace le plus saintement téméraire qui ait été osé, sans doute, par un vicaire apostolique. Un mot et un fait l’indiqueront assez.

Le poisson ne séjourne pas dans le fleuve Mackenzie, sauf au pied des rapides qui l’arrêtent, et dans certaines expansions où le fleuve se ralentit et devient un lac: ce qui place la pêcherie voisine du fort Simpson à la Grande-Ile, entrée du Grand Lac des Esclaves, soit à 320 kilomètres.

Dès le deuxième automne de la fondation de l’hospice, le 20 octobre 1917, le bateau de pêche, qui revenait chargé de 9.500 poissons, se bloqua dans la glace, à 160 kilomètres du fort Simpson. Il aurait pu s’arrêter – et il s’y arrêtera certainement un jour – à la Grande-Ile même, ou au lac Castor, comme il en arriva tant de fois aux bateaux de la mission de la Providence. Calculons alors, sans compter les déprédations du glouton (carcajou), des loups, des voleurs, calculons les fatigues, les lenteurs, les dépenses des voyages en traîneaux à chiens que représentent cette distance, chaque fois doublée, et ces masses qu’il faut transporter, à raison de 200 poissons seulement par traîneau. Si la mission de la Providence a trouvé tant de déboires dans ses pêches, à 64 kilomètres, qu’en sera-t-il de la mission du Sacré-Cœur, prenant sa subsistance à 320 kilomètres de sa table?

Folie de la passion des âmes! Folie de la Croix!

Mais, haut les cœurs et l’espérance! Saint Joseph veillera sur Simpson, comme il veilla sur Providence, sur Résolution. Il veillera, bon intendant du Sacré-Cœur. Le Père Grollier l’a promis:

« – J’ai dédié le fort Simpson, centre de tout le district, au Sacré-Cœur de Jésus, foyer de son ineffable amour pour les hommes, tout en lui demandant asile, dans son Cœur divin, pour les pauvres Indiens du pays.»

Mission Saint-Raphael (Fort des Liards)

Au fort Simpson, laissons le Mackenzie poursuivre sa marche à l’Océan Glacial, et remontons, non à la vapeur – la vapeur n’a pu l’escalader encore, – mais en pirogue d’écorce ou en courte barge, cette rivière, aussi large que le Mackenzie dont elle est l’affluent, et qui descend du sud-ouest: la rivière des Liards. Une austère beauté la pare dans ses détours, ses rapides, ses montagnes Nahanès et Rocheuses, dont elle s’approche et s’éloigne tour à tour, sa grande vue, ses chenaux, ses îles. Elle roule sur de longs espaces avec une telle vitesse que l’on entend les cailloux s’entrechoquer sur les hauts-fonds, et qu’à l’époque de l’étiage, des amas de ces cailloux émergent, alignés comme par les cantonniers de nos routes nationales. Ces courants précipités ne se laissent vaincre que par le halage. Une journée de rapides exige même un redoublement de cette corvée, qui consiste à tirer l’esquif, du haut d’une grève horriblement enchevêtrée, et prête à vous jeter cent fois dans l’abîme, avec ses pans de terre et ses rochers déboulants.

Si notre voyage s’est heureusement accompli, nous avons peiné plus que la semaine entière pour nous mettre en vue du fort des Liards. Le voici, à 350 kilomètres du fort Simpson, sur la rive droite, en belle terre noire, fertile, et adossé à une forêt qui n’attend que la pioche et la charrue pour se convertir en champs aussi féconds que les prairies de la rivière la Paix.

La région abonde en liards: peupliers balsamiques.

Un de ces peupliers-liards eut sa célébrité, à l’origine du fort des Liards.

Comme il était large et isolé, les sauvages le prenaient pour pivot de leurs danses générales. La danse finie, la neige était noire de poux, autour du liard: c’est pourquoi le fort des Liards s’appela aussi le fort des Poux.

Boniface Laferté, qui nous le raconta, vit ce liard, ces danses et ces poux.

La danse des Dénés ne rencontra que peu d’opposition chez les missionnaires, qui se contentèrent de la détourner de sa signification païenne. C’eût été trop entreprendre que d’abolir ce divertissement qui passionne les sauvages, au temps de leurs fêtes et de leurs réunions générales, et qui, durant des jours et des nuits, harasse les exécutants et les induit au lourd sommeil, bien plus qu’au relâchement des mœurs. Les hommes dansent ensemble, les femmes aussi; et, si le mélange des âges et des conditions se fait, on y reste aux antipodes de certaines danses raffinées et dégoûtantes de notre civilisation. Au plus, se tiendra-t-on par la main pour former le cercle. Cette description d’un missionnaire est parfaite:

Mais quelle danse! Qu’on se figure une foule de tout âge et de tout sexe, depuis l’enfant jusqu’au vieillard, trottinant en cercle autour d’un grand feu, les uns à côté des autres, le corps voûté et leur couverture placée sur la tête ou drapée autour du corps. Ils sautent lourdement, en accompagnant leur mouvement rotatoire de convulsions d’épileptiques. En même temps, ils hurlent des ah! ah! des eh! eh! et des eyia! eyia-a! à fendre la tête, aspirant violemment ces syllabes, comme si la respiration leur manquait tout à coup. Dans ces mouvements, ils imitent les gestes et les allures de l’ours, qui joue un grand rôle dans leurs légendes… Toutes ces noires et fantastiques figures, qui tourbillonnent dans une demi-obscurité, passent et repassent devant le feu comme des ombres chinoises; leurs cris lugubres, qui vont toujours crescendo, sont répétés par les échos et ajoutent au caractère sauvage de cette danse.

L’archidiacre Hunter passa un mois au fort des Liards, en 1858, au désespoir du Père Grollier. Mais il n’eut aucune emprise sur les sauvages. Le Père Grollier avait eu le temps d’instruire plusieurs de ceux-ci, qui s’étaient trouvés, avec les barges, au fort Simpson, et de les styler au combat.

 

Une femme surtout, fameuse dans le Nord, la «bonne femme Houle», que le Père Grollier vit aussi, se chargea de l’ouvrage.

Métisse française de haute lignée, implacable matrone, vêtue de peaux de bête, une longue dague fichée à la ceinture, elle terrorisait Blancs et Peaux-Rouges, et menait à sa guise tous ses maris. Aussi la Compagnie de la Baie d’Hudson avait-elle tenu à l’engager, à tout prix, comme son bully en chef, sur le trajet du fort des Liards au fort Simpson. Debout à l’avant de la barge, elle n’avait qu’à émettre des ordres et tancer l’équipage.

La femme Houle ne vécut d’abord qu’en païenne. Mais elle se souvenait d’avoir entendu, toute petite, certaines paroles de son grand-père, touchant une religion que prêcheraient un jour des hommes à robe noire; et elle n’eut pas plus tôt entendu dire que M. Thibault avait apporté la Bonne Nouvelle au Portage la Loche, qu’elle prit congé de la Compagnie, afin d’aller voir à la Rivière-Rouge (Saint-Boniface), ce qu’il en était. Elle revint, l’année suivante, instruite, baptisée, déterminée à employer au service de Dieu le prestige et la force qu’elle avait autrefois abandonnés au service du démon. Elle était devenue le modèle de la fidélité conjugale et de la tendresse maternelle. Mais la dague brillait toujours à son flanc.

Que pouvait Hunter, devant une telle puissance?

Plus tard, lorsque Kirby se présenta pour détruire l’œuvre du Père Gascon, il la trouva à son tour devant lui, toujours debout et armée. La «bonne femme» s’en prit surtout, unguibus et rostro, au onzième commandement que le malvenu apportait: «Marie, ne la prie point». Elle plaida la cause de la Sainte Vierge avec des lumières et des élans qui étonnaient les missionnaires.

En 1860, arriva le Père Gascon, premier missionnaire du fort des Liards.

La bonne femme Houle lui servit d’interprète et de sacristain.

En 1863, elle prit le Père Grouard, son «vénérable fils», sous sa protection, et se fit son institutrice en langue Esclave, en même temps que son vicaire du dehors. Elle aimait à lui expliquer les us et coutumes de la tribu. Ainsi, comme le père lui manifestait quelque surprise de trouver beaucoup de femmes sans nez:

– C’est qu’elles n’ont pas été sages, au gré de leurs maris, dit-elle. On leur coupe le nez afin de les corriger.

De fait, à peu de temps de là, le Père Grouard faisant sa méditation du soir, sous sa tente, entendit des cris de bataille. Comme il sortait pour s’informer, il vit arriver, implorant de lui refuge et secours, une femme dont le nez et la lèvre supérieure pendaient sur le menton, ne tenant plus qu’à un fil de chair.

Il venait autrefois au fort des Liards, outre les Esclaves, qui forment la population principale, deux tribus dénées des montagnes Rocheuses: les Nahanès et les Gens de la Montagne, ces derniers dits également, mais comme par antiphrase, les Mauvais-Monde:

– Je n’ai jamais vu de meilleur monde que ces Mauvais-Monde, dit Mgr Grouard.

Au regret des missionnaires, Nahanès et Mauvais-Monde ont maintenant disparu, «détruits par les maladies et la famine».

De quelle dégradation et avec quel empressement ces sauvages vinrent à l’envoyé de Dieu, le Père Grouard l’a écrit, au lendemain de sa visite apostolique de 1867:

Je fis une quarantaine de baptêmes, au fort des Liards. Plusieurs nouveaux sauvages se présentèrent à moi, et Dieu sait s’ils avaient besoin d’entendre la bonne nouvelle! Aussi était-ce évidemment la grâce qui me les amenait, car en entrant dans la maison où je logeais, après m’avoir touché la main, ils n’avaient rien de plus pressé que de me dire:

– Je veux me confesser.

Ils savaient par ouï-dire qu’on se confessait au prêtre. Ai-je besoin de dire qu’ils ne connaissaient pas les formules? Aussi s’adressaient-ils sans respect humain à la vieille femme (Houle) de l’interprète du fort, chez qui je demeurais:

– Dis donc au père que j’ai fait telle et telle chose.

Plusieurs, désireux de se décharger la conscience au plus vite, faisaient entendre ces étranges paroles: «Dis donc au père que j’ai mangé tant de personnes». Et cela en public… Les accusations de ces sauvages font assez connaître l’état affreux d’où nous sommes appelés à les tirer…

Quant aux Esclaves, que Mgr Grouard qualifiait encore, en 1890, de «peuple revêche, difficile à convertir et prompt à retourner à ses mauvaises habitudes», ils sont aujourd’hui environ 300, tous catholiques.

Les missionnaires ambulants de Saint-Raphaël (nom de la mission du fort des Liards, imposé par Mgr Grandin) furent les Pères Gascon (3 ans) et Grouard (9 ans).

En 1871, la résidence fut inaugurée par le Père Nouël de Krangué, de la Noblesse bretonne. Il y demeura, seul ou avec un assistant, 22 années.

Les voyages continuels du Père de Krangué à ses dessertes, depuis le fort Nelson jusqu’aux forts Simpson et Wrigley, les privations, particulièrement pénibles à sa condition, le réduisirent à un état de souffrances qu’il répugnerait de décrire…

Au printemps 1893, revenant du fort de Good-Hope, en route lui-même pour l’est du Canada où il portait sa santé ruinée, Mgr Clut le trouva, presque dans les affres de la mort, au fort Simpson, et le prit avec lui.

Le chemin de croix de ces deux invalides de l’apostolat devait s’achever à l’Hôtel-Dieu de Montréal. Mgr Clut y arriva seul. Le Père de Krangué était tombé en route, dans les bras de son évêque:

Arrivé à Calgary, écrit celui-ci, la faiblesse extrême du cher père ne lui permit pas d’aller plus loin. Je restai avec lui, à l’hôpital des Sœurs Grises, où nous nous faisions soigner tous deux. Je lui donnai le saint Viatique et l’Extrême-Onction. Il fut bien édifiant pendant sa maladie; et il l’a été jusqu’à son dernier soupir. Il désirait cependant beaucoup guérir, afin de retourner à ses missions; mais lorsqu’on lui annonça qu’il n’y avait plus d’espoir, il fit généreusement le sacrifice de sa vie.

Après le Père de Krangué, le missionnaire qui occupa le plus longtemps le poste de Saint-Raphaël fut le Père Le Guen. Il quitta le fort des Liards en 1915, pour prendre la direction de la mission de Notre-Dame de la Providence.

Le Père Le Guen fut le seul missionnaire, et même le premier Blanc, à visiter un groupe considérable d’Esclaves, placé à distance presque égale des forts Providence, Simpson et Liard: le camp du Grand Lac la Truite. A part quelques hommes qui avaient eu l’occasion de voir le prêtre aux forts-de-traite, ces familles n’avaient jamais pu que désirer l’homme de la prière. En décembre 1902, le Père Le Guen eut enfin le bonheur d’instruire les chers affamés de la vérité. La cheferesse Monique – le sceptre étant en quenouille – l’édifia beaucoup. Avant de la baptiser, le 8 décembre, comme il lui rappelait les souffrances de Notre-Seigneur en lui montrant sa croix de missionnaire, Monique, accroupie à côté de lui, lui frappait les genoux de ses vieilles mains ridées, en répétant:

– Eh! Eh! Eh!.. Est-il possible! Est-il possible! Et elle pleurait sur la croix, «pour Jésus qui faisait pitié».

Combien de ces âmes, qui seraient bientôt si belles, restent inconnues encore sur l’immensité du vicariat du Mackenzie et soupirent après le missionnaire qui ne viendra jamais peut-être, parce que les ouvriers sont trop peu nombreux… operarii autem pauci!

Avec le Père Le Guen, et après lui, les Pères Ladet, Lecomte, Gourdon, Gouy, Vacher, Moisan et Bézannier se partagèrent le reste des années et des voyages, au fort des Liards.

De ces preux, le Père Moisan ne doit pas être tenu pour le moins fier: fierté tout obligée, qui lui conserve jusqu’à cette heure le titre de champion mutilé du Mackenzie. Mgr Breynat ne perdit qu’un orteil, au lac Athabaska. Le Père Moisan en laissa deux, au fort des Liards. Ce fut le jour de sa fête, en la saint François-Xavier, 3 décembre 1906, qu’il se les gela à mort.

De même que la rivière la Paix, la rivière des Liards est presque dépourvue de poissons; et la mission ne peut s’approvisionner qu’au lac Beauvais, situé à 40 kilomètres du fort, à travers le bois. Le Père Moisan rentrait avec la dernière charge du poisson d’automne, trottant à la suite du traîneau, quand, à une lieue de la mission, il cala sous la glace d’un marais. Comme il faisait très froid, l’eau se congela aussitôt sur ses pieds. Il eut beau hâter sa course, deux orteils du pied droit, «le gros et le voisin», étaient perdus.

Après un mois de souffrances et de soins inutiles, le Père Gouy les coupa, avec son couteau de poche.

Mission Saint-Paul (Fort Nelson)

A quelque 80 kilomètres en amont du fort des Liards, se rencontre, sur la droite de la rivière des Liards, son principal affluent: la rivière Nelson.

Elle descend du sud, et coule tout entière dans le territoire de la Colombie Britannique.

Le fort Nelson est établi sur sa gauche, à 160 kilomètres du confluent.

Les 240 kilomètres qui séparent la mission Saint-Raphaël de la mission Saint-Paul, sa succursale, ne peuvent se franchir que péniblement. La rivière Nelson, quoique plus étroite et moins rapide que la rivière des Liards, déconcerte les canots par ses replis continuels. L’hiver, sa vallée emprisonne des neiges épaisses, molles, adhérentes, que le piéton doit souvent fouler deux fois pour les rendre praticables à son attelage.

Les berges de la Nelson, hautes, fortement boisées, de terre noire aussi friable que fertile, se transforment sans cesse, sous l’action des crues de la saison chaude. Elles se laissent souvent détacher par bastions et déposer telles quelles, avec leur végétation, au milieu du cours d’eau. D’autres îles, créées par les alluvions qui s’arrêtent à des amas de grands arbres échoués, seront couvertes de sapins et de liards, que les bois qui les supportent apparaîtront encore. Une crue plus puissante enlèvera le tout pour l’ajouter à quelque promontoire, ou le distribuer en débris à des îles plus tenaces. On dirait qu’en cette sauvagerie la nature n’a pas encore fondé ses bases.

Le fort Nelson remplaça, en 1867, le fort Halkett, qu’avait visité le Père Gascon en 186256.

En 1868, le Père Grouard vint commencer, au fort Nelson, la mission Saint-Paul.

Il y trouva, avec les Esclaves, et en nombre presque égal, des Sékanais.

Les Sékanais, tribu dénée encore, s’irradient sur les deux versants des montagnes Rocheuses, et tombent, selon leurs zones de chasse, sur les missions de la Colombie, ou sur les missions du Mackenzie. Les Sékanais, de noble caractère, respectueux, généreux, eussent fait la gloire de l’Eglise, s’il se fût trouvé un missionnaire de leur langue, sœur de la langue castor, à même de les suivre. Les rares familles qui prirent contact avec le prêtre, aux forts des rivières la Paix et Nelson, se firent instruire par interprètes, et reçurent le baptême.

Il reste, au fort Nelson, environ 250 sauvages, convertis et assez fidèles.

Ils coûtèrent une rude rançon d’ouvriers et d’ouvrage.

D’abord, à peine avaient-ils été abordés par les Pères Grouard et de Krangué, qu’un prophète se leva parmi eux. Il ne réclamait même pas trois lignes d’un honnête homme, celui-là, pour le faire pendre: il lui suffit d’un dessin pour métamorphoser le Père Lacombe en apôtre de Belzébuth:

Voyez cette image, disait le sorcier à ses ouailles, en montrant le catéchisme symbolique du célèbre missionnaire des Cris et des Pieds-Noirs, voyez ces hommes – il mettait le doigt sur Luther, Calvin et autres ejusdem farinae– : ils sont habillés de couleurs variées, ils sont beaux: donc ils iront dans la terre d’en-haut (le ciel), où tout est beau. Voyez maintenant ces hommes tout noirs – désignant le prêtre, la robe-noire – : Ne ressemblent-ils pas, avec leur triste couleur, à nos corbeaux malfaisants? Ils s’en vont au feu d’en-bas, je vous le dis; et avec eux rôtiront tous les Esclaves et tous les Sékanais qui les suivront. Allons donc, mes amis, au priant Anglais, qui est habillé à la manière des beaux bourgeois de l’image, et n’écoutons plus le priant Français, qui est tout noir.

 

Le harangueur souleva, en quelques dithyrambes de cette sorte, tous les Indiens, qui demandèrent un ministre protestant.

Le commis, M. Brass, trouvant belle l’occasion de faire instruire en anglais ses propres enfants, accepta d’être le porte-parole des sauvages, et fit parvenir la requête aux quartiers anglicans.

Le Père de Krangué apprit ces nouvelles, au fort des Liards, l’été 1878:

Ne sachant à quel saint me vouer, dit-il à Monseigneur Taché, j’eus un matin une bonne distraction, en faisant ma prière: l’idée de faire courir la nouvelle qu’en automne je monterais au fort Nelson, et que j’y ferais l’école, en anglais et en français, à tous ceux qui se présenteraient chez moi. Cependant, pouvant à peine bégayer quelques mots d’anglais, j’étais assez embarrassé de mon ignorance. Mais le bon Dieu qui m’avait envoyé la distraction l’a menée à bonne fin. Le Père Lecomte, devenu mon socius, connaissant les principes de la langue anglaise, a bien voulu prendre ma place et accepter de faire l’école annoncée. M. Brass a été très heureux de ma proposition, il a laissé ministre et maître d’école dans leur cure, et m’a promis, en me serrant fortement la main, que mon confrère passerait un bon hiver dans son fort. Grâces en soient rendues à Dieu, le loup hurle encore hors de la bergerie.

J’ai confiance dans le patronage de saint Paul et dans le zèle actif du Père Lecomte. J’espère que le visionnaire deviendra aveugle et que les aveugles commenceront à voir.

Si l’on cherchait dans la galerie des jeunes saints, honorés par l’Eglise, le modèle que retraça la vie du Père Henri Lecomte, il faudrait s’arrêter devant celui dont le portrait tenait en ce cadre: «Ange à la prière, homme au travail, enfant en récréation.»

Le Père Lecomte ne savait que prier, travailler et sourire.

Il y a trente ans qu’il n’est plus, et rien qu’à le nommer, en présence des sauvages, des commerçants, des missionnaires qui le connurent, les fronts de tous s’éclairent aussitôt de ce rayon qui doit flotter encore sur le front des voyants, au lendemain d’une apparition.

Une conférence de Mgr Faraud, au grand séminaire de Laval, en 1874, lui avait révélé sa vocation à l’apostolat. Il eut à vaincre de grandes oppositions, dont la moindre n’était pas celle de son Ordinaire; mais il partit sur-le-champ. Ayant fait son noviciat à Lachine, près de Montréal, et prononcé ses vœux perpétuels au lac la Biche, il fut ordonné prêtre par Mgr Clut, à la Providence, le 28 octobre 1877.

En 1878, il était nommé socius du Père de Krangué, au fort des Liards.

Socius (compagnon), il le fut à la façon du Nord. Il se rendit au fort Nelson, où il demeura dix ans, ne quittant sa solitude que pour aller se réconforter, une ou deux fois par an, au fort des Liards.

Ces dix années furent les principales de la courte vie du Père Lecomte. Il y assura la conversion des Indiens du fort Nelson, qu’il trouva presque tous païens. Il y contracta ses infirmités fatales.

En 1880, le Père de Krangué pouvait déjà écrire:

A Saint-Paul (fort Nelson), le troupeau s’améliore peu à peu, grâce à Dieu et aussi au zèle du R. P. Lecomte, qui y met tout le sien, soit à l’étude des langues, soit dans l’exercice du saint ministère. Il est aimé et désiré de tous les sauvages. Il est plein de zèle pour les âmes, ardent au travail, confrère gentil à plaisir, religieux exemplaire, et pieux comme un ange… Il vit de peu, et est toujours content.

Le Père Lecomte ne tarda pas à posséder à fond la langue esclave et à la parler avec une aisance que lui enviaient les sauvages eux-mêmes. Il composa un dictionnaire esclave des plus appréciés. Il savait et prononçait si parfaitement l’anglais que les commis protestants se faisaient une fête d’aller entendre ses sermons dans leur langue, aux grandes occasions. Ces occasions étaient surtout Pâques et Noël. Comme il n’y avait pas d’harmonium, le missionnaire jouait les airs sur sa guitare de France, et, de sa voix d’or, chantait les cantiques en français, en anglais et en esclave. Les solennités de la guitare et des cantiques étaient impatiemment attendues de tout Nelson.

Pour payer tant de plaisir, il fallait beaucoup de souffrances. Elles arrivèrent.

A la fin de 1880, Le Père Lecomte écrivit à Mgr Clut:

…Il faut que je vous dise qu’il m’est advenu, le 9 novembre dernier, un malheur, dont je crains que les conséquences soient funestes à toute ma vie. Je me suis fait avec ma hache une plaie profonde dans le genou, à la même jambe que j’avais assez gravement blessée devant vous, sur le Grand Lac des Esclaves, en 1877. Me voilà frappé depuis presque deux mois, et je ne fais que commencer à marcher. Mon genou reste enflé et sans force, ce qui me fait croire que les nerfs et l’os ont été gravement lésés. Je ne puis plier la jambe qu’un tout petit peu, ce qui est fort gênant pour faire les génuflexions, au saint autel. C’en est fait, je pense, de mon agilité d’autrefois. Enfin, que la volonté de Dieu soit faite!

L’hiver 1885-1886, le Père de Krangué tomba gravement malade, au fort des Liards. Croyant sa fin venue, il envoya deux sauvages prier le Père Lecomte de venir l’administrer.

Afin d’éviter les sinuosités de la rivière Nelson et d’aller plus vite, les sauvages proposèrent au Père Lecomte de le conduire en ligne droite, à travers la forêt. Les voyageurs partirent, portant leurs provisions, leurs couvertures, une hache et un fusil. La marche, croyaient-ils, ne pouvait dépasser une semaine.

En deux jours, ils se trouvèrent au bord de la petite rivière Caribou, comme s’y attendaient les guides: tout allait donc à souhait, malgré la neige et les broussailles. Ils traversèrent la glace, continuèrent, et, quatre jours après, se retrouvèrent au même endroit de la même rivière. Par une inexplicable aberration, ils avaient décrit un cercle.

Se reconnaître égaré, et si près du point de départ, au moment où l’on croit toucher le but, quelle déception! Et les provisions s’achevaient.

Retourner au fort Nelson? Impossible: le Père de Krangué mourant là-bas, au fort des Liards, attendait, il soupirait, il comptait sans doute les minutes!..

Les Indiens promirent d’être courageux, ils refirent la direction, et la marche reprit. Mais les malheureux s’affaiblissaient à chaque pas.

Un soir, il ne resta plus, pour le souper, que les entrailles d’un lièvre, de la chair et de la peau duquel les trois hommes avaient déjeuné et dîné déjà. Plus une bouchée pour le lendemain. Tandis que les jeunes gens employaient le reste de leurs forces à préparer le campement dans la neige, le père, excellent tireur, s’éloigna avec le fusil et les deux dernières charges de plomb. Il vit un lièvre, le troisième que l’on apercevait du voyage. Ajustant l’animal, qui ne bougeait pas, il lâcha le coup. Rien. Le deuxième coup partit, et le lièvre détala. La peur de manquer avait comme halluciné le chasseur. Mais, aux détonations, les hurrah des sauvages avaient répondu; et déjà ils débouchaient du fourré, l’œil enflammé, pour se jeter sur le repas enfin trouvé… Désappointement! Désolation!

L’un d’eux devint fou, cette nuit-là. Furieux par intervalles, il voulait tuer le missionnaire. Il fallut marcher trois jours encore, sans manger, et avec la nouvelle tâche de se défendre contre l’insensé.

La dernière journée – la dix-huitième – le Père Lecomte dit à ses compagnons:

– Maintenant je reconnais les lieux. Restez ici. J’irai tout seul, bien vite, au fort des Liards, d’où je vous enverrai aussitôt du secours.

Il arriva, le soir, «titubant comme un mort qui sortirait d’un sépulcre», ramassa ses énergies pour indiquer où se trouvaient les deux autres affamés, et tomba évanoui, sur le seuil de la mission.

Le Père de Krangué, qui allait beaucoup mieux, prit soin de son pauvre ami.

Cette épreuve abrégea la vie du Père Lecomte, dont la santé du reste n’égala jamais le courage.

L’accident qui devait être mortel arriva au printemps 1888.

Le fort Nelson avait jeûné tout l’hiver. Le pays abondait en orignaux, il est vrai; mais il était impossible de les approcher, à cause du bruit que faisait en craquant la neige, encroûtée par la gelée, après les chauds passages du chinouk. Le Père Lecomte et Boniface Laferté, son hôte, n’avaient vécu que d’écureuils.

A l’époque où les ours sortent de leur retraite d’engourdissement hivernal, le père avait à soutenir, par surcroît, une famille de désespérés, venue des montagnes Rocheuses. Il prit sa carabine et s’en fut demander à la forêt la nourriture de ces malheureux. Il tua un ours, le mit en quartiers, et s’en chargea le dos. Comme il se hâtait d’arriver, il fit un faux pas, qui provoqua la rupture d’un vaisseau dans la poitrine. Il rentra, en crachant le sang. La blessure ne guérit jamais. A tout effort violent, elle se rouvrait. Elle dégénéra en tumeur, dans la région du cœur.

56A mi-chemin à peu près, du fort des Liards, au fort Nelson, sur la rive droite de la Nelson, des broussailles recèlent les ruines d’un fort, le Vieux Fort, de la Compagnie du Nord-Ouest. Il fut détruit par les Esclaves et les Mauvais-Monde, qui firent croire au bourgeois qu’ils avaient tué des orignaux pour les leur offrir. Le bourgeois les acheta, sur leur parole, et les envoya quérir par ses engagés. Les serviteurs partis, les sauvages se ruèrent sur le fort sans défense, massacrèrent le commis, sa femme, ses enfants, pillèrent le butin et brûlèrent les édifices. Les engagés eurent le même sort à mesure qu’ils rentrèrent. Le fort ne fut jamais relevé.