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Le neveu de Rameau

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MOI. – Je sais ces moyens; vous m'en avez parlé, et je les ai fort admirés. Mais entre tant de ressource, pourquoi n'avoir pas tenté celle d'un bel ouvrage?

LUI. – Ce propos est celui d'un homme du monde à l'abbé Le Blanc… L'abbé disait: «La marquise de Pompadour me prend sur la main; me porte jusque sur le seuil de l'Académie; là elle retire sa main. le tombe, et je me casse les deux jambes.» L'homme du monde lui répondait: «Eh bien, l'abbé, il faut se relever, et enfoncer la porte d'un coup de tête.» L'abbé lui répliquait: «C'est ce que j'ai tenté; et savez-vous ce qui m'en est revenu, une bosse au front.»

Après cette historiette, mon homme se mit à marcher la tête baissée, l'air pensif et abattu; il soupirait, pleurait, se désolait, levait les mains et les yeux, se frappait la tête du poing, à se briser le front ou les doigts, et il ajoutait: Il me semble qu'il y a pourtant là quelque chose; mais j'ai beau frapper, secouer, il ne sort rien. Puis il recommençait à secouer sa tête et à se frapper le front de plus belle, et il disait, ou il n'y a personne, ou l'on ne veut pas répondre.

Un instant après, il prenait un air fier, il relevait sa tête, il s'appliquait la main droite sur le coeur; il marchait et disait: le sens, oui, je sens. Il contrefaisait l'homme qui s'irrite, qui s'indigne, qui s'attendrit, qui commande, qui supplie, et prononçait, sans préparation des discours de colère, de commisération, de haine, d'amour; il esquissait les caractères des passions avec une finesse et une vérité surprenantes. Puis il ajoutait: C'est cela, je crois. Voilà que cela vient; voilà ce que c'est que de trouver un accoucheur qui sait irriter, précipiter les douleurs et faire sortir l'enfant; seul, je prends la plume; je veux écrire. le me ronge les ongles; je m'use le front. Serviteur. Bonsoir. Le dieu est absent; je m'étais persuadé que j'avais du génie; au bout de ma ligne, je lis que je suis un sot, un sot, un sot. Mais le moyen de sentir, de s'élever, de penser, de peindre fortement, en fréquentant avec des gens, tels que ceux qu'il faut voir pour vivre; au milieu des propos qu'on tient, et de ceux qu'on entend; et de ce commérage: «Aujourd'hui, le boulevard était charmant. Avez-vous entendu la petite Marmotte? Elle joue à ravir. Monsieur un tel avait le plus bel attelage gris pommelé qu'il soit possible d'imaginer. La belle madame celle-ci commence à passer. Est-ce qu'à l'âge de quarante-cinq ans, on porte une coiffure comme celle-là. La jeune une telle est couverte de diamants qui ne lui coûtent guère. – Vous voulez dire qui lui coûtent cher? – Mais non. – Où l'avez-vous vue? – A L'Enfant d'Arlequin perdu et retrouvé. La scène du désespoir a été jouée comme elle ne l'avait pas encore été. Le Polichinelle de la Foire a du gosier, mais point de finesse, point d'âme. Madame une telle est accouchée de deux enfants à la fois. Chaque père aura le sien.» Et vous croyez que cela dit, redit et entendu tous les jours, échauffe et conduit aux grandes choses?

MOI. – Non. Il vaudrait mieux se renfermer dans son grenier, boire de l'eau, manger du pain sec, et se chercher soi-même.

LUI. – Peut-être; mais je n'en ai pas le courage; et puis sacrifier son bonheur à un succès incertain. Et le nom que je porte donc? Rameau! s'appeler Rameau, cela est gênant. Il n'en est pas des talents comme de la noblesse qui se transmet et dont l'illustration s'accroît en passant du grand-père au père, du père au fils, du fils à son petit-fils, sans que l'aïeul impose quelque mérite à son descendant. La vieille souche se ramifie en une énorme tige de sots; mais qu'importe? Il n'en est pas ainsi du talent. Pour n'obtenir que la renommée de son père, il faut être plus habile que lui. Il faut avoir hérité de sa fibre. La fibre m'a manqué; mais le poignet s'est dégourdi; l'archet marche, et le pot bout. Si ce n'est pas de la gloire; c'est du bouillon.

MOI. – A votre place, je ne me le tiendrais pas pour dit; j'essaierais.

LUI. – Et vous croyez que je n'ai pas essayé. Je n'avais pas quinze ans, lorsque je me dis, pour la première fois: Qu'as-tu Rameau? tu rêves. Et à quoi rêves-tu? que tu voudrais bien avoir fait ou faire quelque chose qui excitât l'admiration de l'univers. Hé, oui; il n'y a qu'à souffler et remuer les doigts. Il n'y a qu'à ourler le bec, et ce sera une cane. Dans un âge plus avancé, j'ai répété le propos de mon enfance. Aujourd'hui je le répète encore, et je reste autour de la statue de Memnon.

MOI. – Que voulez-vous dire avec votre statue de Memnon?

LUI. – Cela s'entend, ce me semble. Autour de la statue de Memnon, il y en avait une infinité d'autres également frappées des rayons du soleil; mais la sienne était la seule qui résonnât. Un poète, c'est de Voltaire; et puis qui encore? de Voltaire; et le troisième, de Voltaire; et le quatrième, de Voltaire. Un musicien, c'est Rinaldo da Capoua, c'est Hasse; c'est Pergolèse; c'est Alberti; c'est Tartini; c'est Locatelli; c'est Terradoglias; c'est mon oncle; c'est ce petit Duni qui n'a ni mine, ni figure; mais qui sent, mordieu, qui a du chant et de l'expression. Le reste, autour de ce petit nombre de Memnon, autant de paires d'oreilles fichées au bout d'un bâton. Aussi sommes-nous gueux, si gueux que c'est une bénédiction. Ah, Monsieur le philosophe, la misère est une terrible chose. Je la vois accroupie, la bouche béante, pour recevoir quelques gouttes de l'eau glacée qui s'échappe du tonneau des Danaïdes. Je ne sais si elle aiguise l'esprit du philosophe; mais elle refroidit diablement la tête du poète. On ne chante pas bien sous ce tonneau. Trop heureux encore, celui qui peut s'y placer.

J'y étais; et je n'ai pas su m'y tenir. J'avais déjà fait cette sottise une fois. J'ai voyagé en Bohème, en Allemagne, en Suisse, en Hollande, en Flandre; au diable, au vert.

MOI. – Sous le tonneau percé.

LUI. – Sous le tonneau percé; c'était un Juif opulent et dissipateur qui aimait la musique et mes folies. Je musiquais, comme il plaît à Dieu; je faisais le fou; je ne manquais de rien. Mon Juif était un homme qui savait sa loi et qui l'observait raide comme une barre, quelquefois avec l'ami, toujours avec l'étranger. Il se fit une mauvaise affaire qu'il faut que je vous raconte, car elle est plaisante. Il y avait à Utrecht une courtisane charmante. Il fut tenté de la chrétienne; il lui dépêcha un grison avec une lettre de change assez forte. La bizarre créature rejeta son offre. Le Juif en fut désespéré. Le grison lui dit: «Pourquoi vous affliger ainsi? vous voulez coucher avec une jolie femme; rien n'est plus aisé, et même de coucher avec une plus jolie que celle que vous poursuivez. C'est la mienne, que je vous céderai au même prix.» Fait et dit. Le grison garde la lettre de change, et mon Juif couche avec la femme du grison. L'échéance de la lettre de change arrive. Le Juif la laisse protester et s'inscrit en faux. Procès. Le Juif disait: jamais cet homme n'osera dire à quel titre il possède ma lettre, et je ne la paierai pas. A l'audience, il interpelle le grison: «Cette lettre de change, de qui la tenez- vous? – De vous. – Est-ce pour de l'argent prête? – Non. – Est-ce pour fourniture de marchandise? – Non. – Est-ce pour services rendus? – Non. Mais il ne s'agit point de cela. J'en suis possesseur. Vous l'avez signée, et vous l'acquitterez. – Je ne l'ai point signée. – Je suis donc un faussaire? – Vous ou un autre dont vous êtes l'agent. – Je suis un lâche, mais vous êtes un coquin. Croyez-moi, ne me poussez pas à bout. Je dirai tout. Je me déshonorerai, mais je vous perdrai.» Le Juif ne tint compte de la menace; et le grison révéla toute l'affaire, à la séance qui suivit. Ils furent blâmés tous les deux; et le Juif condamné à payer la lettre de change, dont la valeur fut appliquée au soulagement des pauvres. Alors je me séparai de lui. Je revins ici. Quoi faire? car il fallait périr de misère, ou faire quelque chose. Il me passa toutes sortes de projets par la tête. Un jour, je partais le lendemain pour me jeter dans une troupe de province, également bon ou mauvais pour le théâtre ou pour l'orchestre; le lendemain, je songeais à me faire peindre un de ces tableaux attachés à une perche qu'on plante dans un carrefour, et où j'aurais crié à tue-tête: «Voilà la ville où il est né; le voilà qui prend congé de son père l'apothicaire; le voilà qui arrive dans la capitale, cherchant la demeure de son oncle; le voilà aux genoux de son oncle qui le chasse; le voilà avec un Juif, et cætera et cætera. Le jour suivant, je me levais bien résolu de m'associer aux chanteurs des rues; ce n'est pas ce que j'aurais fait de plus mal; nous serions allés concerter sous les fenêtres du cher oncle qui en serait crevé de rage. Je pris un autre parti.

Là il s'arrêta, passant successivement de l'attitude d'un homme qui tient un violon, serrant les cordes à tour de bras, à celle d'un pauvre diable exténué de fatigue, à qui les forces manquent, dont les jambes flageolent, prêt à expirer, si on ne lui jette un morceau de pain; il désignait son extrême besoin, par le geste d'un doigt dirigé vers sa bouche entrouverte; puis il ajouta: Cela s'entend. On me jetait le lopin. Nous nous le disputions à trois ou quatre affamés que nous étions; et puis pensez grandement; faites de belles choses au milieu d'une pareille détresse.

MOI. – Cela est difficile.

LUI. – De cascade en cascade, j'étais tombé là. J'y étais comme un coq en pâte. J'en suis sorti. Il faudra derechef scier le boyau, et revenir au geste du doigt vers la bouche béante. Rien de stable dans ce monde. Aujourd'hui, au sommet; demain au bas de la roue. De maudites circonstances nous mènent; et nous mènent fort mal.

Puis buvant un coup qui restait au fond de la bouteille et s'adressant à son voisin: Monsieur, par charité, une petite prise. Vous avez là une belle boîte? Vous n'êtes pas musicien? – Non. – Tant mieux pour vous; car ce sont de pauvres bougres bien à plaindre. Le sort a voulu que je le fusse, moi; tandis qu'il y a, à Montmartre peut-être, dans un moulin, un meunier, un valet de meunier qui n'entendra jamais que bruit du cliquet, et qui aurait trouvé les plus beaux chants. Rameau, au moulin? au moulin, c'est là ta place.

 

MOI. – A quoi que ce soit que l'homme s'applique, la Nature l'y destinait.

LUI. – Elle fait d'étranges bévues. Pour moi je ne vois pas de cette hauteur où tout se confond, l'homme qui émonde un arbre avec des ciseaux, la chenille qui en ronge la feuille, et d'où l'on ne voit que deux insectes différents, chacun à son devoir. Perchez- vous sur l'épicycle de Mercure, et de là, distribuez, si cela vous convient, et à l'imitation de Réaumur, lui la classe des mouches en couturières, arpenteuses, faucheuses, vous, l'espèce des hommes, en hommes menuisiers, charpentiers, couvreurs, danseurs, chanteurs, c'est votre affaire. Je ne m'en mêle pas. Je suis dans ce monde et j'y reste. Mais s'il est dans la nature d'avoir appétit; car c'est toujours à l'appétit que j'en reviens, à la sensation qui m'est toujours présente, je trouve qu'il n'est pas du bon ordre de n'avoir pas toujours de quoi manger. Que diable d'économie, des hommes qui regorgent de tout, tandis que d'autres qui ont un estomac importun comme eux, une faim renaissante comme eux, et pas de quoi mettre sous la dent. Le pis, c'est la posture contrainte où nous tient le besoin. L'homme nécessiteux ne marche pas comme un autre; il saute, il rampe, il se tortille, il se traîne; il passe sa vie à prendre et à exécuter des positions.

MOI. – Qu'est-ce que des positions?

LUI. – Allez le demander à Noverre, Le monde en offre bien plus que son art n'en peut imiter.

MOI. – Et vous voilà, aussi, pour me servir de votre expression, ou de celle de Montaigne, perché sur l'épicycle de Mercure, et considérant les différentes pantomimes de l'espèce humaine.

LUI. – Non, non, vous dis-je. Je suis trop lourd pour m'élever si haut. J'abandonne aux grues le séjour des brouillards. Je vais terre à terre. Je regarde autour de moi; et je prends mes positions, ou je m'amuse des positions que je vois prendre aux autres. Je suis excellent pantomime; comme vous en allez juger. Puis il se met à sourire, à contrefaire l'homme admirateur, l'homme suppliant, l'homme complaisant; il a le pied droit en avant, le gauche en arrière, le dos courbé, la tête relevée, le regard comme attaché sur d'autres yeux, la bouche entrouverte, les bras portés vers quelque objet; il attend un ordre, il le reçoit; il part comme un trait; il revient, il est exécuté; il en rend compte. Il est attentif à tout; il ramasse ce qui tombe; il place un oreiller ou un tabouret sous des pieds; il tient une soucoupe, il approche une chaise, il ouvre une porte; il ferme une fenêtre; il tire des rideaux; il observe le maître et la maîtresse; il est immobile, les bras pendants; les jambes parallèles; il écoute; il cherche à lire sur des visages; et il ajoute: Voilà ma pantomime, à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux.

Les folies de cet homme, les contes de l'abbé Galiani, les extravagances de Rabelais, m'ont quelquefois fait rêver profondément. Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de masques ridicules que je place sur le visage des plus graves personnages; et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis.

MOI. – Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde-ci; et je ne connais personne qui ne sache quelques pas de votre danse.

LUI. – Vous avez raison. Il n'y a dans tout un royaume qu'un homme qui marche. C'est le souverain. Tout le reste prend des positions.

MOI. – Le souverain? encore y a-t-il quelque chose à dire? Et croyez-vous qu'il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu de la pantomime? Quiconque a besoin d'un autre, est indigent et prend une position. Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu; il fait son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions, en cent manières plus viles les unes que les autres, devant le ministre. L'abbé de condition en rabat, et en manteau long, au moins une fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille des bénéfices. Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est le grand branle de la terre. Chacun a sa petite Hus et son Bertin.

LUI. – Cela me console.

Mais tandis que je parlais, il contrefaisait à mourir de rire, les positions des personnages que je nommais; par exemple, pour le petit abbé, il tenait son chapeau sous le bras, et son bréviaire de la main gauche; de la droite, il relevait la queue de son manteau; il s'avançait la tête un peu penchée sur l'épaule, les yeux baissés, imitant si parfaitement l'hypocrite que je crus voir l'auteur des Réfutations devant l'évêque d'Orléans. Aux flatteurs, aux ambitieux, il était ventre à terre. C'était Bouret, au contrôle général.

MOI. – Cela est supérieurement exécuté, lui dis-je. Mais il y a pourtant un être dispensé de la pantomime. C'est le philosophe qui n'a rien et qui ne demande rien.

LUI. – Et où est cet animal-là? S'il n'a rien il souffre; s'il ne sollicite rien, il n'obtiendra rien, et il souffrira toujours.

MOI. – Non. Diogène se moquait des besoins.

LUI. – Mais, il faut être vêtu.

MOI. – Non. Il allait tout nu.

LUI. – Quelquefois il faisait froid dans Athènes.

MOI. – Moins qu'ici.

LUI. – On y mangeait.

MOI. – Sans doute.

LUI. – Aux dépens de qui?

MOI. – De la nature. A qui s'adresse le sauvage? à la terre, aux animaux, aux poissons, aux arbres, aux herbes, aux racines, aux ruisseaux.

LUI. – Mauvaise table.

MOI. – Elle est grande.

LUI. – Mais mal servie.

MOI. – C'est pourtant celle qu'on dessert, pour couvrir les nôtres.

LUI. – Mais vous conviendrez que l'industrie de nos cuisiniers, pâtissiers, rôtisseurs, traiteurs, confiseurs y met un peu du sien. Avec la diète austère de votre Diogène, il ne devait pas avoir des organes fort indociles.

MOI. – Vous vous trompez. L'habit du cynique était autrefois, notre habit monastique avec la même vertu. Les cyniques étaient les carmes et les cordeliers d'Athènes.

LUI. – Je vous y prends. Diogène a donc aussi dansé la pantomime; si ce n'est devant Périclès, du moins devant Laïs ou Phryné.

MOI. – Vous vous trompez encore. Les autres achetaient bien cher la courtisane qui se livrait à lui pour le plaisir.

LUI. – Mais s'il arrivait que la courtisane fût occupée, et le cynique pressé?

MOI. – Il rentrait dans son tonneau, et se passait d'elle.

LUI. – Et vous me conseilleriez de l'imiter?

MOI. – Je veux mourir, si cela ne vaudrait mieux que de ramper, de s'avilir, et se prostituer.

LUI. – Mais il me faut un bon lit, une bonne table, un vêtement chaud en hiver; un vêtement frais, en été; du repos, de l'argent, et beaucoup d'autres choses, que je préfère de devoir à la bienveillance, plutôt que de les acquérir par le travail.

MOI. – C'est que vous êtes un fainéant, un gourmand, un lâche, une âme de boue.

LUI. – Je crois vous l'avoir dit.

MOI. – Les choses de la vie ont un prix sans doute; mais vous ignorez celui du sacrifice que vous faites pour les obtenir. Vous dansez, vous avez dansé et vous continuerez de danser la vile pantomime.

LUI. – Il est vrai. Mais il m'en a peu coûté, et il ne m'en coûte plus rien pour cela. Et c'est par cette raison que je ferais mal de prendre une autre allure qui me peinerait, et que je ne garderais pas. Mais, je vois à ce que vous me dites là que ma pauvre petite femme était une espèce de philosophe. Elle avait du courage comme un lion. Quelquefois nous manquions de pain, et nous étions sans le sol. Nous avions vendu presque toutes nos nippes. Je m'étais jeté sur les pieds de notre lit, là je me creusais à chercher quelqu'un qui me prêtât un écu que je ne lui rendrais pas. Elle, gaie comme un pinson, se mettait à son clavecin, chantait et s'accompagnait. C'était un gosier de rossignol; je regrette que vous ne l'ayez pas entendue. Quand j'étais de quelque concert, je l'emmenais avec moi. Chemin faisant, je lui disais: «Allons, madame, faites-vous admirer; déployez votre talent et vos charmes. Enlevez. Renversez.» Nous arrivions; elle chantait, elle enlevait, elle renversait. Hélas, je l'ai perdue, la pauvre petite. Outre son talent, c'est qu'elle avait une bouche à recevoir à peine le petit doigt; des dents, une rangée de perles; des yeux, des pieds, une peau, des joues, des tétons, des jambes de cerf, des cuisses et des fesses à modeler. Elle aurait eu, tôt ou tard, le fermier général, tout au moins. C'était une démarche, une croupe! ah Dieu, quelle croupe!

Puis le voilà qui se met à contrefaire la démarche de sa femme; il allait à petits pas; il portait sa tête au vent; il jouait de l'éventail; il se démenait de la croupe; c'était la charge de nos petites coquettes la plus plaisante et la plus ridicule.

Puis, reprenant la suite de son discours, il ajoutait: Je la promenais partout, aux Tuileries, au Palais Royal, aux Boulevards. Il était impossible qu'elle me demeurât. Quand elle traversait la rue, le matin, en cheveux, et en pet-en-l'air; vous vous seriez arrêté pour la voir, et vous l'auriez embrassée entre quatre doigts, sans la serrer. Ceux qui la suivaient, qui la regardaient trotter avec ses petits pieds; et qui mesuraient cette large croupe dont ses jupons légers dessinaient la forme, doublaient le pas; elle les laissait arriver; puis elle détournait prestement sur eux, ses deux grands yeux noirs et brillants qui les arrêtaient tout court. C'est que l'endroit de la médaille ne déparait pas le revers. Mais hélas je l'ai perdue; et mes espérances de fortune se sont toutes évanouies avec elle. Je ne l'avais prise que pour cela, je lui avais confié mes projets; et elle avait trop de sagacité pour n'en pas concevoir la certitude, et trop de jugement pour ne les pas approuver.

Et puis le voilà qui sanglote et qui pleure, en disant:

Non, non, je ne m'en consolerai jamais. Depuis, j'ai pris le rabat et la calotte.

MOI. – De douleur?

LUI. – Si vous le voulez. Mais le vrai, pour avoir mon écuelle sur ma tête… Mais voyez un peu l'heure qu'il est, car il faut que j'aille à l'Opéra.

MOI. – Qu'est-ce qu'on donne?

LUI. – Le Dauvergne. Il y a d'assez belles choses dans sa musique; c'est dommage qu'il ne les ait pas dites le premier. Parmi ces morts, il y en a toujours quelques-uns qui désolent les vivants. Que voulez-vous? Quisque suos patimur manes.

Mais il est cinq heures et demie. J'entends la cloche qui sonne les vêpres de l'abbé de Canaye et les miennes. Adieu, monsieur le philosophe. N'est-il pas vrai que je suis toujours le même?

MOI. – Hélas oui, malheureusement.

LUI. – Que j'aie ce malheur-là seulement encore une quarantaine d'années. Rira bien qui rira le dernier.