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Mademoiselle de Bressier

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– Eh! sergent, puisque vous êtes le chef, débarrassez-moi de votre camarade! Vous avez le droit de me fusiller, non pas de m'exhiber ce gaillard-là. Il est trop laid… Il ressemble à une punaise verte!

La comparaison faisait une image si frappante que tout le monde éclata de rire. L'œil terne de Cadet s'alluma. Il rentra dans le rang, grinçant des dents, grommelant une menace.

Jusqu'à ce moment la concilia… la conciliation l'emportait, comme disait l'ivrogne. Les paroles de Pierre Rosny frappaient juste. A quoi bon tuer le prisonnier? Les gens de Versailles seraient trop heureux de l'échanger contre une vingtaine de communards. Le sergent-major fit un signe à Pierre Rosny. Chacun d'eux prit Étienne par un bras, et le conduisit à l'écart, en dehors de la clairière. Un grand chêne s'élevait au milieu des jeunes arbustes, un de ces rois de la forêt qui dressait superbement vers le ciel sa tête orgueilleuse. Le sous-officier voulait éloigner Étienne du groupe des gardes nationaux. Pendant qu'il s'entendrait avec ses compagnons, deux ou trois d'entre eux surveilleraient le prisonnier.

– Inutile, dit Pierre Rosny.

Il regardait le capitaine:

– Citoyen, je vous demande votre parole d'honneur que vous ne chercherez pas à vous enfuir.

Donner sa parole à ces gens-là! Cette idée répugnait à Étienne. Mais Pierre Rosny était le seul qui l'eût défendu. Puis, le jeune homme avait observé la physionomie ouverte et franche du mari de Françoise.

– Je vous donne ma parole, dit-il simplement.

– C'est bien; je vous remercie, répliqua l'ouvrier.

Les gardes nationaux ne semblaient guère disposés à s'entendre. Ils parlaient très haut maintenant, comme si toute espèce de prudence les abandonnait. L'eau-de-vie, l'angoisse, l'insomnie achevaient de brouiller leurs idées déjà confuses. Une trentaine seulement souhaitaient sincèrement l'échange. Les autres rêvaient une exécution lente, une de ces tortures subtiles et raffinées dont, peut-être, quelques-uns s'étaient déjà donné le régal rue des Rosiers. La discussion prenait une allure violente. Seul, le capitaine demeurait calme et souriant, comme si, en cette minute suprême, ce n'eût pas été sa vie qui se décidât. Avec soin, il débarrassait le tronc du chêne des herbes et des brindilles. Puis enveloppé dans son manteau, la tête appuyée sur son bras replié, il s'endormit profondément. La nuit était complète. La lune se cachait déjà dans le ciel couvert de nuages noirs. A peine quelques points lumineux épars dans la clairière. Et ces hommes, si près de la mort, recommençaient à discuter la mort d'une créature humaine. Plus loin, une dizaine de gardes nationaux moins prudents que les autres, ou plus insouciants, préparaient un feu de branches sèches pour chasser l'humidité de la nuit. Bientôt la flamme jaillissait joyeuse et colorée, étalant une nappe de lumière vive sur les ombres immobiles de la forêt. Sur ce fond rouge, les arbres se détachaient avec des arêtes précises. L'extrémité de la clairière semblait être un large décor où s'agitaient les figurants d'un drame nocturne. Par instants, le reflet des flammes frappait les faisceaux de fusils, et des éclairs grisâtres jaillissaient. Au milieu de ce tableau étrange, s'agitait la passion de ces hommes, prêts à lutter entre eux pour se disputer la vie d'un innocent. Le vent se calmait. A peine une légère brise soufflait-elle par instant, comme un vague soupir de la nature troublée dans son sommeil. Seul, Étienne, les yeux fermés, envolé en un songe aérien, restait immobile et indifférent, pendant que la rage des uns et la diplomatie des autres décidaient si ce sommeil d'une heure se continuerait pendant l'éternité.

Pierre Rosny voulait le sauver. Son honnêteté s'obstinait. Résolu, hautain, il se jetait énergiquement au milieu des plus farouches. Et avec l'allure un peu déclamatoire d'un ouvrier nourri par la lecture de Jean-Jacques, il s'écriait d'une voix chaude et vibrante:

– Je dis qu'il n'est pas permis d'hésiter! Vous n'êtes qu'un tas d'égoïstes, si vous méprisez mes paroles. Il n'est même plus question d'échanger le prisonnier contre une vingtaine des nôtres. Est-ce que vous croyez que nous pouvons aisément nous tirer d'ici? Hier, on ne savait pas que nous nous sommes réfugiés dans ce bois. On le saura demain. Si même on devait l'ignorer, est-ce que nous ne sommes pas sans vivres? Croyez-moi! le plus simple est de garder le capitaine vivant. Nous pourrons dire aux Versaillais: «Vous voyez bien que nous ne sommes pas des assassins! Nous tenions l'un des vôtres: nous l'avons épargné.»

On ne répondait pas. A peine un murmure vague, prouvant que les paroles de cet honnête homme entraient comme des coins dans ces cerveaux obscurs.

– Et puis, de quel droit le tueriez-vous? Vous oubliez que nous avons levé le drapeau de la fraternité universelle! On n'a déjà commis que trop de crimes parmi nous. Aux hontes passées n'ajoutons pas une honte nouvelle. Quand on combat pour le droit et la justice, il faut pouvoir porter le front haut, et ne pas démériter de la cause sacrée qu'on défend. Vous êtes les fils des hommes de 93 et de 48. Ce ne sont pas les soldats de Marceau et de Kléber qui auraient massacré un prisonnier sans défense. Lorsque les hussards de la République prenaient un Vendéen, ils aimaient mieux le lâcher que le passer par les armes!

– Voilà qui est décidé, s'écria le sergent-major. Après tout, camarades, vous m'avez choisi pour chef. Et dans la passe où nous sommes, il n'y a que la discipline qui puisse nous sauver.

Nerveusement, il leur expliqua son projet. Il fallait que l'un d'eux s'en allât aux avant-postes des Versaillais. Il dirait qu'une soixantaine de Parisiens échappés à la bataille, proposaient de se livrer, sous la seule condition qu'on leur laisserait la vie sauve. En échange, ils rendraient un capitaine de hussards qu'ils tenaient prisonnier. Par exemple, on devait se hâter et profiter de la nuit pour exécuter ce plan sauveur. Grâce aux ombres protectrices qui couvraient la plaine, le messager arriverait facilement aux avant-postes.

L'égoïsme est le plus vivant des sentiments humains. Dès les premiers mots prononcés par leur chef, tous ces êtres comprirent qu'on leur offrait le salut. Ceux-là mêmes qui, deux heures auparavant, refusaient d'échanger le capitaine contre une vingtaine des leurs, se réjouissaient de sauver leur vie en rançon de la sienne. Pierre Rosny approuvait chaleureusement le projet du sergent-major. Il ne s'agissait plus que de choisir le messager. Les suffrages se portèrent presque tous sur le mari de Françoise. Mais celui-ci ne voulait pas. Il connaissait la mobilité d'esprit de ses compagnons. Un instant apaisés, ils pouvaient redevenir furieux. Et il voulait être là pour apporter au sergent-major l'aide de sa parole et l'autorité de son influence.

On choisit un ouvrier ébéniste, assez brave homme, jeté dans la Commune autant par la misère que par la peur. On lui indiqua le chemin qu'il suivrait, la conduite qu'il devrait tenir. Arrivé aux avant-postes versaillais, il demanderait à parler au chef. Et là, il raconterait tout. Mais il aurait soin de ne pas révéler l'asile de ses camarades, avant d'avoir obtenu la parole de l'officier qui commanderait.

Cet ouvrier s'appelait Joseph Larcher. On l'eût bien étonné deux ans auparavant, en lui prédisant qu'il serait un jour mêlé à des événements dramatiques. Faible de caractère et de nature bonasse, il aimait avant tout la tranquillité. Pendant le premier siège, il endossait la vareuse du garde national, comme tout le monde. Son service aux remparts ne le fatiguait pas beaucoup. Sans doute, les affaires ne marchaient plus. Mais trente sous par jour consolent de bien des choses. Lorsque la Commune éclata, il aurait pris volontiers la paisible résolution de rester chez lui. Sa conscience ne l'obligeait pas à se prononcer entre les partis. Que lui importait que Paris fût vainqueur, ou que Versailles triomphât? Il caressait la douce ambition de continuer à toucher trente sous tous les soirs. Volontiers, il eût renoncé à son métier d'ouvrier ébéniste, pourvu que cette haute paie fût soldée toujours. Mais les égoïstes qui siégeaient à l'Hôtel de ville ne permettaient pas aux Parisiens de rester neutres! Il fallait être pour eux ou contre eux. Contre eux, on allait en prison; pour eux, on allait dans un bataillon. C'est ainsi que Joseph Larcher se retrouva garde national. Bien malgré lui! Malheureusement, cette fois, l'enrôlement devenait sérieux. Il ne s'agissait plus de se promener sur les remparts pour guetter dans l'ombre un ennemi toujours invisible. Il fallait faire le service d'avant-postes, exécuter des sorties, risquer sa peau. Joseph Larcher commençait à trouver que, décidément, le métier se gâtait. Et pas moyen de reculer! A la moindre incartade, les chefs se fâchaient. Ces grands diables, improvisés capitaines ou colonels, qui portaient des galons depuis le poignet jusqu'à l'épaule, se montraient bien plus sévères que les vrais chefs de l'armée. Il n'y a que les gueux de la veille pour être durs au pauvre monde.

On ne pouvait donc pas choisir un meilleur messager. Oh! certes, celui-là dépenserait toute son éloquence à convaincre les Versaillais! Il remercia ses compagnons de la confiance qu'ils lui témoignaient, et partit. Il se guidait comme il pouvait au milieu des arbres qui assombrissaient encore son chemin dans la nuit toute noire. Il dépensa vingt minutes à peu près pour gagner la lisière du bois. Quand il déboucha dans la plaine, un grand silence l'enveloppait; ce silence effrayant des nuits de guerre, lorsque toute ombre est périlleuse et semble cacher une embûche traîtresse. Joseph allait à travers champs, un peu effrayé, se demandant comment il s'y prendrait pour reconnaître son chemin. Tout à coup, un ruban jaune apparut, coupant en deux le champ tout gris. C'était la grande route. Joseph tourna sur la gauche. Il irait droit devant lui jusqu'à ce qu'il rencontrât quelqu'un qui pût le renseigner. Il marchait assez vite, ayant le désir d'arriver aux avant-postes avant qu'une blancheur aurorale ne veloutât les nuées sombres. Çà et là se dressaient les maisons endormies; et bien loin, à l'horizon, des feux épars, comme ceux d'un bivac attentif. Soudain un immense feu s'allumait au sommet du Mont-Valérien. Alors, une nappe de lumière très douce s'épandait sur la plaine, du côté de Paris. Les maisons, les arbres, les forts, se découpaient sur l'ombre avec des arêtes précises, fantastiquement grandis par ces lueurs fulgurantes. Puis, le Mont-Valérien interrompait brusquement les courants de lumière électrique. Et tout retombait dans l'ombre, comme si la plaine se fût abîmée au fond d'un précipice entr'ouvert.

 

Joseph Larcher marchait depuis une heure, lorsqu'une teinte rose courut sur le ciel. La nature, à peine éveillée, eut un large soupir et les nuages se crespelèrent de blancheurs molles. Le garde national frissonna. Le jour venait, et il n'avait point accompli sa tâche. Il hâta le pas. Déjà il croyait toucher à son but, quand une voix brusque cria:

– Halte là, qui vive!

Joseph s'arrêta court.

– Ami! hurla-t-il de toute la force de ses poumons.

Sans doute, la sentinelle ne croyait pas beaucoup aux amis qui errent la nuit à travers les chemins. Elle répondit brutalement par un coup de fusil. Le pauvre ouvrier ébéniste avait une balle dans le gras de l'épaule. Envahi par une terreur folle, il prit la fuite, ainsi qu'un lièvre qui a reçu quelques grains de plomb. Derrière lui, des rumeurs s'éveillaient; puis ce fut une autre volée de coups de fusil. Cette fois, pas une balle ne l'atteignit. Il courait toujours, quittant la grande route, se jetant à travers champs, buttant contre les pierres, s'accrochant aux buissons, et refaisant avec une surprenante vélocité tout le chemin déjà parcouru.

Cependant, les gardes nationaux attendaient patiemment le retour du messager. Les arguments de Pierre leur paraissaient très logiques. Évidemment, on serait trop heureux d'échanger la vie de quelques pauvres diables contre celle d'un capitaine de hussards. De temps en temps, l'un d'eux s'en allait vers le grand chêne, pour voir si le prisonnier ne bougeait pas. Il devenait d'autant plus cher, que leur vie dépendait de la sienne. Mais Étienne dormait toujours, enveloppé dans son manteau, avec la tranquillité du courage et de la jeunesse. Le jour commençait à se lever, quand Pierre Rosny s'approcha de lui, et l'éveilla en lui mettant la main sur l'épaule. M. de Bressier ouvrit les yeux et se leva. Il croyait qu'on l'arrachait à son sommeil pour le passer par les armes.

– Est-ce que le moment est venu? dit-il, en souriant. Alors je vous demanderai de m'accorder une minute de répit. J'ai une envie folle de fumer une cigarette.

– Il n'est pas question de vous tuer, répliqua Pierre doucement. J'espère même que, dans quelques heures, vous serez libre.

– Hé! mais, je vous reconnais, reprit Étienne, c'est vous qui me défendiez si crânement cette nuit! Merci! et à charge de revanche, si l'occasion se présente. En attendant, donnez-moi la main.

En quelques mots, Pierre Rosny mit le capitaine au courant de la situation. Il lui expliqua comment il décidait ses compagnons à ne pas commettre un meurtre inutile.

– Je vous ai réveillé pour que vous puissiez manger un morceau de pain avant que le jour soit venu. Il nous en reste si peu que les camarades seraient jaloux s'ils me voyaient vous en donner.

Comme Étienne ébauchait un geste de refus, Pierre ajouta:

– Oh! n'ayez aucun scrupule. Ce pain est la seule provision qui me reste. Je partage avec vous: c'est mon droit. Voilà tout.

– J'accepte, répliqua simplement le jeune homme. Mais, décidément, camarade, vous êtes un brave garçon! Je crois que si nous nous tirons d'affaire tous les deux, vous serez mon ami.

– Je le suis déjà, dit Pierre.

– Pourquoi?

– Parce que vous êtes en danger.

Et après un léger salut de la tête, Pierre s'éloigna de M. de Bressier. Étienne restait confondu. Comment tant de noblesse pouvait-elle s'allier avec tant d'erreur? Pourquoi ce brave cœur battait-il sous la vareuse d'un révolté, non pas sous l'uniforme d'un soldat? Depuis le commencement de la guerre civile, Étienne n'avait guère pris le temps de réfléchir aux causes qui la déterminaient. Revenu de Hambourg sans avoir connu les terribles misères du siège, il ignorait que la folie couvait déjà dans bien des cerveaux troublés. Il ignorait que dans cette immense armée de la révolte qui se signalait, dès les premiers jours, par deux crimes, qui fusillait des généraux sans défense, qui arrêtait un prince du sang, qui saisissait le glorieux soldat de l'armée de la Loire, qui emprisonnait des femmes, des enfants et des prêtres, qui déboulonnait la colonne Vendôme aux acclamations des Allemands, joyeux de voir le bronze d'Austerlitz traîné dans la boue; il ignorait que, dans cette tourbe sans nom, il y avait autant d'égarés que de criminels!

Le capitaine restait pensif, appuyé contre le chêne dont les branches lui servaient d'abri. Si les efforts de Pierre Rosny échouaient, si décidément la fureur l'emportait sur la clémence, le jeune homme voulait se tenir prêt pour la mort. Il repassait dans son souvenir les courtes années vécues. Il revoyait son père, le vieux soldat blanchi au service du pays; sa jolie sœur, qu'il laisserait toute seule. Les fautes commises? Certes elles étaient nombreuses. Mais Dieu lui pardonnerait le mal en échange du bien. Étienne était un croyant, s'il ne pratiquait guère. Il incarnait en Dieu la bonté suprême et la suprême miséricorde. Il se reposait avec confiance entre ses mains. Après tout, si ces bandits l'assassinaient, il succomberait en brave pour le service de la France.

Le capitaine gardait bien nette et bien précise dans son âme l'idée d'une autre existence, où les bonnes actions sont payées au centuple. Ses fautes et ses péchés lui apparaissaient très légers en présence de l'expiation suprême. Haut le cœur! il pourrait paraître en toute sûreté devant Dieu, puisqu'il serait mort pour son pays.

Sa conscience étant apaisée, M. de Bressier se sentait fort calme. Il fumait tranquillement une excellente cigarette, suivant un rêve lointain, dans les flocons légers de la fumée blanche. Par un contraste bizarre, sa pensée évoquait obstinément une jolie fille qui soupait avec lui quelques jours auparavant à Versailles. Ayant obtenu quelques heures de congé, il se promenait dans les rues de la ville. Soudain, au coin d'une avenue, il rencontrait une actrice des Variétés: une charmante femme, spirituelle et vive, presque célèbre déjà, aux cheveux blonds comme de l'ambre. Une assez grande intimité avait existé entre eux vers la fin de l'Empire, brusquement interrompue par la guerre. Et voilà qu'il la retrouvait tout à coup, séduisante et gaie comme jadis! Elle lui sautait au cou, et ils allaient ensemble au cabaret. En le quittant, elle lui disait:

– Tu reviendras me voir bientôt, n'est-ce pas, mon capitaine?

– Oui, ma petite Blanche!

– Bien sûr?

– Bien sûr.

Elle le quittait, rieuse et toute gaie, les lèvres encore chatouillées par la moustache du beau garçon. Non, elle ne le reverrait pas, la petite Blanche! Elle pouvait l'attendre. Il ne reviendrait pas embrasser son joli museau, barbouillé de poudre de riz. Dans ce décor brutal, au milieu de ces hommes à l'aspect farouche, quand la mort le guettait déjà, lui, captif et sans armes, après avoir pensé à son père, à sa sœur et à Dieu, voilà que, par un caprice bizarre du cerveau, il songeait tout à coup à la frimousse effrontée et mutine de la petite Blanche!

– Je suis trop bête, murmura-t-il en souriant.

Et il se leva, afin de marcher un peu pour dégourdir ses jambes. Un instinct lui disait que Pierre Rosny se trompait, qu'il n'échapperait pas à cette embuscade, que sa dernière heure sonnerait bientôt. Malgré son courage, un regret vague de la vie s'éveillait dans ce cœur aventureux de soldat. Mourir! Il était bien jeune pour mourir! A quoi bon avoir traversé tant de belles batailles, pour tomber clandestinement, sans gloire, au fond d'un bois?

Un tumulte l'arracha brusquement à ses pensées. L'une des sentinelles placées en faction accourait tout effarée. A l'horizon, on voyait remuer une troupe nombreuse de soldats. Dans quelle direction allaient ces hommes? L'alarme grandissait parmi les gardes nationaux. Quelques-uns, une dizaine, furent envoyés en reconnaissance. Il s'agissait de savoir si, réellement, les fugitifs couraient un danger. Les soldats marchaient-ils vers le bois? Ou bien, au contraire, suivaient-ils la grande route, pour se rapprocher de Versailles? En un clin d'œil, chacun fut armé et en défense. L'immonde Cadet cria:

– Eh bien, et le prisonnier? Qu'est-ce qu'on va en faire?

– Si on nous tire dessus, son compte est bon! dit une voix.

Quelques furieux voulaient en finir tout de suite. Mais Pierre Rosny se jetait déjà devant Étienne, bien décidé à le protéger jusqu'au bout. Une fois encore, le sergent-major usa de toute son autorité pour apaiser la fureur de ces enragés. Malgré leurs huées féroces, il leur expliquait que, plus on les menaçait, plus la vie du capitaine leur devenait utile. Elle était leur sauvegarde et leur protection.

M. de Bressier, toujours calme, voyait grandir le péril, sans que le sourire disparût de ses lèvres. Il mit la main sur l'épaule de Pierre, qui se tenait debout devant lui.

– Hé! bien, camarade, voilà nos affaires qui se gâtent!

Pierre serrait les poings avec rage.

– Ah! pardieu, ils feront ce qu'ils voudront: je ne vous laisserai pas assassiner!

– Avant tout, reprit le jeune homme, je vous défends de vous compromettre pour moi.

– Hé! Monsieur, n'en feriez-vous pas autant, si vous étiez à ma place?

Le capitaine alluma une autre cigarette, et s'appuya de nouveau contre un arbre. Maintenant, il faisait grand jour. Le ciel riait, tout bleu, et des clartés se glissaient joyeusement à travers les branches.

– Ce serait bien ennuyeux de mourir par un si beau soleil! pensa-t-il.

Une course furieuse, le bruit tumultueux d'une poignée d'hommes qui se sauvent, éclatèrent tout à coup. Les fédérés envoyés en reconnaissance revenaient tout pâles, l'air effaré. Ils criaient: «Nous sommes trahis! nous sommes trahis!» L'un d'eux, moins affolé que les autres, raconta qu'une centaine de soldats de ligne marchaient droit sur le bois. Impossible d'échapper. Avant une heure peut-être, ils seraient cernés, et fusillés. Alors, la rage des fugitifs se tourna contre le capitaine.

– A mort! à mort! à mort! criaient des voix rauques.

– Oui. Mais qu'on le fasse souffrir avant! ajouta Cadet.

– Allons, je crois que le moment est venu, murmura Étienne.

Il serra une dernière fois la main de Pierre.

– Merci, camarade, dit-il. Et Dieu vous garde!

Il fit le signe de la croix; puis, souriant, résigné, hautain, il se croisa les bras et attendit.