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Aux glaces polaires

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La paroisse réunie, tout continuait «à la baguette»: chants, prédication et cher catéchisme. Il avait l’éloquence de Notre-Seigneur et de Saint-Paul, la seule vraie et habile, l’éloquence du droit au but par l’affirmation:

sit sermo vester

:

est, est

;

non, non

. Sa main, assistant sa parole, dispersait les distractions; et les gifles claquaient en plein sermon, comme des éclairs, sur les faces mignonnes ou flétries des coupables.



Avec cela, et pour cela, cœur d’or. La sensibilité qui le transformait en ardeur pour la gloire de Dieu, et qui l’aidait à la tâche, difficile pour un nerveux inflammable à tout choc, d’adoucir le

fortiter

 par le

suaviter

, le faisait de cire devant une indigence à soulager. Les pauvres étaient ses privilégiés. Combien d’entre eux ont emporté à leurs petits enfants sa dernière bouchée de poisson ou de caribou! A l’égard de ses confrères et des voyageurs du Nord qui frappaient à sa hutte, il étalait les trésors de cette hospitalité canadienne-française, avenante, riante, unique au monde, et dont la serre chaude, transplantée de Normandie et de Vendée, s’entretient sur les bords du Saint-Laurent. L’étranger, quel qu’il soit, retrouve sa maison, sous le toit canadien. On le lui déclare sans arrière-pensée, sans fade obséquiosité: «Faites comme chez vous». La formule est invariable; elle dit tout. Le Père Gascon recevait de la sorte. Pour les «visiteurs», il y avait toujours, en petite cache, une menue grillade de vieux lard, quelques fèves, importées de longtemps, longtemps; il y avait, pour épicer le tout, la spirituelle et joyeuse humeur du pays de Québec.



En 1880, le Père Gascon, qui n’était plus qu’infirmités, dut dire adieu au Grand Lac des Esclaves et au Mackenzie.



Des trente-quatre ans qui lui restaient à vivre, il se tint encore debout et agissant pendant vingt-sept, aux missions du Manitoba. Puis son corps tomba tout entier.



Les sept dernières années se passèrent au juniorat de la Sainte Famille, à Saint-Boniface, au milieu des jeunes étudiants Oblats de Marie Immaculée. Heureux les disciples formés à l’apostolat, en présence d’un pareil modèle!



Pendant ces sept années, le vieillard missionnaire ne se coucha pas une fois: c’est dire ses souffrances. Jamais cependant on ne distingua une plainte dans les gémissements que lui arrachaient les crises multipliées. Son énergie parvenait encore à porter à l’autel ses membres paralysés. Jusqu’à deux mois avant la fin, il se leva presque chaque jour de sa chaise de douleur pour célébrer le divin sacrifice. Revenu à sa chaise, il passait le reste de la journée et de la nuit à prier et travailler. Combien précieuses devant Dieu ces prières d’un saint, blanchi au service de Lui Seul! Ses travaux étaient toujours de l’apostolat: collaboration au charmant

Ami du Foyer

, revue des junioristes, et lettres enflammées lancées sur le Canada et les Etats-Unis pour appeler ressources et jeunes gens à nos collèges apostoliques, noviciats, scolasticats. Il cultivait spécialement ses neveux et arrière-neveux, (sa parenté vivante se comptait à plus de trois centaines), qu’il espérait conduire au sacerdoce.



Ce n’est que la veille de sa mort que la plume, le bréviaire et le chapelet tombèrent ensemble des mains du Père Gascon.



Il partit pour le Ciel, dans la matinée du 3 janvier 1914, à l’âge de 87 ans, et, selon ses vœux, le samedi, jour de la Sainte Vierge, qu’il avait finalement servie.



Les mérites du Père Gascon et les vertus de ses continuateurs, tombant sur le terrain de la sympathique tribu des Couteaux-Jaunes, firent lever une consolante prospérité à la mission Saint-Joseph.



Depuis 1909, deux grands édifices, aux dispositions modernes, mirent leurs façades au bord des eaux du Grand Lac des Esclaves: une résidence pour les missionnaires, – bel évêché de passage de S. G. Mgr Breynat, – et un orphelinat des Sœurs Grises de la Charité. Une scierie mécanique et de petits bateaux rapides, fruit des aumônes mises en œuvre par le vicaire apostolique du Mackenzie, permettent l’exploitation des forêts et du lac. Il n’y a plus à redouter que la famine. Nous avons dit pourquoi. Mais saint Joseph, nautonier fidèle, veille à la barre.



Mission et orphelinat sont le théâtre de spectacles qui raviraient Montmartre et Paray-le-Monial. La dévotion au Sacré-Cœur, reine et centre de toutes les autres, a été l’aboutissant de tous les efforts, comme de tous les désirs. Des mains du Père Gascon, qui la convertit, la tribu des Couteaux-Jaunes passa aux mains du Père Dupire, qui l’affermit dans la foi. Le Père Mansoz, arrivé avec le nouveau siècle, prêcha le Sacré-Cœur. Le Père Duport continua. Le Père Falaize acheva. Et le Père Dupire, revenu à Saint-Joseph après huit ans de dévouement à d’autres ouailles, soutient de son ancienne autorité la dévotion au Roi d’Amour. Tous les sauvages se sont affiliés, par des confréries spéciales, aux grands foyers du Vieux-Monde, d’où rayonne le Cœur de Jésus. Ils n’omettraient pas pour un trésor, s’ils se trouvent au voisinage de leur église, la communion du premier vendredi du mois. Des trappeurs s’imposent des journées de marche afin d’être présents à la fête mensuelle du Sacré-Cœur. Plusieurs ont sacrifié des chasses et des pêches nécessaires à leur vie, confiants en la parole de Celui qui est riche envers ceux qui l’invoquent, et qui a promis de bénir toutes les entreprises. La plupart de ceux que retiennent trop souvent les distances ou la disette se sont imposé, en dédommagement, la dévotion à tous les vendredis de l’année. Chaque vendredi qu’ils passent à la mission, ils s’approchent des sacrements. Retournés au fond des bois, ils s’unissent par la communion spirituelle à Notre-Seigneur présent dans l’Eucharistie et aux heureux fidèles des

grands pays

 dont la vie est assurée, et qu’ils se représentent allant, pleins de reconnaissance, à la Sainte Table de la chaude église, voisine de leurs maisons… Le grand nombre des bons Indiens, séduits par la divine industrie du Sacré-Cœur, qui par ses promesses en faveur des neuf premiers vendredis n’a voulu que donner à ses enfants la faim de son Corps et de son Sang —

qui edunt me, adhuc esurient

, – font la sainte communion fréquente ou quotidienne.



Un Montagnais du fort Résolution disait, en mourant, à sa femme:



– Je te donnerai seulement comme dernière recommandation de bien aimer le Sacré-Cœur de Jésus, et de le faire aimer par nos enfants. Ne leur apprends pas autre chose. Il n’y a pas longtemps que j’ai appris cela; mais j’ai fait ce qu’a dit le père, et j’ai vu que c’était bien vrai.



Le cahier-journal du Grand Lac des Esclaves contient cette petite note, qui, sous son humble apparence, marquerait à elle seule l’immensité de tous les progrès accomplis:



12 avril 1912. – Pour la première fois, depuis la fondation de la mission, une lampe brûle dans le sanctuaire. Cette mystérieuse lumière fait du bien au cœur. Elle nous sera l’étoile qui conduisit les Mages à la Crèche de Bethléem. Grand merci à l’âme généreuse qui nous fait ce précieux présent!



Cela veut dire que pendant soixante ans les missionnaires du Mackenzie n’eurent même pas la douceur d’offrir à Jésus sa petite lampe gardienne: l’huile eût coûté trop cher, et sa propre flamme ne l’eût pas défendue de la gelée, en ces maisons-chapelles, que les nuits transformaient en glacières, à mesure que s’éteignait le foyer de l’âtre. Cela veut dire qu’il est devenu possible de vivre assez confortablement, en des abris mieux aménagés. Cela veut dire que le missionnaire a la consolation de savoir moins seul son divin Compagnon de l’exil.



En 1864, Mgr Grandin, arrivant de sa longue visite aux missions polaires, s’agenouillait aux pieds de Pie IX, avec une supplique demandant l’autorisation de conserver le Saint-Sacrement sans lampe.



Le Pape lut attentivement toutes les raisons exposées:



– Mais, dit-il, je ne puis accorder pareille chose que dans les cas de persécution; et, grâce à Dieu, vous n’en êtes pas encore là.



– Très Saint-Père, repartit Mgr Grandin, nous ne sommes pas persécutés, c’est vrai; mais nous avons tant à souffrir! Il nous arrive souvent de ne pouvoir célébrer la messe qu’avec une seule lumière… Si vous nous enlevez le bon Dieu, que deviendrons-nous?



– Gardez le bon Dieu, répondit Pie IX, tout ému. Oui, gardez le bon Dieu… Vous avez tant besoin de Notre-Seigneur! Mon cher évêque, dans votre vie, toute de sacrifice et de privation, vous avez le mérite du martyre, sans en avoir la gloire!



Aujourd’hui, après soixante-dix ans du «martyre sans gloire», tous les sanctuaires du Mackenzie, à l’exemple de la mission Saint-Joseph, possèdent et entretiennent leur petite lampe consolatrice.



Mission Saint-Isidore (Fort Smith)

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  La mission Saint-Isidore n’est autre que celle de la rivière au Sel (résidence du patriarche Beaulieu), qui fut visitée depuis les commencements par les pères du Grand Lac des Esclaves et les missionnaires de passage. Elle fut fixée, en 1876, au pied des rapides du fort Smith, à 24 kilomètres en amont du confluent de la rivière au Sel et de la rivière des Esclaves, pour le service des mêmes Indiens.


  De ces Indiens, les Couteaux-Jaunes ne sont que le petit nombre, à la mission Saint-Isidore, de même qu’à la mission Sainte-Marie, fort Fitzgerald, sa voisine du sud. Au fort Smith, dominent les Montagnais (souche du lac Athabaska), et au fort Fitzgerald, les Mangeurs de Caribous (souche du Fond-du-Lac). Nous avons placé ces missions dans le chapitre des Couteaux-Jaunes, parce qu’elles sont les filles de la mission Saint-Joseph du fort Résolution.



La mission Saint-Isidore du fort Smith est ensevelie sous l’éternel grondement des rapides, qui brisent la rivière des Esclaves, à mi-chemin entre le lac Athabaska et le Grand Lac des Esclaves.

 



Ces rapides viennent mourir brusquement au pied de la côte sablonneuse, couronnée du fort et de la mission. Ils sont les dernières entraves à la navigation, du 60° degré de latitude au pôle nord.



Comme pour profiter de la suprême liberté que la nature sauvage lui accorde, la rivière se précipite, sur 35 kilomètres d’engorgement, en trois avalanches de cascades, que l’hiver n’immobilisera jamais, et qui défieront longtemps l’ambition conçue par l’homme de les dompter.



Sur les rochers enclavés dans les précipices, on voit des pélicans, confondus avec l’écume, happer les poissons qui dévalent. C’est aussi l’aire de leurs couvées, les seules connues de la région arctique. Par les beaux jours, ils s’élèvent du sein des embruns en volées solennelles et viennent planer de leurs grandes ailes blanches frangées de soleil, sur les bois et les maisons d’alentour. Le bruit des cataractes couvre leurs cris jusque dans les hauteurs de leur vol.



Les forces hydrauliques du fort Smith mettraient en action un nombre incalculable d’usines et de fabriques. Elles seront partiellement saisies par l’industrie, à n’en point douter; elles broieront le minerai du Mackenzie; elles alimenteront de mouvement, de chaleur et de lumière une ville, des villes peut-être. Cet avenir, prévu par Mgr Breynat, le détermina à établir sur ce terrain des positions de choix: un hôpital, une école, une vaste maison pour les missionnaires.



A 32 kilomètres au nord-ouest du fort Smith, dans les prairies aux herbes salines, arrosées par la rivière au Sel, à l’abri des montagnes du Buffalo, refuge des derniers bisons libres du Canada, Monseigneur a entrepris, en 1911, au prix d’énormes sacrifices, la

Ferme Saint-Bruno

, dont il espère tirer plus tard une partie des ressources assurées de son vicariat.



A la tête des rapides, se trouve un petit poste qui ne fut d’abord qu’une succursale de Saint-Isidore: la mission

Sainte-Marie

 du fort Fitzgerald

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  Fort

Smith’s Landing

 jusqu’à 1916. Le nom de

Fitzgerald

 fut substitué, à la demande de la Gendarmerie Royale à cheval du Nord-Ouest (

Royal North-West Mounted Police

) en mémoire du brave inspecteur Fitzgerald (catholique), qui mourut de faim, l’hiver 1911, avec tous ses subalternes, dans une expédition entreprise des bouches du Mackenzie, leur résidence, au fort Youkon (chemin de Mgr Clut).


  La Gendarmerie du Nord-Ouest (vulgairement appelée la

Police Montée

), (

the Mounted Police

) a des casernes de deux ou trois hommes aux forts Fitzgerald (résidence de l’inspecteur), Résolution, Simpson, Norman, Mac-Pherson et Ile Hershell. Ils tâchent de maintenir la crainte chez les Indiens.



.



La mission Sainte-Marie, la dernière en latitude nord du vicariat d’Athabaska, reçoit tous les effets du Mackenzie, et les remet à la mission Saint-Isidore, la première en latitude sud de ce vicariat. Un

portage

 de 25 kilomètres, aménagé dans le bois, sur la gauche des rapides, relie Sainte-Marie et Saint-Isidore. Les chevaux de Mgr Breynat pourvoient au transport des barques et de leur contenu

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  Ces chevaux, les derniers que l’on rencontre, en allant au nord, dans le bassin d’Athabaska-Mackenzie, sont occupés au labour ou à la moisson de la ferme Saint-Bruno. L’hiver, on les relâche dans les bois, où ils pourvoient à leur nourriture, en grattant la neige jusqu’à l’herbe, avec leur sabot. Le cheval ne remplacera pas, de longtemps, le chien de trait, dans l’Extrême-Nord, faute de routes. Les chemins du fort Fitzgerald au fort Smith, et du fort Smith à la ferme Saint-Bruno – quels chemins! – sont les uniques et derniers carrossables du Mackenzie.


  Avant qu’existât le

portage

 actuel de la rive gauche, les rapides se passaient à droite, par trois portages rapprochés, sur des pentes raides et dangereuses.



.



Les rapides du fort Smith engloutirent plusieurs cargaisons de nos ravitaillements, attirées par la succion du courant, plus forte que les bras qui les poussaient vers le petit port du fort Fitzgerald; et, hélas! deux jeunes missionnaires: les Pères Brémond et Brohan.



Le Père Brémond était en charge de la mission Sainte-Marie, à la tête des rapides, depuis dix ans. Dévoué, aimable, prêchant à ravir, les sauvages le chérissaient. Le Père Brohan, nouveau prêtre, arrivait du scolasticat de Liége, en route pour sa destination du Mackenzie; bâti en «homme du Nord», remarquable de savoir-faire, il promettait une belle carrière. Le dimanche 14 juin 1908, après le salut du Saint-Sacrement, sur les quatre heures, le Père Brémond, canotier très adroit, se rendit au désir de son hôte qui se disait amateur d’une expédition en pirogue d’écorce, et lui proposa de traverser la rivière des Esclaves jusqu’à un endroit de la rive droite, d’où il est possible de voir bouillonner le premier rapide. Nos touristes revenaient en chantant. Comme ils atteignaient le remous qui constitue le port, le contre-courant empoigna la proue. Le contre-coup de pagaie du Père Brémond suffisait à empêcher le canot de pivoter sur lui-même et à le relancer dans le remous; mais un mouvement nerveux du Père Brohan qui se souleva un peu fit chavirer l’esquif. Tout disparut, en un instant, sous les yeux consternés du Père Lefebvre et des Indiens. Des jeunes gens jetèrent les barques à l’eau pour le sauvetage; mais ni du canot, ni des missionnaires, on ne revit jamais une épave.



Malgré la vigilance et les travaux du Père Mansoz, son directeur actuel, la mission Saint-Isidore n’est pas encore sortie des langes de sa pauvreté. Avec ses œuvres et ses édifices, elle multiplie sa gêne. Elle n’a, pour attendre le secours des chemins de fer et des exploitations minières, forestières, que sa pêche du pied des rapides, qui est la plus précaire de tout le Nord, sa chasse aux rares orignaux, et ses

patates

, qu’il faut disputer aux gelées particulièrement traîtresses de la région.



La première messe du fort Smith fut célébrée par le Père Gascon, le 3 août 1876.



Le premier missionnaire résident, après en avoir été le

visiteur

, à la suite du Père Gascon, celui qui en connut, par conséquent, tout le pain noir, fut le Père Joussard.



Mgr Célestin Joussard (1851)

Il naquit, le 2 octobre 1851, à Saint-Michel-de-Geoirs, diocèse de Grenoble.



Mgr Clut l’ordonna prêtre, au scolasticat d’Autun, le 21 avril 1880, et l’emmena aussitôt.



Le jeune missionnaire passa l’hiver à la Nativité. Le printemps 1881, il savait le montagnais au point de prêcher seul la mission du fort Smith. De là, il se rendit au Grand Lac des Esclaves, où il fut l’assistant du Père Dupire, pendant huit ans.



Du lac des Esclaves, il revenait presque chaque année au fort Smith.



En 1888-1889, il y résida.



Du fort Smith, il fut envoyé au fort Vermillon, sur la rivière la Paix, où il ajouta à son montagnais le cris et le castor.



C’est à ce poste que, vingt ans après, le 11 mai 1909, l’Eglise le trouva pour l’investir de l’épiscopat, sous le titre d’évêque titulaire d’Arcadiopolis et de coadjuteur, avec future succession, de S. G. Mgr Grouard, vicaire apostolique d’Athabaska.



La nouvelle lui parvint au temps de la fenaison. Il se hâta de rentrer sa récolte, afin de se rendre à Vancouver, où, à une date qui ne pouvait aisément se reculer, le Révérendissime Monseigneur A. Dontenwill, supérieur général des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, l’attendait pour le consacrer. Il arriva presque en retard.



La cérémonie eut lieu, le 5 octobre, dans l’église du Saint-Rosaire.



Comme le pauvre élu n’avait rien d’épiscopal dans son havresac, S. G. Mgr Dontenwill lui donna l’une de ses soutanes, qui se trouva presque une fois trop large, et son plus bel anneau.



Au lendemain de la fête, Mgr Joussard partit pour le concile de Québec.



Roulant en chemin de fer, à travers cette

prairie

 qu’il avait si lentement parcourue, avec les bœufs, vingt-sept ans auparavant, et rêvant aux merveilles du génie humain, il prenait, sur ses genoux, son dîner de sandwich. Des débris l’embarrassèrent. Il les jeta par la portière, et, avec eux, le bel anneau du sacre. Le télégraphe, autre

merveille

, eut beau, de la gare suivante, sonner alarmes sur alarmes à l’

homme de section

: les recherches n’aboutirent qu’à laisser à l’ancienne prairie vierge l’améthiste et son écrin. Un chanoine d’Ottawa prêta son humble jonc à Sa Grandeur, qui voulait bien étrenner ses pouvoirs par une confirmation solennelle, à l’église du Sacré-Cœur.



A Québec, Mgr Joussard vit les premières assises de l’auguste assemblée. Puis, comme Mgr Clut au concile du Vatican, l’ennui le prit de ses missions.



Il attendit cependant l’heure de jouir d’une consolation que lui avait promise la vieille et bonne cité française du Canada: la consolation d’assister à un triomphe du Sacré-Cœur. Les Oblats, qui, depuis le Père Durocher, avaient dirigé la paroisse Saint-Sauveur, très populeuse, et si Québecquoise, y avaient fait s’épanouir dans sa splendeur la dévotion au Sacré-Cœur. Le Père Lelièvre, directeur des hommes et jeunes gens, prépara aux Pères du concile, invités pour le 21 septembre, une manifestation générale, simplement semblable à celles qui se sont renouvelées chaque premier vendredi du mois, depuis 1905 jusqu’à nos jours, sauf que, ce soir-là, les braves ouvriers, endimanchés, furent chercher les évêques dans des carrosses de gala, et que leur procession se déroula dans les décors féeriques des rues du vieux Québec. L’église Saint-Sauveur débordait, jusqu’aux recoins de la place publique, de ces milliers d’hommes, amis du Sacré-Cœur. A entendre chanter et prier cette masse de poitrines, les prélats comprirent que le Règne du Sacré-Cœur était bien établi sur le peuple canadien, et qu’il n’avait plus qu’à rayonner de Québec sur l’immense continent. Les comptes rendus de la cérémonie rappelaient, le lendemain, les paroles d’admiration, prononcées par les Pères du Concile, à ce spectacle. Mgr Joussard s’était écrié:



« – Je puis maintenant chanter mon

Nunc dimittis

. Jamais je ne verrai rien de plus beau sur la terre!»



La France invitait alors l’évêque-missionnaire qui n’avait jamais revu son pays natal. Mais, loin de se rendre à cet appel, ne se donnant même pas le temps d’assister jusqu’au bout aux séances du Concile, il dit adieu à une civilisation qu’il avait si bien compté ne plus revoir, et repartit pour le fort Vermillon, où sa hache l’attendait pour abattre les sapins d’une nouvelle construction et pour bûcher le bois de chauffage de l’hiver qui venait. Chemin faisant, de par le vicariat, il écrit:



Je vous prie de croire qu’à mon arrivée au lac Wabaska, on ne m’aurait pas pris pour un évêque. Aussi le Père Batie avait peine à nous reconnaître, tellement nous étions, le Père Jaslier et moi, dans un état indescriptible. La pluie pendant six jours, des marais à rester dedans, et la dernière journée dans l’eau jusqu’à la ceinture, pendant plus d’une heure, appelant, criant qu’on vienne nous aider à traverser, et, pour bouquet, durant quatre heures de nuit, à travers des fondrières sans nom, des ponts coupés par le milieu, où mes chevaux se lançaient pour atteindre l’autre bord et s’engouffraient dans des tourbillons de vase gluante d’où il fallait les arracher, presque sans les voir. Plus d’une fois, dans ce beau voyage, les chevaux nous ont descendus de selle. Parfois même, ces pauvres bêtes s’anéantissaient tellement sous nous que, les deux pieds à terre, nous pouvions en reculant, quitter notre siège sans même toucher à la selle… Jamais, de ma vie de missionnaire, je n’ai vu pareils bourbiers, si profondes fondrières. Mais le bien se fait. On s’en donne la peine.



De Mgr Joussard, nous avons retrouvé une perle fraîche – combien plus précieuse que celle de la prairie! – dans l’amas des correspondances conservées par Mgr Clut. Nous nous permettons de reprendre cette lettre, parce qu’elle présente l’une des épreuves du lot commun des missionnaires, que nous n’avons pas décrite: l’arrêt soudain d’un esquif dans les glaces.



Le Père Joussard est au fort Smith, l’automne 1884. Les Indiens veulent le retenir parmi eux. Mais il doit partir pour sa résidence de Saint-Joseph, avec une barque contenant 112 ballots, qui viennent d’arriver aux rapides, et qui sont les effets des missions du Mackenzie pour 1885. L’hiver menace. C’est de ce voyage qu’il rend compte à Mgr Clut:

 



«…Il faut que je quitte mes enfants; mais mon cœur se resserre comme si de nouveau je faisais le sacrifice de la famille. Ah! c’est que je les aime ardemment mes sauvages. Et ils en sont dignes!



«La terre est déjà couverte de son blanc linceul. Le temps est froid. La neige tombe abondante. La rivière s’épaissit. Nous sommes le 13 octobre. Je pars avec trois jeunes gens, non sans me confier de toute mon âme à notre bonne Mère: car je prévois plus d’un danger… Le lendemain, notre timonier tombe malade, incapable de tenir la rame. Je prends sa place. Le temps presse. De gros glaçons, vraies banquises, se promènent déjà sur la rivière. Jour et nuit, nous nous laissons emporter au courant, car mes deux rameurs sont insignifiants pour une charge d’environ 11.200 livres, dont notre bateau déborde. Je ne crains qu’une chose: échouer en plein fleuve, sur quelqu’un des bancs de sable, nombreux à cette époque de la décroissance des eaux. Le pesant bateau, une fois plaqué sur l’écueil par le courant, résisterait à tous nos efforts; et la glace ne tarderait pas à nous y briser. Ce que je craignais, nous arriva dans les ténèbres de la troisième nuit; et, sans un secours d’en-haut, je ne sais ce qui fût advenu de nous. Voyez-nous donc au milieu de ce fleuve. Depuis longtemps nous luttons pour gagner la rive gauche, et avoir ainsi, en cas de malheur, la ressource de regagner à pied, à travers bois, notre île lointaine (l’île d’Orignal) du Grand Lac des Esclaves. Mais, malgré nos efforts, nous ne gagnons rien: le courant et les banquises nous poussent avec fureur sur la rive droite où nous attend le désert, la mort. Des glaçons, mordants comme des limes, pressent sans cesse les flancs de notre embarcation, et vont finir par les ouvrir. La nuit est profonde, et, dans les ténèbres, on n’entend que des grands bruits de glaçons qui se concassent, rompent les digues formées par leurs devanciers, et se précipitent de nouveau par avalanches. Ce fracas du large nous épouvante, quand tout à coup il retentit autour de nous. Nous nous croyons dans un vrai rapide. La glace se rue autour du bateau qui tressaille des secousses: nous sommes échoués. Le courant, continuant sa course, nous laisse ses glaces, qui s’accumulent et se dressent bientôt, au-dessus de nos têtes. Ramer est impossible: nous sommes au milieu d’un glacier. Nous mettre à l’eau serait nous faire déchirer et emporter. Force nous est donc d’attendre une éclaircie pour tenter le sauvetage. Dix minutes s’écoulent, dix minutes bien longues, pendant lesquelles ma prière monte à Marie, la suppliant de nous prendre en pitié et de venir à notre aide. Encore une tentative: nous voilà à l’eau, dans un moment que nous croyons favorable, pour dégager la barque à coups d’épaules. Elle ne remue pas d’une ligne; elle est sur le roc. Mais voici venir sur nous une banquise plus grande; si elle nous frappe, c’en est fait; nous sommes perdus! Ma prière et ma confiance en Marie redoublent avec nos efforts. C’est le succès: le bateau tourne sur lui-même, comme sur un gond; nous sautons à bord, évitons la banquise, et gagnons la rive gauche, au prix d’une heure encore de lutte contre la rivière. Nous constatâmes alors que le danger avait été plus grand que nous ne l’avions pensé; nos parois étaient usées par le frottement au point que notre bateau faisait eau de partout et qu’il allait sombrer.



«Après nous être assurés que nous étions solidement amarrés, nous nous couchons dans le bateau même, tant nous redoutons qu’il soit emporté à notre insu. Il neige à plein ciel. La glace s’amoncelle, en grinçant, autour de nous, et nous enserre comme un étau. Dans ce froid et ce vacarme, il m’est impossible de dormir. Je secoue donc mes couvertur