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Le neveu de Rameau

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LUI. – Oui: vous avez raison. Je crois que c'est le mieux. Elle est bonne. Monsieur Viellard dit qu'elle est si bonne. Moi, je sais un peu qu'elle l'est. Mais cependant aller s'humilier devant une guenon! Crier miséricorde aux pieds d'une misérable petite histrionne que les sifflets du parterre ne cessent de poursuivre! Moi, Rameau! fils de Monsieur Rameau, apothicaire de Dijon, qui est un homme de bien et qui n'a jamais fléchi le genou devant qui que ce soit! Moi, Rameau, le neveu de celui qu'on appelle le grand Rameau, qu'on voit se promener droit et les bras en l'air, au Palais-Royal, depuis que monsieur Carmontelle l'a dessiné courbé, et les mains sous les basques de son habit! Moi qui ai composé des pièces de clavecins que personne ne joue, mais qui seront peut- être les seules qui passeront à la postérité qui les jouera; moi! moi enfin! J'irais!.. Tenez, Monsieur, cela ne se peut. Et mettant sa main droite sur sa poitrine, il ajoutait: le me sens là quelque chose qui s'élève et qui me dit, «Rameau, tu n'en feras rien». Il faut qu'il y ait une certaine dignité attachée à la nature de l'homme, que rien ne peut étouffer. Cela se réveille à propos de bottes. Oui, à propos de bottes; car il y a d'autres jours où il ne m'en coûterait rien pour être vil tant qu'on voudrait; ces jours-là, pour un liard, je baiserais le cul à la petite Hus.

MOI. – Hé, mais, l'ami; elle est blanche, jolie, jeune, douce, potelée; et c'est un acte d'humilité auquel un plus délicat que vous pourrait quelquefois s'abaisser.

LUI. – Entendons-nous; c'est qu'il y a baiser le cul au simple, et baiser le cul au figuré. Demandez au gros Bergier qui baise le cul de madame de La Marck au simple et au figuré; et ma foi, le simple et le figuré me déplairaient également là.

MOI. – Si l'expédient que je vous suggère ne vous convient pas; ayez donc le courage d'être gueux.

LUI. – Il est dur d'être gueux, tandis qu'il y a tant de sots opulents aux dépens desquels on peut vivre. Et puis le mépris de soi; il est insupportable.

MOI. – Est-ce que vous connaissez ce sentiment-là?

LUI. – Si je le connais; combien de fois, je me suis dit: «Comment, Rameau, il y a dix mille bonnes tables à Paris, à quinze ou vingt couverts chacune; et de ces couverts-là, il n'y en a pas un pour toi! Il y a des bourses pleines d'or qui se versent de droite et de gauche, et il n'en tombe pas une pièce sur toi! Mille petits beaux esprits, sans talent, sans mérite; mille petites créatures, sans charmes; mille plats intrigants, sont bien vêtus, et tu irais tout nu? Et tu serais imbécile à ce point? est-ce que tu ne saurais pas mentir, jurer, parjurer, promettre, tenir ou manquer comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas te mettre à quatre pattes, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas favoriser l'intrigue de Madame, et porter le billet doux de Monsieur, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas encourager ce jeune homme à parler à Mademoiselle, et persuader à Mademoiselle de l'écouter, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas faire entendre à la fille d'un de nos bourgeois, qu'elle est mal mise; que de belles boucles d'oreilles, un peu de rouge, des dentelles, une robe à la polonaise, lui siéraient à ravir? que ces petits pieds-là ne sont pas faits pour marcher dans la rue? qu'il y a un beau monsieur, jeune et riche, qui a un habit galonné d'or, un superbe équipage, six grands laquais, qui l'a vue en passant, qui la trouve charmante; et que depuis ce jour-là il en a perdu le boire et le manger; qu'il n'en dort plus, et qu'il en mourra?» Mais mon papa. – Bon, bon; votre papa! il s'en fâchera d'abord un peu. – Et maman qui me recommande tant d'être honnête fille? qui me dit qu'il n'y a rien dans ce monde que l'honneur? – Vieux propos qui ne signifient rien. – Et mon confesseur? – Vous ne le verrez plus; ou si vous persistez dans la fantaisie d'aller lui faire l'histoire de vos amusements; il vous en coûtera quelques livres de sucre et de café. – C'est un homme sévère qui m'a déjà refusé l'absolution, pour la chanson, viens dans ma cellule. – C'est que vous n'aviez rien à lui donner… Mais quand vous lui apparaîtrez en dentelles. – J'aurai donc des dentelles? – Sans doute et de toutes les sortes… en belles boucles de diamants. – J'aurai donc de belles boucles de diamants? – Oui. – Comme celles de cette marquise qui vient quelquefois prendre des gants, dans notre boutique? – Précisément. Dans un bel équipage, avec des chevaux gris pommelés; deux grands laquais, un petit nègre, et le coureur en avant, du rouge, des mouches, la queue portée. – Au bal? – Au bal… à l'Opéra, à la Comédie…» Déjà le coeur lui tressaillit de joie. Tu joues avec un papier entre tes doigts.» Qu'est cela? – Ce n'est rien – Il me semble que si. – C'est un billet. – Et pour qui? – Pour vous, si vous étiez un peu curieuse. – Curieuse, je le suis beaucoup. Voyons.» Elle lit.» Une entrevue, cela ne se peut. – En allant à la messe. – Maman m'accompagne toujours; mais s'il venait ici, un peu matin; je me lève la première; et je suis au comptoir, avant qu'on soit levé.» Il vient: il plaît; un beau jour, à la brune, la petite disparaît, et l'on me compte mes deux mille écus… Et quoi tu possèdes ce talent-là; et tu manques de pain! N'as-tu pas de honte, malheureux? Je me rappelais un tas de coquins, qui né m'allaient pas à la cheville et qui regorgeaient de richesses. J'étais en surtout de baracan, et ils étaient couverts de velours; ils s'appuyaient sur la canne à pomme d'or et en bec de corbin; et ils avaient l'Aristote ou le Platon au doigt. Qu'étaient-ce pourtant? la plupart de misérables croque- notes, aujourd'hui ce sont des espèces de seigneurs. Alors je me sentais du courage; l'âme élevée; l'esprit subtil, et capable de tout. Mais ces heureuses dispositions apparemment ne duraient pas; car jusqu'à présent, je n'ai pu faire un certain chemin. Quoi qu'il en soit, voilà le texte de mes fréquents soliloques que vous pouvez paraphraser à votre fantaisie; pourvu que vous en concluiez que je connais le mépris de soi-même, ou ce tourment de la conscience qui naît de l'inutilité des dons que le Ciel nous a départis; c'est le plus cruel de tous. Il vaudrait presque autant que l'homme ne fût pas né.

Je l'écoutais, et à mesure qu'il faisait la scène du proxénète et de la jeune fille qu'il séduisait; l'âme agitée de deux mouvements opposés, je ne savais si je m'abandonnerais à l'envie de rire, ou au transport de l'indignation. le souffrais. Vingt fois un éclat de rire empêcha ma colère d'éclater; vingt fois la colère qui s'élevait au fond de mon coeur se termina par un éclat de rire. l'étais confondu de tant de sagacité, et de tant de bassesse; d'idées si justes et alternativement si fausses; d'une perversité si générale de sentiments, d'une turpitude si complète, et d'une franchise si peu commune. Il s'aperçut du conflit qui se passait en moi.

Qu'avez-vous? me dit-il.

MOI. – Rien.

LUI. – Vous me paraissez troublé.

MOI. – Je le suis aussi.

LUI. – Mais enfin que me conseillez-vous?

MOI. – De changer de propos. Ah, malheureux, dans quel état d'abjection, vous êtes né ou tombé.

LUI. – J'en conviens. Mais cependant que mon état ne vous touche pas trop. Mon projet, en m'ouvrant à vous, n'était point de vous affliger. Je me suis fait chez ces gens quelque épargne. Songez que je n'avais besoin de rien, mais de rien absolument; et que l'on m'accordait tant pour mes menus plaisirs.

Alors il recommença à se frapper le front, avec un de ses poings, à se mordre la lèvre, et rouler au plafond ses yeux égarés; ajoutant, mais c'est une affaire faite. l'ai mis quelque chose de côté. Le temps s'est écoulé; et c'est toujours autant d'amassé.

MOI. – Vous voulez dire de perdu.

LUI. – Non, non, d'amassé. On s'enrichit à chaque instant. Un jour de moins à vivre, ou un écu de plus; c'est tout un. Le point important est d'aller aisément, librement, agréablement, copieusement, tous les soirs à la garde-robe. O stercus pretiosum! Voilà le grand résultat de la vie dans tous les états. Au dernier moment, tous sont également riches; et Samuel Bernard qui à force de vols, de pillages, de banqueroutes laisse vingt-sept millions en or, et Rameau qui ne laissera rien; Rameau à qui la charité fournira la serpillière dont on l'enveloppera. Le mort n'entend pas sonner les cloches. C'est en vain que cent prêtres s'égosillent pour lui: qu'il est précédé et suivi d'une longue file de torches ardentes; son âme ne marche pas à côté du maître des cérémonies. Pourrir sous du marbre, pourrir sous de la terre, c'est toujours pourrir. Avoir autour de son cercueil les Enfants rouges, et les Enfants bleus, ou n'avoir personne, qu'est-ce que cela fait. Et puis vous voyez bien ce poignet; il était raide comme un diable. Ces dix doigts, c'étaient autant de bâtons fichés dans un métacarpe de bois; et ces tendons, c'étaient de vieilles cordes à boyau plus sèches, plus raides, plus inflexibles que celles qui ont servi à la roue d'un tourneur. Mais je vous les ai tant tourmentées, tant brisées, tant rompues. Tu ne veux pas aller; et moi, mordieu, je dis que tu iras; et cela sera.

Et tout en disant cela, de la main droite, il s'était saisi les doigts et le poignet de la main gauche; et il les renversait en dessus; en dessous; l'extrémité des doigts touchait au bras; les jointures en craquaient; je craignais que les os n'en demeurassent disloqués.

MOI. – Prenez garde, lui dis-je; vous allez vous estropier.

LUI. – Ne craignez rien. Ils y sont faits; depuis dix ans, je leur en ai bien donné d'une autre façon. Malgré qu'ils en eussent, il a bien fallu que les bougres s'y accoutumassent, et qu'ils apprissent à se placer sur les touches et à voltiger sur les cordes. Aussi à présent cela va. Oui, cela va.

En même temps, il se met dans l'attitude d'un joueur de violon; il fredonne de la voix un allegro de Locatelli, son bras droit imite le mouvement de l'archet; sa main gauche et ses doigts semblent se promener sur la longueur du manche; s'il fait un ton faux; il s'arrête; il remonte ou baisse la corde; il la pince de l'ongle, pour s'assurer qu'elle est juste; il reprend le morceau où il l'a laissé; il bat la mesure du pied; il se démène de la tête, des pieds, des mains, des bras, du corps. Comme vous avez vu quelquefois au Concert spirituel, Ferrari ou Chiabran, ou quelque autre virtuose, dans les mêmes convulsions, m'offrant l'image du même supplice, et me causant à peu près la même peine; car n'est- ce pas une chose pénible à voir que le tourment, dans celui qui s'occupe à me peindre le plaisir; tirez entre cet homme et moi, un rideau qui me le cache, s'il faut qu'il me montre un patient appliqué à la question. Au milieu de ses agitations et de ses cris, s'il se présentait une tenue, un de ces endroits harmonieux où l'archet se meut lentement sur plusieurs cordes à la fois, son visage prenait l'air de l'extase sa voix s'adoucissait, il s'écoutait avec ravissement. Il est sûr que les accords résonnaient dans ses oreilles et dans les miennes. Puis, remettant son instrument sous son bras gauche, de la même main dont il le tenait, et laissant tomber sa main droite, avec son archet. Eh bien, me disait-il, qu'en pensez-vous?

 

MOI. – A merveille.

LUI. – Cela va, ce me semble; cela résonne à peu près, comme les autres.

Et aussitôt, il s'accroupit, comme un musicien qui se met au clavecin. le vous demande grâce, pour vous et pour moi, lui dis- je.

LUI. – Non, non; puisque je vous tiens, vous m'entendrez. Je ne veux point d'un suffrage qu'on m'accorde sans savoir pourquoi. Vous me louerez d'un ton plus assuré, et cela me vaudra quelque écolier.

MOI. – Je suis si peu répandu, et vous allez vous fatiguer en pure perte.

LUI. – Je ne me fatigue jamais.

Comme je vis que je voudrais inutilement avoir pitié de mon homme, car la sonate sur le violon l'avait mis tout en eau, je pris le parti de le laisser faire. Le voilà donc assis au clavecin; les jambes fléchies, la tête élevée vers le plafond où l'on eût dit qu'il voyait une partition notée, chantant; préludant, exécutant une pièce d'Alberti, ou de Galuppi, je ne sais lequel des deux. Sa voix allait comme le vent, et ses doigts voltigeaient sur les touches; tantôt laissant le dessus, pour prendre la basse; tantôt quittant la partie d'accompagnement, pour revenir au-dessus. Les passions se succédaient sur son visage. On y distinguait la tendresse, la colère, le plaisir, la douleur. On sentait les piano, les forte. Et je suis sûr qu'un plus habile que moi, aurait reconnu le morceau, au mouvement, au caractère, à ses mines et à quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle. Mais ce qu'il y avait de bizarre; c'est que de temps en temps, il tâtonnait; se reprenait; comme s'il eût manqué et se dépitait dé n'avoir plus la pièce dans les doigts. Enfin, vous voyez, dit-il, en se redressant et en essuyant les gouttes de sueur qui descendaient le long de ses joues, que nous savons aussi placer un triton, une quinte superflue, et que l'enchaînement des dominantes nous est familier. Ces passages enharmoniques dont le cher oncle a fait tant de train, ce n'est pas la mer à boire, nous nous en tirons.

MOI. – Vous vous êtes donné bien de la peine, pour me montrer que vous étiez fort habile; j'étais homme à vous croire sur votre parole.

LUI. – Fort habile? oh non! pour mon métier, je le sais à peu près, et c'est plus qu'il ne faut. Car dans ce pays-ci est-ce qu'on est obligé de savoir ce qu'on montre?

MOI. – Pas plus que de savoir ce qu'on apprend.

LUI. – Cela est juste, morbleu, et très juste. Là, Monsieur le philosophe: la main sur la conscience, parlez net. Il y eut un temps où vous n'étiez pas cossu comme aujourd'hui.

MOI. – Je ne le suis pas encore trop.

LUI. – Mais vous n'iriez plus au Luxembourg en été, vous vous en souvenez…

MOI. – Laissons cela; oui, je m en souviens.

LUI. – En redingote de peluche grise.

MOI. – Oui, oui.

LUI. – Éreintée par un des côtés; avec la manchette déchirée, et les bas de laine, noirs et recousus par derrière avec du fil blanc.

MOI. – Et oui, oui, tout comme il vous plaira.

LUI. – Que faisiez-vous alors dans l'allée des Soupirs?

MOI. – Une assez triste figure.

LUI. – Au sortir de là, vous trottiez sur le pavé.

MOI. – D'accord.

LUI. – Vous donniez des leçons de mathématiques.

MOI. – Sans en savoir un mot. N'est-ce pas là que vous en vouliez venir?

LUI. – Justement.

MOI. – J'apprenais en montrant aux autres, et j'ai fait quelques bons écoliers.

LUI. – Cela se peut, mais il n'en est pas de la musique comme de l'algèbre ou de la géométrie. Aujourd'hui que vous êtes un gros monsieur…

MOI. – Pas si gros.

LUI. – Que vous avez du foin dans vos bottes…

MOI. – Très peu.

LUI. – Vous donnez des maîtres à votre fille.

MOI. – Pas encore. C'est sa mère qui se mêle de son éducation; car il faut avoir la paix chez soi.

LUI. – La paix chez soi? morbleu, on ne l'a que quand on est le serviteur ou le maître; et c'est le maître qu'il faut être. J'ai eu une femme. Dieu veuille avoir son âme mais quand il lui arrivait quelquefois de se rebéquer je m'élevais sur mes ergots; je déployais mon tonnerre; je disais, comme Dieu, que la lumière se fasse et la lumière était faite. Aussi en quatre années de temps, nous n'avons pas eu dix fois un mot, l'un plus haut que l'autre. Quel âge a votre enfant?

MOI. – Cela ne fait rien à l'affaire.

LUI. – Quel âge a votre enfant?

MOI. – Et que diable, laissons là mon enfant et son âge, et revenons aux maîtres qu'elle aura.

LUI. – Pardieu, je ne sache rien de si têtu qu'un philosophe. En

vous suppliant très humblement, ne pourrait-on savoir de

Monseigneur le philosophe, quel âge à peu près peut avoir

Mademoiselle sa fille.

MOI. – Supposez-lui huit ans.

LUI. – Huit ans! il y a quatre ans que cela devrait avoir les doigts sur les touches.

MOI. – Mais peut-être ne me soucié-je pas trop de faire entrer dans le plan de son éducation, une étude qui occupe si longtemps et qui sert si peu.

LUI. – Et que lui apprendrez-vous donc, s'il vous plaît?

MOI. – A raisonner juste, si je puis; chose si peu commune parmi les hommes, et plus rare encore parmi les femmes.

LUI. – Et laissez-la déraisonner, tant qu'elle voudra. Pourvu qu'elle soit jolie, amusante et coquette.

MOI. – Puisque la nature a été assez ingrate envers elle pour lui donner une organisation délicate, avec une âme sensible, et l'exposer aux mêmes peines de la vie que si elle avait une organisation forte, et un coeur de bronze, je lui apprendrai, si je puis, à les supporter avec courage.

LUI. – Et laissez-la pleurer, souffrir, minauder, avoir des nerfs agacés, comme les autres; pourvu qu'elle soit jolie, amusante et coquette. Quoi, point de danse?

MOI. – Pas plus qu'il n'en faut pour faire une révérence, avoir un maintien décent, se bien présenter, et savoir marcher.

LUI. – Point de chant?

MOI. – Pas plus qu'il n'en faut, pour bien prononcer.

LUI. – Point de musique?

MOI. – S'il y avait un bon maître d'harmonie, je la lui confierais volontiers, deux heures par jour, pendant un ou deux ans; pas davantage.

LUI. – Et à la place des choses essentielles que vous supprimez…

MOI. – Je mets de la grammaire, de la fable, de l'histoire, de la géographie, un peu de dessin, et beaucoup de morale.

LUI. – Combien il me serait facile de vous prouver l'inutilité de toutes ces connaissances-là, dans un monde tel que le nôtre; que dis-je, l'inutilité, peut-être le danger. Mais je m'en tiendrai pour ce moment à une question, ne lui faudrait-il pas un ou deux maîtres?

MOI. – Sans doute.

LUI. – Ah, nous y revoilà. Et ces maîtres, vous espérez qu'ils sauront la grammaire, la fable, l'histoire, la géographie, la morale dont ils lui donneront des leçons? Chansons, mon cher maître, chansons. S'ils possédaient ces choses assez pour les montrer, ils ne les montreraient pas.

MOI. – Et pourquoi?

LUI. – C'est qu'ils auraient passé leur vie à les étudier Il faut être profond dans l'art ou dans la science, pour en bien posséder les éléments. Les ouvrages classiques ne peuvent être bien faits, que par ceux qui ont blanchi sous le harnais. C'est le milieu et la fin qui éclaircissent les ténèbres du commencement. Demandez à votre ami, monsieur d'Alembert, le coryphée de la science mathématique, s'il serait trop bon pour en faire des éléments. Ce n'est qu'après trente à quarante ans d'exercice que mon oncle a entrevu les premières lueurs de la théorie musicale.

MOI. – Ô fou, archifou, m'écriai-je, comment se fait il que dans ta mauvaise tête, il se trouve des idées si justes, pêle-mêle, avec tant d'extravagances.

LUI. – Qui diable sait cela? C'est le hasard qui vous les jette, et elles demeurent. Tant y a, que, quand on ne sait pas tout, on ne sait rien de bien. On ignore où une chose va; d'où une autre vient; où celle-ci ou celle-la veulent être placées; laquelle doit passer la première, où sera mieux la seconde. Montre-t-on bien sans la méthode? Et la méthode, d'où naît-elle? Tenez, mon philosophe, j'ai dans la tête que la physique sera toujours une pauvre science; une goutte d'eau prise avec la pointe d'une aiguille dans le vaste océan; un grain détaché de la chaîne des Alpes; et les raisons des phénomènes? en vérité, il vaudrait autant ignorer que de savoir si peu et si mal; et c'était précisément où j'en étais, lorsque je me fis maître d'accompagnement et de composition. A quoi rêvez-vous?

MOI. – Je rêve que tout ce que vous venez de dire, est plus spécieux que solide. Mais laissons cela. Vous avez montré, dites- vous, l'accompagnement et la composition?

LUI. – Oui.

MOI. – Et vous n'en saviez rien du tout?

LUI. – Non, ma foi; et c'est pour cela qu'il y en avait de pires que moi: ceux qui croyaient savoir quelque chose. Au moins je ne gâtais ni le jugement ni les mains des enfants. En passant de moi, à un bon maître, comme ils n'avaient rien appris, du moins ils n'avaient rien à désapprendre; et c'était toujours autant d'argent et de temps épargnés.

MOI. – Comment faisiez-vous?

LUI. – Comme ils font tous. J'arrivais. Je me jetais dans une chaise: «Que le temps est mauvais! que le pavé est fatigant!» Je bavardais quelques nouvelles: «Mademoiselle Lemierre devait faire un rôle de vestale dans l'opéra nouveau. Mais elle est grosse pour la seconde fois. On ne sait qui la doublera. Mademoiselle Arnould vient de quitter son petit comte. On dit qu'elle est en négociation avec Bertin. Le petit comte a pourtant trouvé la porcelaine de monsieur de Montamy. Il y avait au dernier Concert des amateurs, une Italienne qui a chanté comme un ange. C'est un rare corps que ce Préville. Il faut le voir dans le Mercure galant; l'endroit de l'énigme est impayable. Cette pauvre Dumesnil ne sait plus ni ce qu'elle dit ni ce qu'elle fait. Allons, Mademoiselle; prenez votre livre.» Tandis que Mademoiselle, qui ne se presse pas, cherche son livre qu'elle a égaré, qu'on appelle une femme de chambre, qu'on gronde, je continue, «La Clairon est vraiment incompréhensible. On parle d'un mariage fort saugrenu. C'est celui de mademoiselle, comment l'appelez-vous? une petite créature qu'il entretenait, à qui il a fait deux ou trois enfants, qui avait été entretenue par tant d'autres. – Allons, Rameau; cela ne se peut, vous radotez. – Je ne radote point. On dit même que la chose est faite. Le bruit court que de Voltaire est mort. Tant mieux. – Et pourquoi tant mieux? – C'est qu'il va nous donner quelque bonne folie. C'est son usage que de mourir une quinzaine auparavant.» Que vous dirai-je encore? Je disais quelques polissonneries, que je rapportais des maisons où j'avais été; car nous sommes tous, grands colporteurs. Je faisais le fou. On m'écoutait. On riait. On s'écriait, «il est toujours charmant». Cependant, le livre de Mademoiselle s'était enfin retrouvé sous un fauteuil où il avait été traîné, mâchonné, déchiré, par un jeune doguin ou par un petit chat. Elle se mettait à son clavecin. D'abord elle y faisait du bruit, toute seule. Ensuite, je m'approchais, après avoir fait à la mère un signe d'approbation. La mère: «Cela ne va pas mal; on n'aurait qu'à vouloir; mais on ne veut pas. On aime mieux perdre son temps à jaser, à chiffonner, à courir, à je ne sais quoi. Vous n'êtes pas sitôt parti que le livre est fermé, pour ne le rouvrir qu'à votre retour. Aussi vous ne la grondez jamais…»

Cependant comme il fallait faire quelque chose, je lui prenais les mains que je lui plaçais autrement. Je me dépitais. le criais «Sol, sol, sol; Mademoiselle, c'est un sol.» La mère: «Mademoiselle, est-ce que vous n'avez point d'oreille? Moi qui ne suis pas au clavecin, et qui ne vois pas sur votre livre, je sens qu'il faut un sol. Vous donnez une peine infinie à Monsieur. Je ne conçois pas sa patience. Vous ne retenez rien de ce qu'il vous dit. Vous n'avancez point…» Alors je rabattais un peu les coups, et hochant de la tête, je disais, «Pardonnez-moi, Madame, pardonnez-moi. Cela pourrait aller mieux, si Mademoiselle voulait; si elle étudiait un peu; mais cela ne va pas mal.» La mère: «A votre place, je la tiendrais un an sur la même pièce. – Oh pour cela, elle n'en sortira pas qu'elle ne soit au-dessus de toutes les difficultés; et cela ne sera pas si long que Madame le croit.» La mère: «Monsieur Rameau, vous la flattez; vous êtes trop bon. Voilà de sa leçon la seule chose qu'elle retiendra et qu'elle saura bien me répéter dans l'occasion.» – L'heure se passait. Mon écolière me présentait le petit cachet, avec la grâce du bras et la révérence qu'elle avait apprise du maître à danser. Je le mettais dans ma poche, pendant que la mère disait: «Fort bien, Mademoiselle. Si Javillier était là, il vous applaudirait.» Je bavardais encore un moment par bienséance; je disparaissais ensuite, et voilà ce qu'on appelait alors une leçon d'accompagnement.

 

MOI. – Et aujourd'hui, c'est donc autre chose.

LUI. – Vertudieu, je le crois. J'arrive. Je suis grave. Je me hâte d'ôter mon manchon. J'ouvre le clavecin. J'essaie les touches. Je suis toujours pressé: si l'on me fait attendre un moment, je crie comme si l'on me volait un écu. Dans une heure d'ici, il faut que je sois là; dans deux heures, chez madame la duchesse une telle. Je suis attendu à dîner chez une belle marquise; et au sortir de là, c'est un concert chez monsieur le baron de Bacq, rue Neuve-des-Petits-Champs.

MOI. – Et cependant vous n'êtes attendu nulle part?

LUI. – Il est vrai.

MOI. – Et pourquoi employer toutes ces petites viles ruses-là?

LUI. – Viles? et pourquoi, s'il vous plaît? Elles sont d'usage dans mon état. Je ne m'avilis point en faisant comme tout le monde. Ce n'est pas moi qui les ai inventées. Et je serais bizarre et maladroit de ne pas m'y conformer. Vraiment, je sais bien que si vous allez appliquer à cela certains principes généraux de je ne sais quelle morale qu'ils ont tous à la bouche, et qu'aucun d'eux ne pratique, il se trouvera que ce qui est blanc sera noir, et que ce qui est noir sera blanc. Mais, monsieur le philosophe, il y a une conscience générale. Comme il y une grammaire générale; et puis des exceptions dans chaque langue que vous appelez, je crois, vous autres savants, des… aidez-moi donc… des…

MOI. – Idiotismes.

LUI. – Tout juste. Eh bien, chaque état a ses exceptions à la conscience générale auxquelles je donnerais volontiers le nom d'idiotismes de métier.

MOI. – J'entends. Fontenelle parle bien, écrit bien quoique son style fourmille d'idiotismes français.

LUI. – Et le souverain, le ministre, le financier, le magistrat, le militaire, l'homme de lettres, l'avocat, le procureur, le commerçant, le banquier, l'artisan, le maître à chanter, le maître à danser, sont de fort honnêtes gens, quoique leur conduite s'écarte en plusieurs points de la conscience générale, et soit remplie d'idiotismes moraux. Plus l'institution des choses est ancienne, plus il y a d'idiotismes; plus les temps sont malheureux, plus les idiotismes se multiplient. Tant vaut l'homme, tant vaut le métier; et réciproquement, à la fin, tant vaut le métier, tant vaut l'homme. On fait donc valoir le métier tant qu'on peut.

MOI. – Ce que je conçois clairement à tout cet entortillage, c'est qu'il y a peu de métiers honnêtement exercés, ou peu d'honnêtes gens dans leurs métiers.

LUI. – Bon, il n'y en a point; mais en revanche, il y a peu de fripons hors de leur boutique; et tout irait assez bien, sans un certain nombre de gens qu'on appelle assidus, exacts, remplissant rigoureusement leurs devoirs, stricts, ou ce qui revient au même toujours dans leurs boutiques, et faisant leur métier depuis le matin jusqu'au soir, et ne faisant que cela. Aussi sont-ils les seuls qui deviennent opulents et qui soient estimés.

MOI. – A force d'idiotismes.

LUI. – C'est cela. Je vois que vous m'avez compris. Or donc un idiotisme de presque tous les états, car il y en a de communs à tous les pays, à tous les temps, comme il y a des sottises communes; un idiotisme commun est de se procurer le plus de pratiques que l'on peut; une sottise commune est de croire que le plus habile est celui qui en a le plus. Voilà deux exceptions à la conscience générale auxquelles il faut se plier. C'est une espèce de crédit. Ce n'est rien en soi; mais cela vaut par l'opinion. On a dit que bonne renommée valait mieux que ceinture dorée. Cependant qui a bonne renommée n'a pas ceinture dorée; et je vois qu'aujourd'hui qui a ceinture dorée ne manque guère de renommée. Il faut, autant qu'il est possible, avoir le renom et la ceinture. Et c'est mon objet, lorsque je me fais valoir par ce que vous qualifiez d'adresses viles, d'indignes petites ruses. le donne ma leçon, et je la donne bien; voilà la règle générale. le fais croire que j'en ai plus à donner que la journée n'a d'heures, voilà l'idiotisme.

MOI. – Et la leçon, vous la donnez bien.

LUI. – Oui, pas mal, passablement. La basse fondamentale du cher oncle a bien simplifié tout cela. Autrefois je volais l'argent de mon écolier; oui, je le volais; cela est sûr. Aujourd'hui, je le gagne, du moins comme les autres.

MOI. – Et le voliez-vous sans remords?

LUI. – Oh, sans remords. On dit que si un voleur vole l'autre, le diable s'en rie. Les parents regorgeaient d'une fortune acquise, Dieu sait comment; c'étaient des gens de cour, des financiers, de gros commerçants, des banquiers, des gens d'affaires. le les aidais à restituer, moi, et une foule d'autres qu'ils employaient comme moi. Dans la nature, toutes les espèces se dévorent; toutes les conditions se dévorent dans la société. Nous faisons justice les uns des autres, sans que la loi s'en mêle. La Deschamps, autrefois, aujourd'hui la Guimard venge le prince du financier; et c'est la marchande de modes, le bijoutier, le tapissier, la lingère, l'escroc, la femme de chambre, le cuisinier, le bourrelier, qui vengent le financier de la Deschamps. Au milieu de tout cela, il n'y a que l'imbécile ou l'oisif qui soit lésé, sans avoir vexé personne; et c'est fort bien fait. D'où vous voyez que ces exceptions à la conscience générale, ou ces idiotismes moraux dont on fait tant de bruit, sous la dénomination de tours du bâton ne sont rien; et qu'à tout, il n'y a que le coup d'oeil qu'il faut avoir juste.

MOI. – J'admire le vôtre.

LUI. – Et puis la misère. La voix de la conscience et de l'honneur, est bien faible, lorsque les boyaux crient. Suffit que si je deviens jamais riche, il faudra bien que je restitue, et que je suis bien résolu à restituer de toutes les manières possibles, par la table, par le jeu, par le vin, par les femmes.

MOI. – Mais j'ai peur que vous ne deveniez jamais riche.

LUI. – Moi, j'en ai le soupçon.

MOI. – Mais s'il en arrivait autrement, que feriez-vous?

LUI. – Je ferais comme tous les gueux revêtus; je serais le plus insolent maroufle qu'on eût encore vu. C'est alors que je me rappellerais tout ce qu'ils m'ont fait souffrir; et je leur rendrais bien les avanies qu'ils m'ont faites. J'aime à commander, et je commanderai. J'aime qu'on me loue et l'on me louera. J'aurai à mes gages toute la troupe villemorienne, et je leur dirai, comme on me l'a dit, «Allons, faquins, qu'on m'amuse», et l'on m'amusera; «qu'on me déchire les honnêtes gens», et on les déchirera, si l'on en trouve encore; et puis nous aurons des filles, nous nous tutoierons, quand nous serons ivres, nous nous enivrerons; nous ferons des contes; nous aurons toutes sortes de travers et de vices. Cela sera délicieux. Nous prouverons que de Voltaire est sans génie; que Buffon toujours guindé sur des échasses, n'est qu'un déclamateur ampoulé; que Montesquieu n'est qu'un bel esprit; nous reléguerons d'Alembert dans ses mathématiques, nous en donnerons sur dos et ventre à tous ces petits Catons, comme vous, qui nous méprisent par envie; dont la modestie est le manteau de l'orgueil, et dont la sobriété la loi du besoin. Et de la musique? C'est alors que nous en ferons.