L'Homme Qui Séduisit La Joconde

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Jacopo, moine bénédictin, alchimiste accompli, savant spécialisé en botanique, décoctions, potions et parfums, mais aussi inventeur d’excellents digestifs et liqueurs. Il partageait avec Tristano sa passion pour les textes patristiques classiques et la recherche philosophique de la vérité. Dans son plus jeune âge, il avait tué son maître, en l’assommant avec un alambic, un vieux pédophile impotent qui avait abusé à maintes reprises de ses élèves. Le cadavre, dissous dans de l’acide, ne fut jamais retrouvé.

Veronica, élevée par sa mère dans un bordel vénitien, avait acquis très jeune l’art de la séduction qu’elle exerçait depuis quelques années à Rome ; sa maison close était fréquentée tous les jours par des peintres, des lettrés, militaires, riches marchands, banquiers, comtes, marquis et surtout, par des prélats de haut rang. Elle n’avait plus aucune famille au monde, à part une sœur jumelle qu’elle n’avait jamais connue et dont seul Tristano connaissait l’existence secrète.

Ludovico, le fils et l’assistant du tailleur personnel de la famille Orsini, très raffiné, extravagant, créatif, extroverti, expert en tissus, étoffes et accessoires les plus variés, toujours informé des dernières nouveautés et des tendances provenant des états italiens et européens. Son secret ? … il était attiré sexuellement par les hommes plus que par les femmes et même s’il n’avait jamais osé le montrer, il ressentait pour Tristano de l’admiration et une tendresse particulière qui parfois dépassait la seule amitié.

Dès qu’il le pouvait, libéré des charges de la Curie, entre une mission et l’autre, notre diplomate encore imberbe fréquentait volontiers ses amis … Au retour de chaque mission, à peine arrivé à Rome, il leur rendait visite pour leur raconter ses aventures mouvementées et leur ramener un présent.

Durant l’été 1477 le cardinal Orsini tomba gravement malade ; il fit immédiatement appeler son protégé qui se trouvait alors dans l’abbaye de Santa Maria di Farfa. Tristano se précipita en un éclair, mais quand il arriva à Rome le palais était déjà en deuil. Il monta à l’étage noble ; dans le salon, une foule se pressait au chevet du défunt, des princes à la mine funèbre et des notables chuchotant entre eux : malheureusement le cardinal avait expiré et avec lui s’envolait la possibilité d’apprendre de sa propre voix le mystère entourant le passé du jeune fonctionnaire.

Hélas, le cardinal n’avait laissé aucun message pour lui et sur son testament aucune mention ne faisait référence au secret dont il lui avait parlé trois ans auparavant.

Les jours suivant le décès, Tristano fit des recherches acharnées et méticuleuses dans la vie de Latino, fouillant la bibliothèque du palais … mais rien, il ne trouva absolument rien, aucun indice pertinent … sauf une seule page manquante qui avait été arrachée à un vieux journal de voyage. Le document concernait une importante mission du cardinal Orsini à Barletta en l’an A.D. MCDLIX. Les manuscrits du cardinal étaient tous rédigés et conservés avec un tel soin maniaque que l’absence de ce feuillet, de plus mal déchiré, aurait dû être promptement remarqué et arrangé, soit par Latino lui-même, soit par ses bibliothécaires si minutieux. Ceci avait attiré un moment les soupçons de Tristano ; mais il n’y avait rien d’autre qui puisse ouvrir une piste ou une hypothèse digne d’être approfondie. Il décida donc de suspendre ses recherches et de retourner à la Curie où il pouvait poursuivre sa carrière diplomatique sous l’égide de Giovanni Battista Orsini qui, entre temps, avait reçu le titre convoité de Protonotaire apostolique.

Pour ses premières missions diplomatiques au-delà des confins des Etats de l’Eglise, Tristano fut accompagné par le Nonce pontifical Frère Roberto da Lecce, mais bien vite ses aptitudes exceptionnelles de diligentia, prudentia et discretione convainquirent Giovanni Battista et ses conseillers à lui confier des tâches de plus en plus difficiles et délicates, pour lesquelles plus d’indépendance et d’autonomie lui étaient nécessaires. Une de celles-ci était la situation complexe de la guerre de Ferrare. Non seulement les seigneuries de la péninsule étaient toutes impliquées, pour divers motifs et à des niveaux différents, mais également les Etats pontificaux, où la situation devenait de jour en jour plus compliquée et exigeait des stratèges particulièrement fins pour jouer sur au moins deux plans à la fois : l’un externe, et l’autre, peut-être encore plus redoutable pour le Saint-Siège, interne ; à Rome en effet étaient nées deux factions : les Orsini et les Della Rovere en soutien au pape, contre les princes Colonna épaulés par les Savelli.

En somme, la vie pour notre jeune diplomate était loin d’être facile : l’allié rassuré et encensé du dîner d’un soir pouvait très bien devenir en une nuit l’ennemi implacable et déplorable du matin suivant, le pion à retirer de l’échiquier pour éviter l’impasse ou donner de l’espace au roque, la pièce à changer pour déclencher l’attaque finale…

Déjà, après cet été de 1482, le changement dans la politique des Etats du Pape commençait à se faire évidente. Le Saint-Siège avait décidé de mettre fin à la guerre, et Tristano fut envoyé à la cour des Gonzaga pour leur faire savoir les nouvelles volontés de Rome au sujet de Ferrare et de Mantoue. En même temps, jouissant de l’hospitalité complète des maîtres de maison et ayant libre accès à l’environnement raffiné du palais, ce beau jeune homme de vingt-deux ans ne pouvait certes rester insensible à l’attrait des jeunes courtisanes qui, en ces froides soirées hivernales, défilaient tout émoustillées devant lui.

III

Alessandra Lippi

La rencontre avec Pietro di Giovanni et le séjour à Prato

Aux premières lueurs de l’aurore à Mantoue, Tristano laissa sa jeune amante dans les bras de Morphée et retourna dans sa chambre. Il venait juste de plonger dans un sommeil bien mérité quand une voix insistante sous sa fenêtre le reporta à la réalité. Un soldat, tenant un petit parchemin à la main, requérait son attention immédiate. La missive portait clairement le sceau du pape et ordonnait à Tristano de rentrer au plus vite à Rome.

Ainsi, sans même attendre les nouvelles du champ de bataille, l’officier pontifical dut abandonner avec son escorte la cité de Virgile, non sans au préalable écrire rapidement deux messages indispensables : l’un pour le marquis Federico, s’excusant pour ce départ imprévu et lui assurant l’appui renouvelé du Saint Père, pour lui comme pour le duc de Ferrare ; l’autre pour sa Béatrice, la remerciant d’avoir partagé si généreusement sa nuit avec lui et lui souhaitant de rencontrer cet amour qu’elle désirait tant et que son fiancé ne pourrait jamais lui donner.

Ils chevauchèrent sans interruption toute la journée, faisant une seule halte à Bologne, pour reposer les chevaux avant de franchir en Emilie les Apennins en direction de Florence.

Le jour suivant, traversant une hêtraie dense et silencieuse, un coup d’arbalète croisa en un éclair le chemin du jeune fiduciaire pontifical, faisant s’envoler une nuée de grives et de fauvettes transies de froid. Tandis que Tristano et ses compagnons ralentissaient instinctivement et saisissaient leurs armes, sur la même trajectoire, un cheval bai complètement affolé, épuisé et saignant du garrot, leur coupa la route. Il était monté maladroitement par un homme et une jeune femme qui s’accrochait à sa taille. Juste après surgirent quatre cavaliers, puis deux autres, à la poursuite évidente du premier.

Suivant son impulsion, l’ambassadeur audacieux décida de se lancer à leurs trousses dans les bosquets de feuillus, obligeant les deux hommes de son escorte à en faire autant.

Mais quand le bois déboucha sur une clairière légèrement en pente, les trois cavaliers ralentirent et, se cachant dans les broussailles, essayèrent de comprendre les évènements en se tenant à une distance respectueuse.

Le canasson était affalé sur le sol, les deux fugitifs désarçonnés cherchaient en vain à se barricader dans une petite cabane à moitié abandonnée, désormais rejoints et braqués par leurs poursuivants ;

deux d’entre eux étaient descendus de cheval l’épée à la main, pendant que les quatre autres encerclaient la masure.

Tandis que sa protégée cherchait de toutes ses forces à ouvrir la porte déglinguée, l’homme, unus sed leo, se préparait à affronter avec un râteau les deux hommes de main qui ricanaient. Malgré l’évidente infériorité numérique, il réussit à contrer l’attaque sur sa droite en donnant un coup de pied dans le bas ventre de son premier adversaire, puis il se tourna rapidement vers le second sur sa gauche et esquivant son coup d’épée le transperça sur le flanc. Récupérant ainsi une arme, il lança un regard rapide vers la jeune femme, maintenant encerclée par les bandits, et reprit la lutte avec le premier énergumène, réussissant en quelques bottes à le désarmer et, malgré sa carrure, à l’envoyer à terre. Mais l’appel à l’aide désespéré de sa compagne rappela son attention ; tourné vers elle, il lança son épée à la manière d’un javelot et atteignit la poitrine de la brute qui l’assaillait. Au même moment il reçut à l’épaule un trait d’arbalète lancé par le dernier cavalier resté en selle ; il ne put rien faire contre les deux hommes qui arrivèrent dans son dos et l’enveloppèrent d’une maille métallique, comme celles utilisées pour la chasse, le jetèrent à terre et immobilisèrent ses membres avec des sangles.

« Non, Pietro … » hurla la jeune fille désespérée « laissez-le ! C’est moi que vous voulez », et elle éclata en sanglots.

« Arrêtez ! » ordonna celui qui semblait être le chef, « ne le finissez pas tout de suite », et montrant la pauvrette ajouta : « Amusons-nous d’abord un peu. »

 

« Bâtards ! » cria le jeune homme à terre, cherchant en vain à se débattre, « canailles, lâches, salauds ! »

Le bandit attrapa la jeune fille terrorisée par les cheveux et lui arrachant ses vêtements, la plaqua contre le mur de la cabane. Lui immobilisant les bras, pendant que deux de ses compères lui ligotaient les jambes avec une corde, il commença à baisser son pantalon et lui enfonça un chiffon dans la bouche pour atténuer ses hurlements.

Alors Tristano, ne pouvant plus rester impassible devant une violence aussi exécrable, se décida finalement à intervenir : il sortit avec ses hommes à découvert et faisant irruption sur la scène, se rua héroïquement sur cette meute barbare d’hyènes lubriques. Les violeurs, quoique réduits en nombre, conservaient toujours la supériorité numérique et ne se laissèrent pas surprendre : la tension remonta. Mais tandis qu’une des brutes remontait son pantalon, Tristano reconnut sur la frise de sa cape le lys des Médicis et, avant que l’arbalétrier n’ait commencé à tendre son arc, levant le poing au ciel, il leur intima :

« Arrêtez ! Je vous l’ordonne au nom de Messire Lorenzo de’ Medici », et, royalement, il tendit le bras en avant, à droite puis à gauche, englobant ainsi tous les malfrats. « J’ai vingt-cinq hommes à ma suite, prêts à vous arrêter et vous jeter dans les prisons de mon ami Lorenzo », ajouta-t-il.

Alors le plus costaud, reconnaissant sur la bague du jeune homme l’effigie de son seigneur, et craignant de sérieuses répercussions, commanda subitement aux siens de jeter les armes ; il chercha en plus à ébaucher des justifications pour ce qu’il s’était passé, mais Tristano l’arrêta immédiatement :

« Va-t-en, misérable. »

Les quatre vauriens cessèrent de brailler, remontèrent à cheval et disparurent dans la forêt.

Les soldats pontificaux, encore abasourdis par la manière dont le jeune officier avait réglé cette affaire, libérèrent rapidement les deux victimes et, après avoir pansé au mieux leurs blessures, les firent monter à cheval avec eux. Ils reprirent ainsi leur chemin tandis qu’à leur droite le soleil commençait à décliner.

Ils arrivèrent le soir à Prato, où Tristano connaissait une personne qui pouvait probablement prendre soin des deux malheureux, les laissant libres de poursuivre au plus tôt leur chevauchée vers Rome.

Aux abords de la place de la cathédrale, deux jeunes filles venaient de donner un morceau de pain à un pauvre mendiant grelottant de froid et s’en retournaient chez elles. Tout à coup, Tristano sauta de cheval et tourné vers les deux demoiselles, s’écria :

« Alessandra ! »

La plus mince des deux se retourna, regarda qui osait prononcer son nom à une heure aussi tardive et, sa vue lui confirmant ce que cette voix avait évoqué dans son souvenir, répondit :

« Tristano ! »

En un instant elle se précipita vers lui et, ignorant les conventions et toute inhibition, comme entre jeunes gens se connaissant bien, lui jeta les bras au cou et les yeux tendrement mi-clos, appuya sa tête sur la poitrine du visiteur inattendu.

Alessandra était la fille si gracieuse de madame Lucrezia Buti et du regretté peintre florentin Filippo Lippi. Sa mère, auparavant sœur Lucrezia, avait été nonne au monastère de Santa Caterina, contrainte par sa famille à une vie monastique forcée. Son père, chapelain du couvent de ce monastère de Prato, était reconnu déjà de son vivant comme un des meilleurs peintres de son époque et, par conséquent, très souvent chargé par les hautes sphères ecclésiastiques et par les familles les plus fortunées de peindre des œuvres très importantes, surtout sur des thèmes bibliques et hagiographiques. Ce fut précisément lors d’un de ces travaux qu’ils se rencontrèrent. L’attirance fut inévitable et irrépressible … elle si belle et sensuelle, lui sensible et charismatique : les deux religieux s’éprirent follement l’un de l’autre. La relation impie entre les murs sacrés du couvent dura quelque temps, au cours duquel sœur Lucrezia se prêtait volontiers comme modèle pour quelques tableaux de Frère Filippo, jusqu’au jour où ce dernier, à l’occasion de la procession de la Sacra Cintola, la ceinture sacrée de la Madone, décida d’enlever sa bien-aimée et de commencer une nouvelle vie avec elle, en concubinage, indifférent au tollé soulevé, au scandale et à la réprobation générale. Evidemment l’Eglise s’opposa fermement au lien les unissant, le considérant comme luxurieux et même diabolique ; c’est seulement des années après, grâce à l’intervention de Cosimo de’ Medici, protecteur de Lippi, auprès du Saint Père, que les deux amants furent finalement réhabilités et obtinrent l’annulation de leurs vœux monastiques. C’est ainsi que naquit la belle Alessandra quelques années plus tard.

Encore adolescent, Tristano avait connu et fréquenté cette jeune fille si spontanée durant ses séjours à Florence auprès des Medici. Elle avait tout de suite retenu son attention et il avait ressenti une forte attraction pour elle, charmé par la douceur de ses traits mais encore plus par son ouverture d’esprit, son caractère extroverti et son indépendance intellectuelle, caractéristiques qu’elle avait sûrement héritées de ses deux parents dont elle représentait tout à fait le modus cogitandi et operandi.

Il la revoyait maintenant après cinq ans, encore plus belle, encore plus femme.

Ils entrèrent tous les deux chez elle pendant que le reste du groupe attendait au dehors. Juste le temps de raconter à la maîtresse de maison les évènements des heures précédentes et les deux amis ressortirent, invitant les compagnons de Tristano à s’installer dans la demeure. Alessandra, malgré l’heure tardive, fit appeler un médecin, fit préparer des chambres pour les invités et, pleine de générosité, assura Tristano de vouloir s’occuper, avec l’aide de sa mère, du complet rétablissement des deux blessés.

Ainsi, tandis qu’un bon verre de vin accompagnait les récits captivants du visiteur si bienvenu et accentuait le rose aux joues de la charmante demoiselle, Hypnos et ses Oneiroi, les songes ses fils, descendirent lentement sur la ville de Prato.

Le lendemain après les laudes, le jeune émissaire, remerciant chaleureusement de l’hospitalité reçue, reprit avec son escorte le chemin de Rome où l’attendait impatiemment son protecteur … et avec lui une autre mission passionnante à accomplir. Il fallait pour cela effectuer encore quelques heures de voyage en évitant les imprévus.

Mais à seulement cent pieds des habitations, sur la route poussiéreuse menant à Florence, les trois cavaliers pontificaux venaient à peine d’accélérer le pas lorsqu’ils furent rejoints par un homme à cheval, portant visiblement le bras en écharpe.

« Monsieur … Monsieur, je vous en prie. Arrêtez-vous …”

Ce cavalier hors d’haleine n’était autre que le jeune homme sauvé par Tristano la veille et recueilli avec sa compagne par la famille LIppi. L’officier pontifical dut s’arrêter de nouveau.

“Je vous en prie, Monseigneur, écoutez-moi bien », supplia-t-il, « ce que vous avez fait et démontré est bien plus noble que n’importe quel blason qui ornerait votre poitrine ou de quelque couronne sur les armoiries de votre famille. »

Puis il descendit de cheval et se prosterna devant le diplomate :

« Permettez-moi de vous assurer de ma gratitude éternelle et de vous offrir, bien modestement, mes services, en retour de la dette inextinguible contractée envers vous, du moment où Votre Excellence m’a sauvé, mais bien plus encore ma femme, des griffes homicides de ces canailles. Toute la nuit j’y ai repensé et j’ai mûri ma décision : si vous voulez bien l’accepter, je vous offre mon humble épée et je vous jure fidélité aussi longtemps que vous me permettrez de vous servir. »

Tristano, vu l’importance de sa charge, n’était certes pas privé de protection et franchement, jusqu’à présent, il s’était toujours tiré d’affaire tout seul … mais il perçut dans le regard de cet homme qui l’implorait une lueur spéciale et un sentiment de gratitude sincère, loyal, désintéressé, hors du commun. Si bien que, sans attendre que cet humble homme du peuple ajoute une seule parole, il demanda :

« Comment t’appelles-tu, effronté ? »

« Pietro Di Giovanni, Monseigneur », répondit-il en relevant la tête.

« Lève-toi Pietro. Vu le retard que tu m’as fait prendre, hélas ta protection ne me sera d’aucune aide contre la colère de mon seigneur… Je n’ai ni blasons, ni armoiries, ni une famille notable à exhiber, mais j’apprécie ta reconnaissance et j’accepte tes services. Maintenant, si tu y tiens tant, avant que je change d’avis, remonte vite en selle et mettons-nous en route sans plus attendre. »

IV

La bague du Magnifique

Giuliano de’ Medici et Simonetta Vespucci

Pietro, un homme d’âge mûr, rude, à l’aspect négligé mais sans être trop rustre, était très habile avec l’épée (grâce à l’héritage de son père il avait pu fréquenter l’école bolognaise de Lippo Bartolomeo Dardi) ; il possédait une excellente technique et quoique n’étant plus dans sa prime jeunesse, était en bonne condition physique ; il n’aimait pas se définir comme mercenaire mais, comme beaucoup, jusqu’à présent il avait gagné sa vie à la solde d’un seigneur ou d’un autre, participant à tant de ces batailles et échauffourées qui animaient en ces années-là l’entière péninsule.

Pendant le voyage, à un moment où ils avaient ralenti l’allure, le spadassin vint aux côtés de Tristano, et s’assurant que les naseaux de son cheval ne dépassassent jamais celui de son nouveau maître, osa demander :

« Vous me permettez une question, Votre Excellence ? »

« Bien sûr Pietro, vas-y », répondit le fonctionnaire distingué, tournant légèrement la tête vers son audacieux interlocuteur.

« Comment se fait-il, Monsieur, que vous portiez cette bague ? Il s’agit vraiment de la bague de Lorenzo de’ Medici, Le Magnifique ? »

Tristano laissa passer un moment de silence, une ébauche de sourire aux lèvres mais, certain de pouvoir faire confiance à cet homme qu’il connaissait depuis si peu de temps mais qu’il appréciait déjà, surmonta ses réserves et commença son récit :

« Il y a sept ans, le cardinal Orsini m’emmena avec lui à Florence, à la suite d’une délégation médicale organisée pour porter assistance à Son Excellence Révérendissime, Rinaldo Orsini, archevêque de Florence, malade depuis deux semaines et sans aucun signe de rémission. Arrivés dans la ville, pendant que le physicus et ses élèves - parmi lesquels mon ami Jacopo - furent immédiatement conduits au diocèse, au chevet du prélat souffrant, le cardinal m’amena chez Dame Clarice, sa nièce et l’épouse de Lorenzo de’ Medici, le Magnifique Messire.

Je me souviens encore du regard doux et maternel avec lequel Dame Clarice m’accueillit en me tendant la main. Elle me présenta à ses parents et à ses amis et mit aussitôt à ma disposition tous les agréments du palais. Chaque soir ses banquets étaient fréquentés par des hommes de lettres, des humanistes, des artistes, des courtisans très raffinés et surtout … de très belles femmes.

La plus belle de toutes, celle qui encore aujourd’hui n’a pas d’égale et qu’aucune femme n’arrive à détrôner dans mon idéal, était Simonetta Cattaneo Vespucci.

Le soir où je la vis pour la première fois, elle portait une cape de brocart rouge doublée de velours, qui mettait en valeur son décolleté généreux et contrastait finement avec une simarre noire adhérant parfaitement à sa poitrine ferme, et épousant jusqu’à ses pieds les courbes moelleuses de son corps admirable et si désirable. Elle laissait tomber en cascade ses longs cheveux blonds et ondulés, n’en tressant savamment que quelques mèches en une longue natte ornée de rubans et de petites perles. Quelques bouclettes rebelles encadraient son visage harmonieux, frais, rayonnant, éthéré. De grands yeux mélancoliques, très sensuels, autant que l’était l’ébauche de ce sourire sur ses lèvres entr’ouvertes et veloutées, exaltées par une petite fossette au menton, et du même rouge que sa cape.

Si je n’avais appris peu après la tragique nouvelle de sa mort, je croirais encore qu’elle était une déesse incarnée dans un corps parfait de femme.

Pour tous, elle n’avait qu’un seul défaut : elle avait déjà un mari … très jaloux à juste titre. A l’âge tendre de seize ans elle avait épousé dans sa Gênes natale le banquier Marco Vespucci, en présence du doge et de toute l’aristocratie de la république marine.

 

Elle était très aimée (mais aussi très enviée) en société ; à cette époque elle était devenue la muse préférée de nombreux écrivains et artistes, parmi eux le peintre Sandro Botticelli, ami de longue date de la famille Medici, qui l’aimait platoniquement et multipliait ses portraits : même la bannière qu’il avait réalisé pour le tournoi de cette année-là, gagné précisément de manière épique par Giuliano de’ Medici, représentait son visage angélique.

Le lendemain nous fûmes invités villa des Careggi, à un banquet que le Magnifique avait organisé en l’honneur des Borromeo, dans l’intention de présenter une des jeunes filles de cette famille à son frère Giuliano. Celui-ci, par contre, comme et peut-être même plus que les autres, avait manifestement perdu la tête pour la belle Simonetta. Après les premières civilités en effet, Giuliano abandonna salon et invités et s’éloigna vers le jardin où l’attendait justement la femme de Vespucci, profitant de l’absence de son mari, parti le matin en voyage d’affaires.

Entre un mets et l’autre, Lorenzo enchantait ses hôtes en déclamant des sonnets de qualité dont il était l’auteur. En contre-chant, éventuellement, l’un de ses illustres invités lui donnait la réplique en rimes, animant ainsi plaisamment le symposium. Outre de nobles parents et amis, à cette table se trouvaient des académiciens néoplatoniciens renommés, tels Marsilio Ficino, Agnolo Ambrogini ou Pico della Mirandola, sans compter plusieurs membres du Conseil florentin.

Chef incontesté de la famille la plus riche et la plus puissante de Florence, devenant graduellement l’arbitre incontesté des équilibres politiques de la péninsule, alors qu’il n’avait que vingt-six ans, Lorenzo avait l’indéniable mérite d’avoir su s’entourer d’une cour jeune et brillante, mais aussi avisée et compétente. Seuls quelques jours avaient suffi pour qu’il devienne à mes yeux le modèle vers lequel tendre, un parangon des valeurs à atteindre. Mais objectivement, ce qui nous différenciait et que je n’aurais jamais pu égaler, à part nos onze ans de différence, était qu’il pouvait compter sur une famille solide et unie. Sa mère, madame Lucrezia était, encore plus depuis la mort de son conjoint Piero, sa complice et conseillère omniprésente ; Bianca, sa sœur douce et adorée, en admiration devant son frère aîné, ne perdait aucune occasion d’en faire l’éloge et ses yeux brillaient dès qu’elle prononçait son nom en public ; Giuliano, son frère cadet, à l’existence dissolue, malgré des désaccords minimes et ses impertinences, était lui aussi toujours à ses côtés et associé à chacun de ses succès ou défaites politiques ; Clarice, même si elle avait eu connaissance de quelques escapades de son mari, n’avait jamais cessé de l’aimer et l’aurait toujours défendu contre tous, jusqu’à s’opposer à sa famille d’origine si le cas s’était présenté. C’était si beau d’observer cette cour familiale autour de laquelle toute la ville, subordonnée avec élégance et pleine de révérence, se pressait à chaque fête, chaque célébration et chaque banquet. Et cette occasion fut pour moi un exemple parmi d’autres d’avoir le privilège d’y assister.

Mais avant que le pâtissier fasse son entrée spectaculaire dans la salle, j’entendis un chien aboyer avec insistance à l’extérieur de la villa, et je décidais instinctivement de sortir pour comprendre pour quelle raison cet animal cherchait ainsi à attirer l’attention de ses maîtres. Arrivé dans le jardin je découvris incrédule Giuliano et Simonetta se roulant par terre, ayant perdu le contrôle de leurs mouvements : la Vespucci, le visage écarlate, bouche et yeux grand ouverts, tremblait comme une feuille ; son amant lui, essayait de s’arracher les vêtements, alternant des rires spasmodiques à des crises hallucinatoires … Je me précipitai sans attendre vers la maison et, profitant d’une pause et usant de toute ma discrétion, je demandai à Lorenzo de me suivre.

Nous nous ruâmes à l’extérieur et vîmes les corps inanimés. Lorenzo m’ordonna d’appeler immédiatement le médecin ; il avait beau remuer la tête et le buste de son frère cadet, celui-ci ne réagissait aucunement, ni à ses secousses ni à sa voix. Peu après commencèrent les convulsions.

La situation était critique et très délicate. En quelques instants les expressions du Magnifique passèrent de la frénésie et la confusion à un sentiment de panique et d’impuissance. Même s’il avait voulu demander de l’aide à l’un des invités, il savait bien que la découverte des deux jeunes dans de telles conditions, si elle était rendue publique, outre l’énorme scandale, aurait signé pour lui et sa famille la perte de l’important appui politique de Marco Vespucci. Ce dernier, à cette époque, représentait l’aiguille qui aurait fait pencher la balance du Conseil, déjà miné par les Pazzi (le gentilhomme Jacopo de Pazzi, sans l’ombre d’un doute, aurait profité de la situation pour prétendre au contrôle de Florence).

Même l’arrivée précipitée du médecin et de l’apothicaire n’arriva pas à tranquilliser Lorenzo qui continuait à m’interroger sur tout ce que j’avais noté avant sa venue. Ces grands docteurs en effet, convaincus dès le début que la cause était l’empoisonnement, n’arrivaient pas à déterminer la substance responsable et en conséquence, indiquer le remède approprié. Entre temps Agnolo Ambrogini arriva sur les lieux, il était la seule personne, à part sa mère, en qui Lorenzo avait une confiance aveugle ; il le chargea d’inventer une excuse plausible pour les invités qui à raison, commençaient à remarquer l’absence du maître de maison. Avec l’aide d’Agnolo, les corps furent rapidement transportés, en grand secret, dans un abri proche.

Je remarquai alors qu’à l’endroit où gisait auparavant le corps de Simonetta, se trouvait une corbeille de pommes et de fruits des bois, en apparence comestibles et inoffensifs. Je saisis entre deux doigts une baie de myrtille et l’écrasai. En un éclair je me souvins que Jacopo, quelques mois auparavant à Rome, m’avait montré une plante très toxique, appelée « belladone » et connue également sous le nom de « cerise du diable » ; ses fruits pouvaient facilement être confondus avec les baies de myrtilles, mais à leur différence, elles étaient létales même en petite quantité. Le macérat de feuilles de belladone était souvent utilisé par les jeunes femmes pour rendre leur regard plus brillant et dilater leurs pupilles, les rendant ainsi plus séduisantes. Mon hypothèse fut considérée comme plausible par le médecin et confirmée par le fait que les deux agonisants gardaient des taches bleuâtres sur les lèvres. Hélas, le savant décréta que, si tel était le cas, aucune cure n’était connue, jetant Lorenzo dans une résignation désespérée.

L’explication se fit quelques jours plus tard : un individu, à la solde de Francesco de’ Pazzi, avait remplacé les myrtilles par des baies de belladone dans le panier de fruits que la demoiselle Vespucci avait ensuite partagé avec son amant. Giuliano s’était ainsi empoisonné, en recueillant, en un jeu érotique, les baies toxiques directement de la bouche de la belle Simonetta. Et en quelques minutes le redoutable poison avait produit son effet.

Encore abasourdi par cette succession rapide d’évènements, j’osai interférer encore une seconde fois et proposai à Messire Lorenzo de faire une dernière tentative, en consultant la délégation pontificale qui était logée au diocèse. Le Magnifique me faisant promettre la plus grande discrétion y consentit et me fit accompagner jusqu’à Jacopo. Je revins avec mon ami bénédictin qui analysa les baies de la solanacée, et injecta aux mourants un antidote provenant des terres inconnues d’Afrique. Après une heure environ, les symptômes faiblirent, la température du corps commença à baisser et, en huit jours, les deux jeunes gens se rétablirent complètement.