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Le neveu de Rameau

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MOI. – Vous avez bien fait de me révéler ces mystères; sans quoi, je vous aurais cru en contradiction.

LUI. – Je n'y suis point; car pour une fois où il faut éviter le ridicule; heureusement, il y en a cent où il faut s'en donner. Il n'y a point de meilleur rôle auprès des grands que celui de fou. Longtemps il y a eu le fou du roi en titre; en aucun, il n'y a eu en titre le sage du roi. Moi je suis le fou de Bertin et de beaucoup d'autres, le vôtre peut-être dans ce moment; ou peut-être vous, le mien. Celui qui serait sage n'aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n'est pas sage; s'il n'est pas sage, il est fou, et peut-être, fût-il roi, le fou de son fou. Au reste, souvenez- vous que dans un sujet aussi variable que les moeurs, il n'y a d'absolument, d'essentiellement, de généralement vrai ou faux, sinon qu'il faut être ce que l'intérêt veut qu'on soit; bon ou mauvais; sage ou fou, décent ou ridicule; honnête ou vicieux. Si par hasard la vertu avait conduit à la fortune; ou j'aurais été vertueux, ou j'aurais simulé la vertu comme un autre. On m'a voulu ridicule, et je me le suis fait; pour vicieux, nature seule en avait fait les frais. Quand je dis vicieux, c'est pour parler votre langue; car si nous venions à nous expliquer, il pourrait arriver que vous appelassiez vice ce que j'appelle vertu, et vertu ce que j'appelle vice.

Nous avons aussi les auteurs de l'Opéra-Comique, leurs acteurs, et leurs actrices; et plus souvent leurs entrepreneurs Corby, Moette… tous gens de ressource et d'un mérite supérieur!

Et j'oubliais les grands critiques de la littérature. L'Avant- Coureur, Les Petites Affiches, L'Année littéraire, L'Observateur littéraire, Le Censeur hebdomadaire, toute la clique des feuillistes.

MOI. – L'Année littéraire; L'Observateur littéraire. Cela ne se peut. Ils se détestent.

LUI. – Il est vrai. Mais tous les gueux se réconcilient à la gamelle. Ce maudit Observateur littéraire. Que le diable l'eût emporté, lui et ses feuilles. C'est ce chien de petit prêtre avare, puant et usurier qui est la cause de mon désastre. Il parut sur notre horizon, hier, pour la première fois. Il arriva à l'heure qui nous chasse tous de nos repaires, l'heure du dîner. Quand il fait mauvais temps, heureux celui d'entre nous qui a la pièce de vingt-quatre sols dans sa poche. Tel s'est moqué de son confrère qui était arrivé le matin crotté jusqu'à l'échine et mouillé jusqu'aux os, qui le soir rentre chez lui dans le même état. Il y en eut un, je ne sais plus lequel, qui eut, il y a quelques mois, un démêlé violent avec le Savoyard qui s'est établi à notre porte. Ils étaient en compte courant; le créancier voulait que son débiteur se liquidât, et celui-ci n'était pas en fonds. On sert; on fait les honneurs de la table à l'abbé, on le place au haut bout. J'entre, je l'aperçois.» Comment, l'abbé, lui dis-je, vous présidez? voilà qui est fort bien pour aujourd'hui; mais demain, vous descendrez, s'il vous plaît, d'une assiette; après- demain, d'une autre assiette; et ainsi d'assiette en assiette, soit à droite, soit à gauche, jusqu'à ce que de la place que j'ai occupée une fois avant vous, Fréron une fois après moi, Dorat une fois après Fréron, Palissot une fois après Dorat, vous deveniez stationnaire à côté de moi, pauvre plat bougre comme vous, qui siedo sempre come un maestoso cazzo fra duoi coglioni.» L'abbé qui est bon diable et qui prend tout bien, se mit à rire. Mademoiselle, pénétrée de la vérité de mon observation et de la justesse de ma comparaison, se mit à rire; tous ceux qui siégeaient à droite et à gauche de l'abbé et qu'il avait reculés d'un cran, se mirent à rire; tout le monde rit excepté monsieur qui se fâche et me tient des propos qui n'auraient rien signifié, si nous avions été seuls: «Rameau vous êtes un impertinent. – Je le sais bien, et c'est à cette condition que vous m'avez reçu. – Un faquin. – Comme un autre. – Un gueux. – Est-ce que je serais ici, sans cela? – Je vous ferai chasser. – Après dîner, je m'en irai de moi-même. – Je vous le conseille.» – On dîna; je n'en perdis pas un coup de dent. Après avoir bien mangé, bu largement; car après tout il n'en aurait été ni plus ni moins, messer Gaster est un personnage contre lequel je n'ai jamais boudé; je pris mon parti et je me disposais à m'en aller. J'avais engagé ma parole en présence de tant de monde qu'il fallait bien la tenir. Je fus un temps considérable à rôder dans l'appartement, cherchant ma canne et mon chapeau où ils n'étaient pas, et comptant toujours que le patron se répandrait dans un nouveau torrent d'injures, que quelqu'un s'interposerait, et que nous finirions par nous raccommoder, à force de nous fâcher. Je tournais, je tournais; car moi je n'avais rien sur le coeur; mais le patron, lui, plus sombre et plus noir que l'Apollon d'Homère, lorsqu'il décoche ses traits sur l'armée des Grecs son bonnet une fois plus renfoncé que de coutume, se promenait en long et en large, le poing sous le menton. Mademoiselle s'approche de moi. – «Mais Mademoiselle, qu'est-ce qu'il y a donc d'extraordinaire? Ai-je été différent aujourd'hui de moi-même. – Je veux qu'il sorte. – Je sortirai, je ne lui ai pas manqué. – Pardonnez-moi; on invite monsieur l'abbé, et… – C'est lui qui s'est manqué à lui-même en invitant l'abbé, en me recevant et avec moi tant d'autres bélitres tels que moi. – Allons, mon petit Rameau; il faut demander pardon à monsieur l'abbé. – Je n'ai que faire de son pardon… – Allons; allons, tout cela s'apaisera…» On me prend par la main, on m'entraîne vers le fauteuil de l'abbé; j'étends les bras, je contemple l'abbé avec une espèce d'admiration, car qui est-ce qui a jamais demandé pardon à l'abbé?» L'abbé, lui dis-je; L'abbé tout ceci est bien ridicule, n'est-il pas vrai?» Et puis je me mets à rire, et l'abbé aussi. Me voilà donc excusé de ce côté-là; mais il fallait aborder l'autre, et ce que j'avais à lui dire était une autre paire de manches. le ne sais plus trop comment je tournai mon excuse…» Monsieur, voilà ce fou. – Il y a trop longtemps qu'il me fait souffrir; je n'en veux plus entendre parler. – Il est fâché. – Oui je suis très fâché. – Cela ne lui arrivera plus. – Qu'au premier faquin.» le ne sais s'il était dans un de ces jours d'humeur où Mademoiselle craint d'en approcher et n'ose le toucher qu'avec ses mitaines de velours, ou s'il entendit mal ce que je disais, ou si je dis mal; ce fut pis qu'auparavant. Que diable, est-ce qu'il ne me connaît pas? Est-ce qu'il ne sait pas que je suis comme les enfants, et qu'il y a des circonstances où je laisse tout aller sous moi? Et puis, je crois Dieu me pardonne, que je n'aurais pas un moment de relâche. On userait un pantin d'acier à tirer la ficelle du matin au soir et du soir au matin. Il faut que je les désennuie; c'est la condition; mais il faut que je m'amuse quelquefois. Au milieu de cet imbroglio, il me passa par la tête une pensée funeste, une pensée qui me donna de la morgue, une pensée qui m'inspira de la fierté et de l'insolence: c'est qu'on ne pouvait se passer de moi, que j'étais un homme essentiel.

MOI. – Oui, je crois que vous leur êtes très utile, mais qu'ils vous le sont encore davantage. Vous ne retrouverez pas, quand vous voudrez, une aussi bonne maison; mais eux, pour un fou qui leur manque, ils en retrouveront cent.

LUI. – Cent fous comme moi! Monsieur le philosophe, ils ne sont pas si communs. Oui des plats fous. On est plus difficile en sottise qu'en talent ou en vertu. le suis rare dans mon espèce, oui, très rare. A présent qu'ils ne m'ont plus, que font-ils? Ils s'ennuient comme des chiens. le suis un sac inépuisable d'impertinences. l'avais à chaque instant une boutade qui les faisait rire aux larmes, j'étais pour eux les Petites Maisons tout entières.

MOI. – Aussi vous aviez la table, le lit, l'habit, veste et culotte, les souliers, et la pistole par mois.

LUI. – Voilà le beau côté. Voilà le bénéfice; mais les charges, vous n'en dites mot. D'abord, s'il était bruit d'une pièce nouvelle, quelque temps qu'il fit, il fallait fureter dans tous les greniers de Paris jusqu'à ce que j'en eusse trouvé l'auteur; que je me procurasse la lecture de l'ouvrage, et que j'insinuasse adroitement qu'il y avait un rôle qui serait supérieurement rendu par quelqu'un de ma connaissance.» Et par qui, s'il vous plaît? – Par qui? belle question! Ce sont les grâces, la gentillesse, la finesse. – Vous voulez dire, mademoiselle Dangeville? Par hasard la connaîtriez-vous? – Oui, un peu; mais ce n'est pas elle. – Et qui donc?» le nommais tout bas.» Elle! – Oui, elle», répétais-je un peu honteux, car j'ai quelquefois de la pudeur; et à ce nom répété, il fallait voir comme la physionomie du poète s'allongeait, et d'autres fois comme on m'éclatait au nez. Cependant, bon gré, mal gré qu'il en eût, il fallait que j'amenasse mon homme à dîner; et lui qui craignait de s'engager, rechignait, remerciait. Il fallait voir comme j'étais traité, quand je ne réussissais pas dans ma négociation: j'étais un butor, un sot, un balourd, je n'étais bon à rien; je ne valais pas le verre d'eau qu'on me donnait à boire. C'était bien pis lorsqu'on jouait, et qu'il fallait aller intrépidement, au milieu des huées d'un public qui juge bien, quoi qu'on en dise, faire entendre mes claquements de mains isolés; attacher les regards sur moi; quelquefois dérober les sifflets à l'actrice; et ouïr chuchoter à côté de soi: «C'est un des valets déguisés de celui qui couche; ce maraud-là se taira-t-il?» On ignore ce qui peut déterminer à cela, on croit que c'est ineptie, tandis que c'est un motif qui excuse tout.

MOI. – Jusqu'à l'infraction des lois civiles.

LUI. – A la fin cependant j'étais connu, et l'on disait: «Oh! c'est Rameau.» Ma ressource était de jeter quelques mots ironiques qui sauvassent du ridicule mon applaudissement solitaire, qu'on interprétait à contre sens. Convenez qu'il faut un puissant intérêt pour braver ainsi le public assemblé, et que chacune de ces corvées valait mieux qu'un petit écu.

 

MOI. – Que ne vous faisiez-vous prêter main-forte?

LUI. – Cela m'arrivait aussi, je glanais un peu là-dessus. Avant que de se rendre au lieu du supplice, il fallait se charger la mémoire des endroits brillants, où il importait de donner le ton. S'il m'arrivait de les oublier et de me méprendre, j'en avais le tremblement à mon retour; c'était un vacarme dont vous n'avez pas d'idée. Et puis à la maison une meute de chiens à soigner; il est vrai que je m'étais sottement imposé cette tâche; des chats dont j'avais la surintendance; j'étais trop heureux si Micou me favorisait d'un coup de griffe qui déchirât ma manchette ou ma main. Criquette est sujette à la colique; c'est moi qui lui frotte le ventre. Autrefois, Mademoiselle avait des vapeurs; ce sont aujourd'hui des nerfs. Je ne parle point d'autres indispositions légères dont on ne se gêne pas devant moi. Pour ceci, passe; je n'ai jamais prétendu contraindre. J'ai lu, je ne sais où, qu'un prince surnommé le grand restait quelquefois appuyé sur le dossier de la chaise percée de sa maîtresse. On en use à son aise avec ses familiers, et j'en étais ces jours-là, plus que personne. Je suis l'apôtre de la familiarité et de l'aisance. Je les prêchais là d'exemple, sans qu'on s'en formalisât; il n'y avait qu'à me laisser aller. Je vous ai ébauché le patron. Mademoiselle commence à devenir pesante; il faut entendre les bons contes qu'ils en font.

MOI. – Vous n'êtes pas de ces gens-là?

LUI. – Pourquoi non?

MOI. – C'est qu'il est au moins indécent de donner des ridicules à ses bienfaiteurs.

LUI. – Mais n'est-ce pas pis encore de s'autoriser de ses bienfaits pour avilir son protégé?

MOI. – Mais si le protégé n'était pas vil par lui-même, rien ne donnerait au protecteur cette autorité.

LUI. – Mais si les personnages n'étaient pas ridicules par eux- mêmes, on n'en ferait pas de bons contes. Et puis est-ce ma faute s'ils s'encanaillent? Est-ce ma faute lorsqu'ils se sont encanaillés, si on les trahit, si on les bafoue? Quand on se résout à vivre avec des gens comme nous, et qu'on a le sens commun, il y a je ne sais combien de noirceurs auxquelles il faut s'attendre. Quand on nous prend, ne nous connaît-on pas pour ce que nous sommes, pour des âmes intéressées, viles et perfides? Si l'on nous connaît, tout est bien. Il y a un pacte tacite qu'on nous fera du bien, et que tôt ou tard, nous rendrons le mal pour le bien qu'on nous aura fait. Ce pacte ne subsiste-t-il pas entre l'homme et son singe ou son perroquet? Brun jette les hauts cris que Palissot, son convive et son ami, ait fait des couplets contre lui. Palissot a dû faire les couplets et c'est Brun qui a tort. Poinsinet jette les hauts cris que Palissot ait mis sur son compte les couplets qu'il avait faits contre Brun. Palissot a dû mettre sur le compte de Poinsinet les couplets qu'il avait faits contre Brun; et c'est Poinsinet qui a tort. Le petit abbé Rey jette les hauts cris de ce que son ami Palissot lui a soufflé sa maîtresse auprès de laquelle il l'avait introduit. C'est qu'il ne fallait point introduire un Palissot chez sa maîtresse, ou se résoudre à la perdre. Palissot a fait son devoir; et c'est l'abbé Rey qui a tort. Le libraire David jette les hauts cris de ce que son associé Palissot a couché ou voulu coucher avec sa femme; la femme du libraire David jette les hauts cris de ce que Palissot a laissé croire à qui l'a voulu qu'il avait couché avec elle; que Palissot ait couché ou non avec la femme du libraire, ce qui est difficile à décider, car la femme a dû nier ce qui était, et Palissot a pu laisser croire ce qui n'était pas. Quoi qu'il en soit, Palissot a fait son rôle et c'est David et sa femme qui ont tort. Qu'Helvétius jette les hauts cris que Palissot le traduise sur la scène comme un malhonnête homme, lui à qui il doit encore l'argent qu'il lui prêta pour se faire traiter de la mauvaise santé, se nourrir et se vêtir. A-t-il dû se promettre un autre procédé, de la part d'un homme souillé de toutes sortes d'infamies, qui par passe-temps fait abjurer la religion à son ami, qui s'empare du bien de ses associés; qui n'a ni foi, ni loi, ni sentiment; qui court à la fortune, per fas et ne fas; qui compte ses jours par ses scélératesses; et qui s'est traduit lui-même sur la scène comme un des plus dangereux coquins, impudence dont je ne crois pas qu'il y ait eu dans le passé un premier exemple, ni qu'il y en ait un second dans l'avenir. Non. Ce n'est donc pas Palissot, mais c'est Helvétius qui a tort. Si l'on mène un jeune provincial à la Ménagerie de Versailles, et qu'il s'avise par sottise, de passer la main à travers les barreaux de la loge du tigre ou de la panthère; si le jeune homme laisse son bras dans la gueule de l'animal féroce, qui est-ce qui a tort? Tout cela est écrit dans le pacte tacite. Tant pis pour celui qui l'ignore ou l'oublie. Combien je justifierais par ce pacte universel et sacré, de gens qu'on accuse de méchanceté; tandis que c'est soi qu'on devrait accuser de sottise. Oui, grosse comtesse, c'est vous qui avez tort, lorsque vous rassemblez autour de vous, ce qu'on appelle parmi les gens de votre sorte, des espèces, et que ces espèces vous font des vilenies, vous en font faire, et vous exposent au ressentiment des honnêtes gens. Les honnêtes gens font ce qu'ils doivent; les espèces aussi; et c'est vous qui avez tort de les accueillir. Si Bertinhus vivait doucement, paisiblement avec sa maîtresse; si par l'honnêteté de leurs caractères, ils s'étaient fait des connaissances honnêtes; s'ils avaient appelé autour d'eux des hommes à talents, des gens connus dans la société par leur vertu; s'ils avaient réservé pour une petite compagnie éclairée et choisie, les heures de distraction qu'ils auraient dérobées à la douceur d'être ensemble, de s'aimer, de se le dire, dans le silence de la retraite; croyez-vous qu'on en eût fait ni bons ni mauvais contes. Que leur est-il donc arrivé? ce qu'ils méritaient. Ils ont été punis de leur imprudence; et c'est nous que la Providence avait destinés de toute éternité à faire justice des Bertins du jour, et ce sont nos pareils d'entre nos neveux qu'elle a destinés à faire justice des Montsauges et des Bertins à venir. Mais tandis que nous exécutons ses justes décrets sur la sottise, vous qui nous peignez tels que nous sommes, vous exécutez ses justes décrets sur nous. Que penseriez-vous de nous, si nous prétendions avec des moeurs honteuses, jouir de la considération publique; que nous sommes des insensés. Et ceux qui s'attendent à des procédés honnêtes, de la part de gens nés vicieux, de caractères vils et bas, sont-ils sages? Tout a son vrai loyer dans ce monde. Il y a deux procureurs généraux, l'un à votre porte qui châtie les délits contre la société. La nature est l'autre. Celle- ci connaît de tous les vices qui échappent aux lois. Vous vous livrez à la débauche des femmes; vous serez hydropique. Vous êtes crapuleux; vous serez poumonique. Vous ouvrez votre porte à des marauds, et vous vivez avec eux; vous serez trahis, persiflés, méprisés. Le plus court est de se résigner à l'équité de ces jugements; et de se dire à soi-même, c'est bien fait, de secouer ses oreilles, et de s'amender ou de rester ce qu'on est, mais aux conditions susdites.

MOI – Vous avez raison.

LUI – Au demeurant, de ces mauvais contes, moi, je n'en invente aucun; je m'en tiens au rôle de colporteur. Ils disent qu'il y a quelques jours, sur les cinq heures du matin, on entendit un vacarme enragé; toutes les sonnettes étaient en branle; c'étaient les cris interrompus et sourds d'un homme qui étouffe: «A moi, moi, je suffoque; je meurs.» Ces cris partaient de l'appartement du patron. On arrive, on le secourt. Notre grosse créature dont la tête était égarée, qui n'y était plus, qui ne voyait plus, comme il arrive dans ce moment, continuait de presser son mouvement, s'élevait sur ses deux mains, et du plus haut qu'elle pouvait laissait retomber sur les parties casuelles un poids de deux à trois cents livres, animé de toute la vitesse que donne la fureur du plaisir. On eut beaucoup de peine à le dégager de là. Que diable de fantaisie a un petit marteau de se placer sous une lourde enclume.

MOI. – Vous êtes un polisson. Parlons d'autre chose. Depuis que nous causons, j'ai une question sur la lèvre.

LUI. – Pourquoi l'avoir arrêtée là si longtemps?

MOI. – C'est que j'ai craint qu'elle ne fût indiscrète.

LUI. – Après ce que je viens de vous révéler, j'ignore quel secret je puis avoir pour vous.

MOI. – Vous ne doutez pas du jugement que je porte de votre caractère.

LUI. – Nullement. le suis à vos yeux un être très abject, très méprisable, et je le suis aussi quelquefois aux miens; mais rarement. Je me félicite plus souvent de mes vices que je ne m'en blâme. Vous êtes plus constant dans votre mépris.

MOI. – Il est vrai; mais pourquoi me montrer toute votre turpitude.

LUI. – D'abord, c'est que vous en connaissiez une bonne partie, et que je voyais plus à gagner qu'à perdre, à vous avouer le reste.

MOI. – Comment cela, s'il vous plaît.

LUI. – S'il importe d'être sublime en quelque genre, c'est surtout en mal. On crache sur un petit filou; mais on ne peut refuser une sorte de considération à un grand criminel. Son courage vous étonne. Son atrocité vous fait frémir. On prise en tout l'unité de caractère.

MOI. – Mais cette estimable unité de caractère, vous ne l'avez pas encore. le vous trouve de temps en temps vacillant dans vos principes. Il est incertain, si vous tenez votre méchanceté de la nature, ou de l'étude; et si l'étude vous a porté aussi loin qu'il est possible.

LUI. – J'en conviens; mais j'y ai fait de mon mieux. N'ai-je pas eu la modestie de reconnaître des êtres plus parfaits que moi? Ne vous ai-je pas parlé de Bouret avec l'admiration la plus profonde? Bouret est le premier homme du monde dans mon esprit.

MOI. – Mais immédiatement après Bouret; c'est vous.

LUI. – Non.

MOI. – C'est donc Palissot?

LUI. – C'est Palissot, mais ce n'est pas Palissot seul.

MOI. – Et qui peut être digne de partager le second rang avec lui?

LUI. – Le renégat d'Avignon.

MOI. – Je n'ai jamais entendu parler de ce renégat d'Avignon; mais ce doit être un homme bien étonnant.

LUI. – Aussi l'est-il.

MOI. – L'histoire des grands personnages m'a toujours intéressé.

LUI. – Je le crois bien. Celui-ci vivait chez un bon et honnête de ces descendants d'Abraham, promis au père des Croyants, en nombre égal à celui des étoiles.

MOI. – Chez un Juif?

LUI. – Chez un Juif. Il en avait surpris d'abord la commisération, ensuite la bienveillance, enfin la confiance la plus entière. Car voilà comme il en arrive toujours. Nous comptons tellement sur nos bienfaits, qu'il est rare que nous cachions notre secret, à celui que nous avons comblé de nos bontés. Le moyen qu'il n'y ait pas des ingrats; quand nous exposons l'homme, à la tentation de l'être impunément. C'est une réflexion juste que notre Juif ne fit pas. Il confia donc au renégat qu'il ne pouvait en conscience manger du cochon. Vous allez voir tout le parti qu'un esprit fécond sut tirer de cet aveu. Quelques mois se passèrent pendant lesquels notre renégat redoubla d'attachement. Quand il crut son Juif bien touché, bien captivé, bien convaincu par ses soins, qu'il n'avait pas un meilleur ami dans toutes les tribus d'Israël… Admirez la circonspection de cet homme. Il ne se hâte pas. Il laisse mûrir la poire, avant que de secouer la branche. Trop d'ardeur pouvait faire échouer son projet. C'est qu'ordinairement la grandeur de caractère résulte de la balance naturelle de plusieurs qualités opposées.

MOI. – Eh laissez là vos réflexions, et continuez votre histoire.

LUI. – Cela ne se peut. Il y a des jours où il faut que je réfléchisse. C'est une maladie qu'il faut abandonner à son cours. Où en étais-je?

MOI. – A l'intimité bien établie, entre le Juif et le renégat.

LUI. – Alors la poire était mûre… Mais vous ne m'écoutez pas. A quoi rêvez-vous?

MOI. – Je rêve à l'inégalité de votre ton; tantôt haut tantôt bas.

LUI. – Est-ce que le ton de l'homme vicieux peut être un? – Il arrive un soir chez son bon ami, l'air effaré, la voix entrecoupée, le visage pâle comme la mort, tremblant de tous ses membres.» Qu'avez-vous? – Nous sommes perdus. – Perdus, et comment? – Perdus, vous dis-je; perdus sans ressource. – Expliquez-vous. – Un moment, que je me remette de mon effroi. – Allons, remettez-vous», lui dit le Juif; au lieu de lui dire, tu es un fieffé fripon; je ne sais ce que tu as à m'apprendre, mais tu es un fieffé fripon; tu joues la terreur.

MOI et pourquoi devait-il lui parler ainsi?

LUI. – C'est qu'il était faux, et qu'il avait passé la mesure. Cela est clair pour moi, et ne m'interrompez pas davantage. – «Nous sommes perdus, perdus sans ressource.» Est-ce que vous ne sentez pas l'affectation de ces perdus répétés.» Un traître nous a déférés à la sainte Inquisition, vous comme Juif, moi comme renégat, comme un infâme renégat.» Voyez comme le traître ne rougit pas de se servir des expressions les plus odieuses. Il faut plus de courage qu'on ne pense pour s'appeler de son nom. Vous ne savez pas ce qu'il en coûte pour en venir là.

 

MOI. – Non certes. Mais cet infâme renégat…

LUI. – Est faux; mais c'est une fausseté bien adroite. Le Juif s'effraye, il s'arrache la barbe, il se roule à terre. Il voit les sbires à sa porte; il se voit affublé du san bénito; il voit son autodafé préparé.» Mon ami, mon tendre ami, mon unique ami, quel parti prendre… – Quel parti? de se montrer, d'affecter la plus grande sécurité, de se conduire comme à l'ordinaire. La procédure de ce tribunal est secrète, mais lente. Il faut user de ses délais pour tout vendre. J'irai louer ou je ferais louer un bâtiment par un tiers; oui, par un tiers, ce sera le mieux. Nous y déposerons votre fortune; car c'est à votre fortune principalement qu'ils en veulent; et nous irons, vous et moi, chercher, sous un autre ciel, la liberté de servir notre Dieu et de suivre en sûreté la loi d'Abraham et de notre conscience. Le point important dans la circonstance périlleuse où nous nous trouvons, est de ne point faire d'imprudence.» Fait et dit. Le bâtiment est loué et pourvu de vivres et de matelots. La fortune du Juif est à bord. Demain, à la pointe du jour, ils mettent à la voile. Ils peuvent souper gaiement et dormir en sûreté. Demain, ils échappent à leurs persécuteurs. Pendant la nuit, le renégat se lève, dépouille le Juif de son portefeuille, de sa bourse et de ses bijoux; se rend à bord, et le voilà parti. Et vous croyez que c'est là tout? Bon, vous n'y êtes pas. Lorsqu'on me raconta cette histoire; moi, je devinai ce que je vous ai tu, pour essayer votre sagacité. Vous avez bien fait d'être un honnête homme; vous n'auriez été qu'un friponneau. Jusqu'ici le renégat n'est que cela. C'est un coquin méprisable à qui personne ne voudrait ressembler. Le sublime de sa méchanceté, c'est d'avoir été lui-même le délateur de son bon ami l'israélite, dont la sainte Inquisition s'empara à son réveil, et dont, quelques jours après, on fit un beau feu de joie. Et ce fut ainsi que le renégat devint tranquille possesseur de la fortune de ce descendant maudit de ceux qui ont crucifié Notre Seigneur.

MOI. – Je ne sais lequel des deux me fait le plus d'horreur, ou de la scélératesse de votre renégat, ou du ton dont vous en parlez.

LUI. – Et voilà ce que je vous disais. L'atrocité de l'action vous porte au-delà du mépris; et c'est la raison de ma sincérité. J'ai voulu que vous connussiez jusqu'où j'excellais dans mon art; vous arracher l'aveu que j'étais au moins original dans mon avilissement, me placer dans votre tête sur la ligne des grands vauriens, et m'écrier ensuite, «Vivat Mascarillus, fourbum imperator! Allons, gai, Monsieur le philosophe; chorus. Vivat Mascarillus, fourbum imperator!»

Et là-dessus, il se mit à faire un chant en fugue, tout à fait singulier. Tantôt la mélodie était grave et pleine de majesté; tantôt légère et folâtre; dans un instant il imitait la basse; dans un autre, une des parties du dessus; il m'indiquait de son bras et de son col allongés, les endroits des tenues; et s'exécutait, se composait à lui-même, un chant de triomphe, où l'on voyait qu'il s'entendait mieux en bonne musique qu'en bonnes moeurs.

Je ne savais, moi, si je devais rester ou fuir, rire ou m'indigner. Je restai, dans le dessein de tourner la conversation sur quelque sujet qui chassât de mon âme l'horreur dont elle était remplie. Je commençais à supporter avec peine la présence d'un homme qui discutait une action horrible, un exécrable forfait, comme un connaisseur en peinture ou en poésie, examine les beautés d'un ouvrage de goût; ou comme un moraliste ou un historien relève et fait éclater les circonstances d'une action héroïque. Je devins sombre, malgré moi. Il s'en aperçut et me dit:

LUI. – Qu'avez-vous? est-ce que vous vous trouvez mal?

MOI. – Un peu; mais cela passera.

LUI. – Vous avez l'air soucieux d'un homme tracassé de quelque idée fâcheuse.

MOI. – C'est cela.

Après un moment de silence de sa part et de la mienne, pendant lequel il se promenait en sifflant et en chantant; pour le ramener à son talent, je lui dis: Que faites-vous à présent?

LUI. – Rien.

MOI. – Cela est très fatigant.

LUI. – J'étais déjà suffisamment bête. J'ai été entendre cette musique de Duni et de nos autres jeunes faiseurs; qui m'a achevé.

MOI. – Vous approuvez donc ce genre.

LUI. – Sans doute.

MOI. – Et vous trouvez de la beauté dans ces nouveaux chants?

LUI. – Si j'y en trouve; pardieu, je vous en réponds. Comme cela est déclamé! quelle vérité! quelle expression.

MOI. – Tout art d'imitation a son modèle dans la nature. Quel est le modèle du musicien, quand il fait un chant?

LUI. – Pourquoi ne pas prendre la chose de plus haut? Qu'est-ce qu'un chant?

MOI. – Je vous avouerai que cette question est au-dessus de mes forces. Voilà comme nous sommes tous. Nous n'avons dans la mémoire que des mots que nous croyons entendre, par l'usage fréquent et l'application même juste que nous en faisons; dans l'esprit, que des notions vagues. Quand je prononce le mot chant, je n'ai pas des notions plus nettes que vous, et la plupart de vos semblables, quand ils disent, réputation, blâme, honneur, vice, vertu, pudeur, décence, honte, ridicule.

LUI – Le chant est une imitation, par les sons d'une échelle inventée par l'art ou inspirée par la nature, comme il vous plaira, ou par la voix ou par l'instrument, des bruits physiques ou des accents de la passion; et vous voyez qu'en changeant là- dedans, les choses à changer, la définition conviendrait exactement à la peinture, à l'éloquence, à la sculpture, et à la poésie. Maintenant, pour en venir à votre question. Quel est le modèle du musicien ou du chant? c'est la déclamation, si le modèle est vivant et pensant; c'est le bruit, si le modèle est inanimé. Il faut considérer la déclamation comme une ligne, et le chant comme une autre ligne qui serpenterait sur la première. Plus cette déclamation, type du chant, sera forte et vraie; plus le chant qui s'y conforme la coupera en un plus grand nombre de points; plus le chant sera vrai; et plus il sera beau. Et c'est ce qu'ont très bien senti nos jeunes musiciens. Quand on entend, Je suis un pauvre diable, on croit reconnaître la plainte d'un avare; s'il ne chantait pas, c'est sur les mêmes tons qu'il parlerait à la terre, quand il lui confie son or et qu'il lui dit, O terre, reçois mon trésor. Et cette petite fille qui sent palpiter son coeur, qui rougit, qui se trouble et qui supplie monseigneur de la laisser partir, s'exprimerait-elle autrement. Il y a dans ces ouvrages, toutes sortes de caractères; une variété infinie de déclamations. Cela est sublime; c'est moi qui vous le dis. Allez, allez entendre le morceau où le jeune homme qui se sent mourir, s'écrie: Mon coeur s'en va. – Écoutez le chant; écoutez la symphonie, et vous me direz après quelle différence il y a, entre les vraies voies d'un moribond et le tour de ce chant. Vous verrez si la ligne de la mélodie ne coïncide pas tout entière avec la ligne de la déclamation. Je ne vous parle pas de la mesure qui est encore une des conditions du chant; je m'en tiens à l'expression, et il n'y a rien de plus évident que le passage suivant que j'ai lu quelque part, musices seminarium accentus. L'accent est la pépinière de la mélodie. Jugez de là de quelle difficulté et de quelle importance il est de savoir bien faire le récitatif. Il n'y a point de bel air, dont on ne puisse faire un beau récitatif, et point de beau récitatif, dont un habile homme ne puisse tirer un bel air. Je ne voudrais pas assurer que celui qui récite bien, chantera bien, mais je serais surpris que celui qui chante bien, ne sût pas bien réciter. Et croyez tout ce que je vous dis là; car c'est le vrai.