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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 2

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VI

Une grande partie et la partie la plus éclairée des chrétiens de Cordoue ne se plaignaient pas de leur sort; on ne les persécutait pas, on leur permettait le libre exercice de leur religion, et cela leur suffisait141. Plusieurs d’entre eux servaient dans l’armée; d’autres avaient des emplois lucratifs à la cour ou dans les palais des riches seigneurs arabes142. Ils imitaient leurs maîtres dans tout ce qu’ils leur voyaient faire: un tel entretenait un harem143, tel autre s’adonnait à un vice abominable, malheureusement fréquent dans les pays orientaux144. Fascinés par l’éclat de la littérature arabe, les hommes de goût avaient pris en pitié la littérature latine et n’écrivaient que dans la langue des vainqueurs. Un auteur de cette époque, meilleur patriote que la plupart de ses concitoyens, s’en plaint amèrement. «Mes coreligionnaires, dit-il, aiment à lire les poèmes et les romans des Arabes145; ils étudient les écrits des théologiens et des philosophes musulmans, non pour les réfuter, mais pour se former une diction arabe correcte et élégante. Où trouver aujourd’hui un laïque qui lise les commentaires latins sur les saintes Ecritures? Qui d’entre eux étudie les Evangiles, les prophètes, les apôtres? Hélas! tous les jeunes chrétiens qui se font remarquer par leurs talents, ne connaissent que la langue et la littérature arabes; ils lisent et étudient avec la plus grande ardeur les livres arabes; ils s’en forment à grands frais d’immenses bibliothèques, et proclament partout que cette littérature est admirable. Parlez-leur, au contraire, de livres chrétiens: ils vous répondront avec mépris que ces livres-là sont indignes de leur attention. Quelle douleur! les chrétiens ont oublié jusqu’à leur langue, et sur mille d’entre nous vous en trouverez à peine un seul qui sache écrire convenablement une lettre latine à un ami. Mais s’il s’agit d’écrire en arabe, vous trouverez une foule de personnes qui s’expriment dans cette langue avec la plus grande élégance, et vous verrez qu’elles composent des poèmes, préférables, sous le point de vue de l’art, à ceux des Arabes eux-mêmes146.» Au reste, cette prédilection pour la littérature arabe et cet abandon presque général de la littérature latine n’ont rien qui doive nous surprendre. On ne possédait plus à Cordoue les ouvrages des grands poètes de l’antiquité147; les livres de théologie avaient peu d’attrait pour les gens du monde, et la littérature contemporaine était marquée des signes de l’extrême décadence littéraire. On faisait encore des vers latins, mais, comme on avait oublié les règles de la quantité148, c’étaient des vers rimés, dits rhythmiques149, dans lesquels on ne faisait attention qu’à l’accent et qui d’ailleurs étaient écrits d’un style à la fois prétentieux et négligé.

Plus qu’à demi arabisés, les chrétiens de Cordoue s’accommodaient donc fort bien de la domination étrangère. Mais il y avait des exceptions à cette règle. Le sentiment de la dignité nationale et le respect de soi-même n’étaient pas éteints dans tous les cœurs. Quelques esprits généreux, qui dédaignaient de se pousser et de s’installer, à force d’impudence ou d’habileté, dans les palais des grands, frémissaient d’indignation en songeant que leur ville natale, qui portait encore avec orgueil son ancien titre de Patricienne, était maintenant la résidence d’un sultan150; ils enviaient le bonheur des petits Etats du nord de l’Espagne, qui avaient à soutenir, il est vrai, une guerre continuelle, mais qui, libres du joug arabe, étaient du moins gouvernés par des princes chrétiens151. A ces regrets patriotiques se joignaient parfois des griefs très-réels. Les sultans donnaient de temps en temps des ordres qui devaient blesser profondément la fierté et les convictions religieuses des chrétiens. Ainsi ils avaient déclaré la circoncision obligatoire pour eux comme pour les musulmans152. Mais les prêtres surtout étaient mécontents. Ils avaient pour les musulmans une haine instinctive et d’autant plus forte qu’ils avaient des idées tout à fait fausses sur Mahomet et sur les doctrines qu’il avait prêchées. Vivant au milieu des Arabes, rien ne leur eût été plus facile que de s’instruire à ce sujet; mais, refusant obstinément de puiser aux sources qui se trouvaient à leur portée, ils se plaisaient à croire et à répéter toutes les fables absurdes que l’on débitait ailleurs sur le Prophète de la Mecque. Ce n’est pas dans les écrits arabes qu’Euloge, un des prêtres les plus instruits de cette époque et sans doute assez familiarisé avec l’arabe pour pouvoir lire couramment un ouvrage historique écrit dans cette langue, va puiser des renseignements sur la vie de Mahomet; au contraire, c’est dans un manuscrit latin que le hasard lui fait tomber sous les mains dans un cloître de Pampelune. On y lisait, entre autres choses, que Mahomet, sentant sa fin approcher, avait prédit que, le troisième jour après sa mort, les anges viendraient le ressusciter. Par conséquent, lorsque l’âme de Mahomet «fut descendue aux enfers,» ses disciples veillèrent assidûment auprès du cadavre en attendant le miracle; mais à la fin du troisième jour, ne voyant pas venir les anges et croyant que leur présence auprès du cadavre, qui exhalait déjà une odeur fétide, les en empêchait, ils s’en allèrent. Alors, au lieu d’anges, arrivèrent des chiens153, qui se mirent à dévorer une partie du cadavre. Ce qui en restait fut enseveli par les musulmans, qui, pour se venger des chiens, résolurent de tuer chaque année un grand nombre de ces animaux… «Voilà, s’écrie Euloge, voilà les miracles du prophète des musulmans154!» Et l’on ne connaissait pas mieux les doctrines de Mahomet. Que les prêtres, nourris d’idées ascétiques et auxquels il n’était pas permis d’être émus de l’amour d’une femme, aient été choqués par la polygamie qu’il avait autorisée, et surtout par ses idées sur le paradis céleste avec ses belles vierges155, rien de plus naturel; mais ce qui est singulier, c’est qu’ils s’imaginaient que Mahomet avait prêché précisément le contraire de ce qu’avait prêché le Christ. «Cet adversaire de notre Sauveur, dit Alvaro, a consacré le sixième jour de la semaine (lequel, à cause de la passion de notre Seigneur, doit être un jour de deuil et de jeûne) à la bonne chère et à la débauche. Le Christ a prêché la chasteté à ses disciples; lui, il a prêché aux siens les plaisirs grossiers, les voluptés immondes, l’inceste. Le Christ a prêché le mariage; lui, le divorce. Le Christ a recommandé la sobriété et le jeûne; lui, les festins et les plaisirs de la table156.» «Le Christ, dit ensuite Alvaro – et il serait difficile de trouver dans le Nouveau Testament les paroles qu’il prête ici au Seigneur – le Christ ordonne que, pendant les jours du jeûne, l’on s’abstienne de son épouse légitime; lui, il consacre surtout ces jours-là aux plaisirs charnels157.» Pour peu qu’Alvaro eût été au courant de ce qui se passait alors à la cour, il aurait su que Yahyâ avait imposé une rude pénitence à Abdérame II, lorsque ce monarque eut enfreint les ordres de Mahomet sur l’abstinence des femmes pendant le mois du jeûne158.

 

Ainsi les prêtres se faisaient une idée tout à fait fausse de la religion mahométane. Ceux de leurs coreligionnaires qui la connaissaient mieux, avaient beau leur dire que Mahomet avait prêché une morale pure159: c’était peine perdue, et les gens d’Eglise continuaient à mettre l’islamisme sur la même ligne que le paganisme romain, à le considérer comme une idolâtrie inventée par le diable160. Mais ce n’est pas dans la religion musulmane qu’il faut chercher le motif principal de leur aversion; c’est dans le caractère des Arabes. Ce peuple, qui joignait à une gaîté franche et vive une sensualité raffinée, devait inspirer aux prêtres, qui aimaient les retraites éternelles et profondes, les grands renoncements et les terribles expiations, une répugnance extrême et invincible. En outre, les prêtres étaient accablés de vexations continuelles. Si les musulmans des hautes classes étaient trop éclairés et trop bons politiques pour insulter les chrétiens à cause de leur religion, la populace était intolérante comme elle l’est partout. Quand elle voyait un prêtre se montrer dans la rue, elle se mettait à crier: «voilà le fou!» et à chanter une chanson dont le sujet était un éloge ironique de la croix, tandis que les petits garçons jetaient des pierres et des pots à la tête du prêtre. Pendant les enterrements, les prêtres entendaient dire: «Allah, n’ayez point pitié d’eux!» et en même temps les ordures et les cailloux pleuvaient sur le convoi. Quand les cloches des églises sonnaient aux heures canoniques, les musulmans disaient en secouant la tête: «Peuple simple et malheureux qui se laisse tromper par ses prêtres! Quelle folie que de croire aux mensonges qu’ils débitent! Qu’Allâh maudisse ces imposteurs!» Pour plusieurs musulmans, les chrétiens, ou du moins leurs prêtres, étaient un objet de dégoût; quand ils avaient à leur parler, ils se tenaient à distance pour ne pas frôler leurs vêlements161. Et pourtant ces malheureux, qui faisaient horreur, qu’on considérait comme impurs, dont on fuyait le contact comme celui d’un pestiféré, et qui voyaient s’accomplir les paroles que Jésus avait adressées à ses disciples quand il leur disait: «Vous serez haïs de tous à cause de mon nom,» se rappelaient fort bien qu’au temps où la religion chrétienne dominait dans le pays et où d’admirables églises s’élevaient partout, leur ordre avait été l’ordre le plus puissant dans l’Etat162!

Blessés dans leur orgueil, exaspérés par les outrages qu’ils recevaient, et poussés par un fébrile besoin d’activité, les prêtres, les moines et le petit nombre de laïques qui pensaient comme eux, ne se résignèrent pas à souffrir en silence, à faire de stériles vœux, à se déchirer les entrailles de colère. Dans les villes assez éloignées du centre de la domination musulmane pour pouvoir arborer avec succès le drapeau de la révolte, ces hommes ardents et passionnés auraient été soldats; dans les montagnes, ils auraient mené la vie indépendante de partisans et de bandits, et, soldats à Tolède ou guerrillas dans la Sierra de Malaga, ils auraient soutenu contre les musulmans une guerre à outrance. Dans la résidence du sultan, où une révolte à main armée était impossible, ils se firent martyrs.

Pour se soustraire aux insultes de la populace, les prêtres ne quittaient leurs demeures que dans le cas de nécessité absolue163. Souvent aussi ils se faisaient malades et restaient tout le jour au lit, afin d’être dispensés de payer la capitation, réclamée par le trésor public à la fin de chaque mois164. Se condamnant ainsi à de longues réclusions, à une vie solitaire, contemplative, toujours repliée sur elle-même, ils amassaient en silence, et avec une sorte de volupté, des trésors de haine; ils se sentaient heureux de haïr chaque jour davantage et de charger leur mémoire de griefs nouveaux. Après le coucher du soleil, ils se levaient. Alors ils se mettaient à lire, dans le silence solennel et mystérieux de la nuit, à la faible et indécise lueur d’une lampe165, certaines parties de la Bible, surtout le dixième chapitre de saint Matthieu, les Pères de l’Eglise et la Vie des Saints; c’étaient à peu près les seuls livres qu’ils connussent. Ils lisaient que le Christ avait dit: «Allez, et enseignez toutes les nations. Ce que je vous dis dans les ténèbres, dites-le dans la lumière; ce que je vous dis à l’oreille, prêchez-le sur les maisons. Je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Vous serez menés devant les gouverneurs, et même devant les rois, à cause de moi, pour leur rendre témoignage de moi. Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l’âme; craignez plutôt celui qui peut perdre et l’âme et le corps, en les jetant dans la géhenne166!» Ils lisaient encore chez de grands docteurs, que ceux-là surtout entreront dans la béatitude des élus, qui, lorsque se cacher ne serait pas un crime, s’offrent spontanément au martyre167. Mais ce qui enflammait principalement l’imagination maladive des prêtres, c’était l’exemple de ces saints hommes qui avaient été éprouvés par la persécution des païens, et qui, loin d’éviter le martyre, avaient été avides de cette mort sacrée168. Vivant dans l’admiration assidue de ces héros de la foi, ils sentaient frémir dans leur âme le besoin impérieux de les imiter. Ils regrettaient de ne pas être persécutés, et appelaient de tous leurs vœux l’occasion de faire un grand acte de foi, comme tant d’autres fidèles serviteurs de Dieu l’avaient trouvée dans les premiers temps de l’Eglise.

Ce parti exalté et fanatique obéissait à l’impulsion de deux hommes remarquables. C’étaient le prêtre Euloge et le laïque Alvaro.

 

Euloge appartenait à une ancienne famille de Cordoue, qui se distinguait par son attachement au christianisme autant que par sa haine des musulmans. Son grand-père, qui s’appelait aussi Euloge, avait la coutume, quand il entendait les muezzins annoncer, du haut des minarets, l’heure de la prière, de faire le signe de la croix et d’entonner ces paroles du psalmiste: «O Dieu! ne garde point le silence, et ne te tais point! Car voici, tes ennemis bruient, et ceux qui te haïssent ont levé la tête169!» Cependant, quelque grande que fût l’aversion de cette famille pour les musulmans, Joseph, le plus jeune des trois frères d’Euloge, entra comme employé dans les bureaux de l’administration. Ses deux autres frères se vouèrent au commerce170; une de ses sœurs, nommée Anulone, prit le voile, et Euloge lui-même fut destiné de bonne heure à l’Eglise. Elevé parmi les prêtres de l’église de saint Zoïl, il étudia jour et nuit avec tant d’application qu’il surpassa bientôt, non-seulement ses condisciples, mais aussi ses maîtres. Alors, brûlant du désir d’apprendre ce que ceux-ci ne pouvaient lui enseigner, mais craignant de les offenser s’il leur faisait connaître son envie secrète, il ne leur en dit rien; mais, sortant à la dérobée, il allait assister à leur insu aux leçons des docteurs les plus renommés de Cordoue, et surtout à celles de l’éloquent abbé Spera-in-Deo171, auteur d’une réfutation des doctrines musulmanes172 et du récit du martyre de deux personnes décapitées au commencement du règne d’Abdérame II173. Ce docteur zélé eut la plus grande influence sur l’esprit du jeune Euloge; c’est lui qui lui inspira cette haine sombre et farouche contre les musulmans par laquelle il se distingua pendant toute sa vie. Ce fut aussi dans l’auditoire de Spera-in-Deo qu’Euloge fit la connaissance d’Alvaro, noble et riche jeune homme de Cordoue, qui, bien qu’il ne se destinât pas à l’Eglise, suivait assidûment les cours du célèbre abbé, dont il partageait les sentiments. Euloge et Alvaro étaient faits pour se comprendre et s’aimer; bientôt une étroite amitié s’établit entre eux, et, écrivant à un âge déjà avancé la biographie de son ami, Alvaro s’arrête avec complaisance sur l’époque où lui et son condisciple se juraient une amitié éternelle, où ils pendaient aux lèvres du grand docteur dont la Bétique était fière, et où leur plus douce occupation était d’écrire des volumes de lettres et de vers; volumes qu’ils anéantirent plus tard, malgré les charmants souvenirs qui s’y attachaient, de peur que la postérité ne les jugeât sur ces faibles productions d’une jeunesse enthousiaste174.

Devenu d’abord diacre, puis prêtre, de l’église de saint Zoïl, Euloge se concilia par ses vertus la bienveillance de tous ceux qui le connaissaient. Il aimait à fréquenter les cloîtres, sur lesquels il exerça bientôt une grande influence, et, portant dans sa piété une singulière exaltation, il macérait son corps par les jeûnes et les veilles, en demandant à Dieu, comme une faveur spéciale, de le délivrer d’une vie qui lui était à charge, et de le faire entrer dans la béatitude des élus175.

Pourtant cette vie si austère fut illuminée d’un doux rayon d’amour; mais cet amour était si chaste et si pur dans sa sainte naïveté, qu’Euloge lui-même ne s’en rendait pas compte, et que, sans y songer, il s’en confesse avec une charmante candeur.

Il y avait alors à Cordoue une très-belle jeune fille nommée Flora, dont le caractère avait avec celui d’Euloge de mystérieuses affinités. Née d’un mariage mixte, elle passait pour musulmane; mais comme elle était orpheline de père dès sa plus tendre enfance, sa mère l’avait élevée dans le christianisme. Cette pieuse femme avait développé en elle un très-vif sentiment des choses saintes; mais son frère, en musulman zélé qu’il était, épiait toutes ses démarches, de sorte qu’elle ne pouvait aller que rarement à la messe. Cette contrainte lui pesait; elle se demandait si elle ne péchait pas en se faisant passer pour musulmane; ne lisait-elle pas dans sa Bible bien-aimée: «Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père qui est aux cieux; mais quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai aussi devant mon Père qui est aux cieux?» Forte et courageuse, fière et intrépide, c’était un être organisé pour une résistance indomptable, un caractère énergique, entreprenant, et amoureux des partis extrêmes. Elle eut donc bientôt pris sa résolution. A l’insu de son frère, elle quitta le logis, accompagnée de sa sœur Bahlegotone qui partageait ses sentiments. Les deux jeunes filles allèrent se cacher parmi les chrétiens. Leur frère les cherchait en vain dans tous les couvents; en vain il faisait jeter en prison des prêtres qu’il soupçonnait de les tenir cachées, lorsque Flora, qui ne voulait pas que les chrétiens fussent persécutés à cause d’elle, retourna spontanément à la maison, et, se présentant à son frère: «Tu me cherches, lui dit-elle, tu persécutes le peuple de Dieu à cause de moi; eh bien, me voici! Je viens à toi et je le dis hautement, car j’en suis fière: Oui, tes soupçons sont fondés; oui, je suis chrétienne. Essaye, si tu l’oses, de me séparer du Christ par des supplices: je saurai supporter tout! – Malheureuse, s’écria son frère, ne sais-tu donc pas que notre loi prononce contre l’apostat la peine de mort? – Je le sais, répondit Flora; mais sur l’échafaud je dirai avec non moins de fermeté: Jésus, mon seigneur, mon Dieu, remplie d’amour pour toi, je meurs heureuse!» Furieux de cette obstination, le musulman eut la cruauté de frapper sa sœur; mais Flora avait une de ces organisations exceptionnelles, si parfaites, que la douleur physique semble n’avoir pas de prise sur elles; aussi son frère, voyant que sa brutalité ne lui servait de rien, essaya de la persuader par la douceur. Il n’y réussit pas mieux. Alors, l’ayant menée devant le cadi: «Juge, lui dit-il, voici ma sœur, qui avait toujours honoré et pratiqué avec moi notre sainte religion, lorsque des chrétiens l’ont pervertie, lui ont inspiré du mépris pour notre Prophète, et lui ont fait croire que Jésus est Dieu. – Est-ce vrai ce que dit votre frère?» demanda le cadi en s’adressant à Flora. «Eh quoi! répliqua-t-elle, vous appelez cet homme impie mon frère? Il ne l’est pas, je le désavoue! Ce qu’il vient de dire est faux. Non, jamais je n’ai été musulmane. Celui que j’ai connu, que j’ai adoré, dès ma plus tendre enfance, c’est le Christ. C’est lui qui est mon Dieu, et jamais je n’aurai d’autre époux que lui!»

Le cadi aurait pu condamner Flora à la mort; mais, touché peut-être de sa jeunesse et de sa beauté, et croyant sans doute qu’une punition corporelle suffirait pour ramener au bercail cette brebis égarée, il ordonna à deux agents de police d’étendre les bras de la jeune fille, et lui déchira la nuque à coups de fouet. Puis, la remettant plus morte que vive entre les mains de son frère: «Instruisez-la dans notre loi, lui dit-il, et si elle ne se convertit pas, ramenez-la-moi.»

De retour dans sa maison, le musulman fit soigner sa sœur par les femmes de son harem. De peur qu’elle ne lui échappât une seconde fois, il prenait grand soin de tenir les portes fermées; mais comme une très-haute muraille entourait tous les bâtiments dont se composait sa demeure, il jugea inutile de prendre d’autres précautions. Il oubliait qu’une femme aussi courageuse que Flora ne se laisse arrêter par aucun obstacle. En peu de jours, ses plaies à peine fermées, elle se sentit assez forte pour tenter de s’évader. A la faveur de la nuit, elle grimpa jusqu’au toit d’un bâtiment qui se trouvait dans la cour; de là elle escalada légèrement la muraille, et, se laissant glisser jusqu’à terre, elle parvint sans accident dans la rue. Errant au hasard au milieu des ténèbres, elle eut le bonheur d’arriver à la maison d’un chrétien de sa connaissance. C’est là qu’elle resta cachée pendant quelque temps; c’est là qu’Euloge la vit pour la première fois176. La beauté de Flora, l’irrésistible séduction de ses paroles et de ses manières177, ses aventures romanesques, sa fermeté inébranlable au milieu des souffrances, sa piété tendre et son exaltation mystique, tout cela exerça une puissance vraiment électrique sur l’imagination du jeune prêtre, si habituée qu’elle fût à se craindre et à se réprimer. Il conçut pour Flora une amitié exaltée, une sorte d’amour intellectuel, un amour tel qu’on le connaît au séjour des anges, là où les âmes seules brûlent du feu des saints désirs. Six ans plus tard, il se rappelait encore jusqu’aux moindres circonstances de cette première entrevue; loin de s’être affaibli, ce souvenir semble avoir augmenté avec l’âge et être devenu plus vivace, témoin ces paroles passionnées qu’il écrivit alors à Flora: «Tu as daigné, sainte sœur, me montrer, il y a bien longtemps déjà, ta nuque déchirée par les verges et privée de la belle et abondante chevelure qui la couvrait jadis. C’est que tu me considérais comme ton père spirituel, et que tu me croyais pur et chaste comme toi-même. Doucement je mis ma main sur tes plaies; j’aurais voulu les guérir en les pressant de mes lèvres, mais je ne l’osais pas… En te quittant, j’étais tout rêveur et je soupirais sans cesse178»…

Craignant d’être découverte à Cordoue, Flora, accompagnée de sa sœur Baldegotone, alla se cacher ailleurs. Plus tard nous dirons où et comment Euloge la retrouva.

141Euloge, Memoriale Sanctorum, p. 248; Alvaro, Indic. lumin., p. 225.
142Euloge, Mem. Sanct., L. II, c. 2, 3; L. III, c. 1; Alvaro, Indic. lumin., p. 225, 273.
143Samson, Apolog., L. II, c. 6.
144Le même, ibid., L. II, c. 2, 6.
145Le manuscrit d’Alvaro (p. 273 de l’édition de Florez) porte: «Et dum eorum versibus et fabellis mile suis delectamus.» Au lieu de mile, Florez lit mille, sans remarquer que, dans ce cas, l’auteur aurait écrit eorum, et non pas suis. Il faut lire Milesiis.
146Alvaro, Indic. lumin., p. 274, 275.
147Pour les Cordouans, l’Enéide de Virgile et les Satires d’Horace et de Juvénal, qu’Euloge leur apporta de Navarre, dans l’année 848, furent des nouveautés. Voyez Alvaro, Vita Eulogii, c. 9.
148Alvaro, Vita Eulogii, c. 4.
149Alvaro, Vita Eulogii, c. 2. Comparez Sharon Turner, History of the Anglo-Saxons, t. III, p. 655.
150Isidore de Béja, c. 36; Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 1; Apolog. martyrum, p. 314.
151Euloge, Epistola ad Wiliesindum, p. 330.
152Alvaro, Indic. lumin., p. 273; Samson, Apolog., L. II, c. 4.
153Vice angelicâ canes ingressi.
154Apolog. martyrum, p. 312, 313.
155Alvaro, Indic. lumin., p. 252, 253.
156Indic. lumin., p. 270.
157P. 271.
158Voyez Ibn-Khallicân, Fasc. X, p. 20 éd. Wüstenfeld.
159Euloge, Apolog. martyrum, p. 311.
160Euloge et Alvaro, passim.
161Euloge, Memor. Sanct., p. 247; Alvaro, Indic. lumin., p. 229, 230.
162Euloge, Memor. Sanct., p. 250 in fine.
163Euloge, Memor. Sanct., p. 247.
164Leovigild, de Habitu Clericorum (Esp. sagr., t. XI, p. 523).
165Leovigild, loco laudato.
166Euloge, Memor. Sanct., p. 240.
167Euloge, p. 249.
168Euloge, ibid.
169Euloge, Apolog. martyr., p. 313.
170Voyez Euloge, Epist. ad Wiliesindum.
171Alvaro, Vita Eulogii, c. 2.
172Euloge cite un fragment de ce livre dans son Memor. Sanct., p. 241, 242.
173Euloge, Memor. Sanct., p. 267.
174Alvaro, Vita Eulogii, c. 2.
175Alvaro, Vita Eulogii, c. 3.
176Euloge, Memor. Sanct., p. 265, 266.
177Specie decoris et venustate corporis nimium florens. Le même, ibid.
178Docum. mart., p. 325.