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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3

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Si le peuple connaissait ou soupçonnait la vérité au sujet du meurtre de Djafar, il oublia bientôt ce crime pour ne s’occuper que des nouvelles victoires du ministre. Les affaires du royaume de Léon avaient pris pour ce dernier une tournure extrêmement favorable. Les désastres qui avaient frappé Ramire III dans la campagne de 981, lui étaient devenus fatals. Les grands du royaume ne voulaient plus d’un prince que le malheur semblait poursuivre292, et qui d’ailleurs les avait blessés dans leur orgueil par ses prétentions à l’autorité absolue. Une révolte éclata en Galice. Les nobles de cette province résolurent de donner le trône à Bermude, un cousin germain de Ramire, et le 15 octobre 982, ce prince fut sacré dans l’église de Saint-Jacques-de-Compostelle. Ramire marcha aussitôt contre lui, et il se livra une bataille à Portilla de Arenas, sur les frontières de Léon et de la Galice; mais quoique acharnée, elle resta indécise293. Plus tard, la fortune favorisa de plus en plus les armes de Bermude II, et vers le mois de mars de l’année 984, il enleva la ville de Léon à son compétiteur294. Pour ne pas succomber tout à fait, ce dernier, qui avait cherché un refuge dans les environs d’Astorga, se vit alors obligé d’implorer l’assistance d’Almanzor et de le reconnaître pour son suzerain295. Il mourut peu de temps après (26 juin 984296). Sa mère tenta de régner à sa place en s’appuyant sur les musulmans297; mais elle se vit bientôt privée de leur secours. Bermude avait compris qu’à moins qu’il ne s’abaissât à la démarche que Ramire avait faite, il aurait bien de la peine à réduire les grands qui refusaient de le reconnaître. Il s’adressa donc à Almanzor, et les promesses qu’il lui fit semblent avoir été plus brillantes que celles de son ennemie, car Almanzor se déclara pour lui et mit une grande armée musulmane à sa disposition. Grâce à ce secours, Bermude réussit à soumettre tout le royaume à son autorité; mais aussi ne fut-il dès lors qu’un lieutenant d’Almanzor, et une grande partie des troupes musulmanes resta dans son pays, autant pour le surveiller que pour l’aider298.

Ayant fait ainsi du royaume de Léon une province tributaire, Almanzor résolut de tourner ses armes contre la Catalogne. Comme ce pays était un fief qui relevait du roi de France, les califes l’avaient ménagé jusque-là, de peur que, s’ils l’attaquaient, ils n’eussent aussi les Français à combattre. Mais Almanzor ne partageait pas cette crainte; il savait que la France était en proie à l’anarchie féodale et que les comtes catalans n’avaient aucun secours à attendre de ce côté-là299. Ayant donc rassemblé un grand nombre de troupes, il partit de Cordoue le 5 mai de l’année 985300, en emmenant avec lui une quarantaine de ses poètes salariés qui devraient chanter ses victoires301. Passant par Elvira, Baza et Lorca, il arriva à Murcie, où il alla loger chez Ibn-Khattâb. C’était un simple particulier qui n’avait aucune charge publique, mais ses propriétés étaient extrêmement considérables, et les revenus qu’il en tirait étaient énormes. Client des Omaiyades, il était probablement d’origine visigothe, et peut-être descendait-il de Théodemir, qui, du temps de la conquête, avait conclu avec les musulmans une capitulation si avantageuse, que lui et son fils Athanagild régnaient en princes presque indépendants sur la province de Murcie302. Quoi qu’il en soit, Ibn-Khattâb était généreux autant que riche. Durant treize jours consécutifs303, il défraya non-seulement Almanzor avec sa suite, mais toute l’armée, depuis les vizirs jusqu’au moindre soldat. Il prit soin que la table du ministre fût toujours somptueusement servie; jamais il ne lui fit présenter pour la seconde fois les mets dont il avait déjà goûté, ni la vaisselle qu’il avait déjà vue, et un jour il poussa la prodigalité jusqu’à lui offrir un bain apprêté avec de l’eau rose. Si accoutumé qu’il fût au luxe, Almanzor était cependant stupéfait de celui que déployait son hôte. Aussi ne tarissait-il pas sur son éloge, et voulant lui donner une preuve de sa reconnaissance, il le tint quitte d’une partie de l’impôt territorial. Il enjoignit d’ailleurs aux magistrats chargés de l’administration de la province, d’avoir pour lui les plus grands égards, et de se conformer autant que possible à ses désirs304.

Après avoir quitté Murcie, Almanzor continua sa marche vers la Catalogne, et, ayant battu le comte Borrel305, il arriva le mercredi 1er juillet devant la ville de Barcelone. Le lundi suivant il la prit d’assaut306. La plupart des soldats et des habitants furent passés au fil de l’épée; les autres furent mis en servitude. La ville même fut pillée et brûlée307.

 

A peine de retour de cette campagne, la vingt-troisième qu’il avait faite308, Almanzor, toujours infatigable, toujours avide de conquêtes nouvelles, tourna son attention du côté de la Mauritanie.

Pendant plusieurs années ce pays avait été au pouvoir de Bologguîn, le vice-roi de l’Ifrîkia; mais dans les derniers temps du règne de ce prince, et surtout après sa mort (arrivée en mai 984309), le parti omaiyade avait commencé à relever la tête. Aussi plusieurs villes, telles que Fez et Sidjilmésa, avaient déjà secoué le joug des Fatimides, lorsqu’un prince africain, qu’on avait presque oublié, reparut sur la scène. C’était l’Edriside Ibn-Kennoun. Du temps de Hacam II, Ibn-Kennoun, comme nous l’avons raconté, avait dû se rendre à Ghâlib, et, amené à Cordoue, il y était resté jusqu’à ce que Moçhafî l’envoyât à Tunis, après lui avoir fait prendre l’engagement de ne plus rentrer en Mauritanie. Mais Ibn-Kennoun n’avait nullement l’intention de tenir sa promesse. S’étant rendu à la cour du calife fatimide, il avait obsédé ce prince durant dix ans en le suppliant de le rétablir. Ayant enfin obtenu des troupes et de l’argent, il était retourné dans son pays natal, et comme il avait acheté l’appui de plusieurs chefs berbers, il était maintenant sur la voie d’en devenir le maître. C’est ce qu’Almanzor voulait empêcher, et il prit à cet effet les mesures nécessaires. Il envoya en Mauritanie un grand nombre de troupes sous le commandement de son cousin germain Askelédja310. La guerre ne fut pas de longue durée: trop faible pour résister à ses ennemis, Ibn-Kennoun se rendit, après avoir obtenu d’Askelédja la promesse que ses jours seraient respectés et qu’il pourrait habiter Cordoue comme par le passé.

Une telle promesse, faite à un homme très-ambitieux et très-perfide, était à coup sûr une imprudence, et l’on se demande si Askelédja avait été autorisé à la faire. Les chroniqueurs arabes nous laissent dans le doute à cet égard; mais la conduite d’Almanzor nous porte à croire qu’Askelédja avait outre-passé ses pouvoirs. Le ministre déclara que le traité était de nulle valeur, et, ayant fait transporter Ibn-Kennoun en Espagne, il le fit décapiter de nuit sur la route qui mène d’Algéziras à Cordoue (septembre ou octobre 985).

Bien qu’Ibn-Kennoun eût été un tyran cruel, qui prenait un féroce plaisir à précipiter ses prisonniers du haut de son Rocher des Aigles, la manière dont il était mort excita cependant en sa faveur une sympathie qui semble avoir été assez universelle. Joignez-y qu’il était un chérif, un descendant du gendre du Prophète. Attenter à la vie d’un tel homme, c’était un sacrilége aux yeux des masses ignorantes et superstitieuses. Même les rudes troupiers qui, obéissant à l’ordre qu’ils avaient reçu, l’avaient mis à mort, en jugeaient ainsi, et une bourrasque qui était survenue tout d’un coup et qui les avait jetés à terre, leur avait paru un miracle, un châtiment du ciel. Les uns disaient donc qu’Almanzor avait commis une action impie, les autres qu’il avait fait une perfidie puisqu’il aurait dû respecter comme sienne la parole donnée par son lieutenant. Cela se disait assez haut, malgré la crainte qu’inspirait le ministre, et le mécontentement se montra d’une manière si évidente, qu’Almanzor ne pouvait se tromper sur la disposition des esprits et qu’il commençait à s’en alarmer sérieusement. Que l’on juge donc quelle fut sa colère quand il apprit qu’Askelédja était plus indigné que qui que ce fût, et que même devant ses troupes il avait osé appeler son cousin un perfide. Une telle audace nécessitait une punition exemplaire. Aussi Almanzor s’empressa-t-il d’envoyer à son cousin l’ordre de revenir immédiatement en Espagne; puis il le mit en accusation, et l’ayant fait condamner à cause de malversation et de haute trahison, il le fit mettre à mort (octobre ou novembre 985)311.

Alors les clameurs redoublèrent. On s’apitoyait maintenant, non-seulement sur le sort du malheureux chérif, mais encore sur celui d’Askelédja, et l’on demandait si Almanzor n’avait pas donné une nouvelle preuve de sa politique atroce, de son mépris de tous les liens, même de ceux du sang, en faisant décapiter son propre cousin. Les parents d’Ibn-Kennoun, trompés dans les espérances qu’ils avaient conçues alors que ce prince semblait sur le point de conquérir toute la Mauritanie, fomentaient le mécontentement autant qu’ils pouvaient. Instruit de leurs menées, Almanzor les frappa tous d’une sentence d’exil. Ils quittèrent alors l’Espagne et la Mauritanie; mais avant de partir, l’un d’entre eux, Ibrahim ibn-Edrîs, décocha encore une flèche contre le ministre en composant un long poème qui eut beaucoup de vogue et dans lequel se trouvaient ces vers:

L’exil, voilà toujours mon triste sort! Le malheur me poursuit sans cesse; il est mon créancier; au temps précis de l’échéance du terme, il se présente devant moi…

Ce que je vois arriver me frappe de stupeur; notre infortune est immense et il est presque impossible d’y remédier. J’ai peine à en croire mes yeux, et je suis tenté de dire que je me trompe. Quoi! la famille d’Omaiya existe encore, et cependant un bossu312 gouverne ce vaste empire! Et voilà les soldats qui marchent autour d’un palanquin dans lequel se trouve un singe roux!.. Fils d’Omaiya, vous qui brilliez naguère comme des étoiles au milieu de la nuit, comment se fait-il qu’à présent on ne vous voie plus? Autrefois vous étiez des lions, mais vous avez cessé de l’être, et voilà pourquoi ce renard s’est rendu maître du pouvoir313.

Renard ou non – on voit que ce sobriquet, que l’on a déjà rencontré dans un vers de Moçhafî, lui était resté – , Almanzor était convaincu de la nécessité de faire quelque chose pour se réhabiliter dans l’opinion. Par conséquent, il résolut d’agrandir la mosquée qui était trop étroite pour contenir et les habitants de la capitale et les innombrables soldats venus de l’Afrique. Il fallait commencer par exproprier les possesseurs des maisons qui occupaient le terrain sur lequel on voulait bâtir. C’était une mesure qui, pour ne pas être odieuse, demandait beaucoup de tact et de délicatesse; mais Almanzor avait dans ces sortes de choses un savoir-faire admirable. Faisant venir un à un chaque propriétaire en sa présence (ce qui était déjà un grand honneur): «Mon ami, lui disait-il, comme j’ai formé le projet d’agrandir la mosquée, ce saint endroit où nous adressons nos prières au ciel, je voudrais acheter ta maison dans l’intérêt de la communauté musulmane et aux frais du trésor, lequel est bien rempli grâce aux richesses que j’ai enlevées aux mécréants. Dis-moi donc à combien tu l’évalues; ne te gêne pas, dis hardiment ce que tu en veux!» Puis, quand son interlocuteur avait nommé une somme qu’il croyait bien exorbitante: «Mais c’est trop peu, s’écriait le ministre; vraiment, tu es d’une discrétion exagérée! Tiens, je te donne une fois autant.» Et non-seulement il le payait rubis sur l’ongle, mais encore faisait-il acheter pour lui une autre demeure. Il se trouva néanmoins une dame qui refusa longtemps de céder la sienne. Elle avait dans son jardin un beau palmier auquel elle tenait fort, et quand elle consentit enfin à se dessaisir de son immeuble, elle y mit la condition qu’on lui en achèterait un autre qui eût aussi un palmier dans son jardin. C’était difficile à trouver; mais le ministre, quand on l’informa de la demande de la dame, s’écria aussitôt: «Eh bien! nous lui achèterons ce qu’elle désire, dussions-nous vider à cet effet tous les coffres de l’Etat!» Après bien des recherches inutiles, on trouva enfin une maison telle qu’on la désirait, et on l’acheta à un prix excessif.

Tant de générosité porta ses fruits. Quelques griefs que l’on eût contre le ministre, on ne pouvait nier qu’il ne fît les choses noblement et grandement, et d’un autre côté, les personnes dévotes étaient forcées d’avouer que l’agrandissement de la mosquée était une œuvre fort méritoire. Mais ce fut bien autre chose encore lorsque, les travaux ayant commencé, on vit déblayer le terrain par une foule de prisonniers chrétiens qui avaient des fers aux pieds. On se dit alors qu’après tout l’islamisme n’avait pas encore brillé d’un tel éclat, et que jamais les mécréants n’avaient été humiliés à un tel point. Et puis l’on vit Almanzor lui-même, le maître tout-puissant, le plus grand général du siècle, manier, pour plaire à l’Eternel, la pioche, la truelle ou la scie, comme s’il eût été un simple ouvrier! Devant un tel spectacle, toutes les haines devenaient muettes314.

 

Pendant qu’on travaillait encore à l’agrandissement de la mosquée, la guerre contre Léon recommença. Les troupes musulmanes qui étaient restées dans ce royaume, s’y conduisaient comme dans un pays conquis, et quand Bermude II s’en plaignait à Almanzor, il ne recevait de lui que des réponses hautaines et dédaigneuses. Il perdit patience enfin, et, prenant une résolution hardie, il chassa les musulmans315. Almanzor fut donc forcé de lui faire sentir encore une fois la supériorité de ses armes, et au fond du cœur il n’était pas fâché de cette nouvelle guerre, car maintenant les habitants de la capitale, au lieu de parler de choses qui, à son avis, ne les regardaient pas, pourraient de nouveau s’entretenir de ses batailles, de ses victoires, de ses conquêtes. Et il prit soin de fournir matière à leur conversation. S’étant emparé de Coïmbre en juin 987, il ruina cette ville à un tel point, que pendant sept ans elle resta déserte316. L’année suivante il passa le Duero, et alors l’armée musulmane se répandit comme un torrent dans le royaume de Léon, en tuant ou en détruisant tout ce qui se trouvait sur son passage. Villes, châteaux, cloîtres, églises, villages, hameaux, rien ne fut épargné317. Bermude s’était jeté dans Zamora318, probablement parce qu’il croyait que cette ville serait attaquée la première; mais Almanzor la laissa de côté et marcha droit sur Léon. Une fois déjà il avait été sur le point de prendre cette ville; mais grâce à sa bonne citadelle, ses grosses tours, ses quatre portes de marbre, et ses murailles romaines, qui avaient plus de vingt pieds d’épaisseur, elle était très-forte, et elle résista longtemps aux efforts des ennemis. A la fin ces derniers réussirent à ouvrir une brèche près de la porte occidentale, au moment où le commandant de la garnison, Gonsalve Gonzalez, un comte galicien, était alité par suite d’une grave maladie. Le péril était extrême; aussi le comte, tout malade qu’il était, se fit revêtir sur-le-champ de son armure et transporter en litière vers la brèche. Par sa présence et par ses paroles il releva le courage abattu de ses soldats, et pendant trois jours ceux-ci réussirent encore à repousser l’ennemi; mais le quatrième jour les musulmans pénétrèrent dans la ville par la porte méridionale. Alors commença une boucherie horrible. Le comte lui-même, dont l’héroïsme aurait dû inspirer du respect, fut tué dans sa litière. Après avoir massacré, on se mit à détruire. On ne laissa pas une pierre sur l’autre. Les portes, les tours, les murailles, la citadelle, les maisons, tout fut démoli de fond en comble. On ne laissa debout qu’une seule tour qui se trouvait près de la porte septentrionale et qui avait à peu près la même hauteur que les autres. Almanzor avait ordonné de l’épargner; il voulait qu’elle montrât aux générations futures combien elle avait été forte, cette ville qu’il avait fait disparaître de la face de la terre319.

Les musulmans rétrogradèrent ensuite vers Zamora, et après avoir brûlé les superbes couvents de Saint-Pierre-d’Eslonça et de Sahagun qui se trouvaient sur leur route320, ils vinrent mettre le siége devant cette ville. Bermude se montra moins courageux que son lieutenant à Léon. Il s’échappa furtivement, et, lui parti, les habitants rendirent la place à Almanzor, qui la fit piller. Presque tous les comtes le reconnurent alors pour leur souverain, et Bermude ne conserva que les districts voisins de la mer321.

De retour à Zâhira après cette campagne glorieuse, Almanzor eut bientôt à s’occuper de choses très-graves: il découvrit que les grands conspiraient contre lui et que son propre fils Abdallâh, un jeune homme de vingt-deux ans, se trouvait parmi les conjurés.

Brave et brillant cavalier, Abdallâh n’était cependant pas aimé de son père. Celui-ci avait des raisons pour croire que ce fils n’était pas le sien; mais c’est ce que le jeune homme ignorait, et comme il se voyait toujours préférer son frère Abdalmélic, qui comptait six ans de moins que lui et auquel il se croyait bien supérieur en talents et en bravoure, il avait déjà conçu contre son père un mécontentement très-vif, lorsqu’il arriva à Saragosse, la résidence du vice-roi de la Frontière supérieure, Abdérame ibn-Motarrif le Todjîbide. L’air de cette cour lui devint fatal. Son hôte était le chef d’une illustre famille dans laquelle la vice-royauté de cette province avait été héréditaire pendant tout un siècle, et comme Almanzor avait renversé successivement les hommes les plus puissants de l’empire, il craignait avec raison qu’étant le dernier des nobles qui restait debout, il ne tombât bientôt, à son tour, victime de l’ambition du ministre. Il avait donc l’intention de le prévenir, et il n’attendait, pour se soulever, qu’une occasion favorable. Il crut l’avoir trouvée maintenant; le jeune Abdallâh lui parut un instrument fort propre à réaliser ses projets. Il fomenta son mécontentement, et lui inspira peu à peu l’idée de se révolter contre son père. Ils résolurent donc de prendre les armes dès que les circonstances le leur permettraient, et ils convinrent entre eux que, s’ils sortaient vainqueurs de la lutte, ils partageraient l’Espagne, de sorte qu’Abdallâh régnerait sur le Midi et Abdérame sur le Nord. Plusieurs fonctionnaires haut placés, tant dans l’armée que dans le pouvoir civil, entrèrent dans cette conjuration, et entre autres le prince du sang Abdallâh Pierre-sèche, qui était alors gouverneur de Tolède. C’était un complot formidable, mais dont les ramifications s’étendaient trop loin pour qu’il pût rester longtemps caché à l’œil vigilant du premier ministre. Des bruits vagues d’abord, mais qui prirent peu à peu de la consistance, en parvinrent à ses oreilles, et il prit aussitôt des mesures efficaces pour déjouer les projets de ses ennemis. Ayant rappelé son fils auprès de lui, il lui inspira une fausse confiance en le comblant d’égards et de témoignages d’affection. Il fit venir aussi Abdallâh Pierre-sèche et lui ôta le gouvernement de Tolède; mais il le fit sous un prétexte fort plausible et d’une manière courtoise, de sorte que d’abord ce prince ne se doutait de rien. Peu de temps après, cependant, Almanzor le priva de son titre de vizir et lui défendit de quitter son hôtel.

Ayant ainsi réduit deux des principaux conspirateurs à l’impuissance de lui nuire, le ministre se mit en campagne pour aller combattre les Castillans, après avoir envoyé aux généraux de la Frontière l’ordre de venir le joindre. Abdérame obéit, de même que les autres généraux. Alors Almanzor excita sous main les soldats de Saragosse à former des plaintes contre lui. Ils le firent, et quand ils eurent accusé Abdérame d’avoir retenu leur solde pour se l’approprier, Almanzor le destitua (8 juin 989). Cependant, comme il ne voulait pas se brouiller avec toute la famille des Beni-Hâchim, il nomma au gouvernement de la Frontière supérieure le fils d’Abdérame, Yahyâ-Simédja. Peu de jours après, il fit arrêter Abdérame, mais sans laisser apercevoir qu’il avait connaissance du complot; il ordonna seulement qu’on procédât à une enquête sur la manière dont Abdérame avait employé les sommes qui lui avaient été confiées pour payer les troupes.

Quelque temps après, Abdallâh rejoignit l’armée sur l’ordre qu’il en avait reçu. Almanzor tâcha de regagner son affection à force de bontés, mais tous ses efforts échouèrent. Abdallâh avait résolu de rompre définitivement avec son père, et pendant le siége de San Estevan de Gormaz, il quitta le camp en secret, accompagné seulement de six de ses pages, pour aller chercher un asile auprès de Garcia Fernandez, le comte de Castille. Ce dernier lui promit sa protection, et malgré les menaces d’Almanzor, il tint sa parole pendant plus d’un an. Mais dans cet intervalle il éprouva revers sur revers; il fut défait en rase campagne; en août 989 il perdit Osma, ville dans laquelle Almanzor mit une garnison musulmane; en octobre Alcoba lui fut enlevée aussi322, et à la fin il se vit forcé d’implorer la paix et de livrer Abdallâh.

Une escorte castillane conduisit le rebelle au camp de son père. Il était monté sur un mulet magnifiquement équipé, dont le comte lui avait fait cadeau, et comme il se tenait convaincu que son père lui pardonnerait, il n’était nullement inquiet sur son sort. En route il rencontra un détachement musulman commandé par Sad. Après lui avoir baisé la main, cet officier lui dit qu’il n’avait rien à craindre, attendu que son père considérait ce qu’il avait fait comme une étourderie qui pouvait être pardonnée à un jeune homme. Il tint ce langage tant que les Castillans étaient là; mais quand ceux-ci se furent éloignés et que la cavalcade fut arrivée sur les bords du Duero, Sad demeura en arrière, et alors les soldats signifièrent à Abdallâh qu’il devait mettre pied à terre et se préparer à la mort. Si inattendues qu’elles fussent, ces paroles n’émurent pas le vaillant Amiride. Il sauta lestement à bas de son mulet, et conservant un visage serein, il présenta sans sourciller la tête au coup mortel (9 septembre 990).

Avant lui, son complice Abdérame avait déjà cessé de vivre. Condamné à cause de malversation, il avait été décapité à Zâhira. Quant à Abdallâh Pierre-sèche, il avait réussi à s’évader et il s’était mis sous la protection de Bermude323.

Cependant Almanzor ne se contenta pas d’avoir déjoué ce complot. Il n’avait pas pardonné au comte de Castille l’appui que celui-ci avait accordé à Abdallâh, et, usant de représailles, il excita Sancho, le fils du comte, à se révolter à son tour contre son père. Soutenu par la plupart des grands, Sancho prit les armes dans l’année 994324, et alors Almanzor, qui s’était aussi déclaré pour lui, s’empara des forteresses de San Estevan et de Clunia. Mais il avait hâte de terminer cette guerre. Son entourage, habitué à penser comme lui ou du moins à en faire semblant, partageait son impatience, et le meilleur moyen de lui plaire, c’était de lui dire que selon toute apparence Garcia succomberait bientôt. Or, le poète Çâid lui présenta un jour un cerf attaché par une corde, et lui récita un poème, assez médiocre du reste, dans lequel se trouvaient ces vers:

Votre esclave que vous avez arraché à la misère et comblé de bienfaits, vous amène ce cerf. Je l’ai nommé Garcia, et je vous l’amène avec une corde au cou, en espérant que mon pronostic sera véritable.

Par un singulier hasard, il l’était: blessé par un coup de lance, Garcia avait été fait prisonnier entre Alcocer et Langa, sur les bords du Duero, le jour même où le poète avait présenté le cerf à son maître (lundi 25 mai 995). Cinq jours après, le comte expira des suites de sa blessure, et depuis lors l’autorité de Sancho ne fut plus contestée; mais il fut obligé de payer aux musulmans un tribut annuel325.

Dans l’automne de cette même année, Almanzor marcha contre Bermude, afin de le punir d’avoir donné asile à un autre conspirateur. Ce roi se trouvait dans une position déplorable. Il avait perdu jusqu’à l’ombre de l’autorité. Les seigneurs s’appropriaient ses terres, ses serfs, ses troupeaux; ils les divisaient entre eux par la voie du sort, et quand il les redemandait, ils se moquaient de lui. De simples gentilshommes, à qui il avait donné un château à garder, se révoltaient326. Parfois on le faisait passer pour mort327, et en vérité, il importait peu qu’il le fût ou qu’il ne le fût pas. Il avait donc été bien hardi lorsqu’il avait osé braver Almanzor. Que pouvait-il contre ce puissant capitaine? Rien absolument; aussi se repentit-il bientôt de son imprudence. Ayant perdu Astorga328, dont il avait fait sa capitale après la destruction de Léon, mais qu’il avait prudemment abandonnée à l’approche de l’ennemi, il prit le parti le plus sage: il implora la paix. Il l’obtint à condition qu’il livrerait Abdallâh Pierre-sèche et qu’il payerait un tribut annuel329.

Après avoir enlevé leur capitale aux Gomez, les comtes de Carrion330, qui, à ce qu’il semble, avaient méconnu son autorité, Almanzor se retira, traînant à sa suite le malheureux Abdallâh qui lui avait été remis dans le mois de novembre331. Comme il était à prévoir, il punit cruellement ce prince. L’ayant fait placer, chargé de fers, sur un chameau, il ordonna de le promener ignominieusement par les rues de la capitale, tandis qu’un héraut, qui marchait devant lui, criait: «Voici Abdallâh, fils d’Abdalazîz, qui a quitté les musulmans pour faire cause commune avec les ennemis de la religion!» Quand il entendit ces paroles pour la première fois, le prince en fut si indigné qu’il s’écria: «Tu mens! Dis plutôt: voici un homme qui, mû par la crainte, s’est enfui; il a ambitionné l’empire, mais ce n’est point un polythéiste, ce n’est point un apostat332!» Il n’avait pas de force morale, cependant; il n’avait pas compris qu’avant de conspirer il faut s’armer de courage. Jeté en prison et craignant d’être bientôt conduit sur l’échafaud, il montra une lâcheté indigne de sa haute naissance et qui formait un singulier contraste avec la fermeté dont son complice, le fils d’Almanzor, avait fait preuve. Dans les vers qu’il envoyait souvent au ministre, il avouait qu’il avait été mal inspiré lorsqu’il avait pris la fuite; il cherchait à apaiser son courroux à force de flatteries; il le nommait le plus généreux des hommes. «Jamais, disait-il, un malheureux n’a imploré en vain ta pitié; tes bontés et tes bienfaits sont innombrables comme les gouttes de la pluie.» Cette bassesse ne lui servit de rien. Almanzor épargna sa vie parce qu’il le méprisait trop pour le faire mourir; mais il le laissa en prison, et Abdallâh ne recouvra la liberté qu’après la mort du ministre333.

292Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, p. 106.
293Sampiro, c. 29; Chron. Iriense, c. 12.
294Voyez mes Recherches, t. I, p. 196.
295Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, p. 107.
296Voyez mes Recherches, t. I, p. 195-197.
297Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, p. 107.
298Chron. Iriense, c. 12; Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, p. 107.
299Voyez Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, p. 124.
300«Le mardi, douze jours passés de Dhou-’l-hiddja de l’année 374, ce qui correspond au 5 mai.» Ibn-abî-’l-Faiyâdh, apud Ibn-al-Abbâr, p. 252. Dans l’année 985, le 5 mai tombait réellement un mardi.
301Ibn-al-Khatîb, dans son article sur Almanzor (man. G., fol. 181 r.), donne la liste de ces poètes.
302Du temps d’Ibn-al-Abbâr, c’est-à-dire au XIIIe siècle, les Beni-Khattâb se prétendaient Arabes; mais leurs ancêtres du Xe siècle ne songeaient même pas à se donner une telle origine.
303Ibn-abî-’l-Faiyâdh dit: durant vingt-trois jours. J’ai suivi Ibn-Haiyân.
304Ibn-al-Abbâr, p. 251-253.
305Ibn-al-Khatîb, man. G., fol. 180 v.
306D’après Ibn-al-Khatîb, Barcelone fut prise «le lundi, au milieu de Çafar de l’année 375.» Ce jour répond au 6 juillet 985. Les documents arabes ne laissent donc aucun doute sur l’année de la prise de Barcelone, et ils sont parfaitement d’accord avec les documents latins cités par M. Bofarull. Ce savant, qui veut que la prise de Barcelone ait eu lieu une année plus tard, ne s’est pas aperçu que son opinion est contredite par les pièces mêmes sur lesquelles il tâche de l’appuyer. La date Kalendarum Julii feria quarta, à laquelle deux documents fixent le commencement du siége, est parfaitement exacte pour l’année 985, mais non pas pour l’année suivante.
307Bofarull, Condes de Barcelona, t. I, p. 163, 164.
308Ibn-al-Abbâr, p. 251. Almanzor avait fait plusieurs campagnes contre le comte de Castille et le roi de Navarre, sur lesquelles nous ne possédons pas de détails.
309Ibn-Adhârî, t. I, p. 248.
310Les auteurs qui disent qu’Almanzor envoya encore en Afrique un autre corps d’armée, commandé par son fils Abdalmélic (Modhaffar), ont confondu cette expédition avec une autre (celle contre Zîrî), dont nous parlerons plus tard. A l’époque dont il s’agit, Abdalmélic ne comptait encore que douze ans (cf. Nowairî, p. 473).
311Cartâs, p. 58, 59; Ibn-Khaldoun, Hist. des Berbers, t. III, p. 219, 237; Ibn-Adhârî, t. II, p. 301; Ibn-al-Abbâr, p. 154.
312Ceci est une pure médisance; d’après des témoignages plus impartiaux, Almanzor était un fort bel homme.
313Ibn-Adhârî, t. II, p. 301, 302; Ibn-al-Abbâr, p. 119; Maccarî, t. I, p. 389.
314Maccarî, t. I, p. 359, 360, l. 3, 20 et suiv.; Ibn-Adhârî, t. II, p. 307 et suiv.
315Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, p. 107.
316Chron. Conimbricense I et IV.
317Voyez la charte de l’abbesse Flora, Esp. sagr., t. XXXVI, nº 14, et celle que cite Risco, Historia de Leon, t. I, p. 228.
318Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, p. 107.
319Lucas de Tuy, p. 87. Comparez pour ce qui concerne la date et le nom du commandant, mes Recherches, t. I, p. 198-201.
320Charte latine citée par Risco, Hist. de Leon, t. I, p. 228, et Esp. sagr., t. XXXIV, p. 308.
321Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, p. 108.
322Comparez Annales Complutenses, p. 311. Dans les Anales Toledanos (p. 383) la date est fautive.
323Ibn-Adhârî, t. II, p. 303-306; Ibn-al-Abbâr, dans mes Recherches, t. I, p. 279 de la 1re édition; Ibn-Kbaldoun, dans le même ouvrage, t. I, p. 108 de la 2de édition.
324Voyez mes Recherches, t. I, p. 24-27 de la 1re édition.
325Abd-al-wâhid, p. 24, 25; Aboulfedâ, t. II, p. 534; Maccarî, t. II, p. 57; Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, p. 108; Chron. Burg., p. 309; Ann. Complut., p. 313; Ann. Compost. p. 320; Ann. Toled. I, p. 384. Dans les chroniques qui portent: VIII Kal. Ianuarii, il faut lire Iunii au lieu de Ianuarii.
326Charte de 993, Esp. sagr., t. XIX, p. 382 et suiv., et de 1000, ibid., t. XXXVI, nºIV.
327Charte de 990, analysée dans l’Esp. sagr., t. XIX, p. 382 et suiv.
328Voyez mes Recherches, t. I, p. 108, 109.
329Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, p. 108.
330Ibn-Khaldoun, ibid., p. 110.
331Ibn-al-Abbâr, p. 113.
332Ibn-al-Abbâr, dans mes Recherches, t. I, p. 280 de la 1re édition.
333Ibn-al-Abbâr, p. 113, 114, et dans mes Recherches, t. I, p. 279 de la Ire édition.